ARTISTES CONTEMPORAINS
HENRI LE SIDANER
A vingt lieues environ de Paris, au coeur du pays de Bray, l'ancienne petite place de Gerberoy, oublieuse des hauts faits de La Hire et de Xaintrailles accomplis à l'ombre de ses murs,
s'alanguit dans une vieillesse somnolente. Une porte fortifiée, recrépie par les soins du Touring Club, quelques restes de courtines, témoignent seuls de son passé guerrier. Mais parmi ces débris vénérables une hirondelle a fait son nid ; un artiste ami du recueillement et du silence y abrite son foyer, tandis que sur les plates-formes aménagées en PORTRAIT DE M. II. LE SIDANER jardins français il promène sa BUSTE BRONZE PAR M. DESRUELLES rêverie et rumine son oeuvre. C'est de là que partent, que s'essorent, avec la régularité d'une migration, pour s'arrêter en France, ou pousser plus loin, par delà les mers, en Angleterre, et jusqu'en Amérique, ces toiles si originales, d'une facture si personnelle, d'un sentiment si profond, qui ont répandu dans les deux mondes le nom de Le Sidaner. Né à Port-Louis, dans l'île Maurice, le 7 août 1862, de parents, bretons d'origine, qui y passèrent une douzaine d'années, M. Henri Le Sidaner en revint avec eux à dix ans. Sa famille s'étant fixée à Dunkerque, où le père occupait l'emploi de courtier maritime, EN"
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celui-ci, esprit curieux, dessinait, modelait à ses heures perdues, s'essayait môme à faire de petites machines volantes ; une tète de négresse au crayon, de lui, placée dans la chambre de l'enfant, éveilla ses premiers goûts d'artiste. Sa vocation ne fut point contrariée ; il eut pour premier professeur un praticien médiocre nommé Desmidi, élève du peintre anversois van Brée, qu'avait momentanément mis en vogue son Dévouement du bourgmestre de Leyde van der Werff. Il n'en fil pas moins quelques progrès, que la municipalité ratifia en envoyant le jeune homme, avec une bourse de la ville, à l'École des Beaux-Arts de Paris. Il y étudia chez Cabanel, et de ses travaux n'a gardé d'autre souvenir qu'un concours Troyon « fait » en compagnie de Jean Veber, et que son maître, dans un accès de lucidité artistique, défendit avec chaleur, au point d'arracher une mention pour son élève à la résistance de ses collègues. Bien que son tableau eût fait quelque bruit, dont témoigne un article du critique homme d'affaires Hoschedé, le premier mari de Mmc Claude Monet, Le Sidaner n'affronta pas le concours de Rome. Son père étant mort sur ces entrefaites, il alla s'établir dans le petit port d'Etaples, où il fit des séjours prolongés pendant sept ou huit ans. Il y vivait tout seul, s'attachant à peindre en plein air les figures de ses tableaux. Le premier, La Promenade des orphelines (1888), est au musée de Dunkerque; des soeurs de charité et leurs pensionnaires, portant la pèlerine et le ruban en sautoir de rigueur, vaguent dans les dunes, par un jour gris, bien en harmonie avec le faible entrain de cet exercice. L'année suivante, l'artiste exposa une Communion in extremis, aujourd'hui au musée de Douai. En 1891, ce fut La Bénédiction de la mer (musée de Châlons-sur-Marne), ample composition où un évêque fait, du haut d'un bateau amarré au rivage, le geste propitiatoire, entouré d'enfants de choeur en camail rouge, porteurs de cierges et de croix, de jeunes filles en blanc érigeant des bannières, de soeurs de charité, etc. L'effet lumineux est très doux, l'oeuvre s'enveloppant de brumes grises et dorées. La Bénédiction de la mer valut à l'artiste une bourse de voyage. Les derniers tableaux de cette série sont L'Hôtel des orphelines, conservé chez un particulier, au Touquet, et Les Promis, cheminant le long d'une rivière. On le voit par le choix des sujets, M. Le Sidaner vivait alors dans une sorte d'atmosphère de tendresse apitoyée ou idyllique, un peu analogue à celle que respira François Coppée ; les spectacles journaliers qu'offre cette côte salubre, devenue une sorte de vaste sanatorium, où des institutions diverses réunissent les
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enfants atrophiés, les jeunes chloroses, retinrent longuement son esprit méditatif, d'où la douceur mélancolique de cette parlie de son oeuvre, qui parc de poésie les humbles destinées goûtant, sans joie, l'aide précaire et étroite donnée à leur solitude, à leurs disgrâces. Après celte intimité prolongée avec la mer du Nord, l'artiste, sollicité par la vie plus active et plus complexe des grandes villes,
PETITE PLACE
A
RICHELIEU, PAR
M.
