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AU féminin L’obsession pour le corps féminin

La série The Idol, réalisée par Sam Levinson (Euphoria), est l’objet de nombreuses controverses, car elle présenterait Lily Rose Depp comme l’objet de fantasmes érotiques masculins obscènes. Cette hypersexualisation du corps féminin est en effet exacerbée dans la série, mais elle est à l’image de l’obsession généralisée de nos sociétés capitalistes pour le corps féminin.

Autant convoité que contrôlé, le corps féminin obsède, et ce depuis toujours. Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe revient sur l’histoire du rapport humain au corps féminin, pour son caractère maternel, menstruel et sexuel. Elle démontre la façon dont la domination masculine s’est instaurée sur ce corps, dans différentes cultures et par de nombreux moyens, autour de rites et de croyances qui le vénéraient et lui inculquaient des lois. Tandis qu’elle revient sur les éléments qui ont construit la domination masculine sur le corps féminin, nous examinerons plutôt certaines sphères modernes dans lesquelles cette obsession se retranscrit. Pourquoi dit-on toujours que le corps féminin est beau, parfois même qu’il est une œuvre? Comment le corps, la part la plus intime de notre être, est-il devenu débat de société, source de revenus, symboles artistiques et politiques? Sujet d’une iconophilie parfois maladive, l’art et le capitalisme ont compris que les images de ce corps valent bien souvent mille arguments ou innovations brillantes.

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Pourquoi c’est beau ?

Entre 130 et 100 avant J.-C., La Vénus de Milo incarnait déjà la vénération pour une perfection corporelle féminine modélisée par un homme, Alexandros d’Antioche. Vénus est entre autres la déesse de la beauté, et son existence même met en évidence le lien que les hommes font entre beauté visuelle et féminité. Et à travers les époques, le sujet féminin, dénudé, érotisé ou fantasmé, est représenté massivement par les artistes peintres, dessinateurs et sculpteurs. Sandro Botticelli, considéré comme une référence en représentation de la « beauté », s’est également attelé à la peinture d’une Vénus nue, devenue célèbre, dans son œuvre La Naissance de Vénus, datant de 1484-85. Ces œuvres racontent une part de l’histoire de l’obsession pour un corps féminin. Les hommes, ayant longtemps dominé le monde de l’art, avaient ainsi une suprématie sur les images produites, définissant les règles du beau à l’image de leurs désirs hétérosexuels. Il n’en demeure pas moins que ces règles perdurent et inspirent nos sentiments face aux images. Les spectateur·rice·s furent habitué·e·s au spectacle de la nudité féminine fantasmée par les artistes hommes ; ils·elles apprirent à l’apprécier aussi, quelle sexualisés. Elles ont créé l’oeuvre Do women have to be naked to get into the Met Museum? (Les femmes doivent-elles être nues pour entrer dans le Met? (tdlr) représentant une femme nue de dos avec une tête de gorille et l’inscription suivante : « Moins de 5% des artistes des sections d’art modernes du musée sont des femmes, mais 85% des nus sont féminins. » L’art, dont les règles ont longtemps été masculines, façonne notre façon d’aimer et de regarder le monde. Il est en partie à l’origine de cette obsession pour le corps féminin – non pas celui qui nous permet d’exister brillamment et courageusement –mais le corps sexualisé, déformé caméra pour les courbes féminines est telle, qu’elle fut théorisée par la critique de cinéma, réalisatrice et féministe britannique Laura Mulvey, à l’origine de la conceptualisation du male gaze (regard masculin) dans le cinéma. Elle rédige en 1973 l’essai Plaisir visuel et cinéma narratif, qui théorise ce male gaze qui projetterait sur la figure féminine à l’écran ses fantasmes et empêcherait les personnages fémi- que soit leur attirance originelle pour ce corps. Maintenant, tout le monde s’extasie de la « beauté de ce corps » et notre intimité, politiquement et socialement contrôlée, est fièrement exposée dans les musées.

Les Guerrilla Girls, un collectif d’artistes féministes fondé à New York en 1985, s’insurgent du paradoxe de nos sociétés occidentales capitalistes qui discriminent les femmes, mais vénèrent leurs corps par les filtres des aspirations masculines hétérosexuelles.

