culture mobile
penser la société du numérique
VISIONS
SERGE TISSERON, LA CULTURE NUMERIQUE Quand la culture des écrans se libère de la référence au livre
culturemobile.net
L’entretien avec Serge Tisseron a été réalisé le mardi 22 août chez lui dans le onzième arrondissement de Paris. Ici dans son environnement de travail, au deuxième étage d’un immeuble replié dans une allée privée très tranquille, le psychiatre et psychanalyste analyse notre nouvelle culture numérique, qui est au cœur de ses réflexions…
Qui est Serge Tisseron ? Serge Tisseron est psychiatre et psychanalyste, directeur de Recherches (HDR) à l’Université Paris Ouest Nanterre. Il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages portant sur trois domaines principaux : les secrets liés aux traumatismes et leurs répercussions sur plusieurs générations ; les relations que nous établissons avec les diverses formes d’images ; et enfin la façon dont les nouvelles technologies bouleversent notre rapport à nous même, aux autres, aux images, au temps, à l’espace et à la connaissance. Parmi ses livres, citons Virtuel, mon amour. Penser, aimer, souffrir, à l’ère des nouvelles technologies (Albin Michel, 2008), L’empathie au cœur du jeu social (Albin Michel, 2010) et son tout dernier travail de réflexion, Rêver, fantasmer, virtualiser, Du virtuel psychique au virtuel numérique (Dunod, 2012).
Photographies : David Tardé
L’entretien a été réalisé par Ariel Kyrou le 22 août 2012.
Culture Mobile : Est-ce que l’on peut parler de cette « culture numérique » qui devient la nôtre comme d’une « nouvelle culture des écrans » ? Serge Tisseron : Ça ne désigne pas exactement la même chose. La culture des écrans, elle existe depuis que les êtres humains fabriquent des images ou du moins regardent des écrans, alors que la culture numérique est associée à l’invention, à l’explosion d’Internet et de ce qu’on a appelé le Web 2.0. Je crois que la culture numérique est ce qui est en train d’affranchir la culture des écrans de la référence du livre. Prenez l’invention du cinéma, qui est l’une des expressions de la culture des écrans. La plupart des films sont construits sur le modèle du livre, avec un déroulement linéaire dans le temps et un scénario souvent tiré ou inspiré d’un roman. La bande dessinée, même chose : c’est dessiné mais il s’agit d’une culture littéraire au sens où le déroulement de l’histoire reste temporel. La culture numérique, en revanche, introduit une grande nouveauté : lorsque l’écran s’allume, il devient possible de faire des allers et retours, de faire jouer sa mémoire visuelle pour naviguer dans des contenus, et donc d’annuler le temps.
Vous citez souvent la Bible comme étant l’une des références majeures de la culture de l’écrit que nous fait quitter notre toute nouvelle culture numérique… Ce qui est très intéressant, avec la Bible, c’est qu’elle débute par une généalogie. La culture du livre, en effet, est liée à la construction temporelle et à ce qu’elle porte d’essentiel pour chacun d’entre nous, à savoir une construction généalogique : d’où je viens, d’où viennent mes parents, d’où viennent mes grands-parents, où est-ce que je vais et que
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vais-je faire, avoir des enfants ou pas, etc. Au contraire de la culture numérique, la culture de l’écrit est inséparable d’un devenir, donc de la linéarité du temps. La Bible, par ailleurs, est faite pour être lue par une personne, de la même façon que les livres sont toujours faits pour être lus par une personne : une personne lit un livre, elle lit un livre en général toute seule et elle lit un livre en général écrit par un seul auteur. Il est très rare de se mettre à plusieurs autour d’un livre. Tous les éditeurs vous diront par ailleurs que les livres écrits à plusieurs se vendent bien plus difficilement que les livres n’ayant qu’un unique auteur. Il y a beaucoup de beaux textes sur le fait que lire un livre, c’est d’abord partir à la rencontre d’un auteur. Avec le livre, on est donc dans une culture du «un». C’est-à-dire qu’il y a un livre, un auteur, un lecteur. La nouvelle culture des écrans, à l’inverse, se vit sur le registre du multiple. D’abord, il y a plusieurs écrans, dont on peut profiter au même moment : les adolescents, dans leur chambre, surfent sur le Web tout en étant connectés à Facebook, alors qu’ils jouent à un jeu vidéo, avec le smartphone mais aussi parfois la télévision allumés… Donc d’un côté, on ne lit qu’un unique livre, alors qu’on utilise de l’autre côté plusieurs écrans à la fois. Deuxième spécificité : les œuvres de cette culture numérique sont très souvent des créations collectives, et non d’un unique auteur. Enfin, troisième différence avec la culture du livre : très souvent ces écrans sont regardés à plusieurs. C’est le cas du cinéma, bien sûr, mais l’écran en tant que tel, même quand on le regarde seul, donne l’impression d’une réunion avec tous ceux regardent le même programme, voire le même type d’écran que nous… C’est l’illusion des écrans, particulièrement forte lors de ces grandes messes collectives lors d’événements dont on peut profiter sur la télévision ou sur Internet : les jeux olympiques, un couronnement, l’enterrement du pape… Regarder un écran, c’est toujours avoir l’impression de le regarder avec d’autres. Il y a toujours l’illusion de faire partie d’un groupe. Donc, «culture du un» d’un côté, encore une fois un livre, un auteur, un lecteur, et «culture du multiple» de l’autre, plusieurs écrans, plusieurs spectateurs, et plusieurs auteurs. Ce
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sont donc deux mondes radicalement différents.
