20* ANNEE Nouvelle Série
NUMÉRO 60 OCTOBRE 1925
Revue d'Art de France et de l'Etranger
CHARLES COTTET
LA MESSE BASSE
CHARLES COTTET i»?£?£jggj^g 'ÉTAIT un maître, dont l'inspiration
llÉlIlilftf vena't d'un noble coeur. Depuis tt^lïfiifi ^x ans" une mala^ie cruelle tor-
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turait son corps et interrompait »5>i<re&s<xxrtâ son oeuvre. Peut-être n'a-t-il pas rempli tout son destin. On l'avait un peu oublié : mais ceux qui affectent d'oublier des hommes de cette taille disparaîtront tout entiers avec la mode qui les soutint. L'oeuvre de Cottet restera. J'incline devant l'artiste et
l'ami mon hommage ému. Il était né le 12 juillet i863, au Puy, durant un séjour que ses fonctions de magistrat imposaient à son père : mais peu après, la famille, fidèle à ses origines savoyardes, revint vivre à Evian, et c'est là que Charles Cottet reçut ses premières impressions de la nature. Venu à Paris en 1880, pour entrer, sitôt bachelier, à l'Ecole de Droit, mais laissé 78
libre de suivre ses inclinations, il renonça à devenir juge ou avocat et comprit qu'il ne serait jamais homme de robe, mais peintre. Il entra dans l'atelier de Maillart, résista aux leçons de Gustave Boulanger et de Jules Lefebvre, et reçut enfin d'Alfred Roll les conseils d'un grand artiste à l'esprit vigoureux et libre. Puis il connut Puvis de Chavannes, fut très fier de recevoir ses avis, et il aima à se déclarer son élève, bien qu'il n'en ait eu que les profits tout intellectuels de quelques visites à un homme de génie. Techniquement, Cottet s'est formé tout seul. Cottet faisait ses études dans la rue ou dans la banlieue, réussissant mal à concilier l'enseignement qu'il recevait et le grand désir de réalisme et de simplification expressive qu'il sentait déjà frémir en lui, et, mécontent, inquiet, il songeait à quitter toute tentative de
CHARLES COTTET
LES FEUX DE LA SAINT-JEAN (iQ-OOJ
peindre la figure, et à se consacrer uniquement au paysage, lorsqu'il alla en Bretagne et y séjourna quelque temps. Là, les habitants rudes et pittoresques le séduisirent par leurs costumes et leurs expressions, et il comprit, se souvenant des principes de Puvis de Chavannes, les rapports linéaires et décoratifs du personnage et de son paysage natal. On arriva ainsi au Salon de 1889. C'est alors que se produisit la scission entre deux fractions de la Société des Artistes Français, et la fondation de la Société Nationale. Cottet était trop attaché à Puvis de Chavannes et à Roll pour hésiter: il quitta de suite la vieille Société où il avait exposé obscurément une seule fois, et envoya au Champ de Mars une toile de Bretagne, l'Anse du Toulingoet. A peu près en même temps, on pouvait voir de lui des oeuvres chez cet homme excellent qu'on appelait Le Barc de Bouteville et qui est mort sans voir, comme il l'eût mérité, l'épanouissement de beaucoup de ses jeunes protégés. Il avait ouvert, rue Le Peletier, un magasin sur la devanture duquel s'étalait ce 79
titre singulier : « Peintres Impressionnistes et Symbolistes». Cette antinomie n'étonnait pas, à cette époque. L'histoire anecdotique de l'art moderne devra un souvenir à Le Barc de Bouteville, comme au père Tanguy et à son échoppe de la rue Clauzel. C'est en ce milieu que Cottet envoya ses premières toiles, frustes et sincères comme leur auteur, un gars solide, petit, trapu, avec des yeux clairs, à la fois malicieux et ingénus, des cheveux ébouriffés, une grande barbe rousse, « qui lui mangeait la figure », un parler à la fois rapide et un peu zézayant, une démarche lourde d'homme habitué aux bateaux, des gestes lents, aucune élégance dans la vareuse noire habillant un torse large, un air de timidité et d'opiniâtreté conciliées dans le silence. Cottet, avec ses marines, ses paysages tristes et ses scènes d'églises, passait pour un de ces réalistes pesants que la littérature nouvelle exterminait alors. Et puis, il était admis aux Salons, ce qui était une tare : et lorsqu'en i8g.3sa toile, Rayons du Soir, fut achetée par le musée du Luxembourg et lui
L'ART ET LES ARTISTES
Apf. à M. Mahmoud bey Khalil.
