Directeur
:
Armand DAYOT
L'Art et les Artistes TOME IX (Avril-Septembre 1909)
io,
RUE SAINT-JOSEPH, 10 1909
Ci. Crevattx.
VEILLEUR DE NUIT
JULES
A D L E R
NAÎTRE à Luxeuil, un ravissant petit village de la Haute-Saône, dans un frais décor de nature champêtre, presque à l'ombre des piliers d'un vieux cloître, parmi les pampres et la floraison des cerisiers, puis, à l'âge d'homme, s'attarder de préférence au bord des fosses minières des pays noirs, fortement subjugué par la misère de tout un
nombre de ceux qui en rendent avec plus de foi et d'enthousiasme les multiples caractères de beauté... Tel est déjà, vers la quarantaine à peine sonnée, l'emploi de travail d'une belle carrière d'artiste en passe .d'évoluer vers une autre formule esthétique plus générique, avant d'atteindre au terme proche d'un idéal décoratif définitif. peuple d'hommes, de femmes et d'enfants voués M. Jules Adler cherche à s'expliquer par quel effet aux calamités tragiques du destin ; fraterniser de bizarre antithèse il fut amené à contrarier tout entre temps, sur le sol parisien, avec les ouvriers d'abord l'émoi de sa vocation naturelle, et pourhéroïques du faubourg de la République et gagner quoi, au lieu de peindre les séduisants motifs de rapidement d'être considéré comme un des meil- paysages qu'il avait constamment sous les yeux leurs peintres de la vie sociale, en s'inscrivant au durant sa jeunesse, il en vint, presque sans tran213
L'ART ET LES ARTISTES tion, se fît le porte-étendard des revendications des artisans, et faillît ainsi à l'éclectisme de sa mission sacrée. d'art social, me disait, un jour, « Il n'y a pas le maître, en substance, mais mieux un art s'inspirant de toutes les beautés infinies de la vie sociale, si féconde en enseignements sans cesse renouvelés. » Dans ce cadre suggestif, l'oeuvre pictural de M. Adler conserve l'empreinte inéluctable de son tourment moral et de ses joies ardentes. Il confirme depuis ses premiers envois au Salon des Artistes français, jusqu'aux derniers, en ne citant que les plus importants : Fin de journée, Mère et Chemineau, Paris l'été, Au Pays de la mine, le Banc, la Soitpe, les Haleurs, Matinée au faubourg, le Veilleur de nuit, le Coron, le Retour dît pardon un des rares tableaux de l'artiste dont le sujet ait été pris en Bretagne, la persistance généreuse de son effort et la sincérité de son identification spirituelle. M. Jules Adler est, de fait, le peintre du « populaire » par excellence. Mais la pratique de son art LE PETIT MOUSSE (dessin) n'a nullement eu à souffrir de cet envoûtement démocratique. La délicatesse de son sentiment ne sition, à se complaire dans l'étude grave et.âpre fut pas émoussée par l'objet de tant de forces orides forges et des hauts fourneaux. S'il est méritant ginelles que son pinceau se glorifiait d'évoquer. Il . pour lui de présumer que son atavisme se réclame alla vers elles avec la foi d'un véritable poète que du sang bleu et riche de quelque vague aïeul né l'inspiration de sa muse conduit aux sources intadans la Haute-Alsace, simple fils de ses oeuvres qui rissables de la vie même. La clairière était si vaste, mania jadis le pic et le marteau, il sied davantage si colorée, les motifs si abondants, l'émotion de son pour nous d'admirer en lui un des continuateurs des Lenain, ces premiers réalistes méditatifs de l'âme populaire, comme aussi du Delacroix de là Liberté sur les Barricades, du Courbet des Casseurs
du Millet de Y Angélus et des Glaneuses, et l'égal en pensers charitables de ses contemporains immédiats : Bastien-Lepage, Jules Breton, Constantin Meunier, Eugène Carrière, Renoir, fi Pissaro, Lhermitte, Roll, Raffaëlli, Lepère. En ces derniers temps, combien d'artistes;.de notoriété déj à effacée, moins imbus de la saine et virile croyance de M. Adler, mais plus avides de réclame, incités par ce courant nouveau d'effluves humanitaires, auquel l'extraordinaire éclosion d'une littérature Scandinave, érigeant à sa tête comme ;un phare de lumière le radieux génie russe' de Tolstoï, ne fut pas étrangère, se sont empressés 'de greffer sur d'estimables antiennes à la mode leurs palinodies intéressées. De telle sorte que nos Salons furent et sont encore encombrés par des scènes d'un mérite très frelaté, — de la rue et des champs, — n'ayant qu'un rapport équivoque et lointain avec cet art d'évocation magnifique, si bien défini par Eugène Carrière, le premier à regretter que \ la peinture, plus par snobisme que par réelle convicde pierres,
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FILLE DE PECHEURS (dessin;
L'ART ET LES ARTISTES
CL Crevaux
LE TROTTIN (SALON DE 1908)
coeur si profonde. Ah ! certes, il est passé, le temps
des rois et des bergères des TrianonsL. « Les dieux sont partis, s'écriait, il y a déjà un demi-siècle,
Castagnary; l'Homme demeure !...