II. LE SIDANER
s'établit à Paris, où il devait rester environ quatre ans. 11 a fait justice, en le coupant, du premier tableau, intitulé Les Vieilles, qu'il y exécuta; mais il fut, à bon droit, plus satisfait du suivant : La Ronde au clair de lune (1896), où six jeunes filles grandeur nature, tête nue, dansent enlacées, au bord d'une rivière sur laquelle passent des bateaux pavoises de lanternes vénitiennes. Il y a un accord délicat entre la tonalité bleuâtre et le mouvement doux et lent des figures, auxquelles le crépuscule imprime, un air de songerie. Ce tableau est en Angleterre, dans une collection privée. Le même sentiment virginal se manifeste dans Le Dimanche (1897), appartenant à M. Henri Duhem. Douze jeunes filles vêtues de blanc se pro-
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mènent dans la campagne aux peupliers grêles, parmi des touffes de rhododendrons; les silhouettes longues et tranquilles s'enveloppent, à contre-jour, d'une auréole vermeille. C'est à cette époque que M. Le Sidaner entra dans la « Société Internationale » ; il allait y former une étroite amitié avec quelques-uns des peintres les plus distingués de ce temps : Lucien Simon, René Ménard, Charles Cottet, qu'il suivit plus tard quand ils s'en détachèrent pour fonder la « Société Nouvelle ». Son genre évolua dès lors, peu à peu, vers le paysage, les figures perdant graduellement leur importance dans ses ouvrages, pour ne plus former que l'accessoire du décor pittoresque, en attendant d'en disparaître complètement, mais, comme nous le verrons plus loin, sans que l'humanité en soit jamais absente. Dès 1897, il expose un sujet où se trouvent à la fois toute sa sensibilité devant la nature et sa prédilection secrète pour les lieux habités, qu'imprègnent une pensée vivante, des soins quotidiens; c'est une vieille maison à grandes fenêtres et petits carreaux, vue par-dessus un mur et précédée d'un jardin fruitier aux grêles silhouettes. A l'exposition de ses oeuvres, qui s'ouvre la même année chez Mancini, les titres des tableaux, aujourd'hui bien dispersés, sont à eux seuls caractéristiques : Rivière dorée, Vitraux, Maison ancienne, L'Allée, Soir, L'Eglise, Maison pauvre, Petite rue, Rivière bleue. C'est l'intimité des lieux saisie d'un regard patient, leur histoire noble ou obscure évoquée, et surtout leur association étroite avec les existences qui s'y sont écoulées, le reflet qu'elles y ont laissé. Désireux de renouveler son champ d'impressions, et de plus en plus sollicité par les choses du passé, si puissamment suggestives de méditation et de rêve, M. Le Sidaner partit en 1898 pour Bruges, le site le plus éloquent peut-être de la terre, par l'harmonie, la concordance de tous ses éléments expressifs, que ce soit la nature ou l'histoire qui les ait fournis; un séjour de trois mois n'ayant fait que le mettre en goût, il y passa encore une année pleine, de 1899 à 1900. Le Quai (à M. Mauguin) et Coin de Bruges datent de la première période; Y Orangerie, avec son effet de lune sur un grand bâtiment à fenêtres cintrées, que rayent capricieusement les branchages défeuillés par l'hiver et leurs ombres portées, est de la seconde. Exposée en 1900 à la Société Nouvelle, cette toile obtint un grand succès. L'année suivante fut passée par l'artiste à Beauvais, dont le cadre vieillot l'avait séduit à son tour. De cette campagne datent L'Hôtellerie des soeurs (ancienne collection Thaulow), vague et spec-
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traie, avant le premier frisson de l'aube, une Petite Place au soleil, et une Maison au crépuscule, l'habitation même de l'artiste, éclairée du dedans. C'est en 1902 que Le Sidaner se fixa à Gerbcroy, dont la disposition et l'entourage pittoresque lui avaient été signalés par un voisin, le bon potier Delaherche. Et l'on vit aussitôt au Salon une composition simple et prenante dont il a donné plusieurs variantes, et où sa maison a fourni le fond, l'église du village, en contre-haut, fer-