Wikipédia, une création collective sur la Toile, est-il donc un bon exemple d’objet – pourtant écrit – de cette culture numérique ? Wikipedia est complètement de l’ordre de la culture numérique parce qu’en effet, il a plusieurs créateurs, et que chacun de ses textes participe d’une création collective. Lorsqu’on va sur Wikipédia, on n’est pas seulement un lecteur, on peut aussi modifier un texte. Wikipédia est inséparable du fait de pouvoir ouvrir plusieurs écrans en même temps et de comparer des sources d’information différentes. Donc il appartient à la culture numérique au sens où c’est une culture du multiple : plusieurs auteurs, plusieurs lecteurs, plusieurs sources d’information en parallèle, avec d’autres sites parallèles, puisque Wikipédia telle qu’on le connaît aujourd’hui, c’est la première encyclopédie créée par les lecteurs, mais d’autres projets sont en cours et bientôt on pourra comparer Wikipédia avec d’autres encyclopédies elles aussi écrites par les lecteurs, mais avec des articles différents.
L’autre caractéristique de Wikipédia, importante au regard de la culture numérique, c’est que ces textes changent en permanence, là où un texte, dans la culture de l’écrit, ne peut être changé une fois qu’il a été publié. Le livre devient en quelque sorte une statue intangible… Oui, sur Wikipédia, le texte est volatile. On pourrait nuancer en disant que chaque texte y a un historique de construction qui permet de constater les apports successifs de chacun, accessible sauf dans le cas où il y a eu d’importants litiges. Il n’en reste pas moins que c’est un chantier en construction permanente, et qu’on est donc très loin du
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modèle du livre qui, une fois imprimé, ne peut pas être modifié. La culture du livre est inséparable de l’idée de la perfection. Il faut que l’auteur fasse son grand œuvre, qu’il ait tout vérifié jusqu’à la virgule près, parce qu’une fois imprimé on ne peut rien changer. C’est pour ça d’ailleurs que certains auteurs n’arrivent jamais à remettre leur manuscrit à l’éditeur. Ils pensent que quand ils l’auront remis, ce sera plié pour l’éternité : le livre témoignera à jamais de ce qu’ils ont écrit. Dès qu’on met quelque chose sur Internet, on peut au contraire le changer constamment. Plus de souci de perfection, la culture du numérique ne se construit pas sous le regard de l’éternité, mais s’apparente plutôt à une culture de l’éphémère, de la transformation, de la mutualisation. Il ne s’agit plus comme avec l’écrit d’une culture de la verticalité, avec Dieu au sommet, mais d’une culture de l’horizontalité, en relation avec ses pairs, ses camarades, les autres lecteurs et auteurs qui vont éventuellement contribuer à transformer eux aussi le contenu, y ajouter des liens, etc. On change donc complètement de modèle. On pourrait dire que cette culture du livre, qui est la culture du «un», est une culture, finalement, taillée sur mesure pour des religions monothéistes : un Dieu, un livre... Et puis un auteur, un lecteur. La culture Internet, la culture numérique, est taillée à l’inverse sur mesure pour le polythéisme. Chacun peut aligner de multiples références, et ce qui est une référence dans un domaine peut ne pas en être une dans un autre domaine. On est là dans une culture non seulement de l’horizontalité mais de la multiplicité des références en parallèle.
Oui. On dit aussi d’ailleurs que c’est plus une culture de l’immanence que de la transcendance… La transcendance pour le livre et l’immanence pour l’Internet.
Il me semble qu’on entre effectivement dans une logique moins linéaire que circulaire, où la culture revient sans cesse sur les mêmes éléments, les mêmes textes, les
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mêmes images… La logique du sampling participe de ça. Est-ce qu’on ne renoue pas sous ce regard avec une logique de l’ère d’avant l’écriture ? Avec des systèmes qui étaient ceux de la culture orale ? Oui, partiellement. Dans la culture orale, il n’y a pas d’écrit, mais en revanche il y a une construction linéaire du récit : le sage, l’ancêtre, raconte une histoire, un mythe, mais pour raconter ce mythe, il peut s’appuyer sur ce que j’appelle un «mythogramme», c’està-dire sur des dessins… Tantôt il raconte le mythe en passant d’une image à une autre, lui donnant ainsi une version, tantôt il raconte le mythe en passant d’une autre image à une autre image, son choix n’est plus le même, et il raconte une histoire différente à partir du même mythe. Ce n’est pas un hasard si les cultures africaines peuvent franchir si facilement le pas de la culture orale à la culture numérique, car sous ce regard on retrouve en effet dans le numérique quelque chose de la culture orale. A l’inverse, vous pouvez lire un roman trente-six fois, vous retrouverez toujours la même histoire racontée de la même manière, avec le même début, le même milieu, la même fin. La culture du livre a fétichisé une temporalité linéaire, donc figée, là où le récit peut changer d’une fois sur l’autre dans la culture orale. C’est cette caractéristique de chemins multiples que redécouvre la culture numérique. De plus en plus, les films et les émissions de télévision seront conçus de manière à ce que les spectateurs puissent voter et choisir collectivement une fin plutôt qu’une autre. Chacun pourra construire demain ses histoires sur mesure, comme c’est déjà le cas dans certains jeux vidéo, en choisissant à chaque moment de faire évoluer le scénario dans un sens ou un autre. C’est un retour à ce qui fonde la culture orale, c’està-dire la possibilité de choisir, selon les moments, son public et son état d’esprit, tel ou tel type de déroulement.
