Décoration Art et REVUE MENSUELLE D'ART MODERNE Publiée sous la direction de
GRASSET, BÉNÉDITE, FRÉMIET, MAGNE, ROTY, L. L. LAURENS, J.-P. ROGER MARX, DAMPT MM. VAUDREMER,
JANVIER
—
JUIN i9o3
Tome XIII
EMILE LEVY, EDITEUR
LIBRAIRIE CENTRALE DES BEAUX-ARTS l3, RUE
LAF AYIÏTTE,
PARIS
i3
HENRI
SIDANER
LE
UNE
cour devant une maison ; la table dressée; trois chaises éparses autour de la lampe. Le ciel invisible violacé les tuiles, verdit les murs et ce chevet d'église qu'on y
pendue rêve au bord des choses. De leurs clartés se tisse cette ombre vaporeuse. Qu'est-ce, au total, que la Table d'Henri Le Sidaner au Musée du Luxembourg ? Une
La Table i Musée du Luxembourg},
voit souder la ville crépusculaire. Des fenêtres s'cnténcbrcnt; des vitres palpitent. L'or de la lumière pique les miroitements mauves des cristaux, s'effeuille sur la nappe. Tout n'est que reflets, ravissements, intimité. La vie sus-
fabrique» et une nature morte. Faut-il y voir la revanche des genres contre le paysage qui les asservit, ou n'est-ce pas le dernier paradoxe de sa conquête, quand, ayant noyé les apparences dans l'éthcr, il semble renoncer aux '<
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éléments mêmes de sa gloire : l'ordonnance des plans profonds, le sol, l'astre, la montagne, le ciel et l'homme ? « Quelque terminé que soit un paysage, édictait Félibien, si la comparaison des objets ne les fait valoir et ne conserve
Cabinet des véritables Connoisseurs. » Matière noble et capable de recevoir la plus excellente forme, «disposition», «ornement», «beauté» soi grâce soi vivacité en « » en « — — » — — « costume »,« la vraysemblance et le jugement
leur caractère, si les sites n'y sont bien choisis ou n'y sont suppléez par une belle intelligence du clair-obscur, si les touches n'y sont spirituelles, si l'on ne rend les lieux anime^par des Figures, par des Animaux ou par d'autres objets qui sont pour l'ordinaire en mouvement, et si l'on ne joint au bon Goût de Couleur et aux sensations extraordinaires la vérité et la naïveté de la Nature : le Tableau n'aura jamais d'entrée dans l'estime non plus que dans le
partout », que reste-t-il du rameau d'or que le Poussin, après Virgile, tendait au Peintre conduit par le Destin? Désaffecté le ciel dont il faisait une substance, et divine ? Evaporé le mirage de Claude, le vrai sourire, mais céleste, de Cléopàtre? Glacés les espaces chuchotants aux automnes de Watteau? Laissant fuir les brumes de Corot, ses ciels se sont-ils taris, ses eaux lues? N'est-ce qu'un accident le drame panthéistedeThéodorc Rousseau,l'énergie reli-
Henri Le Sidaner ejeusede Millet ? Mais Millet lui-même, Puvis, Cazin, repenseront l'éternelle vérité des Quatre
Saisons. Et le Pauvre Pécheur, Geneviève, Judith, les Errants spiritualiseraient leurs gestes ici sous le voile des fenêtres. Du Lorrain à Turner, à Monet, le même soleil s'épanouit, qui se
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fane sur ces toits. A cette table Chardin, Corot, salueraient le petit-fils de leur douceur. Devant
ces rapports, ces intcr-dépendances, cette symbiose, ne songerez-vous pas à Rousseau qui disait : « En observant avec toute la religion de son coeur, on finit par songer à l'immensité;
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on ne copie pas ce qu'on voit avec une précision mathématique, mais on sent et on traduit un monde réel dont toutes les parties vous enlacent »; — à Millet qui écrivait : « Quand vous peignez un tableau... que ce soit une maison, un bois, une plaine, l'océan ou le ciel, songez toujours à la présence de l'homme; à ses affinités de joie, de souffrance, avec un tel spectacle: alors une voix intime vous parlera de sa famille, de ses occupations, de ses inquiétudes, de ses prédilections; l'idée entraînera dans cet orbite l'humanité tout entière; en créant un paysage vous penserez à l'homme; en créant un homme vouspenserezau paysage»; premier l'art qui, dans à Millet peut-être — français, et certainement par le premier chefd'oeuvre français dans cette manière, mit à VEglise de Gréville une auréole de caresses dont lcs« fabriques » ne s'étaient pas encore émues. Et si, par une réaction fatale contre le mode des luminaristes, l'apaisement aujourd'hui fait contraste aux exacerbations de l'atmosphère, la ligne immobile au frisson continu, le crépuscule à ces midis de faunes, dans l'heure nouvelle dévoilée par Cazin au ciel de la pitié humaine s'affirme encore la technique impres-
sionniste. Ne marquerait-elle pas le tableau, l'ébauche la trahirait ; car notre sensibilité parcourt les stades de son évolution comme le développement de l'embryon répète la série des vertébrés. Aussi bien les clairs de lune transposent seulement et simplifient les jeux solaires: et les peintres du crépuscule tendent toujours, comme les Muses chavanniennes, au Génie de la lumière, le voile de Maïa. La même prédilection qui arrêtait Besnard à l'hiatus de clartés ambiguës et penche Lalique sur l'âme liquide des opales, achemine Le Sidancr aux reposoirs de la lune. Est-ce par nostalgie des jours où, jeune mauricien, il vit les gazes roses du soir flotter sur la mer indienne? Beaudelaire, Leconte de Lislc connurent ces récurrences. Se rcplia-t-il à Dunkerque, comme l'imagine M. Paul Riff (i effroi pour mieux pré« sous le sceau d'un server la flamme de tendresse créole qui veillait en lui »? La Flandre française lui livrait la terre où Cazin désole ses exils bibliques. A Bruges, après Rodenbach, il tendit un miroir aux buées de mort. Des villes désertes du (i)'Préface au catalogue île l'Exposition Le Sidancr; galerie Mancini 1K97.
