Directeur-Fondateur
L'ART
:
ET LES
Armand DAYOT
ARTISTES
NOUVELLE SÉRIE TOME XVIl yV°
85 (Mars 1928) à 8g (Juillet 1928)
23,
PARIS QUAI VOLTAIRE, 1928
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LARGILLIÈRE
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—
VOEU DES
ÉCHEVINS DE PARIS (1696) (DÉTAIL)
LARGILLIERE ^^*^^|" IEN n'est plus illusoire que la lilBfflfP croyance à l'éclosion sponllfllSïll hmée des chefs-d'oeuvre, a^^^pK^I même les plus originaux,
même ceux où les caractères individuels se manifestent avec le plus de force. Mais si certains rapprochements sont faciles à établir, si certaines sources sont découvertes sans de trop laborieuses recherches, il est par contre des influences d'une perception plus délicate, grâce au mystère des affinités successives. C'est ainsi qu'Antoine Watteau, qu'on se plaît généralement à considérer comme
une des j^lus brillantes personnifications de Fart français, comme sa plus essentielle représentation, dans ce qu'il a de plus léger, de plus spirituel, de plus étincelant, est un pur élève de l'école flamande, une des branches les plus richement fleuries de l'arbre vigoureux et superbe dont Rubens est le tronc. Sans doute, il sut emprunter à Audran l'art de peindre « selon la mode du temps», les trumeaux, les plafonds, les dessus de portes... et recueillir dans l'atelier du vieux maître les principes de cel art décoratif d'une fantaisie si exquise et
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— AVRIL 1928
L'ART ET LES ARTISTES
Coll. SclilicMlnc
LE REGENT EN DIEU PAN
où il est demeuré inimitable. Ce fut aussi chez Claude Gillot que ses yeux s'ouvrirent à la poésie papillonnante des théâtres et des fêtes carnavalesques dont il sera le génial interprète. Mais c'est au palais du Luxembourg et dans la galerie de Médecis qu'il eut la révélation de l'art de la peinture et c'est de la vision du mariage d'Henri IV et des fêtes qui l'accompagnèrent que sont nées toutes ces délicieuses représentations de plaisirs
champêtres, d'excursions cythéréennes dont l'ensemble constitue l'oeuvre lumineuse et charmante du maître. D'ailleurs, parmi les peintres qui eurent , une action aussi bienfaisante qu'indiscutable sur l'Ecole française, Watteau ne fut pas le seul à boire'à la fraîche, à la limpide, à la réconfortante source flamande. Avant lui, Nicolas Largillière, dont on verra très prochainement un magnifique ensemble de toiles au Petit
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LARGILLIERE
Coll. du baron Edmond de Hol.scliiU/.
PORTRAIT DE LA MARQUISE DE DREUX-BRÉZÉ
« Une grande douceur, beaucoup de vertu et de sagesse, bien de l'esprit...» (SAINÏ-SIMON).
Palais, avait déjà renoncé à suivre l'exemple de la plupart des artistes de son temps et à chercher le perfectionnement de son art ailleurs que dans de patientes études chez les maîtres de Venise, à travers les galeries de Florence, et surtout au milieu de somptueuses décorations des palais romains. Ce fut à Anvers, dans l'atelier d'Antoine Gebairw, peintre de fleurs et d'ornements qu'il apprit, non seulement l'art du des-
sin, mais aussi la science du métier de peintre où il devait exceller. Ses qualités naturelles se développèrent si rapidement qu'à vingt ans il jDotn'ait se rendre à Londres, assez maître de son pinceau pour prêter très généreusement, et avec succès, sa collaboration au peintre allemand Peter Lefy, qui avait succédé à Van Dyck avec le titre de peintre du roi. Tout en conservant les précieuses qualités qu'il avait acquises à l'atelier du
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L'ART ET LES ARTISTES •vieux" maître anversois, la fraîcheur du ton, l'éclat du coloris, la spontanéité de
la touche, toujours franche et savoureuse, qualités dont bénéficièrent plusieurs de ses successeurs dans l'art du portrait, il apprit de Lely, maître en ce genre, la science des décors somptueux et des nobles attitudes, éléments de composition qui devaient bientôt contribuer si activement au succès de ses innombrables portraits de rois, de princes, de grands seigneurs, de grandes dames, de comédiens, de comédiennes. Mais ce fut surtout dans l'interprétation des traits de la femme, que Largillière, comme d'ailleurs la plupart des grands maîtres, trouva les plus heureuses occasions de déployer avec éclat les brillantes ressources de son talent, alors que Rigaud se distinguait surtout dans l'étude du portrait d'homme, ce qui n'implique pas l'impuissance de ce dernier à triompher parfois dans l'interprétalion des traits de la femme. Ses portraits de la comtesse de Caylus et de la superbe Marguerite-Henriette de la Brille, dans son costume théâtral de Cérès aux cheveux poudrés, sonl des oeuvres de très haute tenue. Mais c'est toujours avec une véritable inquiétude qu'il saisissait ses pinceaux lorsqu'il voulait peindre un portrait de femme et il aurait même dit, en parlant de ses modèles féminins : « Si je les fais telles qu'elles sont, elles ne se trouvent pas assez belles; si je les flatte, elles ne sont pas ressemblantes ».
