Enseignant et neutre ?
Sous
la direction de
Bernadette WIAME
Les obligations en Communauté française de Belgique
D
turs enseignants de la Communauté française de suivre une formation à la neutralité de 20 heures. Hautes écoles, établissements de promotion sociale, écoles supérieures des arts et institutions universitaires ont donc intégré cette formation dans le cursus du diplôme pédagogique ou de l’agrégation. Ce livre est le fruit d’un travail pluridisciplinaire et collectif qui construit, au gré des différentes contributions, une réflexion sur les différentes facettes de la neutralité. • La première partie propose un cadre de réflexion à partir d’une approche philosophique (M. Dupuis - UCL) et juridique (X. Delgrange - FUSL). • La deuxième partie apporte un regard pluriel sur l’articulation de la question de la neutralité avec les religions (J. Scheuer - UCL), la laïcité (B. Decharneux - ULB), le pluralisme (V. Dortu - ULg), la recherche scientifique (B. Hespel - FUNDP). • La dernière partie donne la parole à des praticiens du terrain confrontés à la question de la neutralité.
Enseignant et neutre ? propose un regard pluriel sur la question de la neutralité dans l’enseignement en Communauté française, une réflexion ouverte, voire parfois contradictoire, jamais dogmatique.
ENSEIGNEMENT SECONDAIRE
Pédagogie générale Sciences & mathématiques
ISBN 978-2-8041-0768-0
ENSNEU
ENSNEU-cov.indd 1
Enseignant et neutre ?
epuis 2004, deux décrets (de 1994 et de 2003) imposent à tous les fu-
Enseignant et neutre ? Les obligations en Communauté française de Belgique Préface de Guy Haarscher et Gabriel Ringlet
Sciences humaines Ouvertures
www.deboeck.com
14/09/10 11:38:00
able des matières Préface
5
Introduction
11
PARTIE 1
APPROCHES PHILOSOPHIQUE ET JURIDIQUE
15
Chapitre 1
Neutralité : ouverture de la question
17 22
BIBLIOGRAPHIE Chapitre 2
La neutralité dans l’enseignement : repères historiques et juridiques
BALISES HISTORIQUES La liberté d’enseignement rétablie par la Constitution de 1831 Les guerres scolaires L’apparition du droit international des droits de l’homme Le Pacte scolaire La communautarisation de l’enseignement La définition de la neutralité par les communautés
23 25 25 26 28 28 30 32
LES TROIS STRATES DE LA NEUTRALITÉ DE L’ENSEIGNEMENT EN COMMUNAUTÉ FRANÇAISE 33 Le réseau de la Communauté, la neutralité constitutionnelle 33 La neutralité, respect des convictions des parents et des élèves 34 Les précisions apportées par les communautés, la neutralité positive 34 La formation et l’adhésion des enseignants 36 Le droit pour les élèves de choisir entre l’enseignement de la religion ou de la morale 37 Le réseau officiel subventionné, une neutralité moins contraignante 40 La neutralité conjuguée à la liberté des méthodes pédagogiques 40 La formation et l’adhésion des enseignants 41 Le droit pour les élèves de choisir entre l’enseignement de la religion ou de la morale 41 Le réseau libre subventionné, le respect des libertés et de l’égalité 41 L’égalité des élèves 41 Le respect des convictions des parents, élèves et étudiants 42
Table des matières
163
La formation aux droits de l’homme Les cours de religion dans l’enseignement libre confessionnel Le cas particulier des établissements libres adhérant à la neutralité
164
42 43 43
LES DÉBITEURS DE LA NEUTRALITÉ Les autorités politiques Les établissements scolaires Les enseignants Les élèves ?
