Dominique Lestel, entre animaux et machines

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DOMINIQUE LESTEL, ENTRE ANIMAUX ET MACHINES Discussions avec un philosophe autour de l’«animalisation» de nos technologies

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La rencontre avec Dominique Lestel s’est déroulée à l’Aquarium Tropical de Paris. Le philosophe est en effet passionné par les poissons, sur lesquels il travaille graphiquement pour nourrir ses réflexions. Ne pourrait-on pas parler d’un «devenir poisson» de l’homme dans sa navette spatiale ?

Qui est Dominique Lestel ?

Photographies : HHG / David Tardé

Dominique Lestel est philosophe. Il enseigne à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, où il fait partie du Centre International d’Etude de la Pensée Française, et il est chercheur au Museum national d’histoire naturelle. Il a été «Visiting Professor» à Chicago en 2004 et 2006, à Tokyo en 2007 et à Montréal en 2010. Il a participé, aux côtés de l’écrivain Pierre Senges et du dessinateur Nicolas de Crécy, à la rédaction du livre de fiction Les Aventures de Percival : conte phylogénétique (Editions Dis Voir, 2009), et a signé avec Thierry Bardini Voyage au bout de l’espèce. Tome 1, Le guide des métamorphoses singulières (Editions Dis Voir, 2010). Il est notamment l’auteur de Les origines animales de la culture (Flammarion, 2001, réédité en poche en 2009), Les amis de mes amis (Seuil, 2007), et plus récemment L’animal est l’avenir de l’homme (Fayard, 2010), Apologie du Carnivore (Fayard, 2011) et Les animaux sont-ils intelligents ? (Editions Le Pommier, 2012). Il est par ailleurs membre du collectif de rédaction de la revue Multitudes.


L’entretien a été réalisé par Ariel Kyrou le 23 avril 2012.

Culture Mobile : Dans le langage courant, nous parlons souvent de cette idée de domestiquer, d’apprivoiser une machine. D’une certaine façon, ne traitons-nous pas, nous humains, nos consoles de jeux, nos smartphones comme des animaux ? Dominique Lestel : La métaphore de la domestication vient en effet spontanément à l’esprit lorsque nous sommes confrontés à une machine avec laquelle il va falloir trouver un espace de convergence, d’accord et d’agrément. Mais attention : on ne peut stricto sensu calquer ce que l’on appelle une domestication de l’animal sur ce que serait la domestication d’une machine comme une voiture ou un ordinateur. Il nous est souvent nécessaire d’adopter un certain nombre de comportements afin de voir comment la machine réagit. Ce processus peut être considéré comme un processus d’apprivoisement, où les deux entités en jeu (que l’on évoque l’homme et la machine ou l’homme et l’animal) essaient de se coordonner de façon à pouvoir interagir. Sauf que ce qui est le plus intéressant tient à la comparaison que l’on peut être amené à faire entre nos attitudes avec l’animal de compagnie d’une part et avec nos machines d’autre part. Autrement dit : nous vivons aujourd’hui avec des machines, des artéfacts donc, comme nous avons vécu et nous vivons encore avec des animaux de compagnie. C’est-à-dire que nous avons un rapport de vie partagée avec l’un et l’autre. L’un peut donc sans doute aider à comprendre l’autre, et réciproquement. Bref, cette évolution de nos rapports avec des non-humains peut nous aider à penser à nouveaux frais le sens d’un partage de notre vie avec des animaux de nos jours, mais à condition de ne surtout pas confondre l’un et l’autre…

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Tu ne mets certes pas au même niveau nos rapports avec les non-humains et avec les animaux, mais il s’agit dans les deux cas de quelque chose de l’ordre de la relation que l’humain tisse avec son environnement, animal ou mécanique, non ? Absolument. Mais si je n’ai pas parlé de relation, ce n’est pas un hasard. La notion de relation me gêne un peu parce qu’elle suppose que tu aies dès le départ deux entités distinctes mais placées au même niveau qui vont précisément tenter de se rapprocher. Je pense qu’il vaut mieux décrire cette problématique de nos rapports avec les animaux et les machines, au moins au départ, comme un écosystème dans lequel vont se trouver telles et telles créatures et que c’est au cours de la vie dans cet écosystème que vont s’individuer certaines de ces entités, et que des rapprochements privilégiés vont se faire les uns avec les autres. Autrement dit, nous n’avons pas, au départ, des entités qui sont distinctes les unes des autres et qui vont négocier, comme pour un traité diplomatique entre Nations, la possibilité de faire telle ou telle chose. Nous avons des écosystèmes au sein desquels il y a une foule de créatures, dont les humains et les animaux, mais aussi d’artéfacts, ayant des statuts différents et qui «coexistent»… C’est cette coexistence qui est notre sujet.

