Fantin-Latour sa vie et ses amitiés, Revue de l'art ancien et moderne, 1909 [extrait]

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REVUE

DE

L'ART

ANCIEN ET MODERNE

Directeur

:

JULES COMTE

PARIS 28, rue du Mont-Thabor, 28

N° 148.

Tome XXVI, 13e année —

10

juillet

1909.


LA

REVUE

Directeur

:

DE

L'ART

JULES COMTE

PARIS 28, rue du Mont-Thabor, 28


FANTIN-LATOUR SA VIE ET SES AMITIÉS 1

Certaines oeuvres d'art, comme certaines physionomies, ont le privilège de faire songer à l'esprit qui les anime : on éprouve d'autant plus de regret d'ignorer l'auteur, qu'on ressent plus de respect pour son silence; et si les virtuoses crient leur existence à tous les échos, les délicats, qui mériteraient seuls d'être connus, se laissent deviner seulement... Ainsi pensait plus d'un visiteur de la Centennale de 1900 ou de l'exposition posthume de 1906 qui consacrèrent la gloire tardive de Fantin-Latour. Oui, la personnalité véritable est dans Tâme, avant de se prolonger dans l'art; et F A N ï 1N - L A T 0 U H c'est le caractère qui fait l'oeuvre. Il faut donc remercier l'auteur d'un livre qui fournit DANS SON ATELIER DE BuRÉ la clé de ce rapport mystérieux. Ce volume instruit par l'amitié, M. Adolphe Jullien pouvait seul l'écrire et le documenter : car l'indépendance du critique musical avait depuis longtemps conquis l'alfection du peintre-mélomane, et l'illustration d'un Hector Berlioz, et d'un Richard Wagner attestait déjà de longues sympathies. Ce caractère imprévu de confidence n'est pas l'unique originalité de ce beau livre : ajoutons qu'il ne pouvait paraître du vivant d'un maître qui n'aurait jamais porté lui-même à l'imprimeur sa correspondance avec ses parents ou ses amis d'Angleterre. Non pas que la loyauté de son rêve fût hostile à la vérité du document: s'il avait horreur de l'indiscrète et niaise interview, Fantin-Latour exécrait non moins vigoureusement l'inexactitude; avec quel plaisir il lirait donc un chapitre sur les portraits d'artistes et d'écrivains groupés dans les quatre pages dorénavant « historiques » 1. Adolphe Jullien, Fantin-Latour, sa vie et ses amitiés ; lettres inédiles et souvenirs personnels, avec 53 reproductions d'oeuvres du maître tirées à part, 6 autographes et 22 illustrations dans le, texte. Paris, Lucien Laveur, 1909.


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que le Louvre attend : l'Hommage à Delacroix (18H4), un Atelier aux Batignolles (1870), un Coin de tabla (1872), et, plus tard, en 1885, Autour du piano, cette réunion d'amis dont si peu survivent, sans oublier le Toast détruit au retour du Salon de 1865 et dont M. Léonce Bénéditc, ici même, a spirituellement conté la genèse, d'après les albums donnés au Luxembourg par une veuve dévouée 1. Ces documents sont précédés par le tableau sans apprêt des années courageuses qui réalisèrent ces « essais de jeunesse » où l'avenir verra les chefs-d'oeuvre d'un maître partagé d'abord entre le

Ao prano, CmâsmmM :

AUTOUR DU PIANO (188S). die ^ms&oe a rlraite : Adolphe JUI.LIEN, BOISSEAU. Camille VABOBOX,

Vincent d'iNity, Amêdée

BENOÎT,

Edmond

MAÎTRE,

PIGEON.

Collection de M. Adolphe Jullien.

réalisme et l'allégorie : nous suivons la carrière opiniâtre et la vie familiale d'un beau peintre, jusqu'à ses premiers succès contemporains de son mariage, dont les maîtres du Louvre avaient été les inspirateurs; et le lecteur peut respirer l'atmosphère assez « puritaine » où les salonniers de 1878 aperçurent la simplicité sérieuse de la Famille D.