43 44 44 45 47
CONCLUSIONS
49
BIBLIOGRAPHIE
51
PARTIE 2
REGARDS PLURIELS
53
Chapitre 3
Religions et neutralité
55
UN LARGE ÉVENTAIL DE TRADITIONS
55
NE PAS ENFERMER DANS DES DÉFINITIONS
56
UN MANQUE CRUEL D’EXPÉRIENCE ET D’EXPERTISE
57
DIFFÉRENTS TYPES DE RELIGIONS
59
DES MANIÈRES DIFFÉRENTES DE SITUER L’AUTRE
60
UNE CURIEUSE LOI D’EXPANSION OU DE DILATATION
61
LA COMPARAISON ET LE COMPLEXE DE SUPÉRIORITÉ
62
L’IMPRÉGNATION DES CULTURES ET LE DÉFI DE LA NEUTRALITÉ
63
LE MOUVEMENT LONG DE LA SÉCULARISATION
63
LA NAISSANCE DES « SCIENCES DES RELIGIONS »
64
DES ÉTUDES HISTORIQUES ET COMPARATIVES
65
L’APPRENTISSAGE DE LA DIFFÉRENCE
65
LE « FAIT RELIGIEUX » ET LA « BONNE DISTANCE »
66
LES RELIGIONS ET LA CONNAISSANCE
67
DES DÉCLARATIONS DE PRINCIPE À LA MISE EN PRATIQUE
68
FACE AU DÉFI DE LA RECHERCHE AUTONOME : LE CAS DU BOUDDHISME…
69
…ET CELUI DES MONOTHÉISMES DE RÉVÉLATION
70
…SANS OUBLIER DE NUANCER LES ANALYSES !
70
L’APPRENTISSAGE DE LA NEUTRALITÉ
71
BIBLIOGRAPHIE
73
Enseignant et neutre
Chapitre 4
Neutralité et laïcité : la singularité belge
75
1
INTRODUCTION
75
2
LES GRANDES ÉTAPES DU PROCESSUS DE LAÏCISATION EN FRANCE ET EN BELGIQUE a) La laïcité en France : de la Révolution à la loi de 1905 La Révolution de 1789 et la sécularisation de la société Vers Jules Ferry et la question scolaire 1905 : la loi de séparation b) La laïcité en Belgique Laïcité et Constitution Les guerres scolaires c) Comparaison entre les systèmes belge et français
77 77 77 78 79 81 81 81 82
3
LA FRANC-MAÇONNERIE ET SA BELGITUDE…
84
4
ET LA NEUTRALITÉ DANS TOUT ÇA ?
87 88
BIBLIOGRAPHIE Chapitre 5
Neutralité et pluralisme : condition citoyenne
91
LES DÉCRETS SUR LA NEUTRALITÉ
91
DÉFINIR LA NEUTRALITÉ
92
LA NEUTRALITÉ COMME CONDITION DE POSSIBILITÉ DU PLURALISME
95
LA NEUTRALITÉ, CONCEPT CITOYEN
97
L’APPRENTISSAGE DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION
101
LA DISCUSSION ARGUMENTÉE COMME PISTE DE SOLUTION
102
BIBLIOGRAPHIE
103
Chapitre 6
Science et neutralité
QU’EST-CE QUE LA NEUTRALITÉ ?
105 106
QU’EST-CE QUE LA SCIENCE ?
111
UN EMBARRAS INACCEPTABLE
117
Y A-T-IL DU BIEN ?
119
Y A-T-IL DU VRAI ?
120
Y A-T-IL DES FAITS ?
125
UN ENSEIGNANT PEUT-IL ÊTRE NEUTRE ?
130
CONCLUSION
132
BIBLIOGRAPHIE
133
Table des matières
165
PARTIE 3
ÉCHOS DU TERRAIN
135
Chapitre 7
Confessionnalité et neutralité Regards sur l’enseignement catholique francophone aujourd’hui
137
Chapitre 8
L’école officielle et son devoir de neutralité
143
Chapitre 9
Quelles pratiques pédagogiques de la neutralité ? 147
1
NEUTRALITÉ, DITES-VOUS…
147
2
LE DÉCRET N’EST POURTANT PAS NEUTRE
148
3
LES PROGRAMMES NE SONT POURTANT PAS NEUTRES
150
4
LES ENSEIGNANTS NE SONT POURTANT PAS NEUTRES
150
5
ALORS, QUELLE NEUTRALITÉ ? Une neutralité qui est davantage une mise en veilleuse qu’un silence Une neutralité qui prend soin de l’élève Une neutralité qui prend soin de l’enseignant Une neutralité qui prend soin des autres
151 151 151 152 152
6
QUELQUES SOUHAITS Une école pluraliste plutôt qu’une école neutre Une école qui éduque et pas seulement qui instruit Des enseignants formés aussi aux traditions religieuses
152 152 153 154
Annexes
157
DÉCRET DU 31 MARS 1994 DÉFINISSANT LA NEUTRALITÉ COMMUNAUTÉ
157
DE L’ENSEIGNEMENT DE LA
DÉCRET DU 17 DÉCEMBRE 2003 ORGANISANT LA NEUTRALITÉ INHÉRENTE À L’ENSEIGNEMENT OFFICIEL SUBVENTIONNÉ
166
Enseignant et neutre
160
Introduction Bernadette Wiame
Depuis 2004, suite aux décrets de 1994 et de 2003, tous les futurs enseignants de la Communauté française de Belgique sont obligés de suivre une formation à la neutralité. Hautes écoles, établissements de promotion sociale, écoles supérieures des arts et institutions universitaires ont donc intégré cette formation dans le cursus du diplôme pédagogique ou de l’agrégation. L’Académie Louvain, regroupant l’Université Catholique de Louvain (UCL), les Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix de Namur (FUNDP), les Facultés Universitaires Saint-Louis de Bruxelles (FUSL) et les Facultés Universitaires Catholiques de Mons (FUCAM), a ainsi organisé un nouveau cours intitulé « Fondements de la neutralité » qui veut offrir aux étudiants matière à réflexion, riche et ouverte, sur la question de la neutralité. L’objectif est de permettre aux étudiants de se situer