L’image telle qu’on la concevait dans le passé, la photo par exemple, se voulait le reflet exact ou pas loin du
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réel… N’entre-t-on pas dans une culture où l’image est moins comme hier le témoin du réel qu’une image fiction qui peut en permanence changer ? Oui, l’image aujourd’hui n’est plus du tout indicielle. L’image indicielle, c’est cette image qui est censée prouver l’existence de ce qui se trouve devant l’objectif d’une caméra ou d’un appareil photo. Certes, même à l’époque où l’image était indicielle, on savait que les trucages pouvaient exister, mais ils ne concernaient qu’une partie de l’image : on pouvait effacer un personnage dans une foule, ou un bracelet-montre sur un poignet, mais on ne pouvait pas créer entièrement quelque chose n’ayant jamais existé et donnant le sentiment d’être réel. Ou alors, si c’était fait, le résultat était à ce point imparfait que tout le monde voyait la manipulation en un coup d’œil. Aujourd’hui avec l’image numérique, on est entré dans un monde où il est très difficile de savoir comment a été fabriquée une image, et si elle a été modifiée ou pas. Qui peut certifier qu’un photographe de presse, envoyé à l’autre bout du monde, n’a pas totalement créé l’image qu’il présente comme authentique ? Pour le savoir, l’agence doit chercher des témoins, ou d’autres photographes qui auraient pu se trouver au même endroit au même moment. Donc aujourd’hui, avec l’image numérique, on est obligé d’accepter que les images ne soient ni vraies ni fausses. Elles ne sont plus des preuves, mais des points de vue. D’une certaine façon, c’est quelque chose que l’on sait depuis longtemps : quand les citoyens de l’époque napoléonienne regardaient les images d’Epinal, ils savaient bien que les choses ne s’étaient sans doute pas passées exactement comme ça. Mais l’invention de la photographie s’est accompagnée d’une idéologie très prégnante comme quoi l’image – surtout photographique évidemment – serait une preuve. A la limite on pouvait dire : «ça s’est passé pour de vrai, ce n’est pas du cinéma, j’ai vu des photos». Le cinéma, c’était la fiction, la photo c’était une preuve. Cette croyance de l’image comme preuve est en train de sombrer, et c’est une très bonne chose.
C’est donc tout notre rapport à l’image qui change ?
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Oui, et du coup, ce qui s’ouvre, c’est un territoire d’invention, d’improvisation, de création. Le changement de statut de l’image, c’est aussi un changement de statut du spectateur qui devient créateur. Lorsqu’aujourd’hui aux Etats-Unis on parle des «consumers», on parle de jeunes qui ne sont plus seulement des consommateurs mais des producteurs d’images. Et désormais, quand on trouve une vidéo qui nous plaît sur Internet, on a envie de se l’approprier, de la transformer, pourquoi pas de la mimer devant sa webcam… Et on balance aux autres cette vidéo ou ce film qu’on a modifié ou créé à partir d’elle, afin qu’ils s’approprient de la même manière ces images en les transformant. On ne s’approprie bien les choses qu’en les transformant, et grâce aux technologies numériques, c’est devenu une évidence pour les images.
C’est une culture de l’image, mais une image qui n’est plus du tout la même que celle qu’on avait par le passé, qui n’est plus une image référence, qui n’existe plus selon les critères du vrai et du faux, mais peut-être selon les critères de ce qui serait le plus juste pour chacun… Sachant qu’une image « juste » est sans doute une image que l’on s’approprie, que l’on transforme pour mieux se l’approprier… Voilà. Et du coup la culture de l’image n’est plus une culture de l’image, c’est une culture de ceux qui partagent les images. D’ailleurs, les images ont toujours été faites pour être partagées. Déjà Doisneau disait, dans les années 1950 : «On fait toujours des photos pour les montrer à ses amis». Mais il fallait du temps avant de pouvoir les montrer. Aujourd’hui, avec les images numériques, avec Internet, on peut montrer les photos à ses amis tout de suite, on peut même les montrer à des gens qui ne sont pas ses amis, on peut se faire des amis, ou des ennemis, en montrant ses images. Du coup, la culture des images
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d’aujourd’hui est une culture du partage et de la création d’images. Et derrière cette création d’images, il y a la création de l’image de soi. Les ateliers Harcourt, à l’époque de l’argentique, avaient pour mission de faire des photos de personnalités célèbres correspondant le plus parfaitement possible à l’image qu’elles voulaient donner d’elles. Cette création de soi par l’image a donc toujours existé, mais avec le numérique, elle est à la portée de tout le monde, pas que des stars, et prend des proportions sans commune mesure avec ce qui se passait auparavant. Chacun peut se fabriquer l’identité qu’il veut grâce au numérique. Et d’ailleurs, bientôt, grâce au numérique, on pourra se voir dans son miroir tel qu’on s’imagine, puisque les miroirs, les miroirs d’argent traditionnels, pourront être remplacés par des écrans numériques qu’on pourra régler de manière à se voir sans rides, avec des cheveux quand on n’en a plus, mince quand on est gros, ou gros quand on est mince, au choix donc. Il y a déjà des appareils photos qui ne photographient les gens que quand ils sourient, ou qui effacent les rides… Bref, on entre dans une culture où les enfants seront familiarisés de plus en plus tôt avec le fait que l’image ne prouve rien, rien d’autre que le plaisir qu’on a eu à la fabriquer, à la bricoler et à la partager. Et ça, je dois dire que c’est formidable, car c’est plus juste : le numérique est en train de nous ôter ce boulet au pied qu’était cette culture de l’image soi-disant authentique diffusée par la création argentique.
