REVUE
DE
L'ART
ANCIEN ET MODERNE
Directeur
:
JULES COMTE
PARIS 28, rue du Mont-Thabor, 28
N° 148.
Tome XXVI, 13e année —
10
juillet
1909.
LA
REVUE
Directeur
:
DE
L'ART
JULES COMTE
PARIS 28, rue du Mont-Thabor, 28
COROT PEINTRE DE FIGURES
définissant Ilenner « le Corot de la figure humaine », un critique oubliait, dans l'agrément de sa comparaison, que le poète du paysage a peint des figures. Il en a peint toute sa vie, pour son plaisir et pour le nôtre, amoureusement. Son rêve harmonieux ne s'est point trouvé satisfait de peupler de figurines, de plus en plus indécises, chacun de ses trop fréquents «souvenirs d'Italie» ou deVille-d'Avray; de rajeunir insensiblement, par un progrès constantdanslc mystère des contours, l'antique formule du paysage à figures, depuis la jeune liseuse, encore très scolastique, qu'ombrage la Forêt de Fontainebleau de 1830, jusqu'au poncif plutôt villageois que fleurit trop uniformément la coiffe de la fermière ou le béret rouge du passeur. A côté du paysagiste, un figurisle a travaillé cinquante ans ; et les nombreuses figures de Corot, dont le Salon d'automne ne peut montrer aujourd'hui les plus précieux spécimens, ne furent pas seulement, comme on l'a trop dit, la délectation de son aimable vieillesse. Notes de voyage ou petits portraits, fantaisies d'atelier, discrètement costumées ou chastement nues, leur présence est toute naturelle clans l'oeuvre copieux du plus classique des novateurs, et ne paraît pas moins expressive que la série de ses paysages pour nous redire en abrégé ses origines traditionnelles ou sa lente évolution. Ce goût pour la figure est d'accord avec l'éducation d'un paysagiste qui cultiva longtemps, et même toujours, « le paysage
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historique » ; leur dessin souvent gauche et leur enveloppe habituellement savoureuse correspondent à la personnalité d'un instinct plus impérieux que l'éducation. dans le commerce, « Ne pouvant plus y tenir », après huit ans passées on sait comment un Parisien de 1822 «s'est fait peintre de paysages ». Mais le voici tel qu'il s'est peint lui-même, trois ans plus tard, avec sa grosse cravate rouge, son veston blême et sa palette au pouce de la main droite, car il s'est vu clans une glace; et sa première figure importante est son portrait' : souvenir qu'il doit laissera ses parents avant son départ pour l'Italie. L'ouvrage est, comme le visage, naïf, solide, appliqué. Ce grand jeune homme de vingt-neuf ans n'a rien d'un romantique : il montre un front paisible et des cheveux ras. C'est un bon élève de Victor Bertin, le trop savant compositeur de paysages, mais qui n'a pas oublié les conseils plus vivifiants du regretté Michallon : paysage ou figure, il regarde et reproduit la nature naïvement, « avec le plus grand scrupule ». Corot n'est pas et ne sera jamais un révolté dans l'école française. Aussi bien, n'a-t-on point trop parlé d'une contradiction première entre l'éducation classique d'un peintre et sa vocation de poète ? En tous cas, l'antinomie était tout instinctive, et l'affectueux Corot n'a jamais renié ses deux maîtres : constamment, il a regardé la nature et composé des paysages; il a réalisé son rêve en réconciliant ses deux adorations, la lumière et le style : on dirait d'un Claude plus attendri, parmi de froids héritiers du Poussin. Plus fastueux architecte de palais reflétés par l'onde, Claude, pourtant, dessinait moins bien la figure, et laissait à son ami Sandrart le soin de nous transmettre ses traits barbus de paysan lorrain. Corot paysagiste a glissé de la formule sèche à la lueur vague, au fil de sa rêverie; mais, à côté de ses compositions, trop précises d'abord, trop estompées sur le tard, n'admirons-nous pas surtout la permanente vérité de ses études d'après nature, dans leur évolution voyageuse, depuis la « ligne d'Italie » dans l'azur limpide, jusqu'à l'atmosphère argentine de nos ciels mouillés? Et, depuis le Forum romain, daté de mars 1826, jusqu'au Beffroi de Douai, daté de mai 1871, — petites merveilles qui ne dateraient, ni l'une ni l'autre, à nos Salons de l'automne ou du priutemps, Visible au pavillon de Marsan, dans la collection Moreau, comme les portraits de Mtla Alexina Ledoux, i'Abel Chambaud, de la Mariée. 1.
