BENJAMIN-CONSTANT par
Camille
Mauclair
L'artiste éminent qui vient de mourir à l'âge de la pleine matu de son talent, a rité, au moment du plus bel épanouissement dans la occupé, à plusieurs point de vue, une place considérable IL peignit de grands seigneurs, des soupeinture contemporaine. aimé de la « gentry », il converains, le pape, la reine Victoria nut les ovations, le luxe, la célébrité, il fut membre de l'Institut. J'ai ouï dire par bien des amis dont l'avis m'importe qu'il fut un excellent homme, un esprit fin et un bon cœur, et surtout un artiste simple et sincère, que la consécration laissa académique ennemi de toute Il n'eut rien d'un « libéral, enjoué, morgue. pontife », mais seulement l'autorité tranquille d'un maUre qui avait fait ses preuves. n eut un cal'actèl'e trop fantaisiste, trop- ami des de la plupart de ses modernités, pour tomber dans les travers On ne.le collègues, et à l'Institut il apporta un esprit nouveau. ont trouve mêlé à aucune des manifestations contribué déplacées qui à discréditer l'académisme et à soulever contre lui la réprobation seulement publique d'hommes qui désiraient l'ignorer: je veux dire par exemple l'opposition forcenée faits- à fintroduction au des écoles ou du musée du Luxembourg étrangères legs Caillebotte était un homme d'esprit trop averti pour Benjamin-Constant épouser les mesquines idées d'un milieu où son haut mérite avait marqué sa place parmi des gens dont, sauf deux ou trois, aucun ne le valut. Il avait ses opinions, il les disait avec franchise. il écrivit des critiques, dont plusieurs ont été publiées en cette revue qui s'honorera de sa collaboration amicale. Il lui arriva de prendre à partie Manet et son école. Mais on ne trouve là aucune aigreur personnelle simplement s'y révèle l'opinion d'un homme et reste, de préférence, fidèle à un ensemble qui n'approuve pas,
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de principes qui répondent mieux à son raisonnement et à sa nature. comme Laurens, Ces principes, qui l'ont conduit à l'Institut, n'ont comme Dagnan, et qui devraient y conduire Fantin-Latour, la valeur d'articles de foi eu pour aucun de ces artistes réactionnaire utiles à affirmer leur logique et leur goût les y eussent attachés même dans l'insuccès, et ce sont des principes infiniment sans aveuglement Rien libéraux, sans étroitesse, systématique. si à de l'Institut actuel de ce qu'on reproche justement l'esprit ni Laurens, ni Dagnan ne saurait concerner Benjamin-Constant, ceci doit être bien établi. Et à eux seuls, exception faite pour M. Henner, peintre admirable, mais isolé de toute tendance, ils
bien l'élément nouveau, l'élément représentaient intelligent, eût certainement le humain, compréhensif. Benjamin-Constant il de la mais sans eut le culte de respect tradition, mesquinerie et ce n'est pas Rubens, de Van Dyck, de Rembrandt, d'Ingres, nécessairement le culte de l'école de Rome. Elle a tout fait pour assumer le rôle de gardienne d'un idéal qui la dépasse de toutes des hommes parts, et où il lui a bien fallu admettre successivement bafoués. jadis L'Ecole garde, comme palladium, quelques « secrets du beau » à l'anfaits sur mesure. C'est un ensemble de notions empruntées Mais a les mêmes. Seulement il remonte Rodin, tique. par exemple, directement à l'antique, et l'Ecole n'y remonte qu'à travers la décadence de la Renaissance, à trav ers l'école de Fontainebleau, l'odieux goût Louis XIV, trois siècles de casernement de l'art en des règles anachroniques étouffant la tradition française sous le des Grecs, trois siècles de faux respect de la latinité imitatrice reniant noble les style gothiques et les glorieux réalistes et psyde au nom d'un classicisme France trois chologues corrompu, siècles de canons, de recettes, de dogmes permettant, une sorte de du beau géométrie internationale Cette fameuse beauté