Le regard masculin dans le cinéma

Dans le cinéma aussi, les personnages féminins imaginés ne sont souvent que de simples coques qui se dénudent pour le plaisir d’une audience qui a appris à aimer cette chair. L’obsession de la nins d’exister au-delà des regards libidineux. Les personnages féminins sont filmés à travers le regard envoûté d’un homme hétérosexuel, et nous apprenons tous·tes, dans nos sièges de cinéma, à désirer ces corps. Jean-Luc Godard filmait Brigitte Bardot dans Le Mépris sur son lit de fourrure blanche, complètement nue, pas tout à fait dévoilée pour préserver le désir de l’audience. Dans Mektoub My Love: Cuanto Uno Abdellatif Kechiche, moins subtil, réalise un gros plan de plusieurs minutes des fesses dansantes d’un de ses personnages féminins. Et ces quelques exemples ne sont rien, car le male gaze est présent dans la majorité écrasante des œuvres cinématographiques. Le cinéma a la particularité de n’exister qu’à travers la caméra, qui incarne une forme de regard voyeur et assouvit notre scopophilie, soit le plaisir de posséder l’autre par le regard. Le voyeurisme, lorsque masculin, perpétue alors naturellement l’obsession pour le corps féminin. Les réalisateur·rice·s doivent ainsi particulièrement questionner leur façon de filmer. Ne pas laisser place à la sexualisation du corps féminin à l’écran demande un raisonnement actif.

Ce corps est capital

L’obsession pour le corps féminin perdure parce que le capitalisme, qui régit nos comportements dans les sociétés occidentales, s’est emparé de cette obsession et l’alimente, car elle est une source de revenus immense. Tandis que certain·e·s achètent les produits promus par des femmes pratiquement nues, d’autres achètent les produits qui leur permettraient d’être l’objet de cette obsession. Le monde de la mode crée des icônes qui n’existent que par leurs corps aux yeux du monde. La maison de mode Coperni a réalisé en 2023 lors de la Fashion Week de Paris une performance au cours de laquelle deux hommes projettent sur Bella Hadid, originellement dénudée, un liquide blanc qui forme une robe qui épouse et dévoile toutes les courbes de son corps. Cette performance, qui joue avec la fétichisation du corps de la mannequin, est à l’image de la façon dont l’industrie de la mode, comme bien d’autres industries capitalistes, profite de l’obsession générale du public pour le corps féminin. Ce corps sexualisé est partout, sur les panneaux publicitaires, à la télévision ou sur les réseaux sociaux, car il fait vendre. Nous aimons tous·tes scruter ce corps, privé de son caractère intime, devenu public, bien commun. Et pour nous, une grande question se pose alors : comment se le réapproprier? Comment refuser qu’il soit le sujet de tous les débats quand il est affiché dans la rue, exposé comme une table à vendre?

Le mouvement « body-positive » a aidé à diversifier les critères de beauté et permet maintenant à de nombreuses femmes de s’émanciper des représentations étouffantes de corps uniformisés. Néanmoins, il perpétue le besoin de faire rentrer nos corps dans la case du « beau », comme s’ils n’existaient que par le regard que la société portent sur eux, tandis qu’ils nous permettent avant tout de vivre, d’évoluer, de réfléchir, d’explorer, de s’améliorer et d’avancer. Le corps est le véhicule qui nous accroche à la réalité physique du monde, il n’existe pas pour être beau. Bien que les industries capitalistes tendent à nous faire acheter des produits pour rendre nos corps beaux avant tout, ils ont surtout besoin d’être forts et en bonne santé pour résister à la vie.

L’obsession pour le corps féminin ne devrait pas définir la façon dont nous voulons exister pour le monde. Les images irréalistes n’ont rien de la vivacité de notre chair. x

Toujours plus!

Je prie les choses et les choses m’ont pris

Elles me posent, elles me donnent un prix Je prie les choses, elles comblent ma vie

C’est plus ’’je pense’’ mais ’’ j’ai, donc je suis ’’ »

Comme le suggère le pluriel « les choses » dans la chanson de Jean-Jacques Goldman qui lui donne son titre, les objets matériels accaparent notre espace physique et mental. Aujourd’hui, dans nos sociétés développées, tout est fait pour nous pousser à consommer toujours plus. Comment expliquer cette pulsion consommatrice? La poursuite de l’accumulation des biens matériels est-elle une composante de la nature humaine? L’acquisition de nouveaux objets nous rendelle plus heureux·se·s? Les choses que nous possédons nous définissent-elles? L’achat de nouveaux objets sert-il à combler un vide émotionnel ou bien sert-il à mieux s’intégrer dans la société?

