Quelle actualité pour Saul Alinsky?

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Préface

Quelle actualité pour Saul Alinsky ?

Nic Görtz et Daniel Zamora

Saul Alinsky constitue l’une des figures les plus emblématiques de la culture populaire radicale aux États-Unis. Il demeure une référence dans la vie politique américaine, et garde toujours une influence non négligeable sur les mouvements « grassroots », les « community organizers » et tous ceux qui se réclament d’une conception de la politique mettant en avant l’action collective et les classes populaires plutôt que l’action institutionnelle. On peut regretter que seules ses méthodes et ses tactiques d’organisateur – à travers Rules for Radicals, ici traduit – aient été largement diffusées dans le monde anglo-saxon, et beaucoup plus timidement dans le monde francophone, au détriment de sa pensée plus générale sur la société, l’émancipation ou le marxisme. Alinsky, n’ayant fait globalement l’objet que d’ouvrages biographiques ou orientés sur ses tactiques d’organisation, a très vite été catalogué comme un activiste avec peu d’épaisseur politique dont l’entière synthèse conceptuelle tient dans une fiche pratique pour animateurs sociaux. Pourtant, sa pensée


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est loin d’être uniquement tournée vers la pratique immédiate et présente une richesse théorique et une utilité d’une grande actualité sur notre manière de penser la contestation et l’émancipation. Toutefois, cette apparente désertion théorique est notamment le fruit de la volonté d’Alinsky lui-même. En effet, il voulait sortir de la sociologie telle qu’il l’avait pratiquée durant ses années d’études à l’école de Chicago et marquer une rupture avec les intellectuels qu’il considérait comme trop modérés dans leur critique sociale. Le champ académique n’étant pas à ses yeux le vecteur du changement de l’ordre social, il rompt définitivement avec son travail universitaire en 1940 et décide de fonder l’Industrial Areas Foundation, organisation se consacrant à l’érection d’organisations communautaires dans les ghettos et quartiers défavorisés américains. Il est ainsi souvent considéré comme l’un des « pères » du « community organizing ». C’est donc pour son activité militante et sa construction de nombreuses organisations de quartier, de la fin des années trente jusqu’à sa mort en 1972, qu’il est surtout reconnu. Parallèlement à sa pratique militante, Alinsky n’aura de cesse d’écrire des articles importants sur sa vision de société ou les actions à entreprendre pour la « gauche » et les « radicaux ». Il entrera en discussion avec de nombreux courants politiques (communistes, trotskystes, anarchistes) et aura une correspondance avec des théoriciens comme Charles Wright Mills, développant une réelle réflexion sur les questions centrales de son temps – pouvoir, relations raciales, émancipation, révolution,… car la pratique d’organisation ne peut être découplée mécaniquement de la politique. Et si cet héritage n’a que très rarement été exploité, c’est avant tout parce qu’il se situe essentiellement dans des articles, des lettres et des archives qui


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pour beaucoup n’ont jamais été publiés1. Le but de cette courte préface, et de la présente réédition de Rules for Radicals, est donc de rendre à cet activiste, essentiellement commenté et discuté par des praticiens, sa dimension politique et théorique. De redéfinir Alinsky comme un penseur radical à part entière. La précédente édition française, ayant traduit Rules for Radicals en « Manuel de l’animateur social », a durablement nui à une lecture politique d’Alinsky en Europe, ce qui a eu pour conséquence de le cantonner dans le milieu du travail social. Notre préface vise donc à donner quelques clés de lecture beaucoup plus larges, radicales et politiques aux travaux d’Alinsky afin que la lecture d’Être radical ne reste pas – comme ce fut trop souvent le cas – un simpliste outil d’activisme social pour les travailleurs sociaux et un objet de dénigrement pour le monde intellectuel.

Retour sur l’angle aveugle de la gauche Le sens et les usages du mot « gauche » ont fait l’objet dans l’histoire d’un grand nombre de débats et de discussions politiques très riches. Cependant, le recul historique de la gauche au tournant des années soixante-dix a particulièrement ruiné cette question et réduit la « gauche » à une composante essentiellement institutionnelle. Aujourd’hui, et depuis plusieurs décennies, « politique de gauche » est devenu synonyme, dans le meilleur des cas, d’un programme orienté vers le service public et la redistribution des richesses. Les questions de l’État, du rapport aux institutions, de l’organisation même de la démocratie sont généralement évacuées. La lecture d’Alinsky permet de redonner de l’épaisseur à ce débat, de l’enrichir 1. Nous publions une liste non exhaustive des ces documents à la fin de l’ouvrage.


