Albert Besnard et son oeuvre

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Directeur-Fondateur

L'ART

:

Armand DAYOT

ET LES

ARTISTES

NOUVELLE SÉRIE TOME IX A^0

45 (Mars 1924) à 49 (Juillet 1924)

23,

PARIS QUAI VOLTAIRE, 1924

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LE PLUS RÉCENT PORTRAIT DE M. ALBERT BESNARD

ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE SRIcn

exposant ' ' des le balonde 1868, faisant le coup de feu contre les Prussiens pendant le siège, prix de Rome en 1874 : ces dates et ces détails, on a grand peine à les croire véridiques lorsqu'on voit en Besnard l'homme dont la vivacité' d'esprit, la haute allure, la courtoisie malicieuse et l'intacte faculté de M

ALBERT BESNARD A 30 ANS, PENSIONNAIRE A L'ÉCOLE DE ROME

i849,

ESsSyB

travail démentent si étonnamment les soixante-quinze années. Après une période assez hésitante, des débuts sans éclat, des séjours à Rome, où il connut l'admirable compagne de sa vie, puis à Londres où il peignit ses premiers portraits, c'est de l'installation définitive à Paris, des panneaux décoratifs pour l'Ecole de Pharmacie et surtout, en 1886, du célèbre portrait de Mme Roger Jourdain, que date réellement la révélation du génie particulier de l'artiste. Depuis, trente-huit années se sont écoulées sans que sa production de peintre, de fresquiste, de graveur, d'aquarelliste, de pastelliste, se ralentît. Cette oeuvre et cette existence, en un fascicule d'hommage, on me confie l'honneur de les résumer. Je l'ai tente naguère en un livre (1) et je ne me flatte point

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(1) Albert Besnard, l'homme et l'oeuvre, Delagrave 1914.


L'ART ET LES ARTISTES

Mitsâc di1 Xuin-s

APRÈS LA DÉFAITE (ENVOI DE L'ÉCOLE DE ROME)

d'y avoir réussi : comment serais-je plus heureux en quelques pages? A peine pourrai-je indiquer les principales directives qu'un maître entre tous intelligent a imposées à une création exeptionnellement abondante et complexe, dont voici, incomplètement, le décompte. Décorations murales : huit grandes compositions et huit petites pour l'Ecole de Pharmacie, Paris, de 1883 à 1886; trois compositions pour la mairie du premier arrondissement, Paris, de 1887 à 1889 ; plafond du Salon des Sciences à l'Hôtel de Ville, Paris, 1890 ; huit grandes compositions et quatre petites pour la chapelle de l'hôpital CazinPerrochaud, à Berck-Plage, de 1897 à 1901 ; décoration du grand amphithéâtre de chimie à la Sorbonne ; quatre compositions pour la coupole du Petit-Palais, Paris, de 1907 à 191 o; plafond delà Comédie-Française,Paris, de 190D à igi3; composition pour le musée des Arts Décoratifs (l'Ile heureuse) Paris, 1902; plafond pour l'ambassade de France à Vienne, 1909 ; panneau pour le palais de la Paix, à La Haye, 1913 ; décoration d'une rotonde de l'hôtel Bing et de l'hôtel de M. Jacques Rouché, Paris; décoration chez

M. le baron Vitta, à Evian... Portraits d'hommes et de femmes : environ soixante, dont

Mmes Roger Jourdain, Roger Marx, Mad. Lemaire, Besnard, Mante, Réjane, A. Dayot. MM. Francis Magnard, Frantz Jourdain, Denys Cochin, Barrère, le général Wolseley, Henry Lerolle, Emil Sauer. Fantaisies décoratives: Fluctuât nec mergitur, cartons de vitraux pour l'Hôtel de Ville et l'École de Pharmacie, la Femme aux Rhododendrons, La Cascade (1896) Le Flamenco (1898), La féerie intime ( 1901 ), Les cygnes (1903), Léda (igo5), Le Matin, (191 o). Paysages et Marines: études du port d'Alger, de marchés aux chevaux en Algérie et à Abbeville, de chevaux au bord du lac d'Annecy, de la plage de Berck. Scènes orientales : toute la série des femmes arabes, 1894-1895, et les soixantequinze oeuvres—toiles, dé trempes, aquarelles, dessins rehaussés — rapportées en 1912 d'un voyage dans l'Hindoustan. Pastels, aqua7*elles, eaux-fortes : probablement deux cents pastels et deux cents aquarelles, étudiant la nudité féminine, des têtes d'expression, quelques portraits, et une centaine d'eaux-fortes en dehors de la série consacrée à La Mort. Plus, des illustrations (L'affaire


ALBERT BESNARD

ETUDE AU PASTEL POUR UN PORTRAIT

L'Art et les Artistes



ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE Clemenceau, la Dame aux Camélias, Jocelyn.)

II a apporté d'emblée dans l'art mural moConsidéré comme un révolutionnaire en derne, avec les décorations de l'Ecole de [886, Besnard a vu s'adjoindre peu à peu à sa Pharmacie, de l'Hôtel de Ville, de la Sorcélébrité toutes les consécrations officielles. bonne, une conception neuve, féconde, absoIl a dirigé la Villa Médicis, il est entré à l'Aca- lument originale : et ce n'est point sa faute démie des Beaux-Arts et l'Académie française si cette conception n'a pas été suivie dans la l'attend : il est grand-officier de la Légion large voie qu'elle ouvrait aux artistes désireux

LA SOURCE (ENVOI DE ROME)

d'honneur et on l'a appelé à la direction de l'École des Beaux-Arts comme un grand médecin au chevet d'un malade. Aucune de ces circonstances n'a modifié les données initiales de sa technique et de son inspiration. Il a vécu et produit en marge du violent conflit entre la tradition académique et l'innovation impressionniste suivie de la réaction cézannienne. Par sa totale liberté d'esprit et le caractère si spécial de son oeuvre, Besnard est un indépendant au sens rare du terme. C'est un isolé.

d'exprimer mieux que les apparences de notre temps. Je veux parler du symbolisme scientifique. L'antiquité et la Renaissance avaient créé un peuple de figures pour représenter les forces multiples de la cosmogonie. Quand il s'est agi d'allégoriser les forces nouvelles découvertes par la science moderne, ces figures classiques sont apparues insuffisantes pour exprimer et honorer « la nouvelle Idole i). Si la fable mythologique ou l'idée de rédemption ont pu être traduites par des