LE JARDIN, PAR
M. H.
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mant le tableau sur la droite; c'est une simple table à manger, avec sa nappe, ses couverts, et une lampe dont la lueur jaunâtre se fond dans le demi-jour. Cet ouvrage est au Luxembourg. La même année il peignait l'église, vue du jardin supérieur, bordé d'une balustrade à vases, qui est l'ancien glacis du rempart. Persévérant dans ses habitudes de migration annuelle, M. Le Sidaner passa l'hiver de 1902-1903 à Chartres; les principales toiles qu'il y exécuta sont L'Archevêché, avec sa grande grille historiée, le « Portail royal » formant le côté droit; une vue d'ensemble de la ville par la neige, montrant la cathédrale dans tout son développement latéral, Le Vieux Pont sur l'Eure. L'été suivant, Gerberoy inspirait le Dessert, du Salon de 1904, qui est au Luxembourg : une table servie, parée d'oeillets, dans la salle à manger, la fenêtre grande
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ouverte sur la cour; et le Goûter : femme et enfant devant une table (musée de Dublin) ; la même année le vit peindre à Paris La Place du Théâtre-Français, par un temps de pluie, et à Versailles Le Pavillon français du petit Trianon, sous la neige. Au Salon de 1905 parurent La Rue Royale au crépuscule et Le Grand Trianon, précédé d'un bassin à sujet décoratif. Toujours attentif à étendre ses motifs d'inspiration, M. Le Sidaner passa l'hiver à Venise; de ce séjour datent Le Palais Ducal le soir, avec les grandes traînées des lampadaires sur l'eau, du Salon de 1906, où l'accompagnaient Le Grand Canal par un clair de lune (Institut Carnegie, à Pittsburg) et Le Pont des Soupirs vu du quai des Esclavons (au Petit-Palais). L'été, à Gerberoy, vit peindre une vue du jardin, avec sa bordure d'oeillets en ileurs (musée de Gand) ; une nouvelle saison d'hiver à Venise, La Musique sur l'eau, le plus vaste paysage de M. Le Sidaner, pris entre la Salute et San Giorgio Maggiore, effet de soir avec des lanternes vénitiennes, La Place Saint-Marc au crépuscule, avec son coup de lumière sur le renfoncement à gauche de l'église, enfin un petit canal par un temps gris. L'hiver de 1907-1908 fut passé à Londres et donna naissance à une série de toiles des plus originales : Saint-Paul, pris de la rive droite de la Tamise, Trafalgar Square, et deux vues de Hampton Court : La Cour de la fontaine par une après-midi ensoleillée, et Le Jardin du vivier sous la gelée blanche. L'été fut partagé entre Gerberoy et Montreuil-Bellay, résidence d'une des soeurs du peintre, en Anjou ; l'un inspira La Fenêtre aux oeillets, l'autre une vue du Thouet roulant à grande eau, prise d'un intérieur. Nouveau séjour en Italie durant l'hiver de 1908-1909; le quartier général fut cette fois Pallanza, sur le lac Majeur, dont les îles fameuses suggérèrent les cinq toiles exposées cette année.