»
Il est là partout dans la nature où il y a de l'air, du soleil, des rires et des chansons, des tristesses et des pleurs. Jules Adler n'eut pas de peine à être convaincu. Tout le prédestinait au rôle de sa mis-
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L'ART ET LES ARTISTES d'abandon de ces terrains dénudés, bossues par les tinct, il aimait noires montales humbles qui gnes de charbon, assument la tâque dépasse le che lourde de faîte des hautes travailler sans cheminées cracesse. Lui-même chant des fumées n'était-il pas du grises, cadre nombre, ayant d'effroi et d'éreçu du ciel en pouvante avec partage ce don l'image de déadmirable qui le tresse de ces différenciait toucréatures isolées. tefois, avec cerLa couleur mêtains des autres, me de leurs hailaux yeux de lons entrevus tous : son amour dans l'ambiance de l'art. fuligineuse de Dansla muette l'austère décor solennité du Cl. Crcvaux. JEUNE CHEMINEAU (dessin.) minier est aussi spectacle que lui offrait raccord magistralement pondère du ciel et séduisante à étudier que celle des riches pourde la terre, si sa conscience s'alarma en secret des points. Il émane d'elle plus de psychologie pénéinégalités séculaires qu'un sort injuste laisse sub- trante et de mélancolie. Au même titre, les vertus de la maternité, qui sister à l'envi dans l'ordre social, Jules Adler avait de plus véhéments soucis d'art que celui de diffuser sont égales chez toutes les mères, gagnent en attenla rancune et laisser transpercer le dépit d'autrui. drissement touchant, quand il s'agit de représenter Jamais il n'entreprit d'exciter les pauvres contre une femme du peuple allaitant son enfant. Les humbles ont des grâces primitives et simples que les riches, les déshérités contre les puissants. les favoris de la fortune perdent plus aisément. ',-, En s'attachant à peindre des scènes émouvantes L'art, par conséquent, de la vie sociale, comme s'en tresse une couronne entre toutes sa Sortie du plus subtile. Creusot, il céda à la fièvre Comme il était beau à de son tempérament plus peindre, ainsi que l'a fait apte à vouloir découvrir la mâle beauté autre part M. Adler, ce chemineau "qu'à travers le thème requi parcourt en chantant battu des félicités bourles routes de France, porgeoises. tant sa pelle sur l'épaule Pour un coloriste épris comme un fusil, la courd'esthétique, quelle joie roie de son vieux bissac de intense de parvenir à tratroupier remplid'une maiduire, sur les visages émagre pitance cerclant ses ciés de ces laborieux aux reins solides. Il va libre membres endoloris par et fier parmi les vastes les rigueurs physiques, le plaines et les champs prosentiment du fardeau qui digues de moissons, vers les accable, de l'angoisse les horizons bleus. Dans sourde qui les dévore, de l'oeuvre de M. Adler, nous la famine qui les guette, l'avons rencontré soucomme aussi de l'espoir vent, ce chemineau, sur la qui les ranime et les sou- ; place de la République tient sans cesse, L'aridité et ailleurs. Nous sommes du paysage où s'éternise tentés de le retrouver leur long calvaire, l'aspect SAUVAGEONNE (dessin.) sous une autre condition,
sion quasi evangélique. D'ins-
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L'ART ET LES ARTISTES dans le tableau des Râleurs, mêlé au groupe de faire volontiers vibrer le couplet sentimental. Oui, quelques camarades, qui s'appliquent, dans une c'est bien Paris, le Paris des faubourgs; c'est aussi même tension d'énergie, à tirer sur le câble attaché l'amour sous la mansarde délaissée le jour et les au bateau. L'effort est rude. On le devine par la hasards bons ou mauvais de la vie à deux ; enfin concentration rythmique et parallèle de leurs c'est la vie, l'existence de travail. M. Adler a l'esreins courbés et aplatis en