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l'observateur qui enchante, n'est-ce aujourd'hui, surtout dans pas nous — le poète? Étonnamment ferme et coloré dès ses premières excursions, délicieusement tendre et perlé dans ses dernières, il semble que ce poète ne soit jamais plus charmeur qu'à ses heures vraies : tant son émotion native se réveille aussitôt sous le baiser de la
lumière Allons!
nous retrouver ce scrupuleux et poétique accent de vérité dans ses figures voisines, qui sont, pour la plupart, des études d'après nature ? A Corot figuriste de nous répondre ingénument par l'affirmative , avec plus de caprice et moins d'autorité, malgré deux ou trois chefs - d'oeuvre et
quinze ou vingt
perles du plus bel C o R o T P A R LUI- fi ii E (1825). orient. Don Moreâu an musée du Louvre. Classer chronologiquement toutes les figures peintes par un fécond paysagiste serait aussi malaisé que de les réunir ; et M. Robaut lui-même a dû se contenter plus d'une fois d'approximations 1. Cependant, leur étude acquiert un intérêt subit à suivre, d'aussi près que possible, l'ordre des années : car, depuis le premier portrait de 1825 jusqu'à la sémillante Dame en bleu de M
1. V. L'OEuvre de
Corot, par Etienne Moreau-Nélaton et Alfred Robaut (i905).
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leur tour, la transition d'un peintre de sa période sévère à sa période suave. Contemporains des trois voyages d'Italie, fertiles en magistrales notations de campagnes augustes ou de blondes cités, ce sont, d'abord, de petits portraits de parents ou d'amis, minutieux, exacts, discrets, un peu ternes auprès de la rose aurore qui caresse le Pont Saint-Ange; c'est Fanchette, Ja vieille servante de 1828 ; ce sont de sages dessins à la mine de plomb 1, de qui le voisinage n'inquiète pas les crayons d'Ingres ; c'est un second portrait de l'auteur (celui des Offices), avec sa casquette sur les oreilles ; c'est Ml,e AlexinaLedoux, la jolie modiste de 1830, avec ses manches pagode et sa petite fanchon sur ses cheveux brillants, et plus tard, Abel Chambaud,son neveu, dans sa tunique de collégien. Le temps passe, en resLA MARIÉE (VERS 1845). pectant le petit portrait de Don Moreau au musée du Louvre. la modiste ; et quelle description vaudrait ce mélancolique souvenir d'un vieux peintre d'idylles : 1874, ces figures ingénues reflètent, à
Pendant cpie je peignais ma première étude sur la berge de la Seine, en regardant la Cité, les jeunes filles qui travaillaient chez ma mère étaient curieuses de voir M. Camille clans ses nouvelles fonctions et s'échappaient du magasin pour venir le regarder; une d'elles, que nous appellerons M»e Rose, accourait plus souvent que ses La Jeune fille au béret, du musée de Lille (portrait de M"° Sennegon, nièce de Corot, 1831); « Mon Agar », de la collection Moreau (vers 1830) ; et tant de pages d'albums. 1.
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compagnes. Elle vit encore, est restée fille et me rend visite de temps en temps; elle
LA FEMME
A
TOQUE (VERS Collection de M. Dufavel. LA
était ici justement la semaine dernière.