* * Telle est, envisagée à l'heure actuelle et sous ses principaux aspects, sans préjudice d'une foule de motifs fragmentaires qui éclosent à chaque saison, mais échappent au public, passant directement de l'atelier du peintre dans sa clientèle anglaise, la production de Le Sidaner, dont le nombre d'ouvrages dépasse déjà sensiblement la centaine. Rien, on l'a vu par l'énumération peut être trop minutieuse qui précède, de plus varié que les sujets traités par lui; rien cependant de plus un que son oeuvre, rien qui présente un ensemble de caractères plus constant et mieux lié. D'abord, les thèmes d'in-
H. Le Sidaner pînx.
LE GRAND CANAL A VENISE
Procédé Portier
Marotte
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spiration, sous quelque ciel qu'ils soient recueillis, offrent une parenté étroite : tous sont pris à la nature habitée; point de grèves désertes, point de champs solitaires, point de montagnes inaccessibles, ni de forêts hantées des seuls animaux. De propos délibéré, ou simplement d'instinct, M. Le Sidaner, à l'exemple de Cazin, avec qui il offre plus d'une analogie, s'attache, dans le spectacle de la terre, à ce qui y rappelle la présence, le travail, l'action transformatrice des hommes. D'autres l'ont aimée pour sa solitude, pour ses énergies spontanées, pour sa majesté un peu âpre, y recherchant même, dans leur misanthropie native ou leurs déceptions sentimentales, un refuge d'autant plus cher qu'ils en opposaient le calme immuable, ou les phases régulières et grandioses, au vaines querelles, aux impulsions désordonnées de leurs semblables. A la différence de ces romantiques,notre artiste est un traditionnel, fils respectueux de notre race, admirateur fervent de son passé de gloire et des oeuvres de son génie. Il se sent étroitement solidaire de ces hommes qui, par leurs luttes obscures, par leur travail acharné, nous ont fait peu à peu le sol plus prodigue, la vie plus douce. Et c'est la trace de leurs existences casanières, de leurs labeurs ignorés qui lui rend si précieuses, si aimées, les vieilles demeures, les maisons élimées dont il semble que la patine soit faite d'un peu de la substance et de la sueur des morts. C'est également un familial, attaché d'un coeur tranquille aux formes héritées, aux rites séculaires de l'existence. Le toit domestique, le home paisible, les habitudes communes, les affections proches et légales constituent le cadre familier, restreint, où il évolue avec la sécurité sereine de l'instinct. Ainsi s'explique et se commente naturellement sa carrière, partagée entre la représentation pieuse du foyer et la contemplation des monuments augustes et des vieilles cités, dont il s'ingénie patiemment à traduire la beauté, le mystère. Et, cependant, de son oeuvre, depuis que son talent est arrivé à maturité, la figure humaine est. presque totalement absente. Anomalie singulière, mais à notre avis purement apparente, dont nous croyons pouvoir donner deux raisons. Tout d'abord l'intervention, dans un tableau, de personnages nettement caractérisés y introduit un élément de parlicularisation locale, circonstancielle, qui en affaiblit d'autant le pouvoir de signification générale. Si, au contraire, ces personnages sont stylisés, réduits aux caractères spécifiques, la pire convention se fait place avec eux. Si, enfin, ce sont de simples comparses, destinés à meubler la composition, ils lui impriment un
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cachet « tableau de genre » trop souvent déplorable. Et dans chacun de ces cas l'artiste manque son but. Or ce n'est point, encore une fois, un moment des êtres et des choses que M. Le Sidaner entend nous montrer; c'est, au contraire, la tradition, inscrite dans le groupement d'un mobilier ou l'ordonnance d'un repas, comme dans les lignes maîtresses d'un palais, dans les divisions fondamentales d'une façade de basilique, dans la simple ordonnance d'une vieille maison, s'abritant de ses pleins, s'éclairant de ses vides. Toutes ces dispositions, en effet, les grandes comme les petites, sont le