DEBOUTCIV N°10 s (Page 06)

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Américains, depuis la guerre jusqu’en 1958 ; revenu au pouvoir, il leur rendit compte régulièrement del’avancée de ses « travaux »), puis avec l’appui des Soviétiques et surtout de leurs relais en France, sous le regard vigilant de l’ONU, il musela les populations, au besoin les terrorisa, dans le droit fil de la IVe République, avec la complicité active ou passive de la classe politique métropolitaine qui en était issue. Last but not least pour ce qui est de convaincre les milieux autorisés et les foules, une grande partie de l’intelligentsia française, libérale, communiste ou catholique, soudain beaucoup moins regardantes en matière de droits de l’homme et de « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (sans pour autant cesser de s’en réclamer), lui prêta main-forte. Le tout à grand renfort de propagande et de manipulations parfois sanglantes, et de vent de l’Histoire soufflant depuis Washington et Moscou, en passant par Le Caire et Pékin. Sans doute eût-il fallu destituer le président de la République, puisqu’en détruisant l’ensemble qu’il avait promis de maintenir, il trahissait radicalement le mandat reçu du peuple, en piétinant pour y parvenir la démocratie et la Constitution, les principes les plus fondamentaux de la République, après avoir fait un coup d’Etat militaire. Or on sait qu’il n’en fut rien. De Gaulle ne fut pas destitué. Au contraire, il fonda un nouveau régime, qui est encore le nôtre aujourd’hui. Evidemment, depuis cinquante ans, le système a, du moins officiellement, connu son chemin de Damas sur le chapitre raciste. Aucun mérite à cela, même les Etats-Unis, qui partaient pourtant de fort loin, se sont fait un président noir, ou supposé tel. Mais au-delà de ses métamorphoses ou de ses liftings, le système fondé il y a cinquante ans a survécu jusqu’à nous, et partage avec lui-même ses petits secrets et ses tabous. Au cœur du non-dit, l’assassinat de la Ve République égalitaire par son double inversé, la Ve République blanciste, qui bien qu’ayant toutes les caractéristiques d’un fascisme français – un fascisme « mou » – accusa ses adversaires d’être collectivement des fascistes... La puissance et la diversité de ses soutiens et alliés objectifs rendirent cette rhétorique efficace, en France comme à l’étranger. Dans pareil étau, l’unité franco-africaine égalitaire, la grande thèse défendue par les Africains et l’avant-garde de l’école anthropologique française, fut définitivement contrée. La puissance de l’anathème et du manichéisme, au service en dernière analyse de l’inversion des rôles, s’ajoutant à l’habileté, à la duplicité, au cynisme, à la détermination mais aussi au prestige de l’« Homme du 18 juin », du « plus illustre des Français », conduisirent à sa victoire finale de son projet, c’est-à-dire au comble de la transgression politique. Nous touchons ici au cœur de l’inavouable, de l’inassumable. Nous touchons à l’impossibilité du dire que nous évoquions plus haut. Faut-il s’étonner que pareils motifs et collusions se soldèrent par une vaste régression démocratique, sociale, économique au sud de la Méditerranée, selon un apartheid organisé à l’échelle intercontinentale, l’ensemble franco-africain continuant d’être, en grande partie, téléguidé depuis l’Elysée ? Contenu dans l’idée même de la prétendue « décolonisation » gaullienne, le néocolonialisme était né, aux dépens d’une Afrique transformée en ring d’affrontement de tous les appétits, dont ceux, sans surprise, des Américains et des Soviétiques ou de leurs amis ou alliés. Mais si le contexte international pesa de tout son poids, son importance ne doit pas être ex-

compris), faites de complicité ou d’aveuglement, et rendent l’aveu indicible. Car au fond, ce sont les plus hauts principes auxquels nous sommes tous attachés, et qui furent longtemps l’apanage de la France : liberté, égalité, fraternité, démocratie et esprit républicain, rejet du racisme, laïcité, bref une précieuse idée de l’humanisme et des Lumières, qui furent ensemble sacrifiés par la « décolonisation » gaullienne. Au plus grand mépris du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », pourtant perpétuellement présenté, suprême hypocrisie, comme l’idée directrice. Pour notre génération, pareilles impostures et transgressions sont évidemment difficiles à approuver, et par conséquent difficiles à assumer pour leurs auteurs. Et à avouer.

