Paul Jouve, 1920

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Art et Décoration REVUE MENSUELLE D'ART MODERNE

JANVIER -JUIN

i

920

Tome XXXVI1

ALBERT LÉVY, ÉDITEUR

LIBRAIRIE CENTRALE DES 1,

RUE

DE

L'ÉCHELLE,

PARIS

BEAUX-ARTS 1


Monastère serbe de '/{ilindar-Monl-Athos.

PAUI JOUVB.

Paul Jouve yaaiySaJI ECI n'est pas un article de critique. Je ÊSPisSpï connais louve, et je dis que je l'aime. ^jSjgSgSj Si je ne le connaissais pas, je l'aimerais encore pour la richesse de son

tempérament où j'ai plaisir à trouver une injustice de la nature. Elle nous fait inégaux: les uns, comblés de dons ; les autres, nus. A Jouve elle a tout accordé. 11 a reçu en naissant tout ce qui fait l'artiste, et c'est sans avoir besoin d'apprendre qu'il produit. 11 manie avec la même facilité le crayon, la plume, le pinceau, la pointe, et je ne pense pas qu'il rencontre de difficulté à d'autres techniques. Aussi bien, le seul malheur qu'il redoute, c'est de n'avoir pas à donner d'effort. 11 recherche donc l'obstacle pour avoir l'occasion de s'affirmer davantage. Mais que voulezvous qui lui résiste ? Les hommes l'admirent, les femmes l'aiment. Ni l'amour, cependant, m I admiration ne sauraient satisfaire un homme si abondamment pourvu de tout ce qui peut donner du succès ou de la joie. Heureusement,

la matière lui dit : Non ! et voilà ce qu'il est prêt

d'aimer par-dessus tout. 11 faut qu'il s'attaque à la matière pour la vaincre. Après avoir produit ses dessins, ses peintures, ses lithos et ses eaux-fortes, il fait donc de la sculpture. Je pense que vous ne vous êtes jamais mépris sur ses dessins. Il dit lui-même qu'on peut tourner autour, et l'animal sort de leurs lignes, comme s'il était taillé dans le marbre ou pétri dans la terre. Ce sont des statues qu'il n'a pas faites; ce sont des statues qu'il fera peut-être. Et vous pouvez considérer Jouve comme un sculpteur. C'est de la sculpture que l'animal attend sa figuration. Les Egyptiens, les Assyriens, les sculpteurs des cathédrales, ceux de Versailles, Barye, Frémiet, la statuaire offre toute une suite que l'animal inspire. Depuis l'époque magdalénienne, la bête l'occupe tout autant, sinon plus, que la figure humaine. En fait, l'homme s'est souvent dérobé derrière elle, et plus souvent encore, le dieu, de sorte qu'elle S


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Monastère de Saint-Paul. Monl-Athos.

nous offre les caractères les plus primitifs des types et des espèces. Soit à l'état d'attribut, soit à l'état de totem, nous sommes près de Ja considérer comme la plus puissante des créatures. Souvenez-vousdes contes populaires. Les bêtes y sontorganiséespar familles sacrées; chacune d'elles appartient à une société hiérarchisée, et possède tout ou partie du pouvoir magique. Elle a plus de science que l'homme. Elle le doue à volonté. Lui-même a sans cesse recours à elle. On dirait qu'elle fait partie d'un monde antérieur au nôtre, et plus fort. Le pouvoir qu'elle distribue est, d'ailleurs, indépendant des dieux, qui n'apparaissent pas auprès d'elle. C'est ce pouvoir animal que représentent les fétiches des sauvages et la sculpture d'Egypte. Les Assyriens, en qualité de conquérants, nous en donnent une image brutale. Le christianisme, enfin, le rattache au symbolisme de l'Esprit. Ainsi, de tous temps, la statuaire a répondu à une mystérieuse intelligence de l'animal. Et notre statuaire, à nous, à quoi répond-elle ? A quoi répond Barye ? A quoi, Frémiet ? A quoi, Jouve ? J'ai dit, autrefois : à la science. Je pensais