O
1850-1855).
mes amis, quel changement, et quelle
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réflexion il fait naître Ma peinture n'a pas bougé, elle est toujours jeune, elle donne l'heure et le temps du jour où je l'ai faite; mais Mlle Rose et moi, que sommesnous ' ? !
Ainsi rêvera le maître en 1858, à l'âge de soixante-deux ans, en pleine manière suave. Il y a moins de charme et plus d'application dans la longue période intermédiaire qui s'étend de l'Agàr dans le désert au Saint Sébastien, c'est-à-dire du Salon de 1835 à celui de 1853. Alors, c'est la revanche du « paysage historique » et le regain de la ligne ; c'est la tradition classique qui relève le défi de l'innovation romantique : et Corot, déjà mûr pourtant, mais encore docile, subit presque respectueusement l'influence de ses anciens amis de la campagne romaine, Aligny, FrançoisEdouard Berlin, Bodinier, Desgoffes, qui voudraient « transporter dans le paysage, invention moderne, l'amour de la plastique, cher à l'antiquité 2 ». De cette période ultra-sévère, datent les hautains paysages à rochers durs, à feuillages découpés, à figures agrandies, noblement païennes ou religieuses 3; les crépuscules sans fraîcheur, où se profile sèchement la bure du moine ; et, surtout, les vastes essais de peinture décorative : on sait l'admiration d'Eugène Delacroix pour « le grand Baptême du Christ, plein de beautés naïves, avec des arbres superbes », qu'il avait pu voir, le 14 mars 1847, dans l'atelier du quai Voltaire 4, et qui décore une chapelle à Saint-Nicolas du Chardonnet ; le futur peintre de Saint-Sulpice a deviné Corot, « véritable artiste » encore méconnu, qui se souvenait d'avoir copié des fresques florentines et ne craignait pas de hausser le ton. Pourtant, sou doux génie français n'est point là. Le voici bientôt, avec l'âge, qui se venge des rides en se hâtant de sourire. 11 se révèle déjà dans une étude. A côté des paysages de style et d'un tableau d'église, Delacroix a-t-il vu la Moissonneuse à la faucille ou la Mariée, la bonne de son ami Cibot, qui n'a point refusé de poser dans sa robe blanche ? « Elle est fameuse ; c'est une des meilleures du magasin », disait Corot de cette menue figure qu'il a peinte avec joie, dans l'oubli de son entourage trop rigide et de sa timidité trop longue. Et la floraison souvenirs intimes, par Henri Dumesnil (1875), p. 14. 2. Alfred de Musset, Salon de 1836, à propos de François-Edouard Bertin. 3. Comme Démocrite et les Abdérilains, «paysage» du Salon de 1841, reproduit dans la Revue, t XXVI, p. 361 (10 novembre 1908). 4. Journal d'Eugène Delacroix, t. I", p. 289. 1. Corot,
COROT. — LA TOILETTE. Salon de 1859. — Collection de M"" Desrossés.