en adultes responsables dans les écoles neutres mais aussi, plus largement, dans une société pluraliste et multiconvictionnelle. À chaque séance du cours, un conférencier, professeur dans l’une des universités francophones du pays, est invité à traiter de la question de la neutralité en lien avec sa charge académique, voire ses convictions : des professeurs de l’UCL, des FUNDP, de l’ULB ou encore de l’ULg livrent ainsi aux étudiants leurs analyses et commentaires sur le sujet. En tant que collaboratrice pédagogique de ce cours, j’ai été personnellement séduite par ce programme. On ne garde pas ses richesses pour soi et le retour de l’autre peut nuancer la réflexion. D’où l’idée de ce livre… un ouvrage pluridisciplinaire et collectif qui construit, chapitre par chapitre, une réflexion sur les différentes facettes de la neutralité. Enseignant et neutre se divise en trois parties. La première partie propose un cadre de réflexion à partir d’une approche philosophique et juridique. Michel Dupuis (UCL) ouvre la question dans le chapitre 1 en situant la neutralité comme processus dynamique trouvant son inspiration dans ce qu’il nomme « le
Introduction
11
triple soin » : une forme particulière d’attachement et d’attention à soi, à autrui et aux autres, que l’on peut nommer le respect. Le chapitre 2 se devait de travailler les repères historiques et juridiques de la neutralité de l’enseignement en Communauté française de Belgique. Xavier Delgrange (FUSL), juriste, retrace les grands moments de l’histoire de notre enseignement – notamment le fameux Pacte scolaire – et analyse les décrets définissant la neutralité à partir des réseaux scolaires : une neutralité constitutionnelle pour la Communauté, une neutralité moins contraignante pour l’enseignement officiel subventionné et le respect des libertés et de l’égalité dans le réseau libre subventionné. Il pose ensuite la question des débiteurs de la neutralité, à savoir qui est concrètement astreint à la neutralité et quelles obligations pèsent sur lui. La deuxième partie de l’ouvrage apporte un regard pluriel sur la question de la neutralité en montrant comment elle peut s’articuler notamment avec les religions, la laïcité, la recherche scientifique, le pluralisme. Dans le chapitre 3, Jacques Scheuer (UCL) rappelle que les classes ou les auditoires sont composés d’un large éventail de convictions religieuses. Dans ce cadre, la neutralité n’est ni l’absence de la dimension religieuse, ni sa méconnaissance, même si le citoyen européen manque cruellement d’expérience et d’expertise face à la pluralité religieuse. Si on ne connaît pas ou si on connaît mal les religions, on a tendance à englober les autres dans sa propre vision du monde et dans une interprétation qui peut aboutir au rejet ou à l’exclusion. C’est pourquoi une brève typologie et une réflexion sur les religions sont présentes dans ce chapitre. Suivant cette dynamique de la découverte de l’autre, Baudouin Decharneux (ULB) développe dans le chapitre 4, deux facettes de l’histoire de la sécularisation de la société en Belgique : la laïcité (mise en parallèle avec la situation française) et la franc-maçonnerie. Au terme de ce bref parcours, il conclut que la neutralité en Belgique fut et est une façon d’éviter les tensions et conflits. Il s’agit avant tout d’une posture philosophique débattue, contestée ou défendue qui aujourd’hui, sans être incompatible avec l’engagement personnel religieux ou convictionnel, invite les enseignants à une exigence sur des façons de penser et d’être qui devraient rassembler plutôt que diviser. Dans le chapitre 5, Véronique Dortu (ULg) introduit les concepts de neutralité « politique » et de neutralité « philosophique ». La neutralité « politique » pratique un devoir d’abstention en vue du respect de la population multiculturelle, en ce sens elle garantit le pluralisme des convictions. La neutralité « philosophique » est une option qu’on ne peut soutenir. Elle est synonyme de pensée unique et totalitaire car la pratiquer, c’est s’abstenir d’esprit critique, refuser la confrontation des idées et c’est dès lors autoriser à coup sûr la nécrose des potentialités de la raison. Et l’auteur de mettre en garde que les décrets ne se fassent comprendre de la sorte.