Henri Le Sidaner
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Beauvaisis, gagnant Chartres, il s'arrête avec Muysmans au pâle seuil de la cathédrale de Corot. Pour un homme de sa culture tout est lieu de s'émouvoir où ont passé des hommes. Pour un peintre nulle matière, pi us que la pierre, n'est oeuvre vive des jours et des saisons. Une sensibilité historique ne caractcrise-t-elle pas les penseurs du siècle passé, de Chateaubriand à Anatole France? Quoi qu'il en soit,
Un mystique qui n'a pas la foi », tel le définit Gabriel Mourey. C'est dans cette profonde étude d'un beau livre : Des hommes devant la Nature et la Vie qu'il faut suivre les progrès du peintre, évoquer ses tableaux de figures. Après l'Office ( 18 87 ), 1 a Promena de des Orphelins, la Communion in extremis, la Bénédiction de la Mer (1891), l'Autel des Orphelines (1893), le Départ de Tobie (1894)
et la part faite à ses tendances héréditaires — le père de Henri Le Sidaner se distrayait à dessiner et à sculpter — il faut bien déter-
y ont rencontré une compréhension frater-
miner cet artiste par d'autres enseignements que ceux d'un professeur « flamand » à Dunkerque et de Cabanel. Les Hollandais, ver Meer entre autres, l'ont inspiré. Fra Ant-'elico, peut-être, à Florence. De ses tuniques roses, bleues, de ses ors, que reste-t-il dans la fresque du Couronnement de la Vierge sinon leur crépuscule blond? Le Sidaner me disait ces mains ineffables que seul Carrière raviva. Ft c'est une hypothèse plaisante qu'après s'être mis, aux grèves d'Etaples, à l'école de deux infinis, il ait appris de l'Angélique dans sa cellule le secret d'une sensualité nouvelle.
«
nelle, Des Vieilles '1895) Gabriel Mourey date un art fait de « plus de délicatesse avec plus de simplicité », de « plus de profondeur dans plus de vérité ». Et ce sont aussi des images de jeunes filles — le clair de lune de la femme — « ici se promenant les bras à la taille dans les allées ombreuses des parcs crépusculaires, là passant au bord d'une paisible rivière, parmi les jeux atténués des clartés agonisantes... ici encore debout dans les plis de leurs chastes robes blanches s'étreignant et se consolant... » C'est leM/ro*V;c'est Dimanche dans une atmosphère de cloches. C'est la Ronde au clair de lune, « les visages noyés de pénombre bleue, le vol de leurs robes et des
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rubans de leurs ceintures caressé soudain de jours prédéterminé — le dessin contraste avei. l'enveloppement de la peinture. Car le fini rayons ». réside dans la multiplicité d'une oeuvre ne pas lier step scemed to pity the grass it pressed, de ses détails mais dans la progression, la chante ce printemps de la Sensitive Plant, compréhension, l'exactitude de leur synthèse. où le deuil de l'automne et du jardin veuf Au sens où on l'entend vulgairement, le fini doit être de l'étude plus que du tableau. Pars'annonce déjà. Une vierge de profil sur un vêpre de Bruges fois cependant dès le dessin. Le Sidaner
compte parmi les dernières figures que peignit Le Sidaner. Le pastel en est rugueux, sensuel, profond. Il a pour titre : Jeune fille, et non point Y Ame du canal : car si subtils qu'en soient le vacillemcnt et le silence, l'émotion y reste essentiellement plastique. Un rappel littéraire s'y mêlant, et aussi quelque affinité musicale, en accuserez-vous l'artiste plus que nos poètes épris de correspondances? Séduit par une harmonie générale mieux que par la substance, ayant, devant la nature, noté par de rapides hachures sur un album les ombres et les lumières, et, de souvenir, à l'atelier, les colorations dans une pochade, Henri Le Sidaner compose son dessin. Minutieux, mathématique, quand il n'est pas cherché dans l'effet,—et cet effet n'est pas tou-
vise l'émotion ; il le rehausse d'un rien d'aquarelle ou de pastel, vert pâle, rose fané, d'un or tremblant, et filtre au tissu du crayon la seule force des valeurs. Hâtive, au contraire, la pochade cache ses délices de peintre. Un caprice impressionniste s'y joue en ces touches carrées qu'il préfère, en pétarades, en balayures roses, mauves, lilas et bleues. Sur la toile studieusement tracée se fondent ces caresses atmosphériques. Tantôt l'aigu, d'une ligne sauvée les énerve; tantôt les surcharges se succédant y expriment l'imagination en désir de frémissements plus légers ou de solidité mûrie. Mais rien n'est fatal dans ce processus, non plus que dans le choix des thèmes. Témoin un Souvenir d'Exposition. La porte monumentale, reflétée, égraine dans une fontaine de la