Oui. Ou par la télévision, d’ailleurs. Ou par la télévision, censée être une fenêtre ouverte sur le monde, alors qu’elle d’abord est une fenêtre ouverte sur elle-même.
Cette notion de partage, quasiment généralisé, qui va avec la notion de réseau, est un autre aspect majeur de cette culture numérique, non ? Oui, l’idée qu’on ne peut avancer qu’en partageant, l’idée de l’interaction, de la nécessité des allers et retours entre personnes pour progresser…
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D’ailleurs, aujourd’hui, ce critère permet de distinguer les ados qui vont bien de ceux qui vont mal. Les ados bien portants sont ceux qui acceptent cette culture du partage, ces allers et retours, mais aussi la critique mutuelle. Les ados mal portants sont ceux qui à l’inverse se crispent sur une image d’eux-mêmes, qui n’acceptent pas l’échange, les suggestions, ou ceux qui utilisent Internet pour manipuler leurs interlocuteurs. Il faut comprendre en effet que cette culture du partage, c’est autant une culture qui ouvre à la réciprocité et à l’échange qu’une culture qui ouvre à la manipulation. Il ne faut pas être naïf. Internet a décuplé les possibilités de manipulation comme il a décuplé les possibilités d’échange. Je me garde donc bien de faire une apologie d’Internet. Internet est une sorte d’accélérateur de particularités : ils vous permet de satisfaire votre curiosité, d’être plus ouvert et épanoui encore si vous l’êtes déjà au préalable, mais plus replié sur vous-même ou manipulateur si c’est là votre mode d’être…
La juxtaposition et l’acceptation des contraires ne sontils pas aussi des pièces du puzzle de notre nouvelle culture numérique ? Oui, et complètement : l’acceptation des contraires, sans nécessité de synthèse. Là aussi, c’est très intéressant d’opposer la culture du livre à la culture numérique. Dans la culture du livre, il y a une injonction de synthèse. Le modèle de la dissertation, c’est thèse, antithèse, synthèse ; adopter un point de vue, adopter le point de vue opposé, puis essayer de bâtir une synthèse. Et, de préférence, une synthèse qui concerne l’ensemble des aspects du problème, c’est-à-dire une synthèse qui soit valable pour l’éternité. Quand la philosophie allemande met au point le modèle thèse, antithèse, synthèse, c’est vraiment pour arriver à produire une synthèse à même de dépasser pour toujours les contradictions… Il y a toujours cette référence à la transcendance, à la construction pour l’éternité. De la même façon, quand on lit dans Les Misérables que Jean Valjean était un
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voleur, puis qu’il est devenu un honnête homme, eh bien on attend de Victor Hugo qu’il nous explique la transition. Et c’est ce qu’il fait : il nous brosse le chemin de Damas de Jean Valjean qui, tout d’un coup, réalise qu’il va choisir la voie de l’honnêteté… Il y a un avant, il y a une métamorphose et il y a un après la métamorphose : il y a une thèse, une antithèse, et une synthèse à la jonction des deux qui est le personnage du roman tel qu’il évolue. A l’inverse, il est facile de trouver sur Internet des vidéos dévoilant un seul et même individu dans des situations donnant le sentiment de ne pas avoir à faire à la même personne. Dans une vidéo, par exemple, il est adorable avec ses copains ; dans une autre, à l’inverse il est carrément sadique… On peut trouver sur Internet des visages très différents d’un même individu sans que jamais personne ne se sente obligé d’en réaliser une synthèse. Ça ne veut pas dire que la synthèse n’existe pas sur Internet. Mais quand elle existe, elle n’est là que pour résoudre un souci ponctuel, de l’ordre de ce qu’on appelle «la mémoire de travail» : sur le modèle de l’immanence, cette petite synthèse est toujours éphémère et bricolée en fonction du moment, sans vocation à être un modèle pour la personne concernée ou pour les autres individus.