La dictature de l’objet

Au moment de la révolution industrielle du 19e siècle, les pratiques sociétales sont bouleversées alors qu’une économie principalement tournée vers l’agriculture se métamorphose en économie industrielle concentrée dans les villes. Les révolutions technologiques permettent d’augmenter la productivité, et c’est le début de la production de masse. Après les guerres mondiales, une grande période de prospérité de 1945 à sociaux étudiants et ouvriers se répandent à travers le monde en réaction à la croissance des inégalités de richesse, et à l’émergence d’une société moderne mondialisée. Pourtant, cela n’a pas suffit à empêcher l’avènement de la société de consommation telle qu’on la connaît aujourd’hui, donnant à l’objet une place centrale dans nos vies.

Dans nos pays développés, la profusion des objets est devenue signe de confort matériel. En effet, elle nous a permis d’accéder à des conditions de vie que même les philosophes des Lumières au 18 e siècle n’auraient pas pu imaginer. En et nous tiennent en laisse, en ciblant nos goûts et en s’immisçant dans notre intimité pour nous espionner. Elles nous rappellent sans cesse : « Big Brother vous regarde. »

Qu’est-ce qui nous motive à acheter?

Plus on a d’objets, plus on a de choix dans leur usage au quotidien. Le sentiment de disposer de davantage de choix procure vêtements, Apolline Laporte, en entretien avec Le Délit, étudiante en France, explique que « même si j’ai beaucoup de vêtements, j’en porte très peu, mais je porte toujours les mêmes, alors quand j’ai envie de changer et de m’en acheter des nouveaux, j’en achète plein, plein, plein ». Anouk Hochereau, en revanche, n’est pas du même avis. Ce qui la pousse à acheter un bien matériel c’est « l’utilité » avant tout. Elle ajoute pourtant : « Dans 10% des cas, c’est l’envie sans trop d’utilité derrière. » Mais qu’est-ce qui cause cette envie? Répondrait-elle à des besoins innés de la nature humaine? dans notre nature de désirer consommer des objets, qui en s’accumulant, contribueraient au moins provisoirement à notre bonheur. C’est pourquoi dans les années 50, l’essor de la société de consommation a été perçu comme une amélioration fantastique du quotidien des sociétés développées. Cela s’est reflété dans l’art, avec l’explosion de couleurs et d’affiches publicitaires glorifiant la nouvelle ère de production de masse. Par exemple, la bande dessinée est utilisée pour valoriser la voiture, symbole de liberté individuelle, comme la Renault 5 dans le dessin de Michel Boué. Avec son œuvre représentant un alignement de bouteilles de CocaCola, Andy Warhol propose l’idée novatrice de l’art comme objet de consommation.

Néanmoins, il semble que le désir seul ne suffit pas à nous pousser à consommer toujours plus. La satisfaction que l’achat

1975, les Trente Glorieuses, s’installe et le pouvoir d’achat grimpe en flèche. Avec lui, nos modes de consommation évoluent et s’adaptent à cette croissance effrénée. En 1968, des mouvements réalité, l’objet consommable représente bien plus que cela.

L’acquisition insatiable de biens matériels est devenue une obsession. Les marques et leurs publicités sont omniprésentes une sensation de liberté augmentée. À première vue, il paraît évident que ce qui nous motive à acheter un bien, c’est de combler un besoin. Interrogée sur ce qui la motive à acheter de nouveaux

Qui ne cherche pas à être heureux? On pourrait définir le bonheur comme un état de satisfaction complète et durable de nos aspirations. Lorsque l’on désire quelque chose, que ce soit de manière consciente ou inconsciente, on s’attend à ce que l’objet convoité nous procure de la satisfaction et nous rende ainsi plus heureux·se. Il paraît ainsi évident qu’il est d’un nouveau bien nous procure est éphémère. Après avoir fait un nouvel achat de vêtement, Apolline déclare : « Je vais porter le vêtement tout de suite, jusqu’à ce que je m’en lasse, cela me rend heureuse. » Ce sentiment de félicité qu’elle ressent provient de la réalisation de l’un de ses désirs ; mais est-ce vraiment du bonheur? « Le moment euphorique ne dure que quelques heures au maximum le jour où j’achète et ensuite je n’y pense même plus », continue-t-elle. Le sentiment n’est ainsi pas durable, mais seulement provisoire. Ainsi le désir semble être une motivation insuffisante pour expliquer notre habitude à consommer en quantité.