résultat d'enseignements transmis, de pratiques héritées, d'usages fixés par la répétition, et assis à demeuredans le calme domaine de l'inconscient. On pourrait, au reste, supposer des talents assez sûrs pour montrer, dans les personnages mêmes qui animeraient de tels tableaux, une sorte d'adaptation congénitale, un ensemble immémorial d'expressions, d'attitudes, qui les associeraientétroitement à leur habitat et montreraient en eux, en même temps que ses hôtes naturels, son complément nécessaire; et M. Le Sidaner y eût assurément excellé. Mais, esprit très cultivé, en commerce avec les jeunes écrivains, familier avec ces effets de correspondances mystérieuses, d'évocations subtiles qu'ils s'attachent, à la suite d'Edgar Poe, à l'exemple de M. Maeterlinck, à faire naître, notre artiste a préféré transporter dans son art leur mode d'expression favori des sentiments et des faits : mode plus puissant que la représentation directe, qui a nom la suggestion, cet appel insidieux et irrésistible à l'association d'idées, par la formation d'images intérieures qui se complètent et se sollicitent impérieusement les unes les autres. De là, par exemple, cet usage, si discrètement, mais si finement pratiqué par le peintre, dans ses toiles veuves de tout personnage, d'une pièce de vêtement, d'un accessoire de toilette oublié sur un meuble, d'un livre entr'ouvert, d'un jouet gisant sur le gazon, qui évoquent tout un groupe familial, d'autant plus attachant que notre imagination peut le composer à sa guise; de là, encore, l'emploi fréquent, dans les effets d'aube ou de crépuscule qu'affectionne M. Le Sidaner, de ces faibles luminaires jaunissant les vitres des demeures closes, qui, suivant le caractère, l'aspect, l'ambiance générale de l'habitation, suggéreront au spectateur la méditation laborieuse d'un penseur, ou la sinistre veillée d'un mort. Mais ce n'est pas seulement par le choix et la disposition des motifs que M. Le Sidaner réussit à nous rendre présents l'histoire, les destinées, les hôtes, même invisibles, d'une habitation. Sa technique
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de,peintre joue un rôle essentiel dans la création de cette atmosphère d'accoutumance et d'intimité. Rien, pour aviver le pouvoir représentatif de notre imagination, ne vaut l'insinuation vague, le chuchotement précautionneux. De là, dans son art, l'emploi constant de ce que, faute d'un mot meilleur, nous appellerons la sourdine. On connaît ce petit appareil qui, fixé sur le chevalet d'un instrument à cordes, lui communique, en supprimant les résonances
LA TABLE AU JARDIN, PAR M. II. LE SIDANER (Musée de Gand.)
de la caisse, un timbre à la fois grêle et étouffé dont la couleur mystérieuse suggérera sans effort à l'imagination la tombée du jour,
une apparition séraphique, ou l'évanouissement graduel d'une existence. Cette sourdine, il semble que M. Le Sidaner l'ait, une fois pour toutes, imposée aux sonorités de sa palette. Non qu'il s'en tienne aux tons neutres, de faible éclat, de vibration courte, à ces gris, par exemple, qui jouent dans l'harmonie picturale le rôle du mode mineur en musique. Il aime les taches vives, franches, qui éveillent et remplissent l'oeil; mais il les juxtapose en accords savamment composés, où leur vivacité s'émousse par le voisinage et, semblable à la diaprure d'un ancien tapis de mosquée, caresse le regard II. —
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de son harmonie veloutée. Ce fondu, ce moelleux des tonalités, sur lesquelles le regard glisse sans heurt, contribuent à donner aux compositions de M. Le Sidaner, quel que soit le motif traité, un aspect paisible, une sorte d'atmosphère de recueillement et de silence en parfait accord avec le caractère reposé des lieux, en général solitaires, et qui, lorsqu'ils sont accidentellement peuplés, comme son Grand Canal duSalon de 1907 (LaMusique sur l'eau), ous&Place du ThéâtreFrançais par la pluie, semblent assoupir les rumeurs de foules dans la bruine éparse ou l'ombre enveloppante. On dirait qu'il assemble et agence sur sa toile non des formes substantielles directement reproduites, mais des images flottantes et glissantes, et qu'il y peint