12
Enseignant et neutre
Pour les futurs professeurs de sciences, il restait à poser la question du lien entre sciences et neutralité. Bertrand Hespel (FUNDP) s’y consacre dans le chapitre 6 en questionnant les décrets : appliqués à la lettre, ne mènent-ils pas à un relativisme épistémologique et un relativisme moral ? Grave question ! Finalement y a-t-il du vrai ? Y a-t-il du bien ? Et si oui, pourquoi ne pas aider les élèves à les rechercher au lieu de se contenter de les « encourager à construire librement leur vérité, leurs valeurs » comme il est dit dans le décret de 2003 ? Est-ce à dire qu’il faut refuser de se plier à ce décret ? Enfin, la troisième partie de ce livre donne la parole à des praticiens du terrain qui sont confrontés chaque jour à la question de la neutralité. Avec la notion de « neutralité d’action » différente de la « neutralité d’abstention », Jacques Vandenschrick (SeGEC1) apporte un regard sur l’enseignement catholique francophone aujourd’hui, prenant acte du pluralisme de ses acteurs et de son public. Préfet d’un athénée, Eric Thirion aborde la question du foulard islamique. Dans le dernier chapitre, la parole est laissée aux étudiants. C’est à eux qu’il revenait logiquement de terminer l’ouvrage puisque ce sont eux qui vont prendre le relais. Quels regards ont-ils sur les décrets ? Quelles pratiques pédagogiques de la neutralité ont-ils envie de mettre en œuvre après avoir suivi cette formation ? Comme nous l’avons dit au départ, l’option prise dans cet ouvrage est d’offrir un regard pluriel sur la question de la neutralité dans l’enseignement de la Communauté française de Belgique. La réflexion se veut ouverte, voire parfois contradictoire, jamais dogmatique. Invitation est donc faite au lecteur de continuer le débat que nous avons entamé.
Une remarque rédactionnelle : Les auteurs de cet ouvrage ont accepté de limiter la longueur des textes et de ne pas alourdir la lecture par des références bibliographiques trop nombreuses et des termes trop techniques. Nous les en remercions. Nous remercions également Bernadette Noël et Anne Grzyb pour leur contribution au dernier chapitre.
1
Secrétariat général de l’enseignement catholique.
Introduction
13
hapitre 2 La neutralité dans l’enseignement : repères historiques et juridiques 1
Xavier DELGRANGE Chargé d’enseignement aux Facultés universitaires Saint-Louis Premier auditeur au Conseil d’État
En Communauté française, il résulte des décrets du 31 mars 1994 « définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté » et du 17 décembre 2003 « organisant la neutralité inhérente à l’enseignement officiel subventionné », que l’enseignement officiel doit être neutre et que tous les futurs enseignants doivent être formés à la neutralité (voir les textes de ces décrets en annexe). La première définition du terme « neutre » proposée par le Robert est : « qui n’est ni bon ni mauvais, ni bien ni mal, ni beau ni laid ». Neutre vient en effet du latin « neuter », qui signifie « ni l’un ni l’autre ». Bien triste qualité pour un enseignement. Est neutre, toujours selon le Robert, celui « qui s’abstient de prendre part, de s’engager d’un côté ou de l’autre, soit par objectivité, soit par crainte ou manque d’intérêt ». Gageons qu’un enseignant sera exclusivement guidé par la première branche de l’alternative. Quoi qu’il en soit, c’est avec un enthousiasme modéré que l’on se lance dans l’analyse de l’accouplement de deux notions a priori aussi antagonistes que la neutralité et l’enseignement. Les premières recherches menées révèlent cependant que la neutralité de l’enseignement public n’est pas une curiosité locale, mais qu’elle est requise, notamment, par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. L’on se laisse alors convaincre de la légitimité de la démarche. L’intérêt finit même par poindre lorsqu’il apparaît que la neutralité moderne revendique une acception positive. Cette mutation sémantique paradoxale 1 Cette contribution constitue la version très simplifiée d’un article qui sera publié dans la revue Administration Publique sous l’intitulé « La neutralité de l’enseignement en Communauté française ». L’on se reportera à ce texte pour disposer d’une bibliographie plus approfondie et d’une analyse juridique plus développée.