FEMMES D'OUESSANT (1899)
valut sa nomination d'associé à la Société en 1895, dans cette toile endeuillée, noire, Nationale, il ne fut plus même bon à être puissante et morne qui s'appelle l'Enterrehonoré du dédain des fougueux théoriciens ment, et où il était déjà tout lui. A ce mode « l'Art absolu ». ment, Cottet connut René Ménard, qui lui L'année suivante, il était sociétaire et il fit connaître Lucien Simon, et dès lors se obtenait la bourse de voyage, avec un Porion constitua un des trios d'amis les plus fidèles à Landaudec, une Sortie de barques de pêche, qu'on puisse trouver dans Fart moderne. Profitant de la bourse de voyage, Cottet et une exquise Nuit de lune à Camaret. C'était désormais un artiste en vue. On aimait s'en fut en Italie et en Egypte. Il garda en la profonde sincérité de ces toiles peintes Egypte sa vision fataliste et sombre de la par un homme qui, l'été et l'hiver, vivait à Bretagne : il y fut surtout frappé par les l'auberge dans des villages bretons avec les silhouettes noires des femmes fellahs, mormarins, en devenait l'ami, étudiait minutieu- nes et pauvres comme les femmes d'Ouessant, sement non seulement leurs intérieurs, leurs et il fut obsédé par la tristesse de l'immuable figures, leurs costumes, les gestes de leur lumière où sommolaient ces êtres résignés profession, mais encore et surtout leurs et misérables. En Italie, la brûlante atmoscaractères:, leurs pensées, et les relations de phère vénitienne lui inspira quelques toiles leurs âmes avec les paysages où s'écoulait plus brillantes. leur vie humblement courageuse et miséraCe fut là un moment d'indécision, un blement monotone. Il satisfaisait là son goût temps d'arrêt dans l'évolution de Cottet. Ce du pathétique sobre, du tragique quotidien, voyage ne modifia pas sa personnalité, et il de l'expression d'une humanité primitive, et resta fidèle à son idéal: en 1898, il raffirmait cela se sentait dans ses oeuvres, bien que les définitivement avec une oeuvre qui est un personnages n'y parussent pas encore : le chef-d'oeuvre et qui produisit une sensation décor les faisait prévoir. Ils parurent enfin, considérable : le Repas des Adieux, le trip80
CHARLES COTTET
VIEUX COUPLE BRETON
tyque qui tient si noblement sa place au Luxembourg. Et, dès lors, sa réputation était consacrée dans le grand public et parmi les peintres. Depuis, sa carrière se poursuivit normalement. Il entreprit cette série de portraits bretons où, après avoir associé l'homme à son paysage natal, il étudiait les drames individuels, sans cesser d'exposerparallèlement des marines. Après avoir peint les âmes de deuil, à Ouessant ou à Camaret, il mit en valeur la pittoresque polychromie des costumes de Plougastel, et le peintre auquel on reprochait l'abus du noir, à une époque où tout le monde peignait clair, fut le coloriste presque violent du Pardon de Sainte-Anne la Palud et du Jour de la Saint-Jean. La Messe basse en Bretagne, Deuil marin, les Mauvaises Nouvelles, l'Enfant mort, la Douleur, complétèrent, au cours des années, avec des toiles moindres et des études, la série Au pays de la Mer, qui restera l'oeuvre capitale de Cottet. Entre temps, l'artiste allait en Espagne et peignait à Avila, Burgos, Tolède, Salamanque et Ségovie, ou encore il retournait travailler dans son pays natal, la Savoie, ou encore il peignait des nus et des portraits — la Jeune fille au collier d'ambre, la Jeune femme alle81
ILE DE SEIN
mande, des natures mortes — ou bien gravait des eaux-fortes. Le Luxembourg garde, avec le grand Repas des Adieux, plusieurs toiles de lui: il n'était pas de grande exposition étrangère qui ne tînt à honneur de montrer ses oeuvres, et, à Paris, la Société nouvelle, les Orientalistes, les Peintres-graveurs et les Peintres-lithographes. Il vivait, seul et paisible, dans son petit hôtel de la rue Cassini, derrière l'Observatoire, rue provinciale et silencieuse, en face de l'hôtel de son ami Lucien Simon, à quelques pas de la demeure de leur ami René Ménard. C'était un homme fin, lettré, d'esprit perspicace et de moeurs simples, lisant beaucoup, goûtant la musique (il fut le beau-frère d'Alfred Ernst, le traducteur de AVagner), et ne quittant sa retraite studieuse que pour aller voir le petit groupe de ses amis intimes ou se rendre en Bretagne ou en Espagne, célèbre et retiré, montrant son oeuvre et dérobant sa vie. Une grande douleur latente est dans tout ce qu'il peint. Cottet n'est certes pas le seul peintre des misérables, mais il évite de faire de ses tableaux des thèmes à déclamation socialiste et des réquisitoires contre les mauvais bergers. Il ne peint pas les pauvres gens dans une crise de révolte: il se borne à les