Sauf qu’on voit bien que la part du mécanique dans le monde devient de plus en plus importante, et que ce monde des machines évolue de plus en plus vers ce qui ressemble à la vie. On parle parfois d’informatique ubiquitaire pour expliquer que notre environnement

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devient de plus en plus communiquant… Cela veut donc dire qu’on va établir de plus en plus de dialogues, avec de nouveaux types d’interlocuteurs, qui sont des machines, que ces machines soient sur une porte parlante ou quoi que ce soit. Est-ce que là il n’y a pas quelque chose de l’ordre d’une animalisation de la technique ? Il y a la question du dialogue, d’abord, et ensuite celle de l’animalisation. Premier point donc : est-ce que l’on dialogue avec une machine comme on dialogue avec un humain ou comme on pourrait dialoguer avec des animaux ? La question reste largement ouverte et le sera plus encore demain. Il est clair que nous avons de plus en plus d’échanges, notamment vocaux, avec nos machines. Mais attention, car le langage n’est qu’un élément parmi bien d’autres de ceux qui font la richesse de nos échanges avec des êtres vivants, humains ou animaux. Ces échanges passent en effet non seulement par le langage mais par les gestes, les attitudes, les signes parfois imperceptibles, tout ce que nous percevons de façon directe ou indirecte par nos sens… Deuxième point : qu’est-ce qui se passe avec ces machines, nouvelles, plus réactives, plus interactives, partiellement autonomes, c’est-à-dire qui ont une capacité d’initiative ? Quelle que soit la façon dont on puisse caractériser cette faculté d’initiative, est-ce qu’on est dans un dialogue avec ces machines comme on serait dans un dialogue avec des animaux ? Je dirais que l’on a affaire à un processus qui est au moins aussi intéressant, mais qu’il serait dangereux de plaquer strictement l’un des phénomènes sur l’autre. Autrement dit, l’une des possibilités qui me semble la plus prometteuse, c’est qu’on a affaire à un phénomène d’une complexité du même ordre mais avec des règles d’échanges a priori fondamentalement différentes. Et qu’analyser l’une en prenant appui sur l’autre serait un peu rapide. Il vaudrait mieux prendre les deux conjointement. C’est-à-dire comprendre à partir de la façon dont nous interagissons avec des machines la façon dont nous

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interagissons aujourd’hui avec les animaux. N’y a-t-il pas des points communs entre ces deux convergences pourtant si différentes dans leurs principes de départ ? Et ne peuton pas mieux comprendre ce qu’est notre rapport aux animaux aujourd’hui à partir de l’observation de nos rapports avec des artéfacts relationnels comme un tamagotchi, un robot de compagnie ou un robot thérapeutique ressemblant à un bébé phoque comme Paro au Japon ? Il ne me semble pas absurde de penser que le fait d’interagir avec des artéfacts relationnels, générateurs de sens, va nous conduire à développer d’autres types de proximité avec les animaux... Non pas de faire un transfert de l’un à l’autre, mais de changer également la façon dont on va partager le sens, et aussi les affects, avec les animaux.

Sans calquer l’un sur l’autre notre rapport, et avec les machines, et avec les animaux, ne crois-tu pas qu’il y a tout de même une proximité plus grande aujourd’hui entre nos relations avec les animaux et nos relations avec les machines qu’il y a par exemple une cinquantaine d’années, nos machines étant tout de même bien plus sophistiquées qu’à cette époque ? Oui, absolument, il y a un double processus : à la fois une complexification de la relation à la machine du fait de technologies nouvelles, et puis un appauvrissement de la relation à l’animal. Nos relations avec nos artéfacts progressent vers toujours plus de proximité mais aussi de complexité, alors qu’à l’inverse nous perdons énormément de notre proximité, de notre familiarité avec l’animal, par rapport à d’autres temps où nous étions bien mieux en intelligence avec lui. C’est ce double mouvement qui explique la convergence à laquelle tu fais allusion.