La neutralité dans l’enseignement
23
résulte au moins pour partie de l’évolution de l’enseignement lui-même. Dans un premier temps prévalait le souci de soigneusement distinguer l’éducation de l’instruction. La première était l’apanage des parents, l’école ne pouvant s’immiscer que dans la seconde. L’enseignant n’abordait donc pas les sujets susceptibles de froisser les élèves et leurs parents. Dans sa fameuse Lettre aux instituteurs du 17 novembre 1883, Jules Ferry exhortait ainsi l’enseignant à la frilosité : « au moment de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait, de bonne foi, refuser son assentiment à ce qu’il entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment ; car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas que votre sagesse, c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Si étroit que vous semble peut-être un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir. Restez en-deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir ; vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée qu’est 2 la conscience de l’enfant » .
Appliquant de nos jours ces sages préceptes, quels seraient les sujets qu’un instituteur pourrait encore aborder ? Même la question de l’orthographe, nouvelle ou traditionnelle, ne fait-elle pas débat ? Or l’école contemporaine assume désormais non seulement l’instruction mais une part de l’éducation des élèves. Et elle ne peut s’abstenir d’affronter certains aspects du savoir. Il fallait donc faire évoluer la notion de neutralité. Les développements de la proposition devenue le décret du 31 mars 1994 l’affirment clairement : « en un temps où l’on parle d’un effondrement du sens des valeurs, notamment chez les jeunes, d’une résurgence des opinions préconisant le racisme, l’intolérance, la soumission de l’individu aux conceptions philosophiques ou religieuses du groupe dont il émane ou encore la purification ethnique, il importe de proclamer qu’un enseignement neutre n’est pas un enseignement détaché des valeurs les plus essentielles sur lesquelles notre société entend s’organiser. Mais, tout en éduquant au respect de ces valeurs essentielles, et des droits et obligations qui en découlent pour les individus, l’enseignement neutre est celui qui est fait d’ouverture, de compréhension, de tolérance, de réserve et d’absence d’ostracisme, et qui permet l’expression de conceptions différentes 3 dans un esprit de libre discussion et de confrontation d’opinions » . Selon le vœu du législateur, la formation à la neutralité doit porter, « notamment », sur les deux décrets de « neutralité » ainsi que « sur les grands textes fondateurs de la démocratie et de la citoyenneté moderne » (article 6, §2, du
2 Texte intégral sur http://www.cndp.fr/laicite/pdf/Jferry_circulaire.pdf. 3 Doc. C.C.F., 1993-1994, n° 143/1, p. 2. Les travaux préparatoires des décrets peuvent être consultés sur le site du Parlement de la Communauté française (http://www.pcf.be).
24
Approches philosophique et juridique
décret de 1994 ; article 7, §2, du décret de 2003). Le présent exposé se concentre sur les deux décrets. Pourquoi sont-ils deux ? Sont-ils jumeaux ou seulement frères ? Quelle est leur portée ? Résultat d’un compromis dont les Belges sont réputés avoir le secret, les étudiants se préparant à l’enseignement dans un établissement libre doivent, comme les autres, recevoir la formation à la neutralité. Il va de soi qu’une initiation à la démocratie et à la citoyenneté a sa place dans tout cursus académique. Les pages qui suivent s’attacheront en outre à montrer qu’un enseignant d’un établissement libre, même confessionnel, n’échappe heureusement pas totalement, et même de moins en moins, aux exigences de la neutralité en tant que celle-ci constitue la garantie d’un traitement égal des élèves ou étudiants et du respect de leurs convictions. Apporter des éléments de réponse aux questions qui viennent d’être esquissées requiert au préalable de retracer brièvement la genèse des décrets « neutralité », d’apercevoir leur ancrage dans l’histoire du droit de l’enseignement belge, parsemée de guerres et de paix scolaires, de communautarisation, de constitution de réseaux, le tout sous l’égide d’un droit international des droits de l’homme en plein développement. En effet, le contenu actuel de la neutralité est directement issu de la loi du Pacte scolaire de 1959, qui constituait elle-même l’aboutissement de plus d’un siècle d’évolutions législatives. Il sera alors possible de distinguer les trois strates de la neutralité de l’enseignement en Communauté française, qui correspondent aux trois réseaux. Les établissements de la Communauté sont soumis à la neutralité la plus exigeante, requise par la Constitution. Les établissements officiels subventionnés se voient imposer une neutralité moins contraignante. Les établissements libres subventionnés doivent observer certains éléments constitutifs de la neutralité. L’on pourra enfin évaluer les contraintes que fait peser l’exigence de neutralité sur chaque acteur de l’enseignement, les autorités publiques, les établissements, les enseignants ainsi que les élèves et étudiants.