L'ART ET LES ARTISTES représenter tels qu'ils sont, et nous laisse juges. Encore a-t-il le bon goût de ne pas nous étaler leurs guenilles pour solliciter notre pitié banale : ce sont de pauvres gens, mais stricts, braves et forts, qui gardent ordre et courage dans leur monotone et terrible
reste, avec la Douleur au pays de la mer, son plus complet témoignage de synthèse, est absolument représentatif de sa conception. La mer, comme une muraille, impose au fond sa ligne immuable, son égalité horizontale. Dans le panneau central, on la discerne existence. à peine à travers la verrière d'une salle Cette existenre n'est pas terrible de par la qu'éclaire faiblement la lampe suspendue seule faute de la société, mais avant tout de au-dessus d'une table servie : cependant, par la dureté fatale de la nature où elle se malgré l'éclairage jaune colorant les murs déroule et dont elle vit : la grande marâtre nus, la valeur sombre de la mer nocturne, est aussi la grande nourricière — c'est le perçue au delà des vitres, reste très percepti-
VUE DE SALAMANQUE
drame de l'homme et de la mer que Cottet évoque, et les êtres qui naissent, luttent et meurent au milieu de ce drame sont nécessairement des êtres primitifs, infiniment éloignés des complexités et des superfluités citadines. Ce sont des simples... C'est cet intimisme que Cottet a pressenti, aimé, précisé, et qu'il nous a communiqué, autrement et aussi éloquemment que Pierre Loti : et c'est en quoi il a fait, outre son oeuvre de peintre, une oeuvre d'amateur d'âmes qui intéresse l'écrivain et l'ethnologue. Personne avant lui n'avait peint la Bretagne à ce point de vue. Le triptyque du Repas des Adieux, qui 82
ble. C'est le dernier soir : demain, à l'aube, les hommes présents à ce repas de famille s'embarqueront sur la goélette pour la croisière de pêche, et personne ne pourrait dire s'ils reviendront. Tous les assistants savent cela, et cette seule idée les réunit. Elle est leur fond psychologique commun. Elle est stable, fixe, tacite et inévitable comme la ligne de la mer qui attend derrière le vitrage. La mer est donc le personnage essentiel, le fatum dissimulé et pourtant présent, d'où dépendent toutes les mentalités présentes. La composition, picturalement, est savante et belle par les valeurs, les masses, la répartition des lumières, la justesse tonale, le
CHARLES COTTET degré de précision ou d'atténuation de tel ou aride, ces lourdes chapes couleur d'encre, les tel morceau, l'eurythmie : mais on n'y pense âmes ne seraient pas complètes. A l'examen, elles se différencient. La face de l'aïeule, pas. On n'y pense pas davantage devant aucune avec ses bouffissures, ses poches sous les des représentations du deuil marin que yeux tombants, ses plis de flétrissure, est le Charles Cottet a réalisées. L'une d'elles nous douloureux schéma du visage de sa fille, enmontre trois femmes assises sur un talus de core féminin, mais déjà taré par la peine et pierrailles qui domine la mer. Toujours, au la fatigue, et, entre elles deux, la petite-fille, fond de ses tableaux, cette horizontale im- la jeune mariée, montre une figure plus fraîplacable, cette barre dure, ce niveau d'eau : che, mais déjàinfinimentréticenteet sérieuse, il y a un grand silence. Ces femmes ne bou- une page blanche où le chagrin aura de quoi gent pas. Leurs faces sont calmes. Qu'est-ce s'inscrire. Mais ummême sentiment les fait qui nous oppresse dans toute cette vision? ressemblantes toutes trois, plus que la pa-
PORT COTON, BELLE-ILE (1OI4)
Les couleurs sont sourdes et ternes, mantes renté : depuis le temps que la mer prend les noires, visages cireux, pierres grises, ciel hommes et que les femmesviennent s'asseoir gris, falaises noirâtres, eau livide et jaunie: là, orphelines ou veuves, il n'y a ni jeunes ni une impression de pauvreté, de fatalité, des vieilles, il n'y a qu'un seul type de sacrifiée aspects tout statuaires. On ne saurait pousser et d'esseulée dans une éternelle mante noire, plus loin le dédain de l'effet de couleur, et les en face d'une inflexible ligne d'eau. A quoi personnages sont simplifiés avec la rudesse bon un geste, un appel, une protestation, un de Masaccio. La vieille femme assise à gauche spasme? CeLa s'est toujours passé ainsi. C'est cette contention, exclusive de tout est fruste comme les figures du tombeau de Philippe Pot. Ce qui nous sollicite, c'est le mélodramatisme, qui donne aux évocations silence, c'est la résignation immobile de ces bretonnes de Cottet tout leur caractère et créaturesdont la fixité a quelque chose d'atti- toute leur force. Jamais on n'exprimera mieux la façon dont rant et d'hallucinatoire. Ce n'est qu'à la réflexion que nous comprenons l'art de com- des êtres pensants peuvent être reliés au décor position du peintre. Sans ces lignes étales, qui les conditionne jusqu'à abdiquer toute cette eau déserte, ces rocailles, cette terre personnalité. Un tel art est le contraire de 83