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que nos sculpteurs voient la bête avec des yeux de naturaliste ; qu'ils la dépouillent de son prestige, et qu'ils nous la donnent comme la fait la nature. Mais cela, en sommes-nous bien sûrs ? Et les sculpteurs eux-mêmes le croient-ils ? Ils admirent bien trop l'animal. Nous-mêmes, nous ne saurions le réduire à ce point. Malgré nous, nous le chargeons de tout son passé. Vous entendez les admirateurs de Jouve évoquer tout ce qu'ils savent des moeurs de ses bêtes, de leurs instincts, de leur intelligence, mais tant de choses soi-disant scientifiques ne sont-elles pas comme une légende, et que gagnons-nous à la connaissance que nous avons de l'animal ? Nous nous en faisons une image tout aussi merveilleuse que les Primitifs ou les sculpteurs sacrés, de sorte que dans des oeuvres si près de la nature que celles de Jouve, nous trouvons encore les éléments d'une mythologie. La mythologiede Jouve n'a compris pendant longtemps que de grandes espèces. Elle était composée de types forts qu'il représentait dans des attitudes fatales: la faim, la soif, le rut. C'est pourquoi son oeuvre apparaissait si


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sombre et cruel. D'autres fois, il les montrait immobiles. Il atteignait alors ce caractère hiératique dont sont marqués ses dessins. Comme la nature entière ne lui paraissait faite que pour les grandes espèces, c'est d'elles seules qu'il nous donnait l'image. Tout son oeuvre exprimait donc l'idée du triomphe des forts, de la destruction des faibles (i). Nulle pitié, aucune compassion, mais un tragique continu qui répondait à l'idée que Jouve s'était faite du monde. Le "Livre de la Jungle l'a maintenu pendant dix ans dans ce système. Livre néfaste qui, au lieu de nous rappeler la fraternité de la bête et de l'homme, et leur affection mutuelle dans les liens d'une parenté première, nous les montre comme autant de brutes. Ce sont les membres de quelques hautes castes, des JÇchafryas, si vous admettez que Kipling prend son inspiration à l'Inde, et si vous songez à esprit anglais qui l'anime, des Tmperialists 1

l 1) Quand il représentait la bête domestique, il la prenait dans •es pires lieux de servitude : sur les chantiers, sur les ports, et dans les abattoirs.

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affamés de [conquête. Voilà comment Kipling fait tort à l'animal. Il lui donne une âme d'arriviste, faite de force, de haine, d'instincts faussement primitifs, et il transpose dans son bestiaire les pires instincts de la lutte sociale, sans que vous trouviez de loi dans sa société qu'à l'usage du fort, et rien pour le petit, rien non plus pour l'être libre. Jouve échappe enfin àl'influence decette dure épopée. Avant même que des amateurs n'aient possédé quelques bois venus sur les dessins du maître, il s'était détaché de Kipling. En Afrique, il s'éprenait de l'animal qui fait alliance avec l'homme, qui campe autour de la tente, appartenant à la famille, et lui aussi de sang noble et de race antique. Ce ne sont pas les brutes de Kipling que Jouve aimait en Afrique, c'est le cheval arabe. 11 trouvait aussi devant lui l'homme du Sud, immobile ; et lui qui se demandait, en France, comment vivent la force, il plus à qui vouent que se ceux comprenait enfin la prière, le silence, et que l'homme a mieux à faire que d'aller à la chasse des créatures et d'ànonner des maîtres-mots qui


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Bujjle macédonien.

ne commandent à personne, mais que sa vie est quelque chose de sacré, parce qu'il est l'image

de Dieu. Ainsi pensait-il déjà quand il a fait la guerre. Elle lui a appris qu il peut être beau de mourir. Elle l'a sorti de sa mystique de la force. Il

Buffles devant la rade de Salonique.

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doit au champ de bataille d'aimer autre chose que la souffrance et que la mort : le don volontaire de soi-même, après quoi, il ne reste plus à l'homme qu'à se prosterner devant une image sainte. Voilà sans doute pourquoi de son voyage en

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Aigle impérial.

Grèce, d'un si long séjour qu'il a fait à Salonique, de toutes ses courses dans la montagne •I nous a rapporté des oeuvres qui nous paraissent si nouvelles : quand il emprunte à animal, des bêtes domestiques ; quand il prend a humanité, des hommes qui meurent, et d autres, qui prient ; avec le lieu de leur mort 1

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PAUL JOUVE.

et de leur prière : la terre nue — ou des églises et des couvents. Remarquez qu'il a vécu dans un pays où l'on va généralement chercher des souvenirs de l'antique, qu'il a fait son séjour d'Athènes, qu'il a passé trois mois sur le Parthénon ; et cependant, vous ne retrouvez rien de la Grèce classique dans son oeuvre d'Orient ;


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il admirait, et il passait ; il passait pour revenir aux buffles qui remontent de la mer la

charge des navires, ou qui, sagement accouplés sous le même joug, attendent la volonté de l'homme ; ou bien il s'attardait sur ces prodigieux amas de rochers, de cellules, de chapelles et d'églises que sont les couvents du Mont Athos.