BALISES HISTORIQUES La liberté d’enseignement rétablie par la Constitution de 1831 Durant l’Ancien Régime, l’enseignement était essentiellement l’apanage de l’Église. Sous les régimes français puis hollandais du début du XIXe siècle, l’État entreprit la création d’un réseau d’enseignement officiel, destiné à contrer l’hégémonie de l’enseignement libre confessionnel et à contrôler celui-ci, voire à l’évincer. Le Congrès national de 1831 s’empressa de rétablir la liberté d’enseignement. L’article 24 de la Constitution était rédigé comme suit :
La neutralité dans l’enseignement
25
« L’enseignement est libre, toute mesure préventive est interdite ; la répression des délits n’est réglée que par la loi. L’instruction publique donnée aux frais de l’État est également réglée par la loi ».
Derrière une unanimité de façade pour la consécration de la liberté d’enseignement, il apparut très vite que les deux grandes tendances de l’époque s’opposaient profondément quant à la portée à conférer à la disposition constitutionnelle. Les catholiques s’arrêtaient au premier alinéa. Ils y voyaient l’occasion de se prémunir de toute tutelle gouvernementale et de remettre en place un enseignement au service de l’évangélisation. Les libéraux plongeaient sur le second alinéa, entendant libérer l’individu de l’emprise de l’Église et ériger un enseignement public neutre pour concurrencer les établissements confessionnels. À cet égard, l’on pourrait s’étonner que les chantres du libéralisme économique se muent en hérauts de l’étatisation de l’enseignement. Ce serait oublier qu’en ce domaine le clivage s’établit entre confessionnalisme et laïcité. L’enseignement privé étant pratiquement exclusivement confessionnel et les laïques ne disposant pas des ressources suffisantes pour développer leur propre réseau, ceux-ci se sont appuyés sur le principe de la séparation de l’Église et de l’État, ainsi que sur la neutralité des institutions de l’État, pour prôner le développement d’un enseignement étatique non confessionnel. Sur ce terrain, libéraux et socialistes se rejoindront par-delà leurs divergences quant au rôle de l’État dans les autres domaines socio-économiques.