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de nouvelles dimensions – notamment organisationnelles –, pistes qui furent enterrées avec le projet de construire une réelle alternative au système capitaliste. C’est dans le cadre du débat sur la lutte contre la pauvreté aux États-Unis qu’Alinsky montre, de la manière la plus évidente, ce que devrait être une approche « de gauche ». En effet, les années soixante voient naître aux États-Unis un grand programme nommé par Lyndon Johnson « War on Poverty ». La pauvreté atteignant plus de vingt pour cent de la population, un certain nombre de lois et de réformes sont mises en place pour lutter contre le phénomène. Ce programme va susciter un important débat dans la communauté scientifique et militante autour de la pauvreté et de l’efficacité du programme public. Alinsky, parmi de nombreuses personnalités, participera à ce débat en y apportant une contribution spécifique avec un de ses plus fameux articles : The War on Poverty – Political Pornography. Analysant les questions de pauvreté du point de vue de l’action et du dynamisme des groupes concernés, il condamne ce programme charitable incapable d’émanciper réellement les pauvres. Il pense, à l’instar de Rancière, que les dépossédés n’ont pas besoin qu’on les aide, mais bien qu’on les émancipe. Aussi, lorsqu’un des responsables du programme de lutte contre la pauvreté déclare « que le programme a fait plus pour les noirs en 25 mois qu’Alinsky en 25 ans »2, Alinsky répond : « C’est la vérité. Nous n’avons jamais rien fait pour les noirs, nous avons travaillé avec eux. »3 Sa réponse est emblématique de l’essentiel de sa démarche : chercher avant tout à développer l’autonomie des 2. Saul Alinsky, The War on Poverty – Political Pornography, preparé pour l’Institute for Policy Studies, Washington, DC, 26 mai 1965, réimprimé par l’Organize training center. (Toutes les traductions sont l’œuvre des préfaciers.) 3. Saul Alinsky, The War on Poverty – Political Pornography, op. cit.


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pauvres, leur donner leurs propres outils organisationnels et politiques. Il veut leur apprendre à développer « du pouvoir », c’est-à-dire la capacité à agir collectivement pour défendre ou revendiquer des droits. « Les gens ne reçoivent pas l’opportunité, la liberté, l’égalité ou la dignité comme on reçoit un cadeau ou un acte de charité. Ils ne les reçoivent que par l’acte de les prendre au prix de leurs propres efforts. »4 Il n’y a là aucun principe moral ou éthique, mais les conditions mêmes d’une réelle efficacité. J’aurais de sérieux doutes quant à la mise en place un programme contre la pauvreté qui aiderait et travaillerait avec les pauvres jusqu’à ce qu’eux-mêmes soient capables, par leur propre pouvoir organisé, de fournir de bonne foi de légitimes représentants de leurs interêts qui s’assoiraient à la table et auraient un mot important à dire tant sur la formulation que sur la mise en œuvre du programme. [Car] ceci voudra dire que les pauvres organisés auront alors suffisamment de pouvoir pour menacer le statu quo en contraignant l’establishment à apporter un programme contre la pauvreté réel, décent et sérieux.5

L’approche que préconise Alinsky est donc radicalement différente de celle de la gauche classique. Cette gauche se méfie du « peuple » et défend des réformes élitistes depuis les institutions de pouvoir en excluant de facto les opprimés de toute décision les concernant. Apporter de l’aide aux gens sans leur donner en même temps l’occasion de jouer un rôle actif, sans les laisser apporter leur quote-part, ne contribue en rien au développement de l’individu. Au sens profond du terme, cela revient non pas à donner mais en réalité à prendre, prendre leur dignité. Refuser aux gens l’occasion 4. Marion K. Sanders, Saul Alinsky, The Professional Radical, Harper & Row, New York, 1970, p. 45. 5. Saul Alinsky, The War on Poverty – Political Pornography, op. cit.