Largillière, au contraire, grâce à la facilité vraiment prodigieuse de son brillant pinceau savait, sans trop nuire à la ressemblance de ses modèles féminins, et tout en réalisant, en quelque sorte, un compromis entre le réalisme flamand et l'idéalisme conventionnel de son époque, faire éclore et fixer, SUT des visages parfois vulgaires, des expressions caractéristiques
d'une grâce fugitive qui les illuminait agréablement. Faculté précieuse qui lui valut bien vite, aussi bien à Londres qu'à Paris, une clientèle dont il ne pouvait pas toujours satisfaire les exigences impatientes, procédé ingénieux que ne répudièrent d'ailleurs ni les Nattier, ni les Drouais, ni les Vigée-Lebrun... mais qui semble bien perdu aujourd'hui. Les portraits exécutés tant en France qu'en Angleterre, par Largillière, dont l'oeuvre est dispersée à travers les musées et dans les collections privées du monde entier, s'élèvent au chiffre de 1.500. Cependant la féconde activité de cet artiste ne s'exerça pas seulement dans la peinture d'individualités, et, en diverses circonstances, soit pour se conformer aux exigences de commandes princières, soit pour donner librement des preuves manifestes de son habileté à ""grouper des personnages et à faire mouvoir des foules comme les Lebrun, les Simon Vouet, les Jouvenet, les Sébastien Bourdon, il s'attaqua aux sujets vastes et compliqués. C'est surtout par ses compositions empruntées à l'histoire de la Bible, d'un aspect théâtral et conventionnel, qu'il se rattache, incidemment au groupe des « académiques » dont l'oeuvre, trop souvent impersonnelle, est partagée entre les deux siècles et dont les représentants les plus connus sont les de Troy, les Lemoine, les Coypel, les Natoire, les Subleyras, les Van Loo, etc..
Ces notes rapides sur l'excellent peintre
Nicolas Largillière seraient trop incomplètes si nous n'ajoutions que quelques natures mortes de très haut goût sont aussi dues à son pinceau brillant, généreux et facile. Nous en connaissons plusieurs qui sont de purs chefs-d'oeuvre de franche exécution et de coloris superbe. Toiles joyeuses, débordantes de la vie des couleurs et de la vérité des choses et qui
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LARGILLIERE
PORTRAIT DE MADAME DE MIGIEN
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LART ET LES ARTISTES apparaissent, au début du XVIII0 siècle, dans leur exécution brillante et solide, comme tout un programme de lumineuse sincérité. C'est assurément dans ces compositions, nées presque toutes d'un désir de peindre en pleine liberté, en dehors de toutes suggestions conventionnelles, que Largillière a dépensé le meilleur de son art, et c'est là que la maîtrise primesautière de son pinceau se manifeste avec le plus d'éclat. Ceci dit sans vouloir diminuer en rien la valeur de son oeuvre iconographique, toute peuplée de chefsd'oeuvres. Nous regrettons toutefois que Largillière peintre de natures mortes ne soit pas plus magistralement*représenté à l'exposition du Petit-Palais. Mais les organisateurs de cette brillante manifestation artistique étaient-ils en situation de mieux faire? On n'ignore pas que les plus importantes compositions décoratives de Largillière, compositions généralement agrémentées de fruits et de fleurs, sont solidement marouflées sur de larges espaces, et que, de plus, il y aurait un problème des plus délicats à résoudre si l'on vou-