Les guerres scolaires Dans un premier temps, des compromis purent être trouvés. Ainsi, la loi du 23 septembre 1842 « sur l’instruction primaire » satisfaisait tant les libéraux que les catholiques. Les premiers obtenaient le principe du développement d’un réseau d’enseignement public qui, au niveau primaire, serait à charge des communes. C’est ainsi qu’apparut le troisième réseau d’enseignement. Aux côtés des établissements libres, essentiellement catholiques, et des écoles directement organisées par l’État, s’érigèrent des écoles organisées par d’autres pouvoirs publics, majoritairement les communes. Les catholiques obtenaient que le programme des écoles officielles comprenne l’enseignement de la religion, donné sous la direction des ministres du culte, sous la surveillance et l’inspection des délégués des chefs de culte. Cela confessionnalisait l’enseignement public. Il était néanmoins prévu que « les enfants qui n’appartiennent pas à la communion religieuse en majorité dans l’école seront dispensés d’assister à cet enseignement ». Les divergences s’avivèrent cependant, essentiellement autour de deux questions. D’une part, quel est le rôle dévolu à l’État en matière d’organisation de
26
Approches philosophique et juridique
b) La laïcité en Belgique Laïcité et Constitution La Constitution belge garantit la « liberté des cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de manifester ses opinions », (art. 19), de même que la liberté d’enseignement, qui permet à chacun d’ouvrir une école de quelque confession que ce soit, sans être soumis à une autorisation ou un contrôle de l’État, et par rapport à laquelle l’État n’intervient que s’il lui apporte un appui financier. « La Communauté organise un enseignement qui est neutre. La neutralité implique notamment le respect des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des parents et des élèves. Les écoles organisées par les pouvoirs publics offrent, jusqu’à la fin de l’obligation scolaire, le choix entre l’enseignement d’une des religions reconnues et celui de la morale non confessionnelle. » (art. 24). Néanmoins, si l’État n’a pas le droit de gérer le domaine du religieux, il est habilité à financer le traitement des ministres des cultes reconnus par la loi, à savoir les cultes catholique, protestant, israélite, anglican, islamique, orthodoxe, ainsi que la laïcité organisée. Il est cependant important de noter qu’en Belgique, malgré l’existence du principe de séparation de l’Église et de l’État à travers la liberté de culte et de conscience (garantissant l’affranchissement des Églises de l’autorité de l’État), ainsi que l’interdiction aux cultes de s’imposer dans l’exercice de la puissance publique, l’Église catholique dispose encore d’un régime de faveur au niveau financier, protocolaire, politique et moral. En effet, si l’État ne peut intervenir dans la gestion du religieux comme tel, il le peut cependant dans le temporel du culte, c’est-à-dire qu’il est supposé accorder aux citoyens et aux communautés religieuses les moyens de mettre en œuvre leur liberté de culte. Mais ces mesures devraient être appliquées selon le principe d’égalité, or, en Belgique, l’Église catholique bénéficie toujours en fait et en droit d’une situation privilégiée, héritée de l’histoire. Les guerres scolaires En Belgique, la question scolaire a également une importance primordiale indissociable de la problématique de la laïcité. En effet, pendant longtemps, le pays doit faire face à une opposition assez vive entre la gauche libérale et laïque, et la droite cléricale. La question scolaire a « regroupé les partisans de l’enseignement public en les opposant aux tenants de l’enseignement libre catholique. Elle a amené une dichotomisation nette de la société belge et le clivage a marqué 17 profondément la vie politique . » Ce conflit a d’ailleurs mené à ce qu’on a appelé les « guerres scolaires ». Selon les majorités politiques, on a vu tantôt une tendance s’imposer, tantôt l’autre. La première guerre scolaire a lieu alors que les libéraux, en 1879, veulent supprimer l’enseignement obligatoire de la religion catholique dans les écoles publiques, instaurer à sa place un cours de morale, 17 LECLERCQ-PAULISSEN J., « Les grands combats : l’émancipation politique et la guerre scolaire en Belgique », in HASQUIN (dir.), op. cit.
Neutralité et laïcité : la singularité belge
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et créer une école publique primaire dans chaque commune. Plus tard, sous majorité chrétienne, sont votées les « lois de restauration » de 1884 et 1895, qui, entre autres, subventionnent le réseau confessionnel, autorisent la suppression de l’école communale, et rétablissent le cours de religion catholique. « D’une part, le parti catholique estimait que l’enseignement revenait de droit à l’Église. Cela allait jusqu’à dénier à l’État le droit d’établir son propre réseau scolaire. D’autre part, les libres penseurs prônaient l’établissement d’un réseau scolaire par les 18 autorités civiles du pays. Pour eux, l’école se devait d’être un service public . » La fin du XIXe siècle est la période la plus tendue entre le monde catholique et les libéraux désireux de séculariser la société. Le combat pour l’obtention et le maintien d’un enseignement public et laïque dépasse le cadre éducatif, car, étant véritablement un lieu de conflit et d’affrontement majeur entre les laïques progressistes et les catholiques conservateurs, à partir de 1834 et durant plus d’un siècle, on peut dire que le problème de l’enseignement recouvre celui de la vision de la société, et des valeurs que 19 l’on défend et que l’on veut inculquer à travers l’éducation , c’est d’ailleurs à travers la question de l’enseignement que les courants progressistes et laïques vont véritablement prendre forme, avec en 1864, la création de la Ligue de l’Enseignement, dont le but principal est de parvenir à l’établissement d’une école officielle, laïque, neutre et obligatoire. Néanmoins, en 1958, on parvint à un accord, avec le pacte scolaire, qui reconnaît le devoir de l’État de dispenser un enseignement de nature à assurer le libre choix et la prise en charge par l’État des rémunérations des enseignants, ainsi que l’organisation de cours de religions minoritaires et de morale laïque, à côté des cours de religion catholique, et ce, dans les écoles officielles.