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On peut donc établir ce parallèle, et ce d’autant plus qu’il y a ce que l’on appelle des «machines existentielles», c’est-à-dire des mécaniques, des techniques voire des objets avec lesquels l’humain tisse un certain type de relation qui va au-delà du rationnel, au-delà de l’utilité… Je ne dirais pas au-delà du rationnel, mais au-delà de l’utilité, ou plus exactement… au-delà d’un fonctionnalisme plat. Effectivement, il y a toujours eu des artéfacts avec lesquels l’humain entretenait des rapports complexes, qui ne peuvent être réduits à des fonctionnalités simples, du type mener telle action précise pour tel résultat précis. Ce sont au contraire des artéfacts avec lesquels on va vivre, partager sa vie. Les fétiches, par exemple, et autres grigris et porte-bonheur sont de cet ordre, et on retrouve une part de cette réalité dans nos gadgets technologiques… Bref, il y a tout une gamme d’objets, tout une gamme d’artefacts, qui ne peuvent être réduits ni à une fonction purement utilitaire ni à une fonction essentiellement symbolique au sens où les anthropologues l’entendent. Je pense qu’il faut essayer de comprendre nos artéfacts nouveaux dans cette perspective, c’est-à-dire que nous peuplons notre univers d’entités technologiques avec lesquelles nous allons développer des relations complexes, de l’ordre de la signification plutôt que de l’utilité stricto sensu. Alors, est-ce qu’on va établir un dialogue avec ces entités ? Ce qui serait certainement dommage, c’est de réduire le rôle de ces artéfacts à une simple fonction de dialogue. Mais ça signifierait qu’il faudrait aussi se lancer dans une réflexion transversale sur ce qu’est un artéfact, sur l’écologie de ces artéfacts, j’ai même envie de dire sur l’éthologie de ces artéfacts, qui vont des smartphones aux robots de compagnie en passant par des applications de type Poney virtuel ou pourquoi pas des éléments «intelligents» de notre environnement… Quelles sont les interactions que l’on a, pour le coup, avec ces artéfacts ? Comment occupent-ils nos écosystèmes ? Que faisons-nous réellement avec eux ? Comment nous déterminons-nous par rapport à eu ? Dans quelle

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mesure sont-ils des parties signifiantes de notre environnement, à partir desquelles nous allons nous définir et construire notre identité. Ca, je crois, c’est quelque chose qui est fondamental et que certains anthropologues comme Shirley Turkle ont bien mis en évidence.

Avant de revenir sur l’appauvrissement potentiel que tout cela représente, notamment par rapport à notre relation aux animaux, j’aimerais ta réaction sur la vidéo que je t’ai montrée de Paro, qui est ce qu’on appelle au Japon un robot thérapeutique, qui aide et accompagne des personnes âgées et pas mal de gens qui ont besoin d’affection. Comment interprètes-tu le rapport que l’on peut tisser avec ce robot qui a vraiment l’air d’un animal et sur lequel on a essayé de calquer les attitudes de l’animal, ou les images que nous avons de l’attitude de l’animal, d’un bébé phoque en l’occurrence ? L’humain aime se leurrer lui-même, il a une extraordinaire capacité à se laisser flouer. L’humain est précisément une créature qui a tendance, d’une façon extrêmement aisée, à prendre ses vessies pour des lanternes. Et beaucoup de technologies peuvent exploiter cette caractéristique de l’humain, qui n’est d’ailleurs pas forcément un défaut. Faire passer des artéfacts pour des créatures vivantes, d’un certain point de vue, peut certes être considéré comme une forme de tromperie… Mais nous avons tendance à accepter d’être ainsi trompés, en toute connaissance de cause. Ce robot phoque, par exemple, je sais qu’il ne s’agit pas d’un vrai phoque, mais cela ne va pas m’empêcher de