Le consumérisme est-il un phénomène social et individuel?

Les apparences occupent une place centrale dans nos sociétés, et sur les réseaux sociaux, les gens s’affichent avec des objets et des vêtements pour refléter leur statut social.

Le métier d’influenceur·se a explosé et la publicité nous envahit. Les marques n’ont jamais été aussi puissantes, et bien souvent, nous tombons dans leur piège. En 2021, les cinquante premières marques mondiales représentaient nante dans notre tendance à surconsommer. Les objets nous parlent et nous rassurent, car ils renforcent notre confiance en soi. Par ailleurs, la nouveauté rose chedid | Le dÉlit

17,2% de tous les achats et d’après une étude du Digital Marketing Institute , 49% des consommateur·rice·s suivent les recommandations des influenceur·se·s. Apolline évoque l’influence qu’ont les réseaux sociaux sur ses habitudes de consommation : « J’y vois des filles trop bien habillées. Cela me donne envie d’avoir la même chose et me motive à acheter. » Si l’on ne suit pas les modes, on peut très vite se sentir exclu·e et en décalage avec sa communauté. L’isolement social nous fait peur. Après tout, nous sommes des êtres pour lesquels l’intégration dans la société est nécessaire à notre épanouissement. L’envie de plaire est ainsi détermi - crÉations littÉraires nous attire, car elle permet de se distinguer dans un monde ou presque tout est uniformisé par le monopole des grandes marques.

Dans le vidéoclip de la chanson Oui ou Non, Angèle parodie les publicités mensongères que l’on voit passer partout. Les objets que l’on achète sont maintenant souvent programmés pour se dégrader rapidement afin de provoquer un nouvel achat prématuré pour faire plus de profit.

C’est ce que l’on appelle l’obsolescence programmée. Ce n’est donc pas complètement notre faute si nous consommons autant. Après tout, nous sommes des victimes de l’économie capitaliste à la poursuite de la croissance exponentielle du marché et de la production. Nous vivons dans une cage dorée, à la fois prisonniers de ce mode de vie, mais qui se complaisent tout de même dans cette situation.

En 1987, Baraba Kruger détournait la célèbre phrase du philosophe Descartes « Je pense donc je suis » avec son oeuvre Je consomme donc je suis . En effet, sous l’accumulation des objets matériels, les consommateur·rice·s finissent par perdre leur identité. Les objets qu’ils·elles possèdent participent de plus en plus à les définir et ils·elles ne cherchent plus le bonheur autre part que dans le consumérisme et le matérialisme. Consommer leur permet de combler un vide émotionnel qui leur fait oublier leurs problèmes rien qu’un instant.

Consommer nous rend-il plus heureux·se·s?

Barbara Kruger n’est pas la seule artiste à dénoncer ce comportement sociétal. Émergeant dans les années 50 en réaction à l’éruption de la consommation de masse, le pop art fait des biens de consommation des objets d’art. Andy Warhol est une des figures majeures de ce mouvement artistique. Il utilise la sérigraphie, une technique d’impression qui, grâce à un pochoir, permet la démultiplication et la répétition. Ce côté presque industriel de la création artistique se retrouvent dans les océans détruisant la biodiversité. Ils se dispersent dans l’air et participent à la pollution atmosphérique causant une dégradation de notre santé. Ils s’entassent dans nos dépotoirs sur les terres, formant des montagnes toxiques. Si la jouissance que nous procure chaque nouvel achat sert à combler une frustration d’un désir insatisfait, le bonheur que l’on pense ressentir n’est qu’une illusion. En réalité, comme pour beaucoup d’addictions, cette dépendance visait précisément à interroger l’obsession nouvelle de nos sociétés pour les objets produits en masse.

Plus que perdre notre identité et le sens de nos vies en cessant d’exister sans objets, le consumérisme a des conséquences inquiétantes pour la planète. Plus on consomme, plus on génère de déchets. Ces déchets

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