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de participer, c’est leur refuser la dignité de l’homme, c’est dire « non » à la démocratie. Cela ne peut marcher.6

Cette question de la participation, de la prise en main du pouvoir a d’ailleurs été l’objet principal du désaccord entre la jeune Hillary Clinton, alors étudiante, et Alinsky lorsque ce dernier lui proposa de travailler pour son organisation, l’Industrial Areas Foundation. En pleine ascension sociale, la jeune Hillary Rodham préféra s’investir en politique au sein du parti démocrate, alors qu’Alinsky refusait cette option par principe. Elle écrira dans ses mémoires que malgré leurs points communs, ils s’opposaient « sur un point fondamental : il estimait qu’on ne pouvait changer le système que de l’extérieur »7. Par cette opposition, il fait comprendre très clairement à Hillary Clinton que son but est d’organiser les démunis afin d’affronter « le gouvernement et le pouvoir économique »8. Pour Alinsky, la jeune Hillary Clinton ne fait que reproduire l’idéologie des élites exigeant constamment des dépossédés de s’exprimer via les formes légales et institutionnelles de la politique. « Si tu es un possédant et que tu veux le rester, alors tu affirmes constamment le caractère sacré des lois et la responsabilité d’un changement graduel par des voies acceptées. »9 De ce point de vue, Alinsky s’inscrit définitivement dans la perspective d’une gauche anti-institutionnelle, une gauche « par le bas ». Cette célèbre formule du marxiste américain Hal Draper renvoie à de nombreux égards à Alinsky. Bien qu’il ne s’intéressât pas vraiment au socialisme, ni à l’idée d’une révolution au sens marxiste du terme, Alinsky en partageait cependant la conception plus générale de la politique : un cli6. Saul Alinsky, Être radical, p. 177. 7. Hillary Clinton, Mon Histoire, Fayard, Paris, 2003, p. 60-61. 8. Ibidem, p. 60. 9. Saul Alinsky, Reveille for Radicals, p. 225.


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vage davantage fondé sur le type de participation populaire permis par le système que sur ses modes de gestion de l’économie. Pour Draper, « ce qui unit les nombreuses différentes formes de socialisme par en haut, c’est la conception que le socialisme (ou une imitation raisonnable de celui-ci) doit être octroyé aux masses reconnaissantes, d’une manière ou d’une autre, par une élite dirigeante qui n’est pas soumise à leur contrôle »10. Cette distinction « haut – bas », en grande partie partagée par Alinsky, le mène à mettre dans le même sac le socialisme réel et le capitalisme, qu’il conçoit comme deux formes politiques de dépossession participative des masses. À l’inverse, être « radical » présuppose une vision différente de la participation et des rapports entre le « haut » et le « bas ». Le cœur du socialisme par le bas réside dans la vision que le socialisme ne peut être réalisé que par l’auto-émancipation des masses mobilisées et en mouvement, s’efforçant d’atteindre la liberté de leurs propres mains, mobilisées par en bas en un combat pour prendre en charge leur propre destin, comme actrices (et non seulement comme sujettes) sur la scène de l’histoire.11

Ainsi, si Alinsky ne prend pas part officiellement au débat idéologique de système (socialisme vs capitalisme), il s’insère cependant totalement dans cette vision « par le bas » de la politique, cette exigence d’auto-organisation des opprimés. Sa vision essentiellement politique et organisationnelle n’est cependant pas pour autant dénuée de références à l’économie ou au capitalisme. La propriété privée n’est pas pour lui le droit fondamental, s’opposant ainsi au libéralisme classique. Une des questions centrales est donc celle de la possession collective ou privée des moyens de production. 10. Hal Draper, Les deux âmes du socialisme, Syllepse, Paris, 2008, p. 41-42. 11. Hal Draper, Ibidem, p. 42.


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Les radicaux ont l’espoir d’un avenir où les moyens de production seront détenus par l’ensemble de la population plutôt que par une poignée d’individus. Ils ressentent que le contrôle minoritaire des moyens de production est nuisible aux larges masses, non seulement à cause des monopoles économiques, mais aussi parce que le pouvoir politique inhérent à cette forme d’économie centralisée n’augure rien de bon pour l’expansion d’un style de vie démocratique12. Cette vision très ancrée dans la tradition socialiste se double cependant d’une grande méfiance à l’égard de toute centralisation et d’une préférence pour l’autonomie et la décentralisation du pouvoir de décision. La démocratie, selon Alinsky, doit se construire à partir de la base et non du sommet. « Le radical s’intéresse d’aussi près à la planification sociale qu’il est suspicieux et rétif à tout idée de planification qui irait du haut vers le bas. La démocratie, pour lui, fonctionne de bas en haut. »13