c) Comparaison entre les systèmes belge et français En France, il existe donc un régime de laïcité-séparation ou de laïcité-neutralité, qui est garanti par la loi de 1905 et applicable à tous les cultes. De plus, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, il y a clairement une ouverture aux religions, visant à offrir à chacun la possibilité d’exercer son culte, et ce, grâce à des aides publiques diverses (paiement des traitements, ou subsides pour l’entretien et 20 la conservation des édifices de cultes notamment) . En Belgique, la Constitution reconnaît depuis 1993 l’existence de conceptions philosophiques non confessionnelles. En effet, contrairement à la France, la Belgique a vu se développer un mouvement laïque assez communautarisé, au caractère identitaire affirmé, se référant aux valeurs de libre-examen et d’huma18 « Laïcité et guerres scolaires », Outils de Réflexion, n°1 (mars 1995), Bruxelles : Éditions Espace de Libertés/Centre d’Action Laïque. 19 Ibid., p. 5. 20 FIVE A., « Tour d’horizon des relations Églises/États en Europe », in Pour une impartialité des pouvoirs publics face aux convictions personnelles, op. cit.
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Regards pluriels
nisme, indépendamment de toute référence extra-humaine ou transcendante. En Belgique, effectivement, on a affaire à un mouvement organisé, et dont l’organisation même ressemble étrangement aux organisations religieuses. C’est que la reconnaissance officielle du mouvement laïque revient à l’assimiler en quelque sorte aux cultes déjà reconnus. 21
Pour Philippe Grollet , la différence entre les situations française et belge se situe dans l’article 2 de la loi française de 1905, qui énonce que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », alors que la Constitution belge admet le principe de la reconnaissance des cultes et des conceptions philosophiques non confessionnelles, ainsi que le subventionnement des ministres des cultes et des personnes appartenant à des organisations fournissant une assistance morale laïque notamment. En France, la loi de 1905 a créé un enracinement plus fort du principe qu’en Belgique (où le processus a été beaucoup plus lent). Cependant, en France, la reconnaissance d’une communauté philosophique non confessionnelle est problématique en ce qu’il n’existe pas de véritable communauté laïque homogène, mais surtout parce que l’article 2 de la loi de 1905 fait obstacle à une reconnaissance légale, c’est-à-dire que les cultes, s’ils sont reconnus en fait, ne 22 le sont pas en droit . On note donc deux tendances en ce qui concerne la laïcité par rapport à ces deux pays : soit l’État ne reconnaît aucun culte, soit il applique un système de justice distributive basé sur la reconnaissance de toutes les communautés confessionnelles ou non confessionnelles. Néanmoins, il ne faut pas caricaturer à l’extrême ces deux modèles comme étant deux modèles alternatifs, car la laïcité, avant d’être la reconnaissance légale d’une communauté laïque constituant une sorte de culte supplémentaire parmi les autres, est d’abord et avant tout la laïcité des institutions, signant la séparation entre l’État et les Églises. En conclusion, « la laïcité française s’est surtout imposée comme principe de droit public ou encore comme règle du jeu social. À ce titre, elle apparaît comme le cadre du pluralisme des croyances, la condition de possibilité de leur coexistence harmonieuse. En revanche, la laïcité comme « vision du monde » a été en partie éclipsée ou devient difficile à repérer aujourd’hui. Au total, la laïcité semble avoir gagné en extension institutionnelle ce qu’elle a perdu en précision philosophique. (…) La laïcité belge est loin d’avoir une portée aussi englobante et de laisser une empreinte aussi profonde sur le fonctionnement des institutions du pays. Au fond elle n’est que partielle : « communauté » philosophique particulière, « famille spirituelle » parmi d’autres, elle s’est inscrite dans un cadre pluraliste conçu préalablement pour les cultes reconnus et où elle a finalement 21 GROLLET P., « La laïcité : une mise en perspective des situations française et belge », Les Idées en mouvement (mensuel de la Ligue de l’Enseignement française), n°131, août/septembre 2005, p. 18. 22 GROLLET, Laïcité : utopie et nécessité, p. 23.
Neutralité et laïcité : la singularité belge
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