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L'ART ET LES ARTISTES l'Eucharistie, qui trouvèrent leurs grands interprètes mystiques dans la peinture! Cependant, diversement effrayés du problème, les académiques qui admettaient une peinture « littéraire » (genre, histoire, légende sacrée ou profane) ont déclaré inviable une peinture « scientifique » : et les réalistes, sollicités par l'État pour orner ses palais de la Science, s'en sont tenus à représenter des scènes de laboratoire ou d'hôpital, dont l'idée était aussi absente que la Musique l'est de l'imitation peinte d'un violon. Les premiers ont conservé les poncifs de figures ailées et d'accessoires, les seconds ont fait des natures mortes d'appareils. L'idée de l'analyse n'est pas exprimée par la peinture d'un alambic, et dessiner un appareil Morse pour faire comprendre l'électricité vaut la foudre de Zeus et son zig-zag doré. Une seule hypothèse restait : tenter de peindre non les accessoires ni les figures mythologiques familières au public mais poncives et inefficaces, mais des figures de style nouveau, représentant vraiment les idées qui influent sur la psychologie et transforment la vie de l'homme moderne : au lieu de se perdre dans la réprésentation du détail, remonteraux quelquesgrands principes essentiels des sciences, chercher le geste simple et large qui traduirait humainement le sens général de la doctrine. C'est ce qu'a fait Raphaël dans VEcole d'Athènes, ce qu'a fait Puvis de Chavannes dans ses fresques synthétiques des races. Peindre non les sciences et leurs accessoires mais l'émotion qu'elles créent dans l'homme d'aujourd'hui, ce qu'il en pense, ce fut la solution profondément logique que Besnard trouva : pénétrant seul et sans références dans un domaine décoratif et allégorique inconnu, il écarta l'académisme et le réalisme. Aucun des peintres ayant eu à traiter des sujets d'ordre scientifique ne s'était demandé ce qu'il pensait de la science elle-même: tous n'y avaient vu que des sujets comme les autres, nécessitant des accessoires particuliers mais n'affectant pas davantage leur mentalité d'hommes en dehors de leur mentalité de peintres. Ne prétendant pas voir en savant, mais en homme intelligent et apte aux idées générales, Besnard a médité dans ce sens, et a abouti, après des tâtonnements, à quelques oeuvres dont l'originalité reste unique dans l'art contemporain. Ce sont les petits panneaux de la préhistoire (École de Pharmacie) où l'on voit la liaison intellectuelle avec les

Ecole (le Pharmacie, Paris. LA CONVALESCENTE

(PEINTURE DÉCORATIVE)

milliers d'imagiers, pourquoi l'idée d'évolution créatrice n'en trouverait-elle point, et en quoi le concept scientifique est-il plus éloigné de l'art que le concept religieux? L'ensembledes sciences constitue une mythique renouvelée susceptible d'être traduite esthétiquement : ce que l'art classique fit-en personnifiant les phénomènes naturels par les divinités célestes terrestres ou marines, il n'y a aucun illogisme à le tenter en revêtant d'aspect plastiques les idées-forces de la chimie, de la biologie ou de l'électricité. Mais comment définir la forme et le costume de ces idées-forces qui sont les dieux et déesses d'un Panthéon nouveau ? Ce ne sont pourtant pas des notions plus abstraites que le panthéisme, la Transsubstantiation,

i

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ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE

A BERCK

évocations des Rosny et « l'émotion de pensée » de Paul Adam qui se révélaient alors : le plafond des Sciences de l'Hôtel de Ville, où les idées de la gravitation, de la transformation du mouvement en calories, de la théorie des nébuleuses, se revêtent de l'aspect plastique et chromatique le plus simple et le plus opulemment décoratif; le grand thème du transformisme, enfin, traduit par le poème lyrique inscrit au mur de l'amphithéâtre de chimie de la Sorbonne. La Vie renaît de la Mort. Là, l'artiste est parvenu à la complète harmonisation de ses moyens de peintre et de sa pensée d'homme, il a fait un chef-d'oeuvre en réalisant à fond une idée essentielle, et sa hardiesse instinctive a replacé la peinture au rang des grands modes d'expression de la mentalité humaine. Assurément la voie reste ouverte, mais une telle oeuvre est la genèse d'un style idéologique auquel il faudra bien que la peinture revienne

(PEINTURE)

après la crise de déification du procédé pour le procédé, sous peine de déchoir à tout jamais du haut rang intellectuel qu'elle a jadis connu, de Michel-Ange à Delacroix. Les autres décorations de Besnard ont fait de lui le plus beau représentant du genre depuis un demi-siècle, avec Puvis de Chavannes : mais elles n'offrent pas cet intérêt si puissant et si neuf du symbolisme scientifique qui influença peut-être,devant les oeuvres de son jeune émule, Puvis dans la décoration de Boston. La triple décoration- de la mairie du Louvre montre un poème de poignante mélancolie, le Soir de la vie. L'Ile heureuse, du Musée des Arts Décoratifs, n'est qu'un riche témoignage de la joie de peindre et aucune allégorie ne s'inscrit dans ce beau paysage de montagnes et de lac. Les peintures de la coupole du Petit-Palais et du plafond de la Comédie-Française attestent un retour à l'usage des symboles mythologiques.

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L'ART ET LES ARTISTES

LA MISE A L'EAU (BERCK")

Les sujets le voulaient, et Besnard n'a point contemporaines dans certains domaines de répugné à s'en servir. S'il a rejeté les' figures la pensée : il a eu recours, sans hésiter, aux traditionnelles de la mythologie dans ses évo- dieux et déesses de l'Olympe, aux satyres ou cations de la préhistoire, du transformisme aux amours, comme les doctrinaires acadéde la chimie ou de l'astronomie, c'est qu'elles miques, lorsqu'il le fallait, mais, comme lui semblaient inefficaces à exprimer les idées Rodin à la même époque, il les a interprétés

LES CYGNES

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ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE

ADAM ET EVE ÉCOUTANT LES PAROLES DU TENTATEUR

dans leur sens profond. Il y a dans ces compositions des élans et des fantaisies qui font penser à Tiepolo et à Lemoyne, il y a aussi des évocations michelangesques comme le Poète dans La Plastique, (Petit-Palais) et le Tentateur (plafond de la Comédie-Française). La conception de la Matière (Petit-Palais), montrant les trois états dé la migration, l'en-

fouissement de la chair, le suspens de la conscience après la mort, l'envol du corps astral, est une des créations les plus personnelles qu'ait jamais imaginées un peintre épris d'idées générales, faisant place à des dieux nouveaux dans le firmament symbolique et idéologique de la peinture d'expression. Le plafond de la Comédie-Française obéit appa-