Une analyse du pouvoir et des institutions : le manque de pouvoir Le diagnostic des problèmes sociaux, fondé sur des analyses scientifiques en conflit, a toujours été – et sera toujours – un enjeu de luttes politiques. Selon qu’on déclare la pauvreté comme résultat d’une forme d’irresponsabilité et de dépendance des pauvres vis-à-vis de l’État, ou comme la résultante d’un rapport de pouvoir, les solutions seront bien entendu différentes. La perspective d’action politique d’Alinsky est enracinée dans ces rapports de pouvoir, de domination et d’oppression aux visages particuliers ou institutionnels. Ainsi, son scepticisme ostentatoire à l’égard de la démocratie parlemen12. Ibidem, p. 25. 13. Ibid., p. 17.


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taire au sens formel est en réalité le fruit d’une réflexion sur les causes de l’oppression. Si l’oppression n’était que le résultat d’un manque de ressources économiques, des politiques sociales proches de la charité pourraient renverser la vapeur. S’il est indéniable que les ressources économiques déterminent en dernière instance les conditions de vie, Alinsky porte également le regard sur les ressources de pouvoir : « Un programme anti-pauvreté doit tacler non seulement la pauvreté économique mais également la pauvreté politique. »14 Aussi, cette double inégalité de distribution des ressources peut servir de grille de lecture à l’ensemble des domaines où s’exerce l’oppression sociale : salaires, ségrégation, chômage,… L’action d’Alinsky vise donc à redistribuer les ressources économiques et les ressources de pouvoir. Or, dans le cas des dépossédés, ces dernières naissent de la masse, et particulièrement de l’organisation de cette masse contre les institutions accaparées par les groupes dominants.

Institutions d’État, dépossession et désorganisation politique Alinsky se positionne nécessairement dans une critique du système politique libéral vu comme un système de dépossession politique. En effet, si Alinsky critique la démocratie, c’est surtout pour la manière dont elle exclut l’immense majorité de la population de la participation politique15. Une démocratie qui ne fait pas participer ses citoyens à la vie publique est condamnée à mourir de « paralysie »16. D’après Alinsky, il faut voir dans ce manque de participation une volonté délibérée des possédants d’éviter toute remise en question du statu quo qui 14. Saul Alinsky, The War on Poverty – Political Pornography, op. cit. 15. Saul Alinsky, Reveille for Radicals, p. 193-194. 16. Ibidem, p. 194.


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les avantage. Alinsky n’hésite donc pas à rejeter l’ensemble des institutions des dominants : « La justice, la moralité, la loi et l’ordre ne sont dans la bouche des riches que des mots vides qui ne servent qu’à justifier le maintien du statu quo. »17 Par ces appels aux valeurs, aux intérêts supérieurs, les possédants veulent conserver ce qu’ils ont et non le voir remis en question par une hypothétique participation populaire. À cette fin, et pour préserver le monde tel qu’il est, les lois seront des lois partiales dirigées contre les dominés aussi longtemps que ceux-ci feront germer les idées de changement de système. Ils se serviront des institutions et de leurs bras armés comme instruments de désorganisation, de destruction des formes de mobilisation collective et de participation politique des dominés. Pour assurer le statu quo, les puissants chercheront à rendre les masses inoffensives, inactives. « Laissez les masses rester inertes, l’esprit inoccupé ; ne les dérangez pas, ne les réveillez pas ; ne les mettez pas en marche… »18 La dépossession des opprimés par leur désorganisation politique consiste donc à briser toute possibilité d’action politique en les privant de possibilité d’organisation collective autonome, à les forcer à s’exprimer au travers des « canaux légaux » et à atomiser le plus possible leurs pratiques politiques. Cette mise à l’écart du politique des classes populaires constitue un point central de la critique d’Alinsky. Les élites ne veulent pas organiser les démunis, leur céder les instruments de leur propre émancipation : « À quelques exceptions près, tous ces leaders, indépendamment des partis ou des affiliations, ont en commun une peur profonde et une suspicion à l’égard des masses. »19 Les fondations du système de l’élite reposent sur 17. Saul Alinsky, Être radical, p. 59. 18. Saul Alinsky, Reveille for Radicals, p. 192. 19. Ibidem.