Portraitiste d'abord, Fantin le fut par pudeur de son rêve, comme un poète se ferait critique par modestie : mais le rêve eut son heure. « Si je trouvais des femmes, je ferais une répétition d'un choeur de dames », écrivait-il à son cher Edwards, dès le 1.

Histoire d'un tableau. Voir la Reeue, janvier-février 1905.


FANTIN-LATOUR mois d'octobre

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un musicien au piano, tournant le dos au public (par conséquent, ce serait l'accessoire, le prétexte), et, tout autour du piano et derrière, une 1872

; «

LA TOILETTE DE VÉNUS. Dessin au fusain, tiré d'un album de croquis.

série déjeune filles et femmes chantant. Quel joli bouquet! » Ce bouquet, le peintre de fleurs le découvrit dans ses émotions musicales. A côté des portraits que la


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tendresse a voulus avant tout ressemblants, de nombreux fragments de lettres datent les premières et trop rares joies du « peintre mélomane » aux concerts populaires de Pasdeloup, en Angleterre, où le décorum est une servitude, au premier Festspiclde Bayreuth, enfin : c'est Schumann, c'est Brahms, c'est la féerie de Wagner, après l'anniversaire de Berlioz, qui jettent le rêveur « dans un tourbillon merveilleux»; et c'est le réveil du rêve au contact des romantiques mélodies. On pénètre enfin dans l'intimité d'une belle vieillesse, toujours fièrement modeste et studieuse au fond de l'atelier silencieux que le peintre habita pendant trente-six ans, de 1868 àl90'i ; on assiste à ses dîners d'amis, on le revoit tel que nous l'avons connu sur le tard, avec son accueil réservé, sa parole critique, et la muette interrogation de ses grands yeux clairs, quand il entrebâillait sa porte avec l'abat-jour du bon Chardin sur son front malicieusement plissé. chevalet; la correspon« Tout mon bonheur est là » disait Corot, montrant son dance entière de Fantin développe, avec moins d'enjouement sentimental, un pareil !

thème. A tous ceux qui ne l'ont pas connu, la mélancolique et vaillante franchise de ses lettres familières dira sa timidité narquoise et sa méditation combative, son courage à vaincre sa fatigue et la longue difficulté des jours, sa pudeur surtout, qui mettait un peu de silence ou d'ironie dans l'expression du sentiment vrai : « S'aimer sans le dire, pour finir par une bêtise.... et vouloir faire des chefs-d'oeuvre, il n'y a rien d'autre ». Telle fut toute sa vie consacrée à l'art, « la seule chose pure dans l'homme... et qui veut l'homme tout entier ». Son dieu fut le travail : « Sans l'art, il n'y aurait plus que le repos éternel comme espoir ». Ce parfum de tristesse est d'accord avec le mode mineur de ses roses. Au ton de ses lettres intelligemment choisies, on reconnaît le casanier cpii ne recherchait ni le paysage ni le monde, qui reprochait à Whistler « de trop croire à l'habit... et pas assez au bien qui est le seul moyen de parvenir » ; on entend celui pour qui le monde intérieur existait sous ses deux formes, — rêve mélodieux et réalité familiale, — etdont l'art ne fut qu'un perpétuel « hommage » à tout ce qu'il aimait. Un lettré, qui ne l'a jamais vu, ne l'admire pas uniquement pour « ce bon savoir sans lequel le sentiment n'est qu'un trouble inutile », mais pour sa haute conscience qui fait de lui « le maître de l'Amitié » '. Le livre d'un ami corrobore cette définition : car si l'oeuvre, comme l'action, juge la pensée, l'homme explique l'artiste qui n'eut d'autre ambition que la survie dans le musée qui lui révéla le bonheur en lui donnant sa compagne et ses maîtres. RAYMOND BOUYER. 1. M.

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Anatole Franco (dans la livraison des Maîtres-Artistes consacrée à Fantin-Latour;

février 1903).


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