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des chefs-d'oeuvre approche : plus jeune que jamais sous les cheveux blancs, le figuriste inaugure enfin son avril. « C'est beau comme un Italien » s'écriait un de nos maîtres graveurs devant l'admirable Femme à la loque, visible, il y a dix ans, à la vente de la collection Desfossés; dans le feu de la découverte, j'entendis nommer la Joconde alentour. L'hyperbole est raisonnable, à la condition de s'adresser à l'instinct de l'artiste plutôt qu'à la perfection de son art : oui, cette largeur de lumière, cette splendeur de chair, encadrée dans l'arabesque d'un corsage grisâtre et d'un feutre noir sous l'azur, est l'héritière directe des plus imposants manieurs de pâte; avec plus de savoir dans son instinct, Corot, dans une telle page, est aux Italiens ce que Manet, à ses instants heureux, fut aux Espagnols ; en plein Salon carré, la Femme à la toque aurait l'air d'une magistrale ébauche, absolument supérieure à la claire difformité d'Olympia. Son style d'ailleurs plus serré, sa construction plus sûre, dépassent le charme un peu dolent de toutes les mandolinistes qui vont bientôt naître; et c'est l'aînée de la série. Seul, le portrait non moins idéalisé de la Femme à la perle retrouvera plus vaporeusement, quinze ans plus tard, ce naturel grandiose et ces dimensions inusitées. Déplorer l'absence de l'églogue intitulée la Toilette *, c'est fêter par un regret le cinquantenaire du plus grand et du plus beau Paysage avec figures imaginé par un intrépide amoureux de la nature printanière et de la jeunesse nue. Malgré ce titre modeste, qui dérouta plus d'un fureteur de livrets, la figure agrandie devient la reine d'un poème exposé d'abord au Salon de 1859. Et quel parfum de réalité dans cette poésie Où trouver plus de vraisemblance dans le rêve, plus d'idéale vérité? Si féminin paraît le geste de cette jeune baigneuse assise, qu'une servante italienne ou provençale aide à se recoiffer près de la source, alors qu'une amie lit, plus loin, dans l'ombre argentée d'un bouleau L'atmosphère est heureuse d'envelopper cette nudité calme et chaste, comme la pensée de son peintre : fleur d'anthologie virgilienne, et si réelle avec son front bombé, son demisourire, sa gorge blanche et douce Et quel démenti donné sans amertume aux salonniers plus lettrés qu'artistes, écrivant sans remords que le paysagiste de tant de vagues nymphécs est incapable de construire une tête ou !
!
!
!
1. Salon de 1859; Exp. Univ. de 1867; Exp. posthume de 1875; Exp. du Galliera, 1893; Centennale de 1889, n* 178; vente Deslossés, 26 avril 1899.
Centenaire, au Musée
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de modeler un torse 1 ? Il faudrait comparer la peinture avec le petit dessin de la collection Moreau, pour mieux saisir, chez Corot, cette vertu de
transfigurer tout sans mensonge et sans emphase. Il y a deux façons d'imiter le nu : copier la réalité dévoilée clans toutes les contingences de sa laideur; ou retrouver la beauté permanente sous la vie fugitive et faire pressentir la nymphe dans la femme. La première méthode est celle d'un impitoyable observateur ; la seconde est
BACCHANTE COUCHÉE AU BORD DE LA MER New-York, collection de M. II. 0. llavemeycr.
(1865).
à celle d'un poète par athour : à la modernité de M. Degas s'opposeront toujours les figures de Corot qui s'appellent Eurydice blessée, la Bacchante à la panthère, la Bacchante au tambourin, la Bacchante couchée au bord d'une mer païenne et bleue. J'en passe, et de plus mythologiques, d'une poésie néo-grecque comme la jeunesse de Gounod ou d'Emile Augier; mais, depuis 1837 jusqu'au long soir d'un beau jour, le paysagiste adora la lumière qui prend la forme nacrée d'une hamadryade. Il aima Edmond About, Nos artistes au Salon de 1857, p. 121. 2. Date de la Femme nue dans un paysage, de la collection Gallimard (Centennale de 1900, n° 131). 1.
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sans infidélité le feuillage qui bouge et « le modèle qui remue » : car il n'était pas de ces dessinateurs nés copistes, qui mettent froidement tout leur coeur à calligraphier le morceau. Son plus cher désir se décla-
EURYDICE BLESSÉE
(ïEllS 1868-1870).
Saint-Paul (États-Unis), collection de
11.
J.
.1.