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développer avec lui de véritables relations affectives, comme avec un animal bien réel, tout simplement parce que j’en éprouve la nécessité. Bref, je comprends parfaitement que ce bébé phoque n’en est pas un, qu’il ne s’agit que d’un objet, mais il va pourtant me permettre d’exprimer de façon totalement sincère des relations émotionnelles très profondes avec lui. Est-ce un problème ? Après tout, c’est exactement ce type de rapport que les petites filles entretiennent avec leur poupée ! Sa poupée n’est pas un être vivant, elle le sait très bien, et ce n’est pas cette conscience de la réalité qui va l’empêcher de développer avec son objet des relations affectives fortes qui ne sont pas que de l’ordre du théâtre, du mime… Cela signifie que l’on peut interroger des notions comme celles d’authenticité des émotions et plus largement d’authenticité en tant que telle. On se demande tout le temps si les artéfacts sont vraiment intelligents ou s’ils peuvent le devenir. On se pose également la question de savoir s’ils peuvent véritablement exprimer des émotions, et si les émotions que l’on exprime vis-à-vis de ces machines sont ou non de vraies émotions, etc. Cette interrogation sur l’authenticité est un problème. Pourquoi, en effet, aurions-nous besoin de ce référent à l’authenticité pour juger de la validité ou non d’une émotion effectivement ressentie ? Après tout, pourquoi ferait-on une différence forte entre la soi-disant vraie émotion et une émotion que l’on qualifierait de simulée comme avec la poupée et le robot phoque ? Et si toutes les émotions, finalement, même celles que nous qualifierions de vraies car nées d’une relation avec un être vivant, étaient simulées ? Et si le rapport à nos technologies était en train de nous montrer que quand nous exprimons des émotions, nous sommes constamment en train de simuler l’expression de ces mêmes émotions, c’est-à-dire qu’il n’y aurait pas de cas authentique, que toutes nos émotions ne seraient en quelque sorte que des simulations ?

Le bébé phoque, puisque c’est un robot, on a tendance à penser qu’il ne peut en aucune façon exprimer des émotions… Tu dis, finalement, que ce pourrait être une

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erreur, ou en tout cas que l’émotion que nous éprouvons à son contact ne peut en aucun cas être disqualifiée ? D’une certaine façon, on aurait tendance à dire que la nôtre, d’émotion, serait véritable et que la sienne ne le serait pas de par sa «nature» artificielle. Es-tu en train de dire que cette vision, simpliste en quelque sorte, ne serait pas si juste que ça ? Ce n’est pas si juste que ça, oui, et ce pour deux raisons, ou du moins deux interrogations qui pourraient interpeller une analyse classique de l’authentique et de l’inauthentique… La première interrogation est la suivante : dans quelle mesure est-ce que l’expression de l’émotion chez ce bébé phoque ne ferait-elle pas partie de mes émotions à moi ? Dit autrement : en quoi ce que montre ce robot n’appartiendrait-il pas également à mon propre système émotionnel ? N’organise-t-il pas ses émotions, simulées ou du moins reproduites, exactement de la même façon que moi je suis censé produire mes émotions ? N’est-ce pas strictement le même type d’émotions ou d’expression de ces émotions que l’on retrouve chez lui et chez moi ? La deuxième interrogation vient du constat qu’il y a des tas de situations, en particulier sociales, où tu simules des émotions. Quand tu dis à des gens que tu n’aimes pas spécialement «comme je suis content de vous voir», tu es tout à fait dans la simulation de l’émotion. D’un côté, ça ne trompe personne… Il y a des situations où chacun sait qu’on est dans la simulation des émotions, et surtout que c’est très bien ainsi… Bref, cela ne pose aucun problème. Mieux : une vraie émotion peut émerger de cette simulation d’émotion. Autrement dit, on a une émotion qui est tout à fait… jouissive, si je peux employer ce terme-là, même si on pourrait la juger «inauthentique». Je trouve la question de l’authenticité très perturbante pour comprendre ce qui se passe dans les partages d’affects. En particulier, il faut arrêter de penser qu’il y a des

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vraies émotions et de fausses émotions, qu’il y a des émotions authentiques et des émotions qui ne le sont pas, car simulées… Cela conduit à des questions comme celle de l’intériorité. C’est l’un des grands thèmes de l’histoire occidentale : est-ce qu’on a de l’intériorité, est-ce qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’essence en nous, quelque chose de profond en nous ? Les métaphores de la profondeur ne sont pas innocentes : ce quelque chose profondément enfoui en nous serait notre moi authentique, ce que nous serions vraiment. Il y a plein de programmes dits de développement humain, qui affirment vouloir développer notre vrai «nous», donc le vrai «soi» de chacun. Ce «soi» serait donc ce que nous devrions développer dans le cadre de nos relations sociales pour être « en accord avec nous-mêmes »… Le «vrai soi» serait donc celui que tu vas développer dans ces conditions. Mais qui me dit qu’il s’agit de mon «vrai moi» ? Et ce «vrai moi», ici au fond très opérationnel, existe-t-il «réellement» ?