oblique. De l'autre côté prit hanté de ces visions saines et populaires. Elles de la rive, les maisons s'estompent dans une brume sont vraies parce que éternelles. Il a peint le Banc, la Soupe, et en toutes ces blonde et seul, se détache en vigueur le faisceau humain qui peine à la tâche et halette. Ce motif n'a oeuvres le frisson de son âme émue de pitié s'est d'autre prétention que d'exprimer une chose vue, essoré en stances délicates et pathétiques. M. Jules un de ces mille côtés du labeur social journalier. Adler est en pleine maturité de talent. On ne peut Mais M. Adler a su y mettre, un tel sentiment de lui reprocher encore d'une manière générale ce nature, une telle impression d'art, qu'il est presque que Taine, judicieusement, considérait « comme aussi palpitant qu'une page de haut fait et qu'on une preuve de la décadence d'un artiste, quand, oublie le sujet, par lui-même assez insignifiant,pour clans la seconde partie de son existence, celui-ci, admirer surtout l'artiste qui a su l'exprimer avec arrivé au terme de ses découvertes, paraît ne plus devoir oeuvrer qu'avec les recettes ramassées dans tant cl'à-propos heureux et de maîtrise. Quand il n'est pas dans les mines, M. Adler habite le courant de son expérience ». M. Adler est un trop véritable amant de la nature tout près de la place de la République. De telle sorte qu'il vit ainsi au milieu du peuple qu'il aime et un analyste trop distingué pour s'attirer jamais, et en plein coeur de Paris. Il a fait de ce quartier à fond, cette critique. C'est en 1901, si je me souviens bien, qu'il fit ses Champs-Elysées d'élection. Mais que d'impressions plus originales les préoccupations, les dis- une exposition d'études et de dessins des plus tractions de cette foule ont éveillées en lui ! Quel remarquable. Depuis cette époque, à différents kaléidoscope changeant ! Quelle diversité de spec- intervalles, le jeune maître est allé là-bas, dans les tacles ! Quel chatoiement de couleurs, la semaine, dunes, près de Berck, au pays du grand paysagiste Cazin. Il en a rapporté des dessins, des figures, des comme les jours de dimanches et fêtes !... M. Jules Adler a peint Paris l'été, lorsque les peintures et des paysages très clairs. Sous l'empire couples se pressent, que. les jeunes mères portent de la brise du large, il semble que sa palette est leurs bébés sur les bras, sous la clarté douce des rajeunie, et que ce soit un autre champ d'humanité étoiles. Tout ce monde se heurte, se rencontre, se peint avec des couleurs plus fraîches, plus ensocoudoie. Ils sont gens de leillées, que sa vision a même famille. Petits et embrassé, dans le calme grands sont des enfants reposant de la vie rurale. bien sages, quand les Devons-nous y découvrir misères de la grève ne pour demain la promesse font pas gronder leurs et la perspective d'une voix comme un tonnerre. neuve conception de Il a peint aussi une Mabeaux et champêtres détinée au Faubourg. Tout cors où ses facultés maîtresses et son persistant un peuple descend et se rend au travail clans la courage continueront à longue rue où clapotent se renouveler et à s'affiraux vitrines des bazars mer en toute certitude les plis des drapeaux qui d'espoir des superbes jettent une note chantriomphes ultimes ? Cependant, qu'avant de tante dans l'atmosphère poudreuse confondant les voguer, peut-être, vers des ciels plus cléments, gens et les choses dans les plans éloignés. C'est M. Jules Adler élabore simple, expressif, sincère pour le Salon prochain un d'observation. Le couple immense tableau dont le de la jeune ouvrière et sujet, encore pris au Pays du compagnon, la petite '. de la Mine, fera certainemodiste sont naturels de ment sensation. mouvement. On pourrait Cl. Crevanx. GEORGES DENOINVILLE. PÊCHEURS 217