moins les objets eux-mêmes que leur réverbération dans un milieu qui les adoucit, les dissout un peu, eau morte ou miroir voilé. Aussi a-t-on dit de son art qu'il a un accent intime et comme confidentiel; on y entend le murmure d'une âme recueillie et modeste à qui les expansions véhémentes répugnent, et qui craint de troubler d'un éclat dissonant l'harmonie instable des choses. Et cette voix est si invitante, qu'on pénètre dans les compositions de M. Le Sidaner comme dans un milieu coutumier et déjà cher où le seuil, le banc, la table ont l'air de nous attendre et de nous faire accueil ; car la sympathie que l'âme de l'artiste étend sur son entourage familier, comme sur les spectacles accidentels qu'il exprime, il semble que ses tableaux nous la renvoient à leur tour, en effluves tièdes et caressants. Et, de fait, quel est celui qui, devant un de ces jardins français aux plates-bandes rectilignes, que jalonne un vase ancien, n'a senti se lever dans son souvenir l'image de décors pareils, hospitaliers à son enfance et peuplés de chères mémoires? Par quel miracle de sympathie le peintre, en exprimant son gîte aimé, ou sa rencontre et son rêve passagers, a-t-il pu éveiller en nous de telles correspondances, de tels échos? C'est son secret, et luimême serait sans doute bien empêché de nous le dire; à défaut de dessein précis, un sourd instinct l'a guidé, et l'effort de divination du ciùtique échoue sur cet élément irréductible, qui, quel que soit l'apport du calcul et de la science, reste le fond même de toute inspiration véritable. Contentons-nous donc, sans trop analyser notre plaisir, d'errer à la suite du peintre, deRruges la Morte aux îles Borromées, de Chartres l'épiscopale aux bords brumeux de la Tamise. Ce sera un voyage incomparable, car la nature s'y double et s'y recrée, en quelque sorte, dans la vision d'un poète. Le silence des béguinages, la tristesse
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dolente du Lac d'Amour, à Bruges, semblent se condenser davantage sur nous, tandis que nous en parcourons les allées ou les rives. Beauvais, Chartres prennent des aspecls plus reculés, plus caducs, plus affaissés, sous la brume qui les encrêpe ou la neige qui les emmitoufle; Venise moire ses architectures de tous les reflets changeants émanés des canaux ; la Babel londonienne enfle dans les cieux l'orgueilleuse coupole de sa cathédrale, tandis que le palais désert d'Henri VIII se rose d'un sourire, sous la caresse d'un ciel capri-
LA TABLE
PRES
DE LA
MAISON, PAR
M. H.
LE SIDANER
cieux. Et tous ces milieux connus nous sont nouveaux, parce qu'une sensibilité délicate s'y est associée, qu'ils se sont réfractés dans ce prisme vivant, décomposant et reconstituant chaque spectacle suivant ses lois propres de polarisation, et tirant ainsi des multiples aspects de la nature ou de l'art des virtualités inconnues, qu'elle transforme en vibrations nouvelles. Paysages et monuments ne sont plus, dès lors, que des thèmes indéfiniment transformables, et un second univers se juxtapose à l'autre, plus attachant peut-être encore de toute la rêverie émue, de toute la pitié tendre qui s'y incorporent sous la main d'un Le Sidaner. Néanmoins, il fauttoujours revenir, pour atteindre l'idiosyncrasie
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même de l'artiste, aux maisons campagnardes, aux jardins exigus ornés d'un cadran solaire, qui, presque sans caractère ni beauté propre, n'empruntentleur intérêt, leur force émotive, qu'au sentiment qu'ils condensent, et dont le prix grandit de toute l'insignifiance de leur matière. Ici, le principe inspirateur est tout; il s'y révèle à l'état pur, en quelque sorte, avec ce minimum de support matériel qu'emporte l'intermédiaire obligé des sens dans la communication de la pensée ; et c'est une joie délicieuse de sentir tout contre soi, sous la mince paroi du « motif», Le battement d'un coeur exquis et fraternel.