Oui, ce que tu remets en question, c’est cette idée que nous aurions un «moi authentique». C’est une philosophie qui est plus une philosophie orientale qu’une philosophie occidentale, avec cette idée, qui va avec, qu’il n’y a pas de différence fondamentale de nature entre la pierre, l’animal, l’humain, le végétal, le minéral, et que tout ça est une sorte de continuum et qu’il se passe donc des tas de choses qu’on n’a pas forcément prévues. Oui, mais si tu le dis comme ça, à mon sens, c’est faux. Ce qui est très important, dans cette perspective orientale, c’est la dimension relationnelle, c’est-à-dire que ce n’est pas ton caillou, ton pingouin, ta mouette, ton chien, ta petite sœur en tant que tels qui

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font la différence, etc. C’est la même chose, car ce qui importe, ce sont justement les relations entre ton caillou, ton pingouin, ta mouette, ton chien et ta petite sœur… Vont se développer des systèmes relationnels et narratifs entre toutes ces entités qui font que chacun va occuper une place qui n’est pas une place déterminée a priori par une ontologie substantialiste mais déterminée a posteriori par une ontologie relationnelle, les uns par rapport aux autres…

Qu’il s’agisse d’un animal ou d’un objet technologique sophistiqué à même de dialoguer avec nous, en quelque sorte… À même de dialoguer avec nous…

D’avoir un rapport… À même de dialoguer avec nous, oui, parce que là, tu sous-entends que tu peux avoir une autre entité qui dialoguerait avec toi, une autre qui serait à même de recréer avec toi un espace relationnel à l’intérieur duquel tu pourrais développer ce qu’on va appeler un dialogue.

Tout ça me fait penser au mouton électrique de Philip K. Dick, qui était au cœur du roman de 1969 qui a été la base du film Blade Runner de Ridley Scott en 1982, dont le titre original était «Les androïdes rêvent-ils du mouton électrique ?». Dans le livre, ce mouton électrique existe parce qu’il y a eu un cataclysme qui fait qu’il n’y a quasiment plus d’animaux domestiques encore vivants.

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Donc cet artéfact, qui d’ailleurs a disparu dans le film, est un pis-aller, une solution de remplacement. Sauf que le rapport affectif que les gens vont tisser avec ce mouton électrique va devenir très symptomatique de notre capacité d’empathie. Au fond, ce que tu racontes, c’est une évolution qui se rapproche de cette anticipation de Philip K. Dick : la capacité que pourrait avoir l’artefact technologique à remplacer, sans pourtant que ce soit forcément négatif, un rapport empathique, affectif, existentiel, qu’on pouvait avoir auparavant avec des êtres vivants ? Oui, ce remplacement peut être positif… Mais ça peut s’avérer tellement positif qu’on peut se demander si l’on n’a pas affaire à l’émergence d’une situation inédite avec des créatures qui ne sont pas des créatures biologiques qui vont rentrer en compétition, d’un point de vue évolutionniste, avec des créatures biologiques. Les progrès effectués dans la technologie de ces artéfacts animalisés ne conduiront-ils pas, à plus ou moins long terme, à une préférence d’une majorité d’humains pour ces artéfacts animalisés par rapport aux vrais animaux ? Car d’une certaine façon, ces artéfacts animalisés vont être de «vrais» animaux conçus pour l’homme. L’animal, lui, n’est pas conçu pour l’homme, car un animal n’est pas conçu pour pouvoir accrocher émotionnellement l’humain. A l’inverse, ces artéfacts animalisés peuvent être parfaitement pensés pour exploiter les caractéristiques, par exemple empathiques, de l’humain, et susciter des émotions pouvant être interprétées comme plus fortes ou plus adaptées que celles que pourraient susciter des animaux de chair et de sang…