lait attribuer aujourd'hui solennellement à Largillière la paternité de nombreuses natures mortes du plus somptueux éclat, véritables chefs-d'oeuvre d'arrangement et de couleurs, qui furent cataloguées au nom de Desportes, peintre de la vénerie royale, dont la cote des peintures dépassait sensiblement celle des oeuvres de son illustre confrère. Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'âpreté des expertises est souvent en désaccord avec la vérité des choses. Bon nombre de ses portraits individuels, entre autres ceux de Louis XIV, de Colbert, du Cardinal de Noailles, de Bourdaloue, de Huet, de Mlle Duclos, de Lebrun, de Van der Meulen, ont été gravés par Drevet, Edelinck, Desplaces, Vermeulen, Van Schuppen. Ici une légère digression et une piquante anecdote sur deux des oeuvres
les plus remarquables et qui seront sans doute les plus remarquées : le portrait de Thomas Germain et de sa femme, de la collection Gulbenkian, et celui de Mlle Duclos, de la Comédie française, la perle du fojrer du théâtre où la célèbre tragédienne triompha dans le rôle d'Ariane. Germain, orfèvre du roi, figure deboul, montrant de la main gauche une toilette où s'alignent des flambeaux ciselés, des chandeliers de nécessaire, et tout ce qui lui avait assuré tant de renom : C'est Bouchardon qui fit cette figure, Et cet argent fut poli par Germain. Mme Germain, fille de l'orfèvre Gauchelet, est représentée sous sa fanchon de dentelle, vêtue d'un manteau vert doublé de bleu, et qui laisse apercevoir la robe de satin blanc au « parfait contentement » de soie rouge. L'harmonie générale de cette composition, une des plus belles oeuvres de Largillière, est d'une rare somptuosité. Quant à Mlle Duclos, et afin d'intéresser encore davantage le visiteur au galbe de ses beaux bras et à l'épanouissement,émanant d'une robe de velours amaranthe, de sa gorge magnifique, nous dirons qu'elle débuta au Théâtre français à l'âge de dix-neuf ans. Elle- s'appelait en réalité Marie-Anne Chateauneuf, et elle entra au théâtre sous le nom de Duclos .qui était celui de sa grand-mère maternelle. Elle doubla la Champmeslé, la célèbre interprète et amie de Racine, et devint ellemême une étoile. Deux répliques existent de ce remarquable portrait, dont l'original fut légué par Mlle Duclos elle-même à la Comédie française. L'une d'elles, plus réduite, peinte par Largillière lui-même, figure au Musée de Chantilly. L'autre est au château de Verrières. Mlle Duclos dut, paraît-il, (ne soyons pas trop affirmatif) épouser, à l'âge de 70 ans, un jeune homme de 17 ans, tombé, un jour d'incendie, dans sa chambre. Elle mourut à 83 ans.
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PORTRAIT DE L ORFEVRE GERMAIN ET DE SA FEMME
D'autres oeuvres d'une importance con- l'esprit de composition du grand artiste sidérable ont disparu pour toujours dans qui sut se souvenir des magistrales leçons la destruction de l'Hôtel de ville, sans recueillies pendant ses pèlerinages à tralaisser de traces, comme le Repas donné vers les galeries du Musée d'Harlem. Fort en 1687 par la Ville de Paris à Louis XIV, heureusement, le Musée du Louvre poset le Mariage du Duc de Bourgogne en 1697. sède encore Le Prévôt des Marchands, et C'étaient de magnifiques spécimens de l'église Saint-Etienne-du-Mont le Voeu des 221
L'ART ET LES ARTISTES Echevins de la ville de Paris, dont nous reproduisons en tête de cet article un détail essentiel. Mentionnons encore, dans la série de ses tableaux corporatifs échappés aux destructions des guerres et des révolutions, la toile du musée d'Amiens Les Echevins de Paris, qui figurera aussi à l'exposition du Petit-Palais, et qui est l'esquisse très poussée d'une grande composition qui avait quinze pieds de large sur dix de hauteur. Cette oeuvre faisait partie de la série de tableaux qui ornèrent les salles de l'Hôtel de ville et qui disparurent dans la tourmente révolutionnaire.