C’est là, à ce que j’ai lu dans l’un de vos textes, l’une des autres différences entre culture de l’écrit et culture numérique : la première ferait plutôt travailler la «mémoire événementielle», dans un temps long, là où la culture numérique ferait plus appel à notre «mémoire de travail». Pourriez-vous préciser cette idée pas si simple à comprendre ? La culture du livre nécessite de développer la mémoire de l’évènement. Dans un roman, si on lit à la page 58 : «il monte vers le balcon de la belle», il faut savoir qui désigne
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ce «il», donc il faut se rappeler que, peut-être deux pages avant, le «il» a été identifié. Donc, dans une culture du livre, il faut constamment développer la mémoire de ce qui a précédé pour comprendre ce qui arrive, et éventuellement anticiper ce qui va arriver. C’est ça, la mémoire évènementielle». Une grande partie de l’enseignement scolaire, aujourd’hui encore, s’organise autour du développement de cette mémoire de l’événement : apprendre par cœur des poésies, des textes, écrire soi-même des textes dans lesquels un personnage est nommé, puis désigné par «il» ou «elle»… Internet ne favorise pas du tout cette mémoire évènementielle, puisqu’on est justement toujours sûr de pouvoir y retrouver son chemin, et qu’il y a même des logiciels qui enregistrent notre parcours pour mieux nous orienter ensuite. Dans les jeux vidéo, les personnages apparaissent sous leur physionomie, on n’a donc pas besoin de se souvenir de ce qu’ils ont fait avant ; de toute façon, on voit son personnage, on sait bien que c’est lui, et en plus on a un petit menu déroulant qui peut nous rappeler les épisodes précédents. Du coup, qu’il s’agisse d’Internet ou des jeux vidéo, les technologies numériques invitent bien moins à développer la mémoire évènementielle que ce qu’on appelle «la mémoire de travail». Alors, c’est quoi la «mémoire de travail» ? Prenons encore une fois le modèle du jeu vidéo : j’ai mon personnage, il est devant un paysage, il y a une branche d’arbre à droite devant lui, il y a une hache par terre à gauche, il y a un monstre dans le fond à droite, et puis il y a une princesse dans le fond de l’autre côté. Eh bien la mémoire de travail, ça va être la possibilité de choisir l’un de ces objets plutôt que l’autre, d’organiser en un temps très court un enchaînement positif d’actions, par exemple pour me cacher pendant que le monstre s’approche, prendre la hache, le tuer, et prendre le bon chemin pour aller me diriger vers la princesse. Donc ça, c’est la mémoire de travail. Et tout Internet fait marcher cette mémoire de travail, qui passe notamment par une capacité, sur le Net, à prendre les informations éparses disponibles et à les considérer ensemble, quasiment de façon spatiale…
Ce que vous me dîtes là me rappelle les analyses du
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livre de Nicholas Carr, sorti en France il y a un peu moins d’un an : Internet rend-il bête ?… Il y critique notamment la façon dont Internet, parce que plus focalisé sur la mémoire de travail que sur la mémoire événementielle, nous rend plus distraits, moins attentifs sur la longue durée, ce qui va avec une pensée moins construite, moins bien argumentée… Il y a une idée que je trouve juste dans le livre de Carr, c’est que la multiplication des liens rend la lecture très difficile. C’est vrai qu’au début d’Internet, les textes étaient saturés de liens, aujourd’hui beaucoup moins, car les gens s’efforcent de ne mettre que les liens importants, et puis il y a un retour du PDF avec son mode de lecture linéaire. Je reçois beaucoup de documents en PDF. Donc trop de liens tue la lecture du lien, tue la compréhension d’un texte. Mais il ne faut pas oublier qu’une culture, au début, est toujours inhumaine. Le train, quand il a été inventé, étouffaient les gens qui recevaient des fumées, ils gelaient en hiver, ils cuisaient en été, et il a fallu près d’un siècle pour que le train s’humanise… Il a fallu aussi beaucoup de temps pour que la voiture s’humanise. Au début de l’automobile, rappelez-vous ces vieilles photos, les gens portaient des peaux de bêtes, ils avaient des lunettes énormes, de gros cache-nez… Donc une technologie, au début, est toujours inhumaine. Et la technologie numérique n’a pas échappé à ça. Cette inhumanité au nom de la performance, c’est la maladie infantile de toute technologie. Bref, une fois la première phase passée, les textes comportent moins de liens et ne s’opposent plus à la construction d’une mémoire évènementielle. Sur ce point, effectivement, je suis plus optimiste que Nicholas Carr. Mais il y a une autre chose, dans sa critique, qui m’a intéressé. C’est cette idée qu’on se souvient plus des liens que du texte. Pourquoi pas, mais ça n’est un handicap que pour
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ceux qui n’ont développé que la mémoire évènementielle. Aujourd’hui, chez beaucoup d’enfants mais aussi d’adultes, on assiste au développement d’une mémoire beaucoup plus visuelle, plus topique. On garde mémoire de son parcours pour retrouver l’information. Cela rejoint ce que je disais sur l’usage de la mémoire de travail dans les jeux vidéo : les individus, mais aussi donc les générations qui ont une forme d’esprit spatialisée et qui cultivent cette vision horizontale de leurs actions ont, de fait, un avantage sur les personnes qui, ayant grandi dans la culture du livre, ont plus de difficultés à percevoir de façon presque intuitive l’organisation spatiale des informations. Du coup, les personnes de la nouvelle génération sont beaucoup plus à leur aise que Nicholas Carr pour gérer les espaces numériques sans perdre de vue la construction évènementielle.
