DEBOUTCIV N°10 s (Page 05)

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DOSSIER frappant d’observer qu’entre 1945 et 1958, jamais la question de l’instauration de l’égalité politique ne fut posée au peuple, pas plus aux populations métropolitaines qu’à celles de l’Outre-Mer. Sous la IVe République, à la quasi-absence de référendums sur l’autodétermination des populations d’outre-mer répondit l’absence de référendum sur l’octroi de l’égalité politique aux populations d’outre-mer posée (ou plutôt pas posée !) aux Métropolitains. Il était bien sûr malaisé, pour la classe politique métropolitaine, de demander leur avis à des populations ultramarines qu’elle voulait abandonner contre leur gré… De même qu’il lui était délicat de consulter un peuple métropolitain dont elle n’approuvait, sur ce point précis, ni les convictions ni les choix… En effet, les enquêtes d’opinions de l’époque laissent à penser que si la question avait été posée aux Métropolitains, ceux-ci auraient majoritairement approuvé l’octroi de l’égalité politique pleine et entière aux Ultramarins, conformément d’ailleurs à l’esprit de la Constitution de 1946 et de la Révolution française. De fait, en 1958, consacrant la naissance de la Ve République, les Français approuvèrent à 80% le projet du nouveau régime, dont la caractéristique majeure et « fondatrice » était l’octroi de l’égalité pleine et entière aux Algériens, enfin accordée après quelque 130 années de colonisation et plus de trois ans d’une guerre abominable. Ainsi 47 députés arabo-berbères prirent place au Palais-Bourbon, fait aujourd’hui bien oublié... Pour la première fois dans l’Histoire de France, un groupe de populations d’outre-mer était représenté à l’Assemblée nationale en proportion de son poids démographique. Il s’agissait ni plus ni moins que d’une révolution… Selon toute vraisemblance, si les populations ultramarines avaient été librement consultées, elles auraient pour la plupart approuvé, comme l’écrasante majorité de leurs leaders, Félix Houphouët-Boigny, Léopold Sédar Senghor, Léon Mba, Hamani Diori, Lamine Guèye, Ahmed Sékou Touré, Modibo Keita, Barthélémy Boganda, etc., la création d’un ensemble francoafricain républicain, égalitaire et fraternel. On sait que les populations africaines ne furent d’ailleurs pas consultées, puisqu’à la veille des indépendances africaines, la très méconnue Loi 60-525 (mai-juin 1960) permit, au prix d’une quadruple violation de la Constitution qui provoqua de sérieux remous à l’époque, de déposséder la totalité des populations d’Afrique noire du droit à l’autodétermination sur la question de l’indépendance. On sait aussi que dès octobre 1958, le gouvernement français avait refusé la départementalisation au Gabon, en violation de l’article 76 de la Constitution. L’épisode demeura longtemps un secret d’Etat, et ne fut finalement révélé que vingt ans plus tard par l’un de ses principaux protagonistes, l’ancien gouverneur Louis Sanmarco, et confirmé ultérieurement par le Mémorial du Gabon et par Alain Peyrefitte. Si le petit Gabon (à peine 400.000 habitants à l’époque) en était arrivé à espérer pouvoir obtenir ce que seules les Quatre Vieilles (Guadeloupe, Martinique, Guyane et Réunion) étaient parvenues à arracher de haute lutte en 1946, c’est qu’en mai-juin 1958, avait eu lieu une révolution qu’il faut bien dire incroyable, et aujourd’hui oubliée… Cette révolution, cette « République de 58 » fut portée par le général de Gaulle. Elle était d’ailleurs conforme à l’histoire de la France et à son idéologie officielle, comme en écho à la Révolution française dont elle était une forme d’accomplissement tardif. La France, grosse de ses populations africaines, en tenant enfin les promesses qu’elle avait toujours faites, assumait soudain son modèle et lançait du même coup à la face du monde comme à elle-même un défi sans précédent. Une sorte d’« antinazisme » en avance de plusieurs décennies sur