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Cela me fait penser à une anecdote racontée par Sherry Turkle, qui est sociologue au M.I.T… Elle va visiter Orlando avec sa fille. Toutes deux se rendent d’abord à Disney World, puis au zoo d’Orlando. Et là, sa fille, qui est une préadolescente, lorsqu’elle regarde les tortues des Galapagos, dit à sa mère : «Maman, est-ce que tu ne trouves pas que ces tortues sont moins réelles, moins vraies que les tortues qu’on a vues avant ?»… Sousentendu : les tortues artificielles de Disney World. Et la mère, qui n’est pas sociologue pour rien, mène une rapide enquête auprès des préadolescents présents et constate que beaucoup pensent la même chose que sa fille. Eh bien, là on a une situation qui est très intéressante car significative d’un renversement de référentiel. C’est-à-dire que jusqu’à présent les robots animalisés étaient considérés comme réussis à partir du moment où ils se rapprochaient de l’animal réel auquel ils faisaient référence, et là, à l’inverse, c’est l’animal réel qui devient acceptable à partir du moment où il se rapproche de l’artéfact qui lui fait référence ! On se trouve donc dans une situation où l’humain, fondamentalement, va préférer l’artéfact à l’animal réel. Alors, si l’artéfact est beaucoup plus satisfaisant, pourquoi se préoccuper de l’animal réel ? Il y a là une interrogation liée à la crise de la biodiversité qui me semble tout à fait sous-estimée. C’est-à-dire que l’on commence à avoir des populations de jeunes qui sont plus à l’aise avec des artéfacts animalisés qu’avec de vrais animaux, et donc qui se préparent, qui s’adaptent psychologiquement, à vivre dans un monde dans lequel les espèces naturelles auront disparu et dans lequel on interagira uniquement avec des espèces artificielles. Ce n’est plus dès lors une espèce qui entre en compétition avec une autre espèce, chose commune d’un point de vue évolutionniste, mais les artéfacts qui entrent en compétition avec l’ensemble des créatures vivantes se trouvant sur terre !

Faut-il s’en réjouir ou s’en lamenter ? Je pense qu’il faut s’en lamenter, parce que si tel est le cas, tous ces jeunes font ce choix sur la base d’une relation extrêmement appauvrie avec l’animalité réelle. C’est-à-dire qu’à partir du moment où vous n’avez plus de contact avec de vrais animaux, ou seulement avec des animaux qui sont déjà très «artifactualisés» comme votre chat ou votre chien

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de compagnie, effectivement un animal artificiel peut être beaucoup plus convaincant qu’un vrai animal. Mais ce n’est possible qu’à partir du moment où votre relation avec l’animalité est incroyablement appauvrie… Ce qui me semble être la voie à suivre, c’est de redécouvrir ce qu’est la vie en commun avec l’animal et avec l’animalité, ce que représente l’animalité pour nous, c’est-à-dire ce en quoi l’animalité est une extension de ce qui est humain, dans quelle mesure la crise de la biodiversité est un rétrécissement de l’humain parce que les autres animaux, c’est moi. Les animaux et les humains sont selon moi comme les doigts d’une même main, c’est-à-dire qu’on est différents mais aussi très proches, on vit depuis longtemps dans le même système… Par ailleurs, je crois qu’il faut donner une place, dans nos communautés hybrides de partage de centres d’intérêts et d’affects, à des artéfacts animalisés. Mais cette place n’est pas nécessairement celle de l’animal. Il ne s’agit pas de remplacer les animaux par des artéfacts animalisés, mais de faire une place aux deux au sein de notre écosystème, dans le cadre d’un autre type de vie en commun. L’idée serait d’avoir des communautés hybrides de partage de centres d’intérêts et d’affects, au sein desquelles on aurait à la fois des animaux naturels et artificiels, ce qui pourrait enrichir également les relations que nous avons nous-mêmes avec les animaux naturels. Pas d’opposition entre animaux et artéfacts, mais enrichissement mutuel, et surtout enrichissement pour nous autres, humains, qui vivons avec les deux… Autrement dit, il faudrait faire deux choses, d’une part repenser l’animalité, c’est-à-dire comprendre de nouveau profondément ce que signifie l’animalité pour l’humain, et deuxièmement ouvrir cette vie en commun avec les animaux à des animaux artificiels.

Et assumer notre relation avec des techniques ellesmêmes de plus en plus - entre guillemets - intuitives, animalisées, etc… Absolument.

Regarder la vidéo et écouter le podcast tirés de l’entretien avec Dominique Lestel sur le site Culture Mobile.


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