Jusque-là, nous avons examiné des faits essentiellement culturels, et de l’ordre du cognitif, de la manière dont l’esprit fonctionne… Mais il y a aussi, dans la distinction entre culture du livre et culture numérique, des éléments qui tiennent à la construction de la personne, que nous avons effleurés en parlant de la façon dont les images participent à la création de soi. Les aspects de l’ordre de notre réalité psychique au sein de la culture numérique ne sont-ils pas en train d’enterrer définitivement ce bon vieux « cogito ergo sum » de Descartes ? Oui, cette question d’identité est complètement bouleversée par la culture numérique. Mais il faut comprendre que la vieille référence de l’identité – chacun n’a qu’une seule identité – n’était pas seulement une invention de la culture du livre, c’était aussi une nécessité sociale. Car il y a eu une époque où les rôles sociaux étaient extrêmement
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codifiés, extrêmement ritualisés… Encore au début du vingtième siècle, quand un ouvrier allait au bal le samedi soir, il continuait à s’habiller comme un ouvrier, il s’habillait comme un ouvrier qui va au bal et pas comme un ouvrier qui va travailler, mais il continuait à s’habiller comme un ouvrier. Et quand un bourgeois partait en vacances, quand un bourgeois allait pique-niquer, il allait pique-niquer mais il s’habillait encore comme un bourgeois, comme un bourgeois au pique-nique, mais pas comme un ouvrier au piquenique. Tout ça est bouleversé au moment des Trente Glorieuses : les gens diversifient leur penderie et élargissent leur gamme de vêtements, les rôles deviennent beaucoup moins prégnants. Le premier à l’avoir compris, c’est le sociologue Erving Goffman. Car quand la télévision arrive dans les familles, les enfants ne construisent plus seulement leur identité sur le modèle de leur papa pour le garçon, ou de leur maman quand c’est une fille, ils commencent à construire leur identité par rapport aux personnages qu’ils voient sur l’écran, c’est-à-dire par rapport à Zorro, à la fée, au pirate, au présentateur de télévision. Et, du coup, les enfants, devenus grands dans les années 1960 et 1970, se mettent à jouer de leurs différents vêtements selon leurs désirs, s’habillant comme un sportif même sans être sportif, ou avec un bleu de travail par jeu, sans pour autant être ouvrier ou enfant d’ouvrier… Pour moi, l’Internet, c’est la prolongation de cette diversification vestimentaire vers une diversification identitaire. Sur Internet, on ne se choisit plus seulement des vêtements, mais on se choisit des identités. Et du coup, l’identité de chacun n’est plus sa propriété privée, puisqu’on peut en changer. L’identité devient la place que le groupe donne à l’individu, ou plutôt la place qu’il choisit d’occuper dans le groupe en phase avec lui. C’est-à-dire que dans chaque groupe on peut avoir une identité différente, je peux m’habiller comme un sportif quand je vais avec des sportifs, même si je suis un très médiocre sportif, et je vais m’habiller à un autre moment comme un artiste parce que j’ai envie de cultiver cette apparence-là même si je n’ai aucune activité artistique.
Mais cette multiplicité des identités va-t-elle au-delà du Net ?
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Oui, car avec Internet, il y a une explosion des identités, d’abord dans le virtuel bien sûr, mais ensuite dans le réel. Il est normal que les enfants qui grandissent aujourd’hui en jouant plusieurs rôles sur Internet revendiquent plusieurs rôles aussi dans la réalité, et donc plusieurs identités ! Un garçon qui joue à être une fille sur Internet, puis qui joue à nouveau à être un garçon, il ne va pas avoir le même rapport au sexe que quelqu’un qui n’a jamais pu jouer ainsi et qui a toujours été ancré dans son sexe depuis la naissance. Ce n’est pas pour rien qu’aujourd’hui on assiste à beaucoup de revendications autour du droit à choisir son identité, voire son identité sexuée, parce qu’en effet, c’est la logique d’Internet… Et pour ceux qui pratiquent beaucoup Internet, elle a tendance à diffuser à la vie toute entière. C’est là pour moi la chose la plus intéressante : voir comment les technologies numériques ne nous changent pas seulement lorsque nous les utilisons, mais aussi au cœur des relations quotidiennes, même lorsque les technologies numériques ne sont pas là pour les médiatiser. Avoir aujourd’hui une multitude d’identités, c’est devenu la règle, et c’est un changement majeur.