Un Concours de Napperon Concorde son diadème d'améthystes et d'hématites; des minarets plongent leurs étoiles dans l'eau où les néréides de bronze oscillent pareilles à des poupes de gondoles en départ sur la lagune. — Le Portail rêve sur un tapis d'ombre où flotte une écharpe de clarté. La nuit se condense au fond des ébrasemeiïts, des voussures, des niches. Plus de statues, mais partout un frémissement de nuances ailées. Le clair de lune voltige sur les joailleries de l'ombre. — UEvéché, entre le porche désert et un pavillon « couleur de temps », offre au soleil déclinant sa façade et sa fenêtre. Rien que ces pierres corrodées et leur coulisse grise sur un fond de clarté rouge où scintillent des pigments jaunes. Degrés, architectures, tout est interrompu, rompu dans une harmonie ancienne. Ainsi de tous ces asyles pensifs. L'homme en est exilé. La femme n'y glisse que pour une valeur, un geste obscur. Deux robes noires s'inclinent sous les quinconces dans le chuchotement des feuilles mortes. Des religieuses, au fond du béguinage ont la torpeur de fleurs aquatiques. Le ciel s'apetisse, s'immobilise, s'efface, disparait. Qu'importe?
UN CONCOURS A
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Du thème plus mystérieux ruisselle la mélodie infinie. Le soleil en fuite rougit les façades, parsème les cours de jardins de lumière. Le nuage absent baigne les toits violets, s'éparpille sur le sol. Des eaux où les barques font figure de héros de Millet, des places où, plus souvent encore et par un art nouveau, se doublent les couchants et les nuits, il semble même que le ciel monte et se trame sur une chaîne de brume et de reflets. A l'envers la vie palpite en afflux indirects : c'est une ombre, un jet d'eau, un départ de cygnes dans Je- soir. On connaît que les maisons ont lentement vieilli côte à côte, étrangères. Elles'ont des visages gris, Ii as, rose mourant. Leur silence est fait de tant de silences! Une vitre de béguine s'étonne des fleurs d'un géranium ; une autre rêve sous la mousseline des rideaux; s'aveugle; d'autres et s'illuminent où clignent des âmes encloses. Et l'on songe à ces disques d'argent, gravés de fables que livrent les sépultures; parfois un rayon s'y attarde dans la mousse des oxydes : miroirs d'inquiétude mortelle et d'éternelle sérénité. 1
Ji u;s RAIS.
DE
NAPPERON
L'UNION CENTRALE DES ARTS DÉCORATIFS
Lr. Comité des
Dames de l'Union Centrale d'autres intéressaient ; peu, somme toute, des Arts décoratifs a coutume de mettre étaient mauvais. Aussi bien ce programme était-il bien fait périodiquement au concours, deux ou trois fois par an, des projets d'ornementation pour exciter l'émulation de jeunes filles artispratique. La fortune de ces concours est tes, que l'on aimerait voir se spécialiser dans diverse, suivant le programme donné; mais il les industries franchement féminines. Nous ne est rare qu'un bon programme bien conçu, ne sommes pas encore pourvus, heureusement, donne pas de bons résultats. Du reste, l'échec de femmes ingénieurs ou architectes, comme lamentable de l'un des derniers concours vient en possède déjà l'Amérique. Mais n'y aurait-il à l'appui de ceci. Est-il concevable que l'on pas avantage,pourles jeunes artistes,à s'adonose donner encore en sujet une étoffe pour ner entièrement aux arts plus particulièrement robe de STYLE LOUIS XVI destinés à la femme, les arts textiles entre autres. Par contre, un concours de napperons a Et non seulement au dessin, à la composition, réussi admirablement, non seulement au point mais encore à l'exécution matérielle. La brode vue du nombre des envois (cent seize projets derie, la dentelle ne pourraient qu'y gagner, environ), mais encore au point de vue de l'inté- et certains exemples venant de l'étranger, rêt même se dégageant de ces projets. appuient singulièrement notre dire. C'est Plusieurs parmi eux étaient excellents, ainsi que, par leurs travaux de broderie !