* * * Nous avons dit plus haut par quels délicats artifices de palette M. Le Sidaner parvient, avec une précision et une égalité d'effet rares, à exprimer sur sa toile l'espèce de vieillissement des choses qui, en les associant de plus loin à nos destinées périssables, nous les fait plus voisines et plus chères. Mais il convient de pousser plus avant l'examen de sa technique, laquelle est des plus intéressantes et personnelles. Fidèle à cette vérité d'évidence que le contour n'existe pas, qu'il n'y a point de ligne de démarcation autour des corps, et qu'ils ne se limitent latéralement que par la portion d'espace qu'ils offusquent de leur masse, et en profondeur par la dégradation de la lumière sur leurs diverses parties, l'artiste modèle uniquement par les valeurs de clair et d'ombre. Il construit donc invariablement ses formes en déterminant la succession de leurs plans par la quantité respective de lumière qu'ils retiennent. Les quelques dessins qu'il a gardés sont faits uniquement de hachures, dont le faisceau plus ou moins serré donne l'éloignement proportionnel des différents éléments du paysage, du monument ou de l'objet représenté. Ces sortes de maquettes en blanc et noir offrent tout à la fois une ampleur et une « enveloppe » très frappante. Le pinceau à la main, M. Le Sidaner juxtapose ses touches, sans les fondre, en damier plus ou moins serré 1. Il y gagne une vibration des surfaces égale à celle que présentent les oeuvres des impressionnistes. Aussi, dans un classement superficiel, l'a-t-on confondu avec ceux-ci. Mais il s'en sépare très est bon », dit Ch. Baudelaire dans son admirable Salonde 1859, « que les touches ne soient pas matériellement fondues; elles se fondent naturellement à une distance voulue par la loi sympathiquequi les a associées. La couleur obtient ainsi plus d'énergie et de fraîcheur. » (Curiosités esthétiques, p. 272.) 1. «Il
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nettement, en ce qu'il ne décompose pas les tons: ses verts, ses violets, ses orangés sont directement mélangés sur la palette, et non obtenus dans l'oeil seulement, par la juxtaposition sur la toile de leurs éléments composants. Et l'extrême fraîcheur de l'effet ainsi obtenu, la franchise savoureuse de ses « taches » ôtent quelque peu
PLACE SAINT-M ARC,
PAR
M.
VENISE, PAR LA PLUIE H. LE SIDANER A
de force à l'article du credo impressionniste
relatif au
«
mélange
optique » '. Dans l'indépendance de cette pratique s'affirme une fois de plus le caractère prime-sautier d'un artiste qui ne s'est jamais laissé enrôler et n'entend tenir ses procédés techniques que de son expérience personnelle et libre. Celte netteté de caractère, unie à une douceur de rapports extrême, n'a guère moins contribué que son quarante paysages de ciel et d'eau récemment exposés par M. Claude Monet, sous le titre Les Nymphéas, le montrent également libéré du formulaire impressionniste et renouvelant, à près de soixante-dix ans, non seulement sa vision, mais sa technique, avec la plus sûre et la plus heureuse hardiesse. 1. Les
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talent à lui assurer la situation très forte qu'il occupe dans notre école. Bien qu'il n'ait point directement formé d'élèves, son influence est manifeste chez un certain nombre de jeunes paysagistes : M. etMmeDuhem, MM. Eugène Chigot, Meslé, Fernand Maillaud, Guirand de Scevola, Le Mains, qui, sans l'imiter, s'inspirent aux mêmes sources, cherchant à incarner, à son exemple, leurs divers états de sensibilité dans les formes indéfiniment plastiques de la nature, et comme lui enclins à en préférer les expressions paisibles et recueillies. Il est, à l'heure actuelle, une des figures les plus attachantes de notre école. Les la/cistes anglais semblent lui avoir transmis leur respect religieux du mystère des choses, leur contemplation rêveuse qui s'attarde, revient vingt fois sur le même objet, pour en tirer des accents plus profonds, plus rares. Mais, moins casanier qu'un Wordsworth ou un Coleridge, moins enfermé, d'autre part, dans une spiritualité pure qui demande au monde extérieur des leçons morales plutôt que des jouissances esthétiques, il a su goûter et traduire les formes les plus diverses de la beauté. Son oeuvre n'en présente pas moins une unité extraordinaire. Un ouvrage de M. Le Sidaner se reconnaît du plus loin qu'on l'aperçoit, non point seulement à l'identité persistante du procédé technique, mais au timbre profond et un peu voilé de la voix qui s'y fait entendre. Cette voix dit la douceur de vivre dans l'émerveillement de la nature, dans l'admiration des chefs-d'oeuvre, dans la religion du passé d'où nous sortons, qui, rattachant nos courtes destinées à l'effort séculaire d'affirmation et de survie des hommes, confère aux plus humbles cadres de l'existence une dignité, un prix inestimables. HENRY MARCEL