Est-ce qu’il y en a d’autres, de changements importants au niveau de notre réalité psychique dans cette culture numérique ? Oui, il y en a d’autres. Le mécanisme principal de défense contre les tensions psychiques, en réponse aux contrariétés, n’est par exemple plus le refoulement. Le refoulement, c’est le modèle de la cocotte minute, imaginé par Freud. Pour lui, il y a la marmite des pulsions, des désirs, qui ne sont pas tous compatibles avec la vie sociale. Alors Freud imagine que chacun est obligé de mettre un couvercle sur la marmite : c’est le surmoi. Mais il y a tout de même une petite soupape de sécurité pour que la vapeur puisse s’échapper, et la vapeur en s’échappant peut faire de merveilleuses arabesques, c’est ce qu’on appelle la sublimation, qui s’incarne en particulier dans la création. Donc dans ce modèle du refoulement, il y a un avant, un pendant et un après. L’avant, c’est quand les pulsions sont débridées, l’enfant est exhibitionniste, il aime bien se montrer tout nu,
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il dit constamment des gros mots, ça l’amuse, il n’a pas le sentiment de voler quand il dérobe quelque chose à un copain, etc. Le pendant, c’est l’éducation des pulsions : il faut que les parents vissent le couvercle sur la cocotte minute pour faire comprendre à l’enfant toutes ses obligations… Enfin, il y a un après. Si l’opération a bien fonctionné, c’est la sublimation. Mais il peut y avoir échec, et c’est le retour du refoulé, qui conduisait justement les patients chez Freud. Or, aujourd’hui, nous ne sommes plus dans ce modèle-là, mais dans celui du clivage. Pour vous représenter le clivage, imaginez un Titanic qui ne pourrait pas couler, c’est-àdire un Titanic avec beaucoup de compartiments étanches. Ou si vous préférez un sousmarin. Dans chaque compartiment étanche, il y aurait des gens qui feraient des choses mais qui ignoreraient tout de ce qui se ferait dans le compartiment d’à côté. Eh bien aujourd’hui, le psychisme est un peu organisé sur ce modèle-là, c’est-à-dire que nous avons des zones dans notre psychisme qui fonctionnent chacune de manière séparée, et à un certain moment nous pouvons choisir d’habiter l’une de ces zones, donc nous nous comportons d’une certaine manière, et à un autre moment nous choisissons d’habiter une autre de ces zones et nous nous comportons d’une tout autre manière. Et entre ces zones, qu’est-ce qui va assurer l’étanchéité ? C’est le mécanisme du clivage qui établit une séparation étanche entre toutes ces zones de notre psychisme.
Mais pourquoi cette culture numérique favorise-t-elle cette mécanique du clivage au sein même de notre réalité psychisme, en fonction des contextes et de nos différents univers et bien sûr de nos moments de vie ? La nouvelle culture favorise à la fois la fin du refoulement et la mise en place du clivage. Tout d’abord, quand un enfant grandit aujourd’hui, il n’a pas la possibilité de construire le refoulement. Ses parents lui disent bien sûr qu’il ne faut pas dire des gros mots, l’invitent à travailler bien à l’école, mais lui-même voit constamment à la télévision, dans des fictions
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ou les actualités, des images qui contredisent ce que lui disent les parents : des héros qui parlent mal, agissent tout aussi mal, et qui par exemple gagnent beaucoup d’argent. Du coup, l’enfant a beaucoup de difficulté à réprimer à l’intérieur de lui ses désirs de transgression. Et comme il a du mal à les refouler, il les met dans une petite boîte, il va les «cliver» et en moduler l’expression selon les diverses situations qu’il rencontre, aussi bien réelles que virtuelles. Telle est la première raison pour laquelle les nouveaux medias dissuadent le refoulement et encouragent le clivage. L’autre raison est bien plus directement liée aux technologies d’Internet. Plus récente donc, elle tient au fait qu’Internet nous permet d’ouvrir successivement de multiples fenêtres sur notre écran… Quand nous ouvrons une fenêtre, nous sommes totalement dans le paysage de la fenêtre. Et puis quand nous fermons cette fenêtre et que nous en ouvrons une autre, nous sommes totalement dans le paysage de cette autre fenêtre. Eh bien, ce système de «windows» est de plus en plus celui que nous utilisons aujourd’hui dans notre vie psychique. Nous ouvrons une fenêtre, nous sommes avec des amis, nous nous comportons d’une certaine manière, puis nous changeons de milieu et ouvrons une autre fenêtre. Dans notre esprit, nous changeons de compartiment en quelque sorte, à l’intérieur même de notre sous-marin «mental» avec ses compartiments étanches. A chaque compartiment, c’est-à-dire à chaque fenêtre correspondent des attitudes, une identité, un mode de relation différents.
Il y a forcément des conséquences… Oui, ce phénomène a en particulier des conséquences considérables sur l’éducation… La principale d’entre elles est qu’aujourd’hui, dès qu’on change de lieu, dès qu’on change d’espace, il faut rappeler aux enfants les règles. Parce qu’un enfant n’emporte pas les règles avec lui : il rattache les règles à un espace spécifique. Il y a encore quinze ans, le professeur principal pouvait expliquer aux enfants les règles à respecter dans la classe, et quand l’enfant changeait d’enseignant et de salle de classe, il comprenait que ces mêmes règles s’appliquaient à cet autre espace et à cet autre enseignant. Aujourd’hui, quand le professeur principal explique dans une classe les règles et que les enfants
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changent de classe et de prof, souvent ils ne respectent plus ces règles… Le nouvel enseignant leur demande : «mais enfin, le professeur principal ne vous a pas expliqué les règles ?»... Les enfants répondent : «oui, mais c’était dans l’autre classe, c’était avec l’autre professeur, vous, vous ne nous avez rien dit». Ce n’est pas de la perversité, c’est que les règles sont désormais tributaires d’espaces, qu’elles varient en fonction des lieux, moments et personnes et qu’il faut donc constamment les rappeler. C’est la culture du clivage. Il y a un film qui en rend très bien compte, et qui a été plébiscité par les adolescents, c’est A History of Violence (2005) de David Cronenberg, où le même personnage est à la fois un bon père, bon mari, qui a un petit restaurant – Tom – et puis, d’un autre côté c’est une sorte de tueur fou et formidablement efficace, et il passe de l’un à l’autre sans transition et sans changer d’aspect. On voit bien la différence par rapport à la culture du livre et l’histoire de Dr Jeckill et Mr Hyde. Dans Dr Jeckill et Mr Hyde, il y a un avant, il y a un pendant de la transformation et un après. Et l’apparence change : Dr Jeckill boit un filtre, et après le filtre il devient Mr Hyde. Au fur et à mesure, c’est de plus en plus difficile pour le personnage de ne plus être Mr Hyde, mais il y a quand même cette idée que l’apparence change avec l’identité, et surtout qu’elle ne change que parce qu’il y a une opération précise et exceptionnelle qui va être accomplie : la prise du filtre qui explique à elle seule le changement. A l’inverse, dans A History of Violence, le héros change du tout au tout dans ses comportements, sa morale, ses références, mais il ne change pas d’aspect, et surtout rien ne nous indique d’où vient ce changement. Il n’y a ni filtre ni choc sur la tête, il n’y a pas de dérèglement apparent, simplement il change. Et ça, c’est un film qui a beaucoup plu aux ados, parce que c’est la culture du clivage, on est différent selon les différents espaces… Et il n’y a pas d’explication à donner. C’est comme ça. On habite des compartiments différents à chaque fois.