Ilill.
d'exprimer la vie » , c'est-à-dire son rêve de la vie. En effet, dans son atelier de la rue Paradis-Poissonnière, ce vieillard anacréontique n'a guère vu son temps ; et la plupart de ses créations, même habillées à la mode de la fin du Second Empire ou capricieusement costumées par l'art, sont des modèles. Les femmes de Corot ne sont point
rait heureux
«
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des soeurs continuant leur lecture ou leur broderie sous l'oeil aimant du jeune Fantin, de grandes dames entrevues par Carpeaux au bal des Tuileries ou visitées par Stevens dans leur petit salon japonais ; n'y cherchez jamais les tristes apprenties du foyer de la danse, aimées déjà des impressionnistes, ou les gentes ménagères autrefois immortalisées par la candeur de Chardin ; n'y cherchez plus les paysannes naguère étudiées par Corot dans ses nombreux tours de France, Limousines ou Bretonnes filant ; et, dans cet atelier de célibataire, quelle aubaine tardive sera la venue de la Dame en bleu Le portrait, dans la vieillesse du poète, est accidentel : c'est, d'aventure, une esquisse enlevée d'après Léonide Leblanc^ ; et c'est, d'ordinaire, la ressemblance futée d'une fillette curieuse ou bavarde : les amateurs connaissent tous la Petite pie. Disons mieux. Le portrait n'est plus que la libre interprétation de la femme qui pose : c'est la Petite Jeannette ou la Petite Séraphine ; c'est la Songerie de Mariette 3 ou l'Italienne Agostina. Cécile a posé pour la Couronne de fleurs ; la Femme blonde à la blouse claire 4 s'appelait Clémence, et la Jeune Grecque est le portrait d'Emma Dobigny. Toujours des modèles, reconnaissables autant que transfigurés, et dont M. Robaut nous a transmis les noms : car « la semaine du modèle » est une fête où le vieux magicien convoque ses jeunes amis. Sous le pinceau du maître, chacune de ces professionnelles de la séance devient déesse ou princesse, odalisque ou gitana, magicienne elle-même ; Vellédab, debout devant son livre, est proche parente de tant de Madeleines. Parfois, un ami complaisant revêt la lourde bure du moine ou l'armure complète du hallebardier. Mais la femme est l'inspiratrice, avec une fleur, un noeud pourpre à ses cheveux sombres ; le visage est rarement joli, le caraco souvent pauvre : il n'importe Accessoire d'atelier, la mandoline est là pour compléter l'oeuvre ; et l'auteur sourit à cette innombrable famille de musiciennes ou de liseuses, de mélancolies ou de méditations : figures isolées d'un Décaméron sans intrigues, dont le regard perdu semble avoir oublié les fêtes galantes de Watteau... 1 !
!
1.
2. 3. 4. o.
Collection Henri Rouart et Centennale de 1900, n" 128. Petit cadre de la collection Marchesi, non catalogué par M. Robaut. Collection Boy et Centennale de 1900, n° 121, sous la désignation de Portrait de femme. Collection Henri Rouart et Centennale de 1889, n° 175, sous la désignation de Femme assise. De la féconde période de 1868-1870; collection Moreau.