L'ART ET LES ARTISTES
LA FEMME AU CHAPEAU DE PAILLE
l'impressionnisme, comme l'oeuvre de Puvis de Chavannes : la créature y est la résultante du paysage. Et quelle effrayante vision que celle de cette race qui, englobée dans notre pays, en est tellement distante ! Ce ne sont que rites, obstinations, silences, relations constantes avec la mort, symboles païens mêlés aux symboles chrétiens: si le feu de la Saint-Jean n'est pour nous qu'un usage de fête annuelle, pour les marins bretons c'est l'image du foyer et du phare tout ensemble. Devant le foyer, on évoque les absents, et le phare fait penser à ceux qui sont en mer, qui ne revinrent jamais, ne reviendront peut-être pas. De ceux qui voguent et pèchent, de ceux aussi qu'on n'attendra plus et dont même les corps sont restés au large, les places, dans le cercle autour du feu, sont marquées avec des pierres. Et voilà pourquoi les visages sont tristes autour du feu de la Saint-Jean comme durent l'être ceux des ancêtres préhistoriques. Jusqu'à cette fête est lugubre. Et leur piété! Quelle terrible piété, traversée des souffles de l'épouvante ! Quand Cottet peint, d'une part, les Pêcheurs fuyant l'orage et, de 84
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de l'autre, les femmes se rendant à la Messe basse, c'est la même impression de peur, de
fuite courbée devant une puissance invisible, de séculaire asservissement de l'homme aux forces de la nature inexorable. Charles Cottet a peint de solides morceaux en Egypte, des vues de la lagune vénitienne ardentes et mouvementées, de belles études en Espagne, des portraits d'hommes et de femmes d'un style sobre et ferme. Il a fait des eaux-fortes d'un métier.savant. Tout cela c'est le talent. Charles Cottet, travaillant à Venise, en Espagne, en Dauphiné, n'est qu'un peintre de grand mérite, venu après et avant d'autres. Mais en Bretagne, il est lui-même, et tout seul. Bien des artistes souffrent d'être spécialisés dans un genre par l'opinion : lui n'a pas eu à souffrir, si son nom appelle invinciblement celui de la Bretagne. Il n'a pas « un genre » où il réussisse : il ne s'y est pas laissé enfermer. Il est né pour y vivre. Il nous apporte la révélation par l'image d'une des âmes collectives les plus mystérieuses du monde occidental: il*a répondu de la façon la plus parfaite à ce qu'on
CHARLES COTTET
JOUR DE PARDON A SAINTE-ANNE DE LA PALUD L'Art et les Artistes.
CHARLES COTTET peut attendre de l'intimisme, il a fait constamment affleurer à la surface des corps et des paysages le sentiment générique et caché, et il n'a représenté le monde extérieur, avec le moins de moyens possible, qu'en vue de cette manifestation du profond. C'est le moins sensualiste des coloristes et des dessinateurs : la sensualité du beau morceau ne l'a jamais fasciné, encore qu'il en ait réalisé beaucoup, la peinture est pour lui un langage et il suit à travers elle sa pensée. Cette pensée est grave et forte. Cottet n'a point pris souci de l'accueil réservé aux vérités qu'il apportait. Il s'est présenté dans un monde de virtuoses séduisants avec l'attituded'un homme simple qui porte les. nouvelles d'un monde de tris-
tesse et de résignation. On l'a compris, on a aimé ce deuil, cette sévérité, ce tragique contenu, révélés par un imagier du MoyenAge. On eût pu n'y rien comprendre, en être rebuté : la vue des pauvres est gênante... Cottet s'y attendait sans doute. Mais si l'on a des obligations envers la vie, elle ne sont rien auprès de celles qu'on a acceptées pour soi-même, et la première et unique est d'être vrai. L'art de Cottet n'a jamais menti. Si l'on n'en avait pas voulu, il aurait végété comme Millet qu'il évoque, ou il serait mort obscur dans quelque village maritime. Mais il n'aurait jamais menti, car il s'était promis de dire la vérité sur ceux du pays de la mer, qui meurent pour nous. CAMILLE MAUCLAIR.
FEMME DANS UN PARC?(lQ03)
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