Art et Décoration REVUE MENSUELLE D'ART MODERNE
JANVIER -JUIN
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Tome XXXVI1
ALBERT LÉVY, ÉDITEUR
LIBRAIRIE CENTRALE DES 1,
RUE
DE
L'ÉCHELLE,
PARIS
BEAUX-ARTS 1
Colliourt
Jlibert Marquet dose exactement la valeur de blanc et noir d'un ton placé à une certaine distance. Il sait que ce ton se neude Seine peints dans des gris choisis avec tralise à mesure qu'il s'éloigne jusqu'à l'horiquelques accents noirs d'une rare autorité. zon. 11 sait que les différences de contraste Cela valait par la netteté de l'établissement. s'adoucissent en même temps et qu'à la limite J'entends qu'il s'agissait moins de la précision de ce qu'on peut voir tout est confondu dans du contour que de l'exactitude des valeurs, une même couleur et une même valeur. Déc'est-à-dire du rapport exact qui existe entre terminer comment une couleur très claire et la couleur et son intensité lumineuse. Fro- une couleur très sombre en arrivent jusque-là, mentin a écrit là-dessus, à propos des Hol- noter exactement toutes les étapes de cette landais, des pages célèbres : elles ne sont pas transformation, tel est l'art souverain d'Albert oubliées, et qui les entend, entendra ce que Marquet. je veux dire en parlant de Marquet. Ce que 11 sort de l'atelier Gustave Moreau ; il y a les Hollandais faisaient dans leurs intérieurs, coudoyé quelques-uns des meilleurs peintres
y a quelque quinze ou vingt ans, les amateurs égaillés au Salon des Indépendants y découvraient des vues de Paris, des bords 11
il le fait pour le paysage.
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Paris. — La porte de Saint-Cloud.
de ce temps, de ceux qui ont acquis toute notoriété, comme Henri Matisse ou Charles Guérin, de ceux qu'on discute encore, comme Rouault ou Simon Bussy, de ceux qu'on n'apprécie pas à leur valeur qui est très grande, comme EugèneMartel. 11 est curieux de remarquer que tous ces artistes ont échappé complètement à l'influence, d'ailleurs assez dangereuse, de leur maître. Seuls, un Desvallières ou un Georges Rouault en conservent les traces ; pour les autres, il semble qu'ils n'aient rien appris à l'atelier, pas même le métier de peindre. Gustave Moreau avait du moins une exécution savante, des recettes, une cuisine de glacis compliquée. On exécute aujourd'hui à peu près sans méthode et l'on pose un peu au hasard la couleur sur la toile. Un torchis assez inexpressif s'est substitué partout à la belle exécution. Les meilleurs des artistes,
les plus passionnés d'une réalisation parfaite, comme Eugène Martel, insistent longuement,
recouvrent la toile peu à peu, étendent la couleur au couteau et n'arrivent que par un travail longuement médité au résultat cherché. D'autres, et Marquet est du nombre, comme Henri Matisse, sont surtout desimprovisateurs : ils ne s'attardent pas à de patients efforts, à une recherche laborieuse du ton, à une matière nourrie, lentement obtenue, belle en elle-même, ayant ses profondeurs, ses transparences, ses parties lisses ou grenues ; ils procèdent du premier coup ; le ton est vite fait sur la palette et posé sans repeints ; c'est de la peinture à une seule couche. Sur une toile blanche, Marquet dessine à grands traits le paysage choisi; il ne le compose pas, mais, du moins, il cherche dans la réalité le motif qui lui fournira un bel équilibre de masses et de lignes. A ce point de
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Paris.
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Le Tout-Neuf
vue, de vieilles constructions de banlieue, des ponts, peuvent offrir le même prétexte que le plus classique paysage; au surplus, le dessinateur y trouve une commode simplicité de traits et un dessin d'exécution facile, où seule importe l'observation suffisante des
préceptes élémentaires de la perspective. II n'y a pas là à chercher, comme pour un feuillage par exemple, une interprétation heureuse et personnelle du modelé ; l'écriture la plus ordinaire, la plus inexpressive même est déjà quasi suffisante. Les surfaces ainsi délimitées seront remplies de tons presque plats. La justesse de ces tons, l'exactitude de leurs rapports fera le principal mérite des toiles de Marquet. On voit de suite combien une telle technique diffère de celles des générations précédentes. Impressionnistes et néo-impressionnistes se sont acharnés à la poursuite des effets lumi-
neux et pour ce faire ont divisé leur travail en touches séparées allant de la virgule au point. De toutes ces recherches, Marquet ne retient qu'un certain goût du ton clair; et, bien qu'il se contente souvent des neutres, il ne craint pas à l'occasion la couleur franche; seulement, dans l'atmosphère parisienne chargée d'humidité, sur les bords embrumés de la Seine, ces tons ne se présenteront guère qu'au premier plan. A la moindre distance, les couleurs vives s'adouciront et tourneront au gris. Un seul des impressionnistes laisse pour Marquet et ses camarades une leçon plus attentivement étudiée : Cézanne. S'il emploie des touches séparées, c'est pour des tons voisins et non point contrastés et pour mieux assurer la modulation de la couleur et le modelé des formes. Mais surtout il se soucie d'intensifier les effets de contrastes. Quand un objet clair se détache sur un fond plus sombre, Cézanne a soin d'as-
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Paris.