est une chose insaisissable, une idole exclut le caractère et réduit toutes les sensibilités d'arcreuse, qui « tistes à l'expression étroite d'une même science o. Il en résulte à Anvers, à Dusseldorff, à Vienne, dans qu'à Paris, à Londres, tous les pays du monde, d'identiques nudités représentant d'idendes mêmes de la même tiques allégories s'inspirent joliesses fades, à Cet art est excellence l'émotion. international impuissance par dans toutes les académies d'irnocents élèves de toutes nations en recueillent les mêmes leçons, et cependant, par une contradiction bizarre, chacune des académies se déclaregardienne des traditions
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nationales. C'est la conception du beau militarisé que certaines allocutions de Guillaume II ont formulée à merveille, alors qu'enil tre deux sonneries de trompettes et deux défilés de régiments félicite les académiciens berlinois dans les termes qui lui servent à louer les troupes de frontière. Rien ne semble plus étrange, plus de gens qui* cette prétention plus « décadent que paradoxal, a des croient que (de beau en soi existe, qu'il y règles qui y conIl duisent sûrement, et que ces règles sont en leur possession. situé tout eux d'un archétype, quelque part, auquel s'agit pour à toute doit revenir. La nature et les 'm.œurs ont beau démontrer ce « en soi ils se banheure l'illusion métaphysique beau », qu'est dent les yeux pour ne rien voir, aussi obstinés que les évêques de St-Thomas toutes en selon la Somme choses, 1902, qui jugent d'Aquin. Contre une «'telle croyance, qui a fait tant de mal, je me plais à dire avec insistance proteste que l'exemple de Benjamin-Constant et est de le de sédire, magnifiquement, je pense qu'il important sans en d'une discutable un homme parer compagnie qui y siégea adopter les rancunes, les timidités, les scrupules, et dont par conséquent le nom et l'œuvre ne devront pas servir à étayer devant la attardés. Pareil et des dogmatismes critique des idées rétrogrades bénéfice faillit revenir à l'Institút du fait de Gustave Moreau, qui Associons en la même protesprofessa un si noble enseignement. tation un homme aussi considérable etne que Benjamin-Constant, laissons pas dire de ce grand artiste libéral qu'il fut une « gloire d'école». Rendons-lui dès maintenant l'honneur de ne pas permetmachine de guerre contre lapensée tre qu'on fasse de sonnomune indépendante qui se lève en France. n'eut aucun rigorisme. Jamais il ne crut Benjamin-Constant le secret du beau comme un ingénieur a les avoir en portefeuille d'un L'évolution de son au contraire œuvre montre plans pont. qu'il s'éleva de plus en plus à une conception plus large, plus originale de son art, et assurément le portrait de lord Saville de cette année est bien moins une œuvre de membre de l'Institut que les il ne fut ne fut pas un doctrinaire, Chérifas. Benjamin-Constant non un dans car il le fut son oeuvre, pas plus inquiet j'entends, peut-être en lui-même, comme Falguière, avec qui son talent a certaines analogies. Ni son œuyre, ni celle de Falguière ne trahissent du moins, l'inquiétude. fut un publiquement, Benjamin-Constant beau virtuose confiant en ses dons et toute sa peinture constate cette sûreté de soi-même, sûreté qui exigeait pourtant du' travail pour arriver à son complet développement, et qui ne
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pouvait, sans s'altérer, sortir de l'observation constante de principes empruntés aux décoratifs de la Renaissance. Benjamin-Constant n'était pas un de ces visionnairp.s qui inventent des formes, forcent la forme vraisemblable de l'être à exprimer plus qu'on ne le penserait possible,et font de la science habituelle du dessin une sorte de langage inconnu et révélateur. Il voyait ce que chacun voit, avec fermeté, avec un réalisme vivant, mais sans faculté de rêve. Les quelques essais de compositions allégoriques qu'il a faites me semblent moins heureuses que ses portraits. L'Orphée, le Beethoven, sont des oeuvres auxquelles le mystère fait défaut, où la transparence des atmosphères est insuffisante, où il n'y a pas de des effets. L'intention suggestion, pas de transposition poétique est suffisamment euxn'y amalgamée aux moyens picturaux pas mêmes. Benjamin-Constant avait un besoin de réalité trop Îlumédiate. Rien ne pouvait lui faire oublier le soin préalable des valeurs telles qu'elles se présentent. Son esprit se refusait à les fausser même subtilement accentuer une expression, un pour caractère. Il ne prenait pas l'initiative de laisser à dessein tel ou tel point d'un tableau à l'état d'esquisse ou de demi-réalisation sur une partie importante. Il ne parpour concentrer l'expression la couleur est un élément tageait pas l'opinion que fugace, que rien n'a de couleur fixe, mais que tous les tons s'influencent par et se ramènent à une dojuxtaposition, réagissent mutuellement, minante qui est le thème d'une symphonie. Cette idée, fondement de tout l'impressionnisme, depuis Watteau jusqu'à Bonington, et Turner, Jongkind Monticelli, j usqu'à Claude Monet enfin, n'était de Benjamin-Conspas conforme aux convictions traditionnelles tant. Il avait gardé de l'éducation le scrupule du « fini » c'est une sauvegarde pour ceux qui ne se sentent pas S1Îl'Sde l'abandonner sans s'égarer. Et ce scrupule s'alliait bien à son tempérament. Cette idée du ««fini mène en général les peintres à la pire peinture, lorsqu'ils se confinent dans l'allégorie et la nudité. Elle les affole par le sophisme de la perfection cherchée dans le détail. On voit en M. Bouguereau, comme en Cabanel ou en Flandrin, la de cet affolement. Dans un nu de M. Bouguereau, tous les preuve 'du bout de la brosse avec une petits modelés sont poursuivis « le léché ». patience louable. Mais cette perfection-là s'appelle Holbein aussi est minutieux. ~Tais chez Holbein tout détail est une affirmation du caractère d'ensemble. Un nu de M. Bouguereau est' plat, il n'a pas le véritable volume d'un corps. Les détails sont accumulés sur une surface émaillée, et plus on voit ces détails, plus ils indiquent que l'ensemble est faux. Voilà des femmes nues
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dont on ne pourrait pas faire le tour, elles ne sont pas dessinées, car le dessin, c'est suggérer les volumes par les surfaces. Entre le dos de ces femmes et le fond, on ne glisserait pas une aiguille mais le moindre modelé des côtes est minutieusement indiqué, avec la netteté agaçante d'une épure d'architecte. Une seule chose pourrait racheter une telle erreur, l'étude de la nature et des mouvements en plein air. Mais l'Ecole n'admet pas le plein air Les feuillages, les sources qui ser vent de fonds aux académies allégoriques de M. Bouguereau ou de M. Lefebvre sont faits dans l'atelier, et on ne peut oublier l'acidité arsenicale de leurs verts, la fausseté dé ces herbes et de ces ruisselets en lainage qui n'ont ni le charme de la vie ni la fantaisie d'un décor franchement inventé. C'est à de tels principes que M. Lefebvre a dû se faire des choses comme la Vérité sortant du puits qui est au
Heureusement Luxembourg. pour lui, desimples portraits comme la délicate Yvonne, qu'on voit au même musée, sauveront son renom. M. Bouguereau n'a rien de tel pour se racheter. lui, se fit du « fini une conception heureuBenjamin-Constant, sement opposée. Techniquement, son « métier» » esttoujours riche, sa pâte grasse, nourrie, solide sans mesquinerie aucune il poursuivit l'exécution des détails, mais en ne les isolant jamais du faite avec joie C'est de la peintnre décorative, rythme d'ensemble. les tons les beaux éclats, les par un homme qui aimait profonds, les régals de palette. Le dessin des détails s'inféode accumulations, chez à la recherche des volumes, et toujours, Benjamin-Constant, c'est en cela que ce traditionnel a glorieusement évité le « léché » en respectant le « fini ». Enfin, c'était'un coloriste de haute allure. lumière L'Entrée du Pape Urbain, noyée dans une frissonnante chaude et pure, témoigne d'unartiste à d'or vraiment transparente, son amour du la vision large, sauvé de l'erreur scolastique par plein air, et cet amour, sauvegarde éternelle des maUres, lui vint
de l'Orient. L'occasion de longs séjours en Orient affranchit son esprit, elle exalta en lui des qualités romantiques. La lumière vibrante, sans le conquérir à l'impressionnisme, ses de l'influença, développa peintre vigoureux, précisa qualités ses silhouettes, fit chanter sur sa palette des couleurs débarrassées avait vu des bitumes, des sauces opaques de l'Ecole. Guillaumet l'Orient avec une certaine mélancolie fine dont les fideuses de Borase Saada resteront le témoignage charmant. Benjamin-Constant référa plutôt à la vision théâtrale ou chatoyante de Marilhat, de des Berchère, de Regnault. Il ne choisit pas l'étude psychologique
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ni types, telle que M. Dinet par exemple la poursuit sagacement, l'alchimie de la lumière telle que M. Besnard l'a raffinée dans sa suite de toiles algériennes. s'attach au côté Benjamin-Constant luxueux et barbare. Les Chéritas baignés d'ombre, nudités fauves sont et d'émeraudes, que touche çà et là une rosée de diamants de l'acadéd'un beau dessin et d'une langueur infiniment éloignée misme. C'est de la peinture d'homme séduit par l'éclat des joyaux sur la chair tiède, ne goûtant de l'Orient que la volupté, sans en dire l'intense tristesse. Mais la toile donne une grande impression de chaleur lourde, de paresse animale et de luxure inerte. Il y a dans les Prisonniers du sultan du Maroc et surtout dans les Derniers rebelles des morceaux excellents. C'est bien encore la composition influencée par l'Ecole, le premier plan meublé par des objets jetés et quelques figures servant de repoussoir aux personnages du fond mais l'air est lumineux, les blancs de l'homme à cheval sont heaux, le ciel, les murs brûlés sont à leur plan et d'un ton riche. Que l'on compare ces toiles de Benjamin-Constant à tout ce qu'ont fait les Gustave Boulanger, les Cabanel, les les orientalistes on verra la différence d'un Gérôme, officiels, à des gens de formules. Ce théâtralisme n'est pas tempérament c'est le pays des êtres à faux, l'Orient est théâtral essentiellement, de pierreries, sales et cliquetant,> de pieds nus et à bandeaux bracelets des et des paillons, ayant poux, le pays des êtres aux dans la gestes emphatiques gravité même, tels que les a compris M. Rochegrosse dans ses reconstitutions historiques, si savamment Et si le fâcheux orientalisme de psychologiques. j'évoque M. Gérôme, ce ne sera pas pour le puéril plaisir de la critique, mais pour bien faire sentir la nuance entre lui et Benjamin-Constant, pour bien marquer comment les princip~s de la composition tels que les a compris l'Ecole en acceptant le mélodramatique romantisme peuvent se modifier par la vertu d'une nature d'artiste. fut un peintre naturel, vivace et Malgré eux, Benjamin-Constant et le plus vibrant des peintres d'histoire orientale qui intéressant, aient paru depuis Regnault. Il me représente comme nettement, M. Denys Puech en sculpture, l'homme très doué qui crée une transition entre l'académisme et l'art indépendant, rebuté du convenu de l'un et appréhendant les audaces, les risques de l'autre. C'est aussi le cas de M. Jean-Paul Laurens, ce grand talent sérieux et probe, coloriste puissant mais lourd, psychologue lent mais le sans la pénétrant, comprenant tragique liéniale suggestivité d'un Delacroix, mais aussi avec une généro~ité que l'Ecole ne et soupçonne pas n'enseigne pas.
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fut plus brillant et plus superficiel, virtuose Benjamin-Constant séduisant et plus peut-être moins savant. Mais la Théodora, par exemple, est une oeuvre que Laurens n'a pas surpassée en solidité, en éclat, en style magistral. C'est un très beau morceau de peind'une d'un ture, d'une composition simple, pâte savoureuse, fastueux. On les à modernes, arrangement répugne, parmi lapeinture « cinquième acte ». Moi-même ne l'aime guère mais que ce serait mal connaître les Byzantins que d'alléguer ici ce reproche.! Les livres de Lombard et d'Adam, les compositions de Rocheattesteront avec l'histoire le « acte grosse cinquième perpétuel de cette race. Motif à belles couleurs, à irisations de gemmes, la évocation thème à Théodora de Benjamin-Constant, romantique, la hallucinante la un décorateur vision de lumière, ne gardant être ni une œuvre d'histoire ni une œuvre veut psychologique mais c'est un régal de palette. Si j'en viens aux portraits de Benjamin-Constant, j'y trouverai, saisissante l'influence bienfaisante de cette encore, plus première partie de sa carrière. L'étude en plein air, l'amour du faste exotique, L'exemptèrent de la sécheresse et du convenu. Ainsi l'amour de l'histoire et une foncière originalité de terroir en détournèrent M. Laurens, ainsi l'amour des humbles et la mysticité sincère en M. Dagnan-Bouveret. Benjamin-Constant prit rapidegarantirent ment sa place entre Bonnat et Carolus-Duran comme portraitiste officiel ar istocratique. Dans ce milieu ou les Wencker, les Chartran, les Carrier-Belleuse apportent les plus mauvaises traditions de la peinture préde tentieuse, où MM. Ferdinand Humbert et Flameng témoignent deux réels talents un peu froids, Benjamin-Constant apparut de la noblesse, tandis que M. Bonnat peicomme le portraitiste les gnait surtout les personnalités politiques et M. Carolus-Duran bourgeois opulents. La comparaison s'impose encore. en effet est un point de repère très significaBenjamin-Constant tif dans l'évolution moderniste, si l'on peut dire, de l'académisme. de dans le domaine lui, spécial qu'il se choisit, on peut Auprès considérer M. Lefebvre et M. Dagnan comme les seuls à avoir signé des effigies de mondaines vraiment distinguées et discr ètes. Benjamin-Constant y apporta plus de fougue, plus d'éclat, mais il instantasut s'y maintenir sobr e, éteindre avec une surprenante de son orientalisme. néité de goÙt moderne les rutilances Sans à l'intense dans atteindre poésie qui rayonne quelques portraits Mademoiselle de Hébert et de Henner (Madame Roger-Miclos, le de cette sans atteindre aux année), élégances Fouquier, portrait
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il sut mystérieuses que, seul au monde, possède M. Whistler, rester virtuose et devenir psychologue, donner à ses portraits un à son grand air sans emphase. Qu'on pense à M. Bonnat, exécution à ses lumières brutales de maçonnée, jaillissant fonds bitumineux. Mème si l'on a l'indulgence de laisser de côté les compositions de ce peintre, comme le St-Denis du cette boucherie totalement dénuée de compréhension Panthéon, en face de l'exquise histoire de Ste-Geneviève religieuse par Puvis de Chavannes, si' l'on pardonne le Christ osé après Van Dyck ou Greco, ou l'Aigle liant ian lièvre, ou le Job, si l'on mornéglige le paysage basque crânement offert au Luxembourg, ceau sans air, sans dessin, sans couleur, qu'on refuserait au Salon s'il était signé d'un autre, si enfin on consent à ne parler que des de M. Bonnat, célèbres, des glorieux, des impeccables portraits encore est-on obligé de restreindre aux l'éloge effigies d'hommes, dont la meilleure de beaucoup restera celle de Léon Cogniet, vraiment sobre, vigoureuse, d'une harmonie juste. Je ne crois pas de bonne foi aimer les portraits de femmes que ce qu'on puisse a ni admettre leur d'allures et de facpeintre exposés, vulgarité ture, leur lourdeur truellée avec un si pesant souci de la bâtisse. dans une époque qui a vu les Auprès de ces travaux d'ouvrier, de de Besnard, de Carrière, de Helleu, de La portraits Sargent, de d'Ernest relever les Gandara, Renoir, Laurent, plus pures, lesdes la traditions de françaises Tour, de Largilplus exquisement et même, plus qu'on ne le croit communélière, de Fragonard, ment, celles du grand Ingres qui peignit Madame de Senonnes, et qui fut si génialement supérieur à ses principes académiques, les portraits féminins que signa Benjamin-Constant apparaissent comme les résultats d'une intelligence vivace alliée à une belle on reste technique. Et si on les compare à ceux de Carolus-Duran, étonné de leur distinction et de leur charme, on constate surtout ne fit qu'au rebours de ce peintre tapageur, Benjamin-Constant s'élever dans son art. que M. Carolus-Duran est bien le peintre attitré de la bourgeoisie et du haut commerce nul mieux que lui n'en présente les parvenues sur un fond de peluches vieil or ou cramoisies, avec l'ostentation brutale qui sied, avec les faciles oppositions d'un corsage de velours noir cernant une gorge crayeuse, avec le choquant étalage de traînes étoffées d'où surgit un soulier verni éclatant en
trompe-l'œil. L'homme qui, jadis, peignit l'Accident ou la discrète, la noble Femme au gant, s'est mis au ton de son public, et a perdu toutes
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ses qualités primitives pour en acquérir de plus douteuses. Dans ses oeuvres, ni recul, ni mystère, ni féminité tout saute aux est dit avec une faconde n'est le et tout faste, hélas yeux, qui pas de la couleur sur un dessin mou, qui apparaît pauvre, voyante des éclairages d'atelier ne se soutenant pas. Il serait pénible d'insister sur des compositions comme le plafond qu'une administration a singulière permis de placer au Louvre, et il faut à un homme la vanité de montrer au passer grisé de glorioles deux paysages dont fun pourrait être enfantins, Luxembourg d'un bon élève du concours Crescent et l'autre semble un pastiche de Delacroix. au portrait, d'une esquisse Mais, spécialisé
M. Carolus-Duran, n'en reste pas moins malgré l'engouement, un peintre dont les quelques qualités de fond sont gâchées par le désir de l'effet, et qui n'invente jamais une attitude non convenue, jamais un geste révélant un caractère, un goût, une habitude de l'être représenté. Eh bien si l'on place auprès des oeuvres de cet illustre faiseur de peintures un portrait de femme de Benjamin-Constant, on voit il n'en reste rien. M. Caroluss'effondrer les Carolus-Duran, Duran né fera jamais une belle chose comme certain portrait de femme sur fond de parc d'automne exposé, il y a quelques années, et je mets en fait n'était-ce pas celui de lady Elen Vincent ? dans sa M. Bonnat n'a vie une effigie que peut-être pas signé
d'homme qui égale le portrait que Benjamin-Constant fit de son Ce portrait-là est un chef-d'œuvre fils (musée du Luxembourg). de vie et de style, aussi beau que les plus beaux Elie Delaunay comme comme solidité, aussi fort et aussi fin qu'un Sargent de noirs et de chairs. C'est une une chose page magistrale, qualité dans une homogénéité cohérente, absolue, pensée, accomplie d'une distinction rare dans La vraiment l'énergie. superbe, aura servi à montrer dans tout ce milieu acadéque, comparaison ne fut pas placé à son rang, puisqu'il mique, Benjamin-Constant ne fut considéré que comme fun de ces grands favoris de la fordu fait d'avoir été tune. Les éloges qu'on en fit s'amoindrissent hommes n'eurent le droit de se dire ses des pas qui partagés par émules. Ce serait peu que de trouver Benjamin-Constant supérieur Le portrait de son fils peut être à MM. Bonnat ou Carolus-Duran. et c'est quelle œuvre contemporaine, placé à côté de n'importe bien devant un tel tableau qu'on constate le néant de la gloire officielle il la dépasse de toutes parts. vraiment De même la lumière violente, triomphante, qui ou encore le mouvement du da Pape Urbain, baigne l'Entrée
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s'il m'en souvient de Ville, destiné, bien, à l'Hôtel Plafond démentent l'Ecole. Le portrait du pape Léon XIII montre que l'artiste tenta de revenir aux traditions de certains maUres qui peignirent des pontifes dans un style presque familier, et pour cela il faut être Velasquez ou Goya, un génie. Benjamin-Constant ne pouvait, pas plus que ces atteindre à une telle hauteur. Préocpersonne depuis maUres, le portrait à effet où M. Charcupé certes de ne pas recommencer tran a juché le Saint-Père au haut d'une immense coulée de soie blanche avec autant de joliesse qu'une actrice paonnant dans sa traine, le peintre s'interdit toute tendance décorative. Mais le portrait de Victoria, pourrait-il être différent de ce qu'il est? Peindre une impératrice des Indes avec le physique de la feue reine était une gageure peu commode et peu agréable. Faire vrai eût été lamentable un tel visage se peint vrai avec une coiffe noire et pas un bijou. En costume d'apparat" il fallait insister sur le côté décoratif. Faire « flatté eût été ridicule. Benjamin-Constant atténua le visage flétri. le corps tassé, dans l'ample symphonie dorée d'un rayon de soleil se jouant sur les joyaux et sur l'or du trône, et esquiva le « portrait officiel du mieux qu'on pût en pareil cas. Le mérite n'est pas mince, et cette oeuvre donne la mesure de son tact et de son goût. Mais la sympathie reviendra toujours à des oeuvres plus discrètes, plus nerveusement modernes, comme le portrait de lord Saville qui est cette année le meilleur de la Société des Artistes, et qui atteint à la véritable distinction, par la tenue de son cÓloris, par la science réfléchie de l'attitude, par la divination du caractère. De telles oeuvres honorent la carrière de Benjamin-Constant, et elles prouvent à quel point il évoluait, cherchait à progresser, insoucieux des honneurs et interrogeant sa conscience et son talent à un âge où tous ses collègues pensent avoir assez fait pour leur gloire. Benjamin-Constant apparaît donc, même aux yeux de ceux dont les sympathies vont aux impressionnistes purs, comme un beau virtuose, comme un généreux peintre très supérieur à sa situation de peintre officiel, tout à fait digne d'être considéré isolément d'elle, en homme dédaigneux de la routine et n'ayant aucun besoin de titres pour s'affirmer magistral. Ouvert à toutes les tendances, il eut le rang d'un pontife, il n'en eut jamais l'àme. Délivrons résolument sa mémoire de cette fausse gloire dangereuse, fait tort à la vraie. Ce qu'on appelle la gloire, du vivant de ses qui c'est une combinaison bénéficiaires, de diverses circonstances sociales qui n'ont qu'un rapport indirect avec l'œuvre qui le pré-
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texta. La mort modifie l'étiage des gloires, lève pour les uns le couvercle du sépulcre, creuse aux autres, sous le cénotaphe visité, le vrai tombeau définitif de l'oubli. Purifiant toute appréciation, écartant rancunes, sympathies, ménagements, polémiques, elle une évidence elle est le dernier terme de la silencieuse, impose critique impartiale. C'est devant cette
critique seule que comparaît la mémoire de et maintenant, la vraie gloire lui naît, elle Benjamin-Constant l'attendre elle l'a pleinement méritée. Si peut tranquillement, de l'Ecole ne doit pas plus disparaître l'enseignement que la censure ou d'autres anachronismes sociaux, absurdes et inamovibles, du moins, faut-il savoir gré à ceux dont l'esprit aidera à le rénover. Benjamin-Constant, par son exemple, a été de ceux-là, comme Gustave Moreau par son enseignement si élevé, comme M. Laurens par le sien, et cela l'honore Œrandement, et de cela il faut le remercier autant que de son »oeuvre même. Il laisse une œuvre importante où brillent nombre de beaux morceaux, et il n'est pas il eût réalisé des toiles douteux que sans cette mort prématurée très supérieures encore. Il travaillait passionnément, ne se laissait
pas griser, devenait d'année en année plus unifié, plus pénétrant, plus sobre, plus fortem.ent stylisé. Il était le seul à progresser dans un monde où chacun descend de plus en plus. Son nom restera comme celui d'undes artistes les mieux doués de cette époque, pr incipalemeut dans ce genre du portrait, difficile entre tous, où l'on est médiocre si l'on est pas supérieur. Il y laisse assez de belles choses pour répondre de soi devant l'avenir, et la couronne voilée de crêpe qui est en ce moment posée sous le portrait de son fils au Luxembourg ne signifie que la disparition de son être matériel. Pour tant d'autres, elle indique l'opportunité d'un silence elle montrera seuleprécédant l'oubli pour Benjamin-Constant, ment la séparation du présent et de l'avenir. Camille MAUCLAIR-