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« les masses populaires qui se sont vu – et se voient toujours – confisquer l’opportunité de participer ; qui sont frustrées perpétuellement et réduites au silence depuis si longtemps qu’elles ont perdu leur voix »20. Aussi, les instruments légitimes élaborés par les pouvoirs en place ne peuvent-ils pas être source de pouvoir pour les opprimés, inopérants qu’ils sont à constituer des leviers de changements. Ainsi, la conception d’une politique de gauche est duale : elle ne peut être uniquement saisie au travers d’un programme social d’aide institutionnelle aux dépossédés, elle doit également œuvrer au renforcement du pouvoir de ceux-ci. C’est par cette conception duale que l’organisation apparaît essentielle pour les dépossédés : en elle réside la source de leur pouvoir. Face aux dominants, les ressources sont limitées, et passent nécessairement par l’organisation. « Les deux principales sources du pouvoir ont toujours été l’argent et les hommes. »21 Selon Alinsky, il ne semble pas possible pour les dépossédés de développer leur « propre voix » en faisant fi du développement de leur organisation. C’est par leur organisation qu’ils pourront devenir une force agissante, un collectif mobilisé. L’organisation est donc la seule source de pouvoir collective et durable pour les dépossédés. Dans sa conception, Alinsky élargit substantiellement la notion de pouvoir et son champ d’étude. Le pouvoir n’est plus seulement défini par les positions occupées au sein de la structure sociale – et de l’État plus particulièrement –, mais comme la capacité par un groupe social donné de mobiliser ses ressources via ses formes organisationnelles afin d’agir collectivement en fonction de ses intérêts et d’acquérir ainsi du poids dans 20. Ibid. 21. Saul Alinsky, Être radical, p. 182, note de bas de page.


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l’arène politique. À la différence de la majorité des penseurs et leaders de la gauche classique, Alinsky voit dans l’autonomie des classes populaires vis-à-vis des instruments de la classe dominante l’enjeu fondamental de l’émancipation. Chez lui, cette autonomie est essentiellement organisationnelle et consiste à donner aux opprimés leurs propres outils d’action politique et sociale, ne les laissant pas dépendants des outils institutionnels contrôlés par l’État. C’est dans cette perspective que son travail s’apparente à celui du syndicalisme. Si la gauche réfléchit et spécule longuement sur la domination, ses manifestations et les modalités de sa reproduction, les façons de les combattre constituent un désert théorique. Les questions d’organisation n’ont que rarement la place qu’elles méritent. Lire Saul Alinsky éclaire sur l’importance centrale de ces questions dans la problématique de l’action collective et de l’émancipation. L’abandon des classes populaires par la gauche sociale-démocrate et la destruction de leurs outils politiques (partis, syndicats,…) dans le tournant des années soixante-dix impose à la gauche de se ressaisir de cette question et de redévelopper une ligne qui organise et substitue, pour les opprimés, le pouvoir à la charité. Sans sa puissance matérielle, l’émancipation n’est qu’un discours. La réflexion organisationnelle est ce qui sépare, pour Alinsky, le radical en paroles du vrai radical. Il fait partie des rares auteurs qui ne voient pas que la misère dans la domination (cantonnant dès lors l’action à la charité), mais également la révolte possible, la construction possible de la contestation. Il nous apprend donc que toute forme de domination n’est pas seulement domination, mais également une source potentielle de collectif, d’action, de libération. Ainsi, Alinsky s’oppose totalement à ceux qui – pour reprendre la phrase de Marx – « cherchent la science et ne font que des systèmes » car « ils ne


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voient dans la misère que la misère, sans y voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne. Dès ce moment, la science produite par le mouvement historique, et s’y associant en pleine connaissance de cause, a cessé d’être doctrinaire, elle est devenue révolutionnaire. »22 Comprendre la domination par son devenir possible et non par son simple aspect négatif, c’est nécessairement penser continuellement des perspectives d’action, d’organisation et d’émancipation sociale.

L’héritage d’Alinsky En 1972, quelques mois avant sa mort, Alinsky revient de manière critique sur son propre héritage en évoquant dans un entretien l’exemple du revirement de la communauté d’une banlieue de Chicago. Cette communauté, qu’il avait organisée vingt-cinq années auparavant, est devenue une banlieue violemment ségrégationniste, comme alors toute autre communauté blanche de la middle-class américaine. Il avait organisé cette communauté dans le milieu des années quarante. Gangrénée par un racisme fascisant exalté par des bandes rivales, l’unité de cette communauté mêlant Irlandais, Polonais et autres tenait aux conditions misérables dans laquelle ses habitants survivaient. C’était l’une des banlieues les plus crasseuses des États-Unis. Taudis insalubres, chômage ou salaires de subsistance et maladies étaient le lot commun. L’arrivée d’Alinsky et la mise sur pied d’une organisation avaient progressivement changé la donne et au terme d’âpres luttes, la communauté avait gagné ses droits. Les causes du revirement seraient, pour certains de ses proches, à chercher partiellement au sein même de la démarche organisationnelle 22. Karl Marx, Misère de la philosophie, p. 149.


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d’Alinsky. Mike Miller, organisateur de communauté pendant cinquante ans et directeur exécutif d’un centre de formation d’organisateurs, notait qu’Alinsky avait lui-même observé que la durée de vie de ses organisations était de cinq ans, après quoi elles étaient absorbées dans des programmes gouvernementaux ou mouraient23. C’est ici que devient saillant le manque de perspective mais également – et sans doute est-ce lié – le manque d’analyse politique à long terme d’Alinsky pour ses organisations. Si l’organisation ne survit pas à son leader initial, c’est que l’organisation n’a pas de mission au-delà de la résolution des intérêts immédiatement exprimés. C’est que les causes des problèmes généraux qu’ils cherchent à résoudre n’ont pas été mises à l’agenda des organisations mobilisées. Chambers24, proche collaborateur et héritier spirituel d’Alinsky, disait que radical voulait dire « qui va à la racine du problème ». C’est parfois cela qui a manqué aux méthodes d’organisation d’Alinsky : la radicalité politique. La capacité de voir la profondeur de l’océan par-delà les vagues des événements. De repérer les contradictions au fondement de notre société. De faire de leur résolution la perspective lointaine du travail d’organisation. Sa volonté de donner une très grande autonomie politique aux organisations communautaires locales et d’y organiser les acteurs sur base de leurs intérêts immédiats a fait gagner de nombreuses batailles, mais pas la guerre. Sans doute s’agit-il de deux types de travaux distincts, de deux types d’organisations différentes. Alinsky a construit des organisations de court ou de moyen termes, exceptionnelles 23. Mike Miller, « Alinsky for the Left : The Politics of Community Organizing » in Dissent - Volume 57, Number 1, Winter 2010, p. 44. 24. Edward Chambers, Roots for Radicals, Organizing for Power, Action and Justice, New York, The Continuum International Publishing Group Inc., 2004, p. 13.


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pour résoudre des problèmes immédiats et criants. Elles reposent initialement sur d’excellents organisateurs, capables de faire des alliances, d’aller au conflit et de trouver des compromis. La reconnaissance dont ils bénéficient est immédiate. Mais, livrées à elles-mêmes après le départ de l’organisateur, ces structures ont dépéri, ou ont été dévoyées. Que se passerait-il si ces organisations étaient regroupées, coordonnées à partir d’un nouveau type d’organisation qui, sur base de l’expérience de toutes les organisations locales, fournirait une analyse politique permettant de voir au-delà des particularismes locaux pour identifier les contradictions fondamentales ? Ce nouveau type d’organisation serait composé d’organisateurs et d’analystes politiques. C’est en partie ce débat qu’Alinsky a laissé à ses nombreux héritiers comme Ed Chambers, Mike Miller ou Nicholas Von Hoffmann25 qui, aujourd’hui encore, discutent de ses méthodes et de ses réalisations. Si Alinsky laisse un chantier ouvert, et largement débattu, son travail inspire aussi, actuellement, le mouvement Occupy Wall Street et de jeunes activistes partout dans le monde. Cette permanence de son influence dans les milieux engagés est le signe qu’Alinsky n’est pas uniquement une pensée abstraite, mais bien vivante. Marx disait que les philosophes n’avaient fait qu’interpréter le monde de différentes manières et que ce qui importe, c’est de le transformer. À ce titre, Alinsky touche au cœur de la question : l’organisation des opprimés, instrument fondamental de transformation sociale.

25. Tous trois auteurs de travaux très politiques sur l’agitateur : Nicholas Von Hoffman, Radical : A Portrait of Saul Alinsky, Nation Books, 2010 ; Ed Chambers, Roots for Radicals, Organazing for Power, Action and Justice, Continuum, 2003 ; Mike Miller, « Alinsky for the Left : The Politics of Community Organizing » in Dissent - Volume 57, Number 1, Winter 2010, p. 44.


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