L'iLE HEUREUSE

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L'ART ET LES ARTISTES

LA PÊCHE (PANNEAU DÉCORATIF

remment à un programme classique officiellement défini : le génie inventif de l'artiste a pourtant trouvé moyen d'y ramener tout à une synthèse. Apollon y triomphe comme l'éclair de l'Inspiration elle-même dans une féerie cosmique où se jouent, délicieusement groupées, les vingt-quatre Heures diurnes et nocturnes. Les figures de la tragédie et de la comédie apparaissent auprès du drame essentiel, préexistant à tous ceux que les poètes ont inventés : c'est le drame d'où tous les autres ont résulté, celui du premier homme et de la première femme tentés par le Démon, présageant Penfantement dans la douleur, le premier crime fraternel, l'immense succession des passions et des péchés. Tandis que les Muses descendent du ciel pour poser des couronnes au pied marmoréens des Dieux de la maison — Racine, Molière, Corneille, Hugo — le Couple humain, générateur du drame multiséculaire, se dresse entre le Rire et le Sanglot. La puissance idiographique du peintre le plus intellectuel, et pourtant pleinement peintre, que nous ayons eu depuis Delacroix, se diversifie donc avec une ingéniosité constante, une variété et une audace rationnelle auxquelles correspond la diversité et la hardiesse de la plastique et de la conception

chromatique; une des supériorités de Besnard est son aisance à approprier sa technique et son coloris au sens intime du sujet à traiter. Décorateur-né, il joue en maitre des lumières et des emplacements qu'on lui dévolut; il a vu le succès venir à ses premières oeuvres de chevalet très éclatantes, et pourtant il n'a jamais employé la couleur pour la couleur; il n'y voit qu'un langage, et sachant bien qu'on n'est point coloriste par la polychromie mais par les valeurs, il est tour à tour un fulgurant assembleur de reflets, un virtuose des tonalités les plus violentes, et un musicien des gris et des lumières argentées. Ses prétendues exagérations se sont toujours vérifiées comme des intuitions logiques: virtuose au sens exact, celui de virtus, désignant la force de l'homme maître de ses moyens, son esprit est fait de façon à subordonner toujours le charme du procédé aux décisions de l'intelligence. Cette tendance, si opposée à l'art impressionniste et si dangereusement reniée par les peintres les plus récents, s'atteste dans toutes les autres compositions décoratives de Besnard et jusqu'en la dernière oeuvre qu'à soixante-quatorze ans il nous montrait encore au Salon des Tuileries. La décoration de Berck a, dans l'oeuvre, une

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ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE

LA CHASSE

(PANNEAU DÉCORATIF)

signification et une place particulières. Besnard était, depuis douze ans, célèbre, fêté, lorsqu'en 1896 la maladie d'un fils le contraignit à vivre pour quelques années sur cette petite plage livrée au vent âpre et salubre de la grande mer. L'artiste amoureux de l'élégance et de la causerie raffinée se trouva brusquement confronté à la solitude, avec l'angoisse de son coeur paternel. Il accepta l'épreuve, la médita, et la transforma en une retraite spirituelle opportune et précieuse. Cet épisode de sa vie a certainement beaucoup influé sur sa mentalité. Peut-être, enclin à nourrir son inspiration abondante et heureuse des spectacles du luxe, à compter sur un Paris charmeur et dangereux, eùt-il été conduit à délaisser l'art profond de ses grandes synthèses pour l'art grisant des nus sensuels et des effigies mondaines. Le destin le remettait dans une voie austère, en tête à tète avec son âme. Sitôt assuré que son enfant retrouverait la santé avec le temps, il oublia délibérément Paris, s'intéressa à la vie des pêcheurs, goûta la liberté agreste du gentleman-farmer, peignit les chevaux du marché d'Abbeville et des scènes de pêche et de plage. Cependant sa vie subsconsciente éprouvait la hantise des douleurs multiples qui l'environnaient en ce pays peuplé de

petits malades. Son goût si vif pour la vérité, son intelligence toujours en éveil, l'incitaient à étudier à l'hôpital où l'on soignait son enfant les réalités de la chirurgie. L'homme que la science avait attiré jadis se reprenait, comme père et comme artiste expressif de la vie pathétique, à se passionner pour cette défense contre la douleur et la mort. En même temps, l'idée religieuse fascinait son esprit, tout au moins sous la forme du problème de l'au-delà tel que l'examen de l'idée évolutionniste le lui avait présenté. En dehors de la forme confessionnelle et dogmatique, il admirait la noblesse consolante et le réconfort moral de la foi. Peu à peu il conçut le plan d'une grande oeuvre qui pût exprimer la synthèse de ses émotions en cette longue période de recueillement. Quand son fils fut rétabli, l'artiste chercha comment remercier le pays et les êtres qui avaient collaboré à cette joie : il ne se fût pas contenté de rapporter quelques toiles d'un intérêt simplement pittoresque de ce coin douloureux où il avait médité et souffert, d'où il revenait riche d'idées et aguerri par l'épreuve. Il offrit donc à la très simple chapelle de l'hôpital Cazin-Perrochaud le cadeau somptueux d'une décoration murale complète, comprenant : une peinture allégo-

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L'ART ET LES ARTISTES rique au-dessus de la tribune, une sur l'arceau, du choeur, un Christ au-dessus de l'autel, huit grandes compositions sur les murs latéraux, la Naissance, la Maladie ou le Péché, la Mort, la Résignation, {'Espérance, la Charité, la Foi, la Cité future. Quelques belles statues de saints témoignè-

pelle d'hôpital, Besnard a surtout affronté, avec son sens inné delà large simplification, les deux thèmes de la souffrance et de la consolation, réunis dans ce lieu destiné à la prière. En toutes ces compositions, Jésus est présent non comme un Dieu au-dessus de l'homme, mais comme son compagnon sur

Palais

île La Haye.

ÉTUDE POUR « LA PAIX PAR L'ARBITRAGE », PANNEAU DÉCORATIF DESTINÉ A LA SALLE DES DÉLIBÉRATIONS DU PALAIS DE LA HAYE (L'exécution de ce panneau fut terminée le 27 juillet 1914)

rent du désir de Mme Besnard d'associer à cet hommage de gratitude son beau talent de sculpteur. A ces circonstances le village de Berck doit de posséder un des plus importants ensembles de peinture murale que l'art moderne ait produits. L'oeuvre exigea quatre années, l'artiste revint y travailler chaque été. Elle ne figura pas aux Salons, et seuls les cartons en ont été montrés ultérieurement dans des expositions, aux Arts Décoratifs. La conception en reste nettement respectueuse du catholicisme, mais en cette cha-

la terre de douleur et d'épreuve. Il est

l'assistant miséricordieux et le constant exemple, dans ces scènes où se révèle une âme très noble, une sensibilité intensément humaine. Il n'existe dans l'art contemporain rien de plus émouvant, de mieux composé, de mieux pensé et exprimé que cette sorte de symphonie de la peine et de la résignation. Et elle est infiniment différente du Besnard éblouissant et sensuel dont le public, à chaque Salon, cherchait, dès l'entrée, les envois attestant les réussites

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ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE comme la Réfane ou la Féerie intime, c'est-à-dire les points culminants de son audace de coloriste éclatant et voluptueux, preuve étonnante de la malléabilité de son esprit, de la diversité si riche de ses moyens. Mais il n'y a pas plus de talent dans le plus somptueux portrait féminin que dans le plus simple des panneaux de Berck, dénués de toute virtuosité apparente, et où l'on ne découvre qu'à la longue la sagesse hardie qui a su introduire huit fois dans une série décorative, sans en rompre l'équilibre, les lignes de cette grande croix de bois, tantôt droite et tantôt penchée, qui ne choque jamais les yeux, tant l'artiste en a calculé subtilement la présentation au milieu des personnages et des aspects de la vie moderne. L'oeuvre de Berck, à peu près inconnue du public, trop peu consultée par les artistes, est très révélatrice de la véritable nature de

Coupole du Petit-Palais

LA

PENSÉE

(PANNEAU DÉCORATIF, FRAGMENT)

savoureuses, les gourmandises du ton et de la touche. On ne trouve pas dans la chapelle de Berck une seule velléité de faire un morceau. L'auteur s'efface rigoureusement derrière sa conception. Il reprend le langage simplifié des fresquistes religieux, avec de grands plans, un minimum de détails, des grisailles claires, la volonté non de faire valoir sa maîtrise mais de présenter des images parlantes capables de toucher les plus humbles visiteurs. On ne soupçonnerait jamais que ces images, aussi sobres que celles de Masaccio ou de l'école de Beuron, sont dues à un coloriste qui, par ailleurs, s'est attaqué aux problèmes les plus hardis du chromatisme. Et cependant, en même temps qu'il travaillait à ce poème d'une si calme et si pure mysticité, de 1898 à 1901, Besnard réalisait des morceaux

LA PLASTIQUE

(PANNEAU DÉCORATIF, FRAGMENT)

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L'ART ET LES ARTISTES Besnard, qui passe pour un coloriste heureux, un passionné de la chair et de la lumière, et qui est cela en effet, mais aussi un pensif, un concentré, un méditant obsédé par les grands problèmes de la conscience et de l'inconnaissable. C'est à ce point de vue que j'isolerai de son oeuvre d'aquafor-

de symbolisme scientifique, les rêves néochrétiens de Berck, et ces terribles songeries sur la mort — c'est-à-dire, à mon sens, les oeuvres où il s'est révélé le plus admirable et où il s'est donné tout entier jusqu'au tréfonds de sa pensée. Initié à la croyance du transformisme, à

LE LAC

tiste une merveille non moins ignorée: la série des vingt-six eaux-fortes sur la Mort, commandées par le baron Vitta qui en a acquis les cuivres et le droit exclusif d'en consentir les tirages. Un homme, si illustre soit-il, n'est jamais complètement pénétré, et son abondance même y contrevient. Le Besnard aimé et fêté par le public des expositions et Salons depuis quarante années est différent de l'artiste poignant et du grand animateur d'idées qui a créé les décorations

cette Vie renaissant de la Mort qui exclut l'horreur apparente de notre destin et lui offre l'adoucissement de l'éternel souvenir, Besnard ne pouvait exprimer un tel sujet avec l'ascétisme des Espagnols, l'idéalisme des Italiens, le réalisme terrible de Grunewald, le scepticisme ou la froide haine d'Holbein, l'extase des croyants ou le sarcasme des incroyants. A ces eaux-fortes il a confié non une conception générale, mais ses propres sentiments. Pour son esprit,

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ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE

Chapelle île l'hôpital Cazin-Perrocliaud, Berck.

LA CHARITÉ (PEINTURE DÉCORATIVE)

Chapelle de I hôpital Caziii-Perrochaml. Berck.

LA[RÉSIGNATION (PEINTURE DÉCORATIVE)

22 I


L'ART ET LES ARTISTES mort et vie ne sont que des mots, la vie est une destruction et une réédification quotidienne, mais ce qui l'a le plus frappé dans le phénomène immanquable de la mort, c'est l'incertitude de son heure, et là est la raison essentielle de notre peur. Besnard, obsédé par cette pensée, conçoit la mort comme une présence et non comme un avenir. Nous mourons tous les jours et nous survivons tous les jours. La mort n'est pas postée au bout de notre route, elle vit en nous et chemine avec nous, elle est notre commensale, elle peut toujours entrer pour

un mystique impatient de sa chair et plein du mépris de ce monde. Les eaux-fortes de Besnard constituent une suite très libre, qu'on pourrait parfois comparer aux Chants et danses de la mort de Moussorgsky. Elles supputent toutes les façons dont la Visiteuse intervient, dans la vie habituelle, sans jamais faire appel au fantastique. Un homme suit dans la rue une courtisane provocante : elle se retourne, et c'est la mort. Un passant flâne dans une foule, pareil à « l'homme des foules » de Poë : cet anonyme éternel a le masque de la

LE RÉVEIL (PASTEL)

renverser toutes nos prévisions, couper court à nos projets, nos travaux, nos amours, nos rêves. Ainsi Besnard a mêlé ce témoin muet à tous les aspects de la vie, sans romantisme macabre, sans effusion religieuse, avec une sorte de terreur résignée, attendant la fin selon la règle, mais se refusant à être assez glacé par l'impassibilité scientifique pour en méconnaître l'infinie tristesse. Tout homme qui voit la mort sans regret n'a pas su comprendre la vie ; le regret est une forme de reconnaissance des beautés de la nature sous son aspect de vie avant d'entrer dans son aspect de mort; celui qui a aimé et compris en artiste et en penseur cette nature doit, avant de retourner en elle pour des refontes inconnues, regretter la vision qu'il en eut dans sa forme humaine, n'étant point

mort. Un robuste cavalier croise quelqu'un qui se dissimule dans un buisson; un vieux peintre, absorbé devant son chevalet par la joie de peindre un beau paysage, sent quelqu'un l'épier en silence : des amants s'élancent dans un jardin fleuri, ignorant un témoin de leur étreinte : un souper joyeux se transforme en orgie, et, nonchalante en son rocking-chair, assistant à la débauche sans s'y mêler, une figure narquoise attend : la Mort, partout insinuée ! Elle est le duelliste qui frappe, le vertige qui précipite le coureur, la gouge qui étrangle le moribond et, en une eau-forte qui est un terrifiant chefd'oeuvre, se substitue à l'amant pour changer en râle le sanglot voluptueux de l'aimée. Une famille heureuse est attablée devant le repas du soir. Un domestique discret

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ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE

REVERIE AU BORD DE LA MER

murmure à l'oreille du père : « Quelqu'un demande Monsieur... » Il se retourne, et, dans la pénombre, derrière la porte entrebaillée, on devine la silhouette de l'Inexorable. Cette admirable série, pathétique sans morbidité, évoque le frôlement incessant et fatal dans de petites eaux-fortes grises et cursives, pareilles à des notes crayonnées certains soirs par un penseur rêvant dans le silence de l'atelier, s'interrogeant sur la vie et le destin, retrouvant des présciences jugement sur soi. Elle révèle une zone cachée dans l'âme d'un grand artiste épris des sports, de la nature florissante, du luxe, de la belle féminité, des joies du foyer et de l'orgueil de créer une oeuvre de pensée forte et de sain bonheur. Peintre de nu et de rêve, Besnard dès 1887 a marqué sa place au rang des grands expressifs de la femme avec la cé-

jour bleuâtre, morceau amoureusement modelé, aussi distant de la frigide rectitude académique que de la technique impressionniste, poème de sensualité tendre et raffinée, d'une matière onctueuse, soyeuse, dirigeant ses souples coulées selon les inflexions d'une chair aux volumes impeccablement exprimés. Besnard n'a jamais mieux montré son désir de considérer le corps de la femme comme un élément de joie lyrique et de fête des couleurs. La chair a été pour lui la substance la plus délicatement propre à expérimenter les associations et les dissociations des reflets. Cette expérience, il l'a poussée aussi loin que tous les impressionnistes, avec une technique fort simple, une pâte fluide rehaussée de glacis, sans alchimie ni cuisine ». Il a tiré « des effets surprenants de l'éclairage d'en haut ou d'en dessous, peignant le plus souvent des

Luxembourg, toute saturée des reflets contrastés de la flamme orangée et du

rousses à Pépiderme irradiant et nacré, se plaisant à modeler avec une gourman-

lointaines, tenant

blondes presque

lèbre Femme nue du

SUR LE LAC


L'ART ET LES ARTISTES

PORTRAIT DU COMPOSITEUR SAUER

dise quasi-rubénienne, les gorges, les plis de la taille ou de l'aisselle, la rondeur ambrée de la nuque, le volume d'un bras musclé et bien nourri. Ce peintre dont l'esprit si équilibré vénère Ingres a hérité plutôt de la tendance décorative de Boucher et de Fragonard dans ses petits tableaux de baigneuses jouant dans des feuillages ou des eaux tachées de lumières,

divertissements d'un décorateur en marge de ses vastes ordonnances. Quelques toiles sont plus amples que ces caprices : la Léda, l'ardente Femme aux rhododendrons, du Musée de Venise, le Malin, du Musée de Lisbonne, et surtout la Cascade du lac d'Annecy, cet étonnant tableau fait d'onde et de soleil, et la Féerie intime, ce « bijou rose

PORTRAIT DU COMPOSITEUR ERNEST CHAUSSON ET DE Mme CHAUSSON

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ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE et noir » somptueux et mélancolique, vague et charnel, baigné d'une pénombre magique, réel et hallucinatoire, faisant songer à Baudelaire et à Poe. Ce sont là des créations absolument isolées dans l'art contemporain, et témoignant d'un singulier génie. Besnard n'a pas moins médité la conception et l'exécution de ses portraits de

formule d'un art physionomique ne négligeant pourtant rien des attraits décoratifs, et voyant dans la femme parée un objet de luxe à présenter dans le plus riche écrin de couleurs. En certains de ses portraits il est allé au profond de la ressemblance, mais toujours avec le grand souci du faste ornemental. On sent que si l'énigme des visages la

PORTRAIT DE LA PRINCESSE MATHILDE

femmes, qui ont beaucoup contribué à sa gloire devant le grand public. L'analyse serrée d'un Ingres, la suggestion voilée d'un Ricard ou d'un Whistler, ne l'ont pas déterminé à chercher dans les pénombres les conditions de cette ressemblance dont il a jadis défini le problème en une conférence qui révéla l'esprit critique le plus juste et le plus fin. Il a essayé d'unir toutes les antinomies des divers styles du portrait. Il semble avoir retrouvé en La Tour et en Perronneau (il est passionné du xvme siècle)

l'attire, les satins, les dentelles, les joyaux, les tentures, les fleurs composent en outre pour lui une vaste et riche nature morte qui prolonge la créature étudiée. Il s'extasie en elle en beau virtuose. Son vrai ascendant, c'est Largillière, si large, si élégant, si franc et si lumineux. Cette partie de son oeuvre le relie à de Troy, Belle, La Tour, Boucher, Frago, François Dumont, plus qu'à Ingres. Même quand il peint des « bourgeoises » de la société d'aujourd'hui, il n'a rien du bourgeoisisme qui persiste dans les portraits

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L'ART ET LES ARTISTES

LA TASSE DE

THÉ

LA FEMME AU VOILE BLEU

MENU DU DINER OFFERT AUX SOUVERAINS BELGES LE 14 JUILLET I9IO (D'après une aquarelle originale)

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ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE d'Ingres. Il auréole toujours son modèle de quelque beau reflet, il symphonise, il illumine l'ambiance, mais avec quel tact! On ne peut plus comprendre maintenant que le charmant portrait de Mme Roger Jourdain ait pu faire pousser les hauts cris : il a déterminé toute une vision et il semble, après trente années, timide. Il effraya cependant assez longtemps les belles dames en quête d'un portraitiste selon leur coeur, les aristocrates

de dix autres, sont les strophes d'un même poème décoratif, concourant à un prestige de luxe et de grâce dans notre modernité grise et noire où la parure féminine reste l'unique motif de fantaisie, de caprice et d'éclat. Le double portrait d'Ernest Chausson et de sa femme, les grands portraits collectifs des familles Mante, Lerolle et Lenoir, le clair portrait de la famille de l'artiste enfin, peint à Talloires en 1890, achèvent la brillante

Phot. Vizzavoua.

PORTRAIT DE

M1Ie

GERMAINE B. (DESSIN INÉDIT)

préférant aller chez les académiques très sages, les bourgeoises demandant à CarolusDuran les images dorées et cramoisies qui leur représentaient à souhait le portrait de luxe pour salons cossus. Les modèles de Besnard furent pour la plupart des femmes élevées dans des milieux sympathiques à l'art novateur, aimant à cette époque Verlaine et Paul Adam, Wagner et Debussy, Mallarmé et Rodin. Une femme de la valeur de Réjane refusa son portrait merveilleux, que le pianiste Sauer se hâta d'acquérir, et qui résume toute la psychologie de la Comédienne. Les effigies de Mmes Besnard, Henry Cochin, Pillet-Will, Armand Dayot, Dreyfus,

série. Il y faut adjoindre quelques effigies masculines. Besnard s'y est moins attaché : sa sensibilité, sa passion de la couleur, répugnent visiblement aux vêtements ternes, sont rebutées par l'impossibilité de parer et d'interpréter décorativement les figures d'hommes. Cependant il en a signé plusieurs qui sont belles. Le portrait qu'il peignit à ses débuts d'après Francis Magnard était d'une délicate grisaille et d'une psychologie perspicace. La grande aquarelle exécutée d'après Alphonse Legros (Luxembourg) est d'un style sobre, grave, magistral. La fougueuse physionomie de M. Frantz Jourdain a été exprimée dans un morceau superbe, et

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L'ART ET LES ARTISTES

LE"CHALE ROUGE (PASTFL)

LE SOMMEIL (PASTEL)

LA FEMME A LA

LETTRE (PASTEL)

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ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE

PORTRAIT DE M'ue RÉJANE

portrait en pied d'Emile Sauer debout, en habit, auprès de son piano, montre que Besnard sait être coloriste avec du noir, du blanc et du gris. Il faut joindre l'image de Denys Cochin, saisissante par la vérité psychologique, à ce groupe restreint qui suffit à faire regretter que Besnard n'ait pas eu le loisir de réaliser une série des principaux intellectuels contemporains. Nous n'avons de Mallarmé, de Paul Adam, de Debussy, de Rosny, de Claudel, de Clemenle

ceau, de Jaurès, de Berthelot, du l)r Roux, de Bergson, de bien d'autres, aucun portrait digne d'eux. Il était de taille à les faire. Producteur de la grande lignée, jugeant nécessaire de tout tenter, aussi bien une illustration minuscule qu'une de ces énormes peintures de plafonds qu'à soixante-cinq ans il retouchait allègrement sur les échafaudages de la Comédie, Besnard a, depuis un demisiècle, touché à tous les genres, hormis la lithographie. Le respect s'impose, en dehors


L'ART ET LES ARTISTES

SOUVENIR DE LA VILLA MÉDICIS (LE BOSCO)

PORTRAIT DE GABRIELE D'ANNUNZIO

FEMME ARABE (SOUVENIR D'ALGÉRIE)

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ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE de la valeur spécifique des oeuvres, devant ce labeur ininterrompu et cette création exaltée d'un penseur et d'un imaginatif. On ne peut songer à.dénombrer ses aquarelles et ses pastels. L'aquarelle a été, surtout dans la période de 18S5-i8g5, un de ses moyens préférés. Il l'a traitée largement, par grandes coulures d'eau colorée, sans gouache, sans retouches. Habitué à n'user de l'huile qu'avec légèreté, en fresquiste ennemi des cuisines de palette et amoureux du ton pur, ses aquarelles se reliaient bien à sa peinture à l'essence, préparée en grisaille fluide et ne recevant son plein effet chromatique que par des glacis. Ses pastels sont fidèles au procédé du xvme siècle, frottis au doigt, accents au

pastel demi-dur, hachures entre-croisées, dessin toujours visible, matière transparente et vaporeuse. Ainsi ont été exécutées ces si nombreuses études de bustes nus ou semi-

PREMIÈRE ÉTUDE D'APRES LE PAPE BENOIT XV POUR SON PORTRAIT (1915)

drapés qui célèbrent la chair féminine. Les eaux-fortes sont moins d'un spécialiste jaloux d'étaler sa maîtrise dans les mystères de l'encrage intense et du vernis mou que des dessins blonds et souples de coloriste demandant à la pointe une rapide écriture d'idées. Ce sont souvent des études, des recherches, des repentirs en marge d'une grande composition. Mais l'artiste s'est plu à demander à l'eau-forte la pleine expression de sa pensée dans la série de la Mort et dans celle qu'il a consacrée à la Femme. Les collections les plus sévèrement composées s'enorgueillissent de posséder certaines de ces pièces vraiment magistrales : la mondaine entrant au bal et laissant glisser de ses épaules nues le manteau que recueille un laquais respectueux, la pauvresse désespérée se jetant du haut d'un pont en crispant ses poings sur ses yeux, l'accouchée tordue par les spasmes tandis que le médecin qui maintient son poignet compte à sa montre les battements de la fièvre. Ces eaux-fortes sont magnifiques par le sentiment et l'exécution. Ces diverses techniques parallèles à la

LE PAPE BENOIT XV DANS LES JARDINS DU VATICAN

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L'ART ET LES ARTISTES peinture ont servi à Besnard pour constituer un vaste répertoire d'impressions directes, recomposées ensuite. C'est ainsi par exemple que, n'ayant jamais exposé ce qu'on appelle spécifiquement un paysage, il est un maître du paysage associé aux figures. La montagne l'a passionné, on la retrouve dans toute son oeuvre avec un beau style et une grande

sans les animaux et les fleurs. Mais il n'a jamais rien peint sans une idée préconçue de composition, tous objets n'étant à ses yeux que des signes d'idées. L'état d'esprit du peintre de morceau, qui peindrait n'importe quoi pour le sensuel plaisir de peindre, lui est étranger. Il prend ce plaisir lorsqu'une pensée d'ordre général l'a amené à utiliser

Phot. Vizzavona.

LE PEINTRE AU JARDIN (TALLOIRES)

force de synthèse. Les sites de plein air participent à l'action ou au symbole et leur influence relie toutes les parties chromatiques des compositions. Peintre de la montagne et des eaux du lac d'Annecy, Besnard est aussi un peintre de la vie maritime, et le séjour de Berck a été . l'occasion de quelques oeuvres éclatantes, d'un faire presque romantique, avec des ciels à la Delacroix. Conçue par un esprit protéique, apte à tout comprendre, la création incessante de Besnard n'eût pas été complète

quelque accessoire. Il a souvent représenté les animaux parce qu'il s'y intéresse passionnément, surtout les chevaux, en homme qui, bon cavalier, adore les libres randonnées forestières. En Algérie ou en Picardie ou en Savoie, il ne s'est pas lassé de les étudier, et il les a fixés en quelques toiles maîtresses : il s'est plu à les styliser décorativement dans ses fresques du Petit Palais, de Berck, de La Haye et de la Comédie-Française. Mais de plus on trouve dans son oeuvre, outre les

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ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE

LE BAIN DE LA SULTANE

MENDIANT INDOU

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L'ART ET LES ARTISTES

UNE RUE

A

TRICHINIPOLI

animaux préhistoriques de l'Ecole de Phar- sent à lui assurer sa place dans la série des macie, des cygnesj des paons, des chiens, beaux orientalistes, depuis Delacroix et des natures mortes de fruits et de poissons, Decamps jusqu'à Fromentin, Guillaumet, des fleurs, le tout inféodé à la nécessité de Chassériau, près des romantiques pittoresl'idée générale. Copier pour copier, même ques plus que des observateurs intimistes. avec somptuosité, est fastidieux pour cette Ses toiles d'Afrique furent avant tout les pages d'un voyageur nature faite pour l'imagiébloui. Cependant,com me nation et l'évocation. la curiosité psychologique Un voyage fait par Besnard en 1894 en Algérie, est chez lui inséparable du plaisir de peindre, il au Maroc et en Espagne, demeura hanté par la menfut un premier contact, talité d'êtres nouveaux, et assez sommaire, avec l'Orient qui le tentait. 11 par l'envie de mesurer des moyens d'investigane rapporta guère d'Espation picturaux et psychogne que le Flamenco, logiques à des esprits et à charmant mais isolé dans des aspects différents de son oeuvre. 11 put, par ceux de l'Europe. Le contre, séjourner beaucoup plus en Algérie et y travoyage en Algérie fut donc la cause initiale du vailler tout à l'aise. Il y projet longtemps caressé fit ses belles études du Port d'Alger et du Maret différé d'aller aux Indes. Besnard y alla à ché aux chevaux arabes, soixante ans, dans le plein ses fascinantes figures de épanouissement de son Mauresques. Elles suffiCROQUIS


ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE

UNE RUE A MADURA

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L'ART ET LES ARTISTES

FEMMES INDIENNES

DANSEUSE INDIENNE

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ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE intellectualité et de sa technique. Il y resta sept mois, visitant Kandy, Bénarès, Agra, Delhi, Oudaipour, Tanjore, Madras, Hydérabad, et, malgré les entraves matérielles souvent apportées à son travail, il rapporta cette étonnante suite de soixante-dix visions dont la révélation à la galerie Petit, en 1912, fut le grand fait artistique de l'année. Personne

s'inscrivaient au rang des plus violentes conceptions chromatiques qu'on ait osées, mais le style et le dessin en dépassaient encore la couleur en intérêt. Flaubert et Delacroix se fussent enthousiasmés pour ces décors et ces figures : mais ce que Besnard avait avant tout pressenti et exprimé, dans cette vaste série par lui titrée « l'Inde cou-

APRES-MIDI D'ETE

n'avait encore osé cette tentative. Le public ne vit là qu'une fête des couleurs, un rare et luxueux spectacle d'orientalisme : l'artiste avait songé à des fins plus profondes, cherchant à s'expliquer l'immense énigme autant par ses multiples croquis que par des notes manuscrites. Celles-ci formèrent plus tard le volume VHomme en rose où s'atteste, avec la puissance descriptive du peintre, la haute faculté de méditation de l'homme en une forme qu'envieraient bien des écrivains. Quelques oeuvres, Rue à Madura, Pleureuses au bord du lac, Bain rituel dans le Gange,

leur de sang », c'était le fatalisme millénaire, cette humanité insolite dont ses maîtres étrangers se servent sans en pénétrer l'âme, cette mélancolie extatique qui naît d'une clarté aussi mystérieuse que' les ténèbres, cette théogonie majestueusement désespérante. A trente ans de distance, Besnard mûri a cherché dans l'Indoustan les émotions de pensée qui avaient hanté sa jeunesse lorsqu'il esquissait pour le vestibule de l'Ecole de Pharmacie ses visions de la préhistoire, ses rêves de primitivité. Si cursive qu'ait dû être cette évocation de

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L'ART ET LES ARTISTES

Pliot. Moreau.

LA CASCADE

FEERIE INTIME

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ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE

Pliot Vizzavjna.

ÉTUDE DE NU (ROMAINE)

son oeuvre, elle suffira à rappeler tout ce que la sensibilité et l'intellectualité contemporaines doivent à ce grand laborieux, et aussi en quoi, malgré tant de renommée et d'honneurs, il reste un indépendant et un isolé dans une époque picturale toute vouée au procédé et où le fait d'oser penser est, pour tant de peintres, un péril et une tare. Cette âme ductile, cette intelligence merveilleusement vibrante à toutes les influences tluidiques de son temps, vivent de l'union des contraires et du sens des analogies. La

caractéristique de l'art de Besnard, c'est un mélange intime d'audace et de contrôle de soi, la logique serrée unie à la hardiesse lyrique, la luxuriance d'une vision fidèle au réel mais hantée pourtant de l'au-delà, de ses magiques ou tragiques avertissements. Alors, sous la robuste maîtrise du peintre si doué, se révèle la fiévreuse mélancolie; un élément fantastique ajoute à la beauté plastique l'attrait de l'étrange. On trouve simultanément en Besnard un dessinateur de la lignée ingresque, un

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L'ART ET LES ARTISTES

UNE FAMILLE (EAU-FORTE)

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ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE passionné du xviue siècle, un français traditionaliste mais non académique, un héritier de Boucher, un réaliste épris de paysages amples, de sports, de belle nudité, un mondain séduit par le luxe féminin et la fine sensualité, un rêveur hanté d'occultisme et de songes sur la mort, un décorateur idéologique, un anglomane et un fervent des terroirs de France,

un classique, un oseur, un sceptique

et un idéaliste, un triste et un passionné, un exalté adorant l'ordre et le bon sens. Nature d'un

protéismeextraordinaire contenu par une forte méthode, sachant, à l'heure du travail, appeler les forces utiles et écarter les autres. Psychologiquement, c'est un sensuel cérébral : toute son oeuvre est une vaste illusion de joie, d'équilibre, de santé, sous laquelle fermentent des obsessions qu'il ne confie pas. Sa personnalité dépassede beaucoup celle du « peintre rien que peintre » qui est la chétive idole de cette génération. Son intelligence aiguë, ornée par le travail et le PORTRAIT DE ROBERT goût inné d'assimiler toutes les alluvions intellectuelles, 1 eût peut-être entraîne aux hasards d'une création fantastique et follement littéraire, à l'expression d'hallucinations vraies, s'il n'avait su se retenir et se disciplidu classiner par l'observance rationnelle cisme et les fréquents regards qu'il a jetés sur la vie intérieure. Plein d'un amour égal pour la joie et la peine, la beauté heureuse et la beauté douloureuse, il semble avoir été dominé par la résolution violente de jouir de

tout par l'intense compréhension, avant que tout et lui-même ne disparussent dans l'inéluctable évolution des mondes que son rêve a fait rouler aux deux embrasés de ses plafonds. Organisé pour produire multiplement plutôt que pour parfaire avec patience, voyant dans la minute du paroxysme la seule réalité du contact de son être avec l'univers, il nous a donné la sensation éblouissante d'une vie picturale faite d'une succession de féeries. Ses portraits ne sont que mouvement, intuition, éclats saisis au vol, vérités certes mais vérités marchantes, évocations d'êtres qui passent en frémissant de clartés. La joie de son art est le mouvement : robes, nuages, tout plane et se meut, vertige et lumière le sollicitent sans cesse. Peintre de la femme, il la sait capable de tenir toute entière dans une minute qu'il saisit. Ces beaux êtres suaves, choyés, somptueusement oisifs, ces heureuses fleurs humaines cultivées par l'homme, par son labeur et pour son orgueil, l'artiste les cueille BESNARD (EAU-FORTE) d'un seul regard courtois et sagace et les peint avec luxe et amour comme les incarnations les plus riantes de cette instantanéité en qui son rêve reconnaît la seule réalité perceptible. Arrêtées par sa vision dans l'instant radieux de leurs vies ornementales, ces âmes exaltées par le désir de briller apparaissent dans leur vanité exquise. Mais l'enchanteur ne se laisse pas séduire, et il s'échappe pour retrouver la saine joie de palette devant la robuste viridité de la

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L'ART ET LES ARTISTES nationales les dernières grandes pages d'idées, a rajeuni la poétique et la symbolique de son art, est resté véridique sans se rapetisser au réalisme, et s'est maintenu dans un état lyrique de l'esprit au-dessus des misérables idolâtries du procédé. Ce n'est pas sans raison que souvent sont revenus ici sous ma plume ces deux mots « poète » et « intelligent » qui expriment deux conditions que les cadets de ce glorieux aîné déclarent nuisibles. De Besnard aussi, comme du grand fresquiste idéologique Paul Adam, un Remy de Gourmont eût pu dire qu'il est « un spectacle magnifique». Un peintre lyrique, un peintre qui pense, sont des anomalies en un temps où l'oeil et la main sont censés suffire, où le plaisir optique d'un assemblage de plans colorés est tout le devoir et tout le but, dans une volontaire indigence d'invention. Besnard, auquel on doit tant de

CHEVAUX ARABES (EAU-FORTIî)

nature, les marines aux vastes ciels de volutes et de rayons, les corps joyeux dans l'eau qui les réfracte, les larges aspects des montagnes, les symphonies solaires sur les robes des chevaux et les costumes bariolés de l'Orient. Le chatoyant virtuose célèbre d'autant plus la vie qu'il a su sonder toutes les éventualités de la mort. Le portraitiste des raffinées sait mesurer sa lucide mélancolie aux solitudes de Berck, aux tristesses de la maladie, aux réconforts de la prière. L'héritier de Largillière et de Boucher devient à volonté le pensif animateur des hypothèses transformistes; le mythologue du Petit-Palais et du plafond de la Comédie est aussi le mystique des scènes de Berck et le scrutateur du fatalisme arabe et hindou. Tel est le roman de ce grand imaginatif inquiet et pourtant serein qui a écrit sur quelques-unes des murailles

ETUDES DE NU EAU-FORTE

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ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE

LA MORT DISCRÈTE (LITHOGRAPHIE)

profondes observations chromatiques, a été séparé de l'impressionnisme, exclusivement sensualiste, par sa passion des idées-forces et son dédain des piètres motifs du naturalisme. Il a été plus éloigné encore de l'académisme. Le prix de Rome n'a laissé aucune trace dans sa vie. Si l'Institut l'a désiré, c'est que tout Institut s'annexe tardivement les gloires qu'il a d'abord méconnues, et cette élection s'est faite au lendemain de l'exposition si audacieuse des toiles hindoues où s'affirmait plus que jamais le coloriste de ce portrait de Mme Roger Jourdain qui fit se voiler les faces académiques; et toutes les mesures prises à la Villa et à l'École par ce révolutionnaire devenu directeur attestent la largeur de son esprit, comme sa présence au salon des Tuileries atteste son indépendance. Il n'a pu sympathiserni avec le préraphaélisme, ni avec l'intimisme de Carrière, ni avec le maniérisme fantomatique et japonisant de Whist-

ler, ni avec le cézannisme. Il a été, il devait être seul. Illustre et sans étiquette, classique et inclassable, aucune école ne peut le réclamer bien que tant de peintres l'aient pastiché. Il prouve avec la plus radieuse évidence qu'on peut être un grand peintre sans être borné, et que la culture ne nuit pas au peintre : truisme à l'époque où la peinture s'égalait à la poésie, paradoxe aujourd'hui. Au lieu d'être l'esclave de ses yeux, le docile copiste de ce qu'ils ont perçu, il domine et contrôle ses sensations, les recompose par la réflexion, les ordonne par le choix, et seulement alors il travaille sans que l'ardeur de sa réceptivité ait été diminuée par cette opération de son esprit. C'est là l'intelligence de tous les grands plastiques. Certes ils pensent en « couleurs », en ce sens que la couleur est pour eux un langage d'émotion créatrice : mais ils ne croient pas que la

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L'ART ET LES ARTISTES couleur engendre réellement des pensées, et c'est pourquoi ils ont fait oeuvre de grands intellectuels en mettant leur faculté picturale au service de leur vie intérieure, très au delà de la sensation pure et simple que traduit le « morceau ». Pour Besnard comme pour tous les vrais maîtres, la peinture est finale-

personne, ne s'est point empêtré dans les théories, à évité les écoles et les clans. Le parallélisme méthodiquement hardi des recherches, la large compréhension vigilante d'un esprit bien armé, l'ont conduit à l'apogée d'une très noble vie. J'apporte devant Besnard l'hommage d'un écrivain

BAIGNEUSES (PEINTURE,

ment une opération de l'intellect, la « cosa mentale » définie par Léonard. Cette vérité reste aussi entière qu'aux temps où, avant le développement de l'imprimerie et la naissance de l'orchestre, la fresque de la cathédrale ou du palais public était la grande significatrice, enluminant les pages du gigantesque missel des idées générales, du symbole religieux ou de la légende épique. Cet homme affable est un hautain individualiste qui n'a cherché, erré ou réussi avec

1923)

amoureux de la pensée dans la forme, qui souhaite trouver à méditer après avoir regardé, et qui, rebuté par la dénutrition intellectuelle d'une peinture restreinte au jeu chromatique, remonte pieusement aux temps superbes où des génies la créaient en songeant aux âmes autant qu'aux yeux de l'humanité. Il est juste que les honneurs officiels prennent leur véritable sens en s'accumulant sur un maître capable de faire figure d'ambassadeur de nos idées, de grand

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ALBERT BESNARD ET SON OEUVRE

MATERNITÉ (1923)

24b


L'ART ET LES ARTISTES Français répondant devant l'étranger des d'animateur d'idées dans les formes. Son tendances constantes de notre génie. Depuis nom est celui qui nous divise le moins et la mort de Puvis, Besnard reste le seul qui nous exprime le plus, en réponse à l'Europe puisse, au-dessus des partis, assumer ce demandant quel est notre plus grand artiste rôle de» conciliation sans concession, ce rôle représentatif. CAMILLE MAUCLAIR.

M. ET Mm° ALBERT BESNARD DANS L'ATELIER DU MAITRE (1924)

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