L'ATELIER Musée de Lyon Kevue de l'Art ancien et moderne
ÏTT1P
Ch.Witttnann
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Ce don merveilleux de faire quelque chose de rien, cette fantaisie, qui
s'ajoute à la réalité, sépare les études du figuriste des études plus vraies du paysagiste et ne permet plus entre elles une assimilation totale : entre les meilleures vues de France ou d'Italie et les modèles les plus idéalement travestis dans l'atelier, une différence d'accent se devine sous la permanente loyauté du charme ; au surplus, dans les figures des dernières années d'un labeur immense, la forme se relâche et le motif se répète ; et n'est-ce pas une nécessité dans un travail plus subtil, où l'imagination se mêle à l'observation ? Le sentiment seul est resté le même, en dépit de tous les pièges du succès : à l'atelier, maintenant, comme jadis au soleil rose du Forum, on voit que l'artiste, absorbé dans la nature, n'obéit qu'à sa joie de peindre. Au déclin de sa vie et dans la seconde partie de son oeuvre, une toile, cependant, soutiendrait la comparaison décisive avec la pure vérité de ses anciennes études en plein air : une toile, ou plutôt plusieurs, car on en connaît au moins six variantes ; c'est un « intérieur » dont l'humble émotion nous touche ; et c'est l'Atelier du peintre, où le modèle, qui ne pose pas encore ou qui n'a pas l'air de poser, rêve sur une chaise, un livre à la main, les jambes croisées ; sa longue jupe de velours est noire, dans une atmosphère ambrée que ravive un petit bouquet ; ses cheveux châtain s'estompent sous une mantille, ou plutôt sous le « capulet » pyrénéen qui sied aux belles filles du Béarn : cet art d'individualiser très naïvement le modèle, avec un détail de coiffure, appartient à la poésie du peintre. Tel est l'Aielier, daté par l'auteur, qui figure au musée de Lyon depuis 1898, et que nous reproduisons en héliogravure. Ailleurs 2, c'est une jeune Italienne qui regarde un paysage inachevé sur le chevalet : si distraite, que sa main laisse pendre la mandoline qui servira tout à l'heure à la transporter au pays du rêve ; assise, elle se penche avec un naturel supérieur à toutes les attitudes. Un silence plane sur sa tête brune ; autour d'elle, c'est toujours le décor familier du poêle au tuyau coudé, la nudité du mur gris qu'illuminent vaguement de petits moulages poudreux sur une étagère et des toiles sans cadre : on y recon1
Comme la Judith de 1873 et d'autres Bohémiennes ou jeunes Grecques. 2. Dans l'Atelier qui a passé de la collection Desfossés dans celle de M. le comte lsaac de Camondo; dans l'Atelier de la collection de Mm 0 Esnault-Pelterie (Centennale de 1900, n" 118), la jeune femme qui tient une mandoline n:est pas une Italienne et sa robe est rose. 1.
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naît l'étude favorite, appelée la belle Gasconne, et qui remonte à vingt ans déjà; car on approche de l'année qui sera terrible... Aucun luxe : la boîte à couleurs est posée sur le parquet. Cette atmosphère, un peu triste, est aussi respirable que le ciel de Rome; et ce clair-obscur d'un atelier parisien, qui se prête mieux aux colorations que le grand jour de la campagne, explique aux yeux pourquoi les figures de Corot sont toujours plus montées de ton que ses paysages contemporains, et pourquoi telle mandoliniste, au corsage rouge, trancherait vivement près du Pont de Mantes : car « tout est blond dans la nature ». Ici, dans une harmonie mineure, le bel accord parfait des gris, des noirs et des jaunes rappelle aux connaisseurs qui voyagent Jan Vermeer de Delft ; et non moins frappés par la tonalité des Ateliers que par le geste de l'Eurydice blessée, certains se demandent si Corot, voyageur aussi vers la soixantaine 1, n'aurait pas subi quelques souvenirs du maître néerlandais. Quoi qu'il en soit de ces influences de musée, Corot figuriste est toujours moins monochrome que le paysagiste aux mêmes heures ; mais, avec une palette plus opulente et plus audacieuse, il reste le poète argentin des valeurs, l'harmoniste original qui peint comme on aime, en embellissant l'objet : c'est lui qui nous a suggéré que l'idéal est le réel vu par l'amour ; et/jmieux encore que le rêve de la Toilette, la réalité de l'Atelier dément le critique trop spirituel 2, qui prétendait que l'originalité de Corot « n'imite rien, pas même la nature ». Avec sa fine bonhomie, le vieil enchanteur répondait aux objections des esthéticiens : « Mes amis, beaucoup plus simple croyez-moi, l'art, c'est faire de que ça » pour C'est fort simple, en effet... si l'on est Corot. !
RAYMOND
BOUYER
début de septembre 1854 que Corot traversa les musées de Hollande, avec son ami Constant Dutilleux. 2. Edmond About, Voyage à travers l'Exposition des Beaux-Arts (1855), p. 217. 1. C'est au