5 tous ses rivaux, en particulier les Etats-Unis, encore quant à eux à l’âge de la ségrégation. Dix ans plus tard, à Mexico, les athlètes noirs américains lèveraient toujours un poing ganté. Cette nouvelle révolution française ne tenait pas du hasard : la France avait, de longue date, au-delà des belles promesses, fait une place aux Nègres dans ses assemblées et ses gouvernements. Parfois au plus haut niveau, comme avec Gaston Monnerville, président du Sénat, ou Félix Eboué, gouverneur de l’AEF. Or l’octroi de l’égalité politique – pierre de touche du passage de l’Etat colonial à l’Etat républicain – induisait le passage à l’Etat multiracial, et à terme le métissage à grande échelle de la France et de son personnel politique, avec à la clef un Africain à la tête de l’Exécutif. En outre, l’opération, en plaçant le pouvoir du bulletin de vote, sans restriction, entre les mains des citoyens ultramarins, menaçait directement le colonialisme, ses exploitations et ses crimes. On le devine, de telles perspectives inquiétaient dans certains milieux français, et à vrai dire dans tous les états-majors politiques, de droite comme de gauche. Car pas plus qu’ailleurs, le racisme et l’appât du gain en France ne sont le monopole de la droite… Coule de source le parti que les Etats-Unis et l’Union Soviétique purent tirer de telles convulsions. On sait comment leurs réseaux, de l’ONU aux grands-messes des « Non Alignés » en passant par leurs chantres et adeptes français, servirent l’issue finale : la liquidation de l’ensemble franco-africain, sous le prétexte très officiel et noble du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Nous n’avons pas ici la place d’étudier tous les méandres qui, sous les feux de la rampe et dans l’ombre du pouvoir parisien, conduisirent au démantèlement de l’ensemble franco-africain. Il convient toutefois d’insister, en rappelant que la révolution égalitaire eut bien lieu en France, en mai-juin 1958, et que nous touchons là au cœur du second problème. 1958-1962 est la chronique d’une révolution qui répondait au vœu des Ultramarins et du peuple français, qui eut bien lieu, fut démocratiquement approuvée, et fut ensuite assassinée. Car en lieu et la place de la révolution de 1958 triompha une véritable contre-révolution, marquée par de terrifiantes régressions. Grâce à la collusion d’une grande partie de la classe politique, et de la volonté d’un homme « hors norme » : Charles de Gaulle. L’extrême gravité, l’exceptionnelle ampleur de ce scandale impose encore aujourd’hui l’omerta. Deux ou trois tours de passe-passe, dont l’usage trompeur du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » est l’un des exemples éclatants, servent d’écran de fumée. Dans cet esprit, on évite de revenir sur ce qui s’est réellement passé à l’époque. Sur le chapitre, quelques clichés et beaucoup d’amnésie tiennent lieu de mémoire collective. Signe des temps, le cinquantenaire de la Ve République, en 2008, a été commémoré sur la pointe des pieds. Car à force, même si on ne veut pas savoir, on sait. Au reste, en l’an 2010, dans les coulisses des appareils, de l’Elysée au Colonel Fabien ou rue de Solférino, ont cours des formules telles que : « C’est vrai que l’indépendance fut imposée aux Africains, mais on ne peut pas le dire. » Parole d’orfèvre quand le silence est d’or… En mai-juin 1958, et dans les mois qui suivirent, la révolution égalitaire eut lieu. Portée par le général de Gaulle appuyé sur l’armée, au prix d’un quasi coup d’Etat militaire. Investi par la force, de Gaulle fut triomphalement élu sur le programme de l’Intégration, annoncé par ses

soins, non sans emphase, à Alger et à Mostaganem, devant des foules en délire. C’est que pour justifier son retour aux affaires et le moyen employé pour y parvenir – le coup d’Etat – de Gaulle ne pouvait que se réclamer d’un programme hautement démocratique et républicain : ce qu’il fit. Le programme que de Gaulle affirmait vouloir appliquer rejoignait, à trois ans de distance, les conclusions énoncées par Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques (1955) et défendues par son ami Jacques Soustelle. Celui-ci, ancien militant anti-fasciste et anti-raciste dans les années 1930, ancien de la France libre, ethnologue de réputation internationale, grand gaulliste de gauche, fut nommé gouverneur général d’Algérie sous le Ministère Mendès France, en 1955. Ainsi l'ami de Lévi-Strauss et de Germaine Tillion posa en Algérie les premiers jalons de l'Intégration, futur programme du Général en 1958. Soustelle, aujourd’hui, fait figure de fasciste, au même titre que Georges Bidault, ancien successeur de Jean Moulin à la tête du CNR pendant la Résistance. Il est vrai que tous deux firent partie des rares hommes politiques français qui s’opposèrent à de Gaulle… Ce premier programme de la Ve République que Soustelle et Bidault défendirent jusqu’à l’exil valait bien, du reste, celui que de Gaulle appliqua finalement… Ne serait-ce parce que ce premier programme avait le mérite de répondre à la principale revendication des populations africaines, y compris algériennes, à savoir l’égalité dans la fraternité, dont le refus par l’Etat français avait poussé certaines d’entre elles, en particulier l’algérienne, à s’engager dans la lutte armée. Au demeurant, parmi les sympathisants indépendantistes, nombreux auraient volontiers troqué l’indépendance contre l’égalité, encore en 1958. C’est ainsi que la Casbah d’Alger, le 16 mai 1958, avait rallié le mouvement lancé le 13 par les Pieds-Noirs sous l’œil bienveillant de l’armée. Par la suite, on dénonça une manipulation des militaires (qui avaient effectivement joué les émissaires dans la Casbah), tandis que sur ce mouvement de fraternisation, bien réel, vacillait non seulement le destin de l’Algérie, mais aussi celui de tout l’ensemble franco-africain. Comme l’expression soudaine d’un murmure profond et ancien. Ce que la République avait toujours promis et n’avait jamais su tenir, voici que la France, par de Gaulle, s’engageait solennellement à l’accomplir, à la faveur des fraternisations des populations et du soulèvement de l’armée ! Mais le miracle n’en était pas un : l’officier de filiation « nationaliste et conservatrice voire monarchiste », admirateur de Maurras et grand lecteur de Barrès, comptait faire l’exact contraire de la révolution égalitaire interraciale et multi-civilisationnelle qu’il annonçait. Les « Arabes » et les « Nègres » à ses yeux ne pouvaient être « Français », incompatibles comme huile et vinaigre. Il leur promettait monts et merveilles fraternelles pour se les mettre dans la poche, en même temps que l’armée et le reste du pays. Pour mieux n’en faire qu’à sa tête, puisqu’il se pensait mieux placé que quiconque pour juger de l’intérêt, et de l’identité, de la France. Elu triomphalement sur le programme de l’Intégration, c’est-à-dire de l’égalité politique pleine et entière aux Algériens dans le respect de la personnalité musulmane, De Gaulle tissa dès lors patiemment sa toile. Cachant son jeu, brouillant les pistes, maniant à l’envi mensonge et double langage, il fit progressivement volte-face, insinuant le doute puis la peur parmi les populations algériennes. Pour ce faire, il détruisit méthodiquement l’ensemble franco-africain, l’Afrique noire servant finalement de levier pour extirper le cas algérien. En liaison continue avec les Etats-Unis (le contact ne fut jamais rompu entre de Gaulle et les


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