D’où la multiplication des avatars voire des pseudos chez les jeunes, qui est d’ailleurs sans doute l’un des
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moyens pour eux de contourner le problème des données personnelles qu’ils laissent sur la Toile… Oui, l’utilisation qui peut être faite de toutes les données personnelles que nous mettons sur Internet est l’une des questions qui me préoccupe le plus aujourd’hui. Comment faire en sorte que ces données personnelles ne nous échappent pas, qu’elles ne puissent pas être utilisées, soi-disant aujourd’hui pour nous séduire, dans le marketing ciblé, mais aussi comme une manière de contrôler nos déplacements, nos centres d’intérêt, nos affinités, nos regroupements et même nos pensées ? L’une des réponses à ce problème est le mouvement «midata» (ou «MyData») au Royaume-Uni, qui porte l’idée que chacun devrait pouvoir être propriétaire de ses données personnelles, en particulier de toutes celles que les entreprises possèdent sur lui. L’autre réponse est celle que vous mentionnez : beaucoup de jeunes aujourd’hui multiplient les adresses Internet, multiplient les pseudos et s’inscrivent sur Facebook sous des identités et des domiciliations et des âges complètement fictifs. La CNIL invite d’ailleurs à toujours changer de pseudo, toujours changer de mot de passe… La CNIL ne nous conseille pas de toujours utiliser des identités d’emprunt, mais c’est encore mieux de changer son identité souvent, pour se rendre le moins «traçable» possible. C’est ce que certains appellent «apprendre à se cacher en pleine lumière»… La lumière Internet est totale, et la seule façon de se cacher, c’est de changer constamment de masque, de brouiller les pistes en multipliant les identités. Car ce qui est le plus intéressant avec la technologie, c’est qu’elle crée à la fois le problème et la solution. Malheureusement, ce n’est pas parce que la solution existe qu’elle est utilisée. Et c’est là que l’éducation prend tout son sens, qu’il s’agisse d’apprendre à décrypter les images ou à utiliser au mieux ses mots de passe, pseudos et avatars…
Pouvez-vous préciser cette idée de l’importance cruciale de l’éducation ?
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Une éducation précoce à la compréhension des dangers et des bienfaits des écrans est d’autant plus indispensable que la plupart des jeunes ignorent le fait qu’Internet est un gigantesque marché, âprement discuté, dans lequel ils représentent, en tant qu’utilisateurs, une source de revenus dont on cherche à tirer parti par des moyens parfois douteux. En plus, beaucoup de jeunes ne savent tout simplement pas quelles conséquences peut avoir, par la suite, lors de la recherche d’un emploi, la publication sur YouTube de photographies ou de petits films réalisés avec leur téléphone portable. L’école doit prendre en charge cette formation qui implique de donner des repères à la fois théoriques et pratiques dès l’école primaire. Les repères théoriques concernent les modèles économiques et le marketing des divers médias (jeux vidéo, Skype, Facebook, YouTube…) ainsi que leurs spécificités. Quant aux repères pratiques, ils concernent notamment le droit à l’image, la différence entre espace intime et espace public avec le droit à l’intimité, et les trois règles fondamentales d’Internet : tout ce qu’on y met peut tomber dans le domaine public ; tout ce qu’on y met y restera éternellement ; et tout ce qu’on y trouve est indécidable et nécessite toujours la confrontation de sources multiples. Pour contribuer à cette entreprise d’éducation, l’Académie des Sciences rend public, en janvier 2013, un rapport intitulé «L’enfant et les écrans», ainsi qu’un module pédagogique destiné aux enseignants, de la grande section de maternelle au CM2. Ce module leur permettra d’initier les enfants aux fonctions du cerveau – notamment celles impliquées lors de son interaction avec les écrans – et de le guider dans la meilleure utilisation possible des mondes numériques. Ecouter le podcast tiré de l’entretien avec Serge Tisseron sur le site Culture Mobile.