agérée. Avant tout, le largage de l’Afrique ne fut rendu possible que par les efforts conjugués de la classe politique métropolitaine, en particulier d’une gauche fourvoyée car aveuglée et manipulée (et méconnaissant souvent profondément l’Afrique), au mépris de populations muselées, dont il fut finalement convenu d’affirmer qu’elles souhaitaient ardemment l’indépendance, ou qu’elles le devaient. Tout fut mis en œuvre dans ce sens, notamment en termes de propagande. Par la suite, une fois le largage accompli, il fallut conjurer tout retour à une revendication d’unité franco-africaine. Plus que jamais, on martela que l’indépendance avait été le fruit de l’ardente volonté des peuples, au nom du « droit de peuples à disposer d’eux-mêmes », bien que ceux-ci ne furent pour ainsi dire jamais consultés. De la période coloniale, on brossa de plus en plus un tableau apocalyptique, pour justifier la soif d’indépendance. Or si l’histoire coloniale française avait eu son lot d’abomination et de crime contre l’humanité, si elle avait charrié le mépris du Nègre et, nous l’avons vu, le déni démocratique plus souvent qu’à son tour, elle pouvait aussi s’enorgueillir d’avoir simultanément proclamé la dignité de l’homme noir, en allant jusqu’à lui donner accès aux plus hautes fonctions politiques – ce que la France actuelle, qui juge si impitoyablement cette France ancienne, est bien incapable de faire. Et pour cause…

La Ve République blanciste, l’Etat gaullien a privé la France de sa vocation africaine, sa vocation est donc revenue à elle. Sous nos yeux, la France s’africanise à grande vitesse, et s’africanisera de plus en plus à mesure des années. Il nous est permis de continuer à le refuser, et d’aller au désastre. Il nous est également possible de l’assumer, en acceptant que la France est d’ores et déjà, pour partie, un pays africain, et ce depuis des décennies, et même des siècles. Mais pour embrasser ce beau devenir, ce bel avenir qui ressemble à des retrouvailles tellement espérées, il faut d’abord une fois pour toutes solder un passé odieux qui nous a tous trahis. En disant ce qui s’est réellement passé, pour pouvoir enfin bâtir, entre égaux, sur des bases saines. Et conformément au « droit des peuples à disposer d’euxmêmes », de pouvoir vivre ensemble et de se mêler s’ils le désirent. Puisse l’année 2010 être le moment des aveux. La balle est dans le camp de la Gauche, mais aussi dans celui de Nicolas Sarkozy. Et de l’Afrique, et des Africains. ▉Alexandre Gerbi

Le système tout entier de la Ve République blanciste s’est construit autour de ce mensonge fondamental aux conséquences vertigineuses. Comment restituer l’enfer de misère, de souffrance, de tragédie, de terreur parfois, que connurent, hier comme aujourd’hui, des millions d’hommes à travers les dizaines de pays anciennement colonisés par la France ? Comment décrire les ravages de l’histoire fictive qu’on raconte depuis des décennies à la jeunesse pour noyer le poisson ? La jeunesse française d’origine africaine peut-elle aisément aimer un pays dont on lui répète que ses arrière-grands-parents le détestaient et voulurent à toute force s’en séparer, après qu’il les eut patiemment écrasés et relégués au rang de bête ? Quand les zoos humains, la guerre d’Algérie et la torture effacent définitivement Lyautey, les Quatre Communes et Gaston Monnerville. C’est l’ampleur du désastre autant que les culpabilités et la perversité des mensonges qui embarrassent les responsables (et nous avons ci-devant la totalité de la famille politique française, de l’extrême-gauche à l’extrêmedroite en passant par le centre, intellectuels

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