Cette exposition du Petit Palais, presque trop débordante de chefs-d'oeuvre, arrive bien à son heure; elle apparaît comme une magnifique et utile leçon, espérons-le, pour nos portraitistes du jour, surtout pour ceux de la femme, plus aptes d'ailleurs à modeler avec emportement les rondeurs callipygesques de leurs modèles, qu'à faire de leurs visages « les miroirs de l'âme ». Les organisateursde cette manifestation artistique, qui marquera dans les annales du Petit Palais, méritent tous les compliments. Et ils vont tout d'abord à M. Camille Gronkowski, héritier de l'activité mémorable de son prédécesseur, M. Henri Lapauze, et qui trouvera dans le succès du tardif et juste hommage rendu à Largillière, une source de consolation à ses regrets de .n'avoir pu accueillir en 1928, dans les salles si bien éclairées du musée de la Ville de Paris, tous les chefsd'oeuvre d'Eugène Delacroix ce glorieux enfant de Paris. Quand sonnera-t-elle enfin, l'heure si longtemps attendue, de l'hommage national au génie du plus grand de nos peintres? Sera-ce en 1929, en 1930?... Sera-ce à Pâques ou à la Trinité? Les fervents et innombrables admirateurs d'Eugène Delacroix s'inquiètent et
commencent à se demander si toutes les expositions fragmentées des oeuvres du maître à travers les galeries parisiennes, petites et grandes, ne finiront pas par émousser, d'ici deux ans, la curiosité, voire même la sensibilité artistique d'un public trop sollicité, et qui finit par se lasser de tout, même de ce qui ne passe pas.
Au moment où nous allons signer ces
quelques notes, on nous présente une très curieuse peinture de Largillière, peinture d'une lumineuse beauté, si belle dans son étrangeté spirituelle et imprévue que nous n'hésitons pas à en faire le horstexte de ce numéro de l'Art et les Artistes. Cette place d'honneur lui était due. Nul doute que nous sommes ici en présence d'un véritable tableau, d'une fantaisie charmante et non d'une suite d'études préliminaires, rassemblées dans un seul cadre. Largillière, très justement satisfait sans doute de l'exécution de certaines mains, que nous croyons d'ailleurs reconnaître après l'examen de quelques-uns de ses tableaux les plus célèbres, se sérail plu à les grouper, dans un seul cadre, pour en faire un des bouquets les plus précieux de son oeuvre fraîche et fleurie. Nous croyons vraiment qu'il serait très possible, et ce serait là d'ailleurs un jeu des plus divertissants, de reconnaître dans le dessin, dans la couleur, dans la vivante expression de chacun des éléments de cette composition étonnante, les mains représentées dans les portraits de quelques-uns des plus illustres modèles du peintre. Voici bien, si je ne me trompe, deux mains qui appartiennent aussi au portrait du duc de Marlborough (voir les deux mains d'homme à gauche) ; la main de femme tenant des fleurs, à droite en haut, figure assurément dans un portrait de Madame de Thorigny... Qui ne reconnaîtrait, dans la main potelée, à gauche, au milieu de la toile, celle de Mlle Duclos
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LARGILLIÈRE
GROUPEMENT DE MAINS
L'Art et les Artistes.
LARGILLIERE de la Comédie française? La forte main d'homme appuyée sur une cuirasse n'appartiendrait-elle pas à un portrait du Régent? etc.. Certes en rassemblant sur une même loile, de dimension d'ailleurs très modeste, ces vivants spécimens de mains historiques, Largillière n'eut d'autre préoccupation que celle de faire oeuvre de fantaisie spirituelle et joyeuse et aussi oeuvre de peintre.
Et ce grand virtuose du pinceau ignorait, sans doute, que ce tableau charmant, tout rayonnant de signification morale, ferait un jour la joie des peintres de toutes les écoles et de tous les temps, et aussi des derniers chirognomanciens.Nous souhaitons vivement qu'une petite place lui soit réservée à l'exposition Largillière, au milieu des portraits d'apparat, des tableaux votifs et de la cascade un peu monotone des solennelles perruques. ARMAND DAYOT.
PORTRAIT DU PEINTRE J.-B. FOREST BEAU-PÈRE DE LARGILLIÈRE
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