la montagne; il s'y trouve accroché, enfoncé, amalgamé: il. en devient indivisible. C'est comme un vaisseau ancré dans le roc par-dessus

Vous le voyiez, jadis, se passionner à des récits de chasses ; vous l'entendez, à présent, vous raconter des histoires de moines : ceux qui sont bons, et ceux qui sont mauvais; ceux qui lui volent son manteau, et ceux qui chantent bien la liturgie. H a mené chez eux une vie assez dure, celle d'un moine, pour mieux dire. Mais tout, dans cette existence, lui allait au coeur : les processions, les chants dans l'église, les prosternements, et jusqu'à l'appel à la prière, et nul doute qu'il n'ait éprouvé là quelques-unes des plus grandes émotions de sa vie, pour nous avoir donné tant d'images de ces choses. Au reste, de tels monuments suffisent bien à retenir un artiste. Le couvent fait corps avec

les eaux d'un déluge. Et c'est bien ainsi qu'il convient d'entendre ces couvents. Ils ont été pendant une longue suite de temps horribles, an milieu des guerres, des pillages, des massacres, sous le flux et le reflux de l'Orient

et de l'Occident, un dernier refuge, le seul asile de l'homme. L'art byzantin s'y est conservé, père de nos arts: la fresque, la sculpture, le manuscrit. De sorte que nous sortons tous de l'arche de pierre posée entre l'Antiquité et les Temps Modernes sur ce Mont Ararat. A Salonique, le remuement d'hommes auquel il assistait, l'exode des peuples, leur campement et leur attente sur ce petit coin de terre, la rencontre et le mélange de toutes les races de l'Europe et de l'Afrique dans un établissement militaire qui prêtait à autant d'évocations qu'une carte du monde lui fournissaient, en outre, l'imprévu, le hasard et la découverte qui attirent sans cesse ce grand voyageur.


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Paul Jouve

Soldats serbes priant dans la chapelle de leur village reconquis.

Jouve se renouvelle au contact de l'inconnu. C'est ainsi que l'Algérie l'inspirait, après Anvers et Hambourg. La vérité est dans le Sud, uisait-il en rentrant en France, et sa vie sous la tente avec les Arabes lui avait donné tout un nouvel ordre de spectacles et d'images. La vente est en Orient, pourrait-il dire à présent,

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car plus encore que dans le Sud, il a rencontré en Grèce et en Thrace ces mouvements graves, cette noblesse dont il entend marquer ses personnages. Peut-être aussi qu'il trouvait en Orient de plus beaux paysages, et cependant il aimait déjà la nature du Sud. 11 y plaçait ses fauves


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et ses rapaces, des lions dans le sable, des d'émaux. Ainsi s'était formé ce petit groupe aigles sous les genévriers. En même temps, il qui a été connu pendant quelque temps sous se prenait de goût pour la forêt, et certains le nom d'École de Villefavart, du nom du de ses dessins d'Algérie représentent unique- village du Limousin où ils se réunissaient.) J'ai dit que nous avons un nouveau Jouve. ment des cèdres de Teniet-el-Haad. De même, il nous a rapporté d'Orient le portrait des Examinez ses dessins, en effet. Ses bêtes de beaux cyprès qui vieillissent aux portes des proie sont peut-être plus hiératiques encore, mosquées. 11 y a quelques années, on ne pensait pas que Jouve pût s'attarder sur de tels sujets : la prière des soldats devant une icône, leur méditation devant un mort. On savait, par contre, qu'il aimait s'inspirer de l'architecture; dans sa première jeunesse il avait peint des cathédrales, et l'on ne peut s'étonner qu'il ait rapporté d'Orient tant de vues de couvents et d'églises, lorsqu'on se rappelle la suite de pastels de la cathédrale de Reims qu'il destinait, avant la guerre, à l'illustration de son recueil de Vieux Noëls. (Schmied gravait les dessins, les pastels et les aquarelles de Jouve. Dunand composait pour chacun des exemplaires du livre des couvertures de métal enrichies

plus cruelles, plus implacables qu'avant la guerre. Mais regardez ses paysages, jetez les yeux sur les créatures qui les occupent; regardez seulement le ciel, les colonnes, même, et les chapiteaux de ses églises, vous y trouverez des qualités que nous n'étions plus accoutumés de lui trouver, et qui tiennent au sentiment. Tout autant de virtuosité, certes, mais mise au service de plus de tendresse pour les choses et pour les créatures. Et c'est pourquoi j'écris ces lignes pour vous montrer en Jouve un être moins cruel, plus humain, pareil à l'homme que nous avons connu au commencement de sa jeunesse. EMMANUEL DE THUBERT.


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