Le Pont Saint-Michel.
sombrir encore la partie qui entoure cet objet. Méthode à la fois excellente et dangereuse; si elle est appliquée grossièrement, le procédé, le truc, la ficelle apparaissent immédiatement. Et il faut bien reconnaître qu'il en est souvent ainsi chez les imitateurs de Cézanne. Ils ne savent pas marier l'harmonie aux contrastes; ils ont oublié une autre leçon : celle des maîtres anciens, des Flamands oudesHollandaiscomme Brouwer. Là, les passages les plus subtils sont ménagés sans que les contrastes soient sacrifiés ; l'expression picturale y gagne infiniment en subtilité. On ne trouvera pas cela chez nos contemporains ni même chez Marquet; mais il assure fortement les oppositions de tons et l'effet, pour très marqué qu'il soit, reste toujours dans ses toiles d'une absolue fidélité à la nature. De Gustave Moreau, qu'a-t-il donc pu retenir? Peu de chose, je l'ai dit, si l'on se
soucie uniquement des techniques. Le professeur ne semble donc pas avoir entièrement là rempli son rôle, mais son cas est général et il y a beau temps qu'on n'enseigne plus à l'atelier ce qui peut s'enseigner, c'est-à-dire le métier. Du moins Gustave Moreau a-t-il su éviter de créer une phalange d'imitateurs. Manquant de discipline, ses élèves se sont dirigés dans les sens les plus divers et pourtant nous les retrouvons tous ou presque tous classés parmi les représentants les plus intéressants de notre époque. C'est qu'à défaut de métier matériel, Moreau a communiqué à ses élèves le plus vif amour de leur art. 11 a développé en eux cet enthousiasme sacré sans lequel les belles oeuvres ne sont pas possibles et chacun a essayé de se faire le métier qui lui convenait le mieux ; on est allé au plus pressé et Marquet, doué d'un oeil sûr, habile à définir au premier coup la composition d'un ton, a pu
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Notre-Dame vue du quai des Grands-Jiuguslins.
se contenter de la technique la plus expéditive. Ce petit homme souriant, à l'oeil vit, à la démarche traînante, cet ami d'un Charles
Guérin et d'un Charles-Louis Philippe, cet esprit à la fois populaire et distingué, s'est jeté dans la peinture avec ses seuls dons personnels : ils étaient grands. S'il exécute vite, c'est parce qu'il voit juste. D'autres ont besoin de voir les tons déjà posés sur la toile pour les corriger et s'approcher peu à peu de l'effet cherché. Marquet y atteint tout de suite, ou presque.
Le spectacle des bords de la Seine était pour lui chose familière. Depuis des années, AlbertMarquet a son atelier quai Saint-Michel. De là-haut, il peut voir la brume du soir se lever sur l'eau ou le brouillard du matin disparaître peu à peu en dévoilant les détails de Notre-Dame, des quais et des péniches amarrées le long de la berge. Toutes les villes où l'eau passe ont une atmosphère particulière ; la buée qui emplit l'air lui donne une épaisseur plus grande qu'ailleurs. Ainsi les choses s'enveloppent dans une teinte uniforme et c'est le
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Le
Port de Marseille
gris léger de Paris que Marquet a d'abord peint. Un autre eût pu profiter de ces effets brumeux pour donner de la vieille ville des transcriptions poétiques. Un Lebourg, par exemple, s'en est accidentellement chargé. Marquet est un prosateur. Il ne rêve pas. 11 voit les choses dans leur aspect le plus véridique. 11 les transcrit directement et ses toiles ont une réalité saisissante. Son écriture est nette ; l'artiste ne recherche pas les effets mystérieux d'enveloppe, et, comme ses tons ont une exactitude parfaite, il arrive à l'effet vrai sans aucun emploi de procédés. C'est à l'effet que se borne cette vérité et c'est là d'ailleurs qu'il est souvent utile de se borner. Albert Marquet ne s'embarrasse point du détail. Même quand le brouillard est levé, il ne cherche pas à définir ligne à ligne le dessin de chaque porte ou de chaque fenêtre. 11 écrit largement ce qu'il juge essentiel, d'un
trait lourd, volontiers un peu appuyé, et s'en tient là. Ce trait fait d'un noir neutre ou bleuté délimitera les surfaces occupées par les tons divers et, s'il le faut, servira d'accent principal au dessin. Pas davantage dans l'étude de ces tons, Marquet ne recherchera la variété ; il se contentera de la dominante, de la couleur d'ensemble. 11 ne veut pas apercevoir le long des vieilles pierres ou des plâtras mis à jour toutes les nuances données par le temps. La découverte des bleus avoisinant les roses, des taches jaunes perçant au milieu des gris clairs, tout cela c'est l'affaire d'un Claude Monet ou, plus près de nous, d'un DufrénoyEux patiemment analysent le ton, le décomposent en mettant en évidence les tons les plus opposés, tout en les soumettant à l'harmonie générale. Marquet, au contraire, fait une synthèse. Dès lors, plus n'est besoin de ce travail divisé des impressionnistes ; la teinte presque
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Herblay.
plate, rapidement variée sur la palette, suffira. C'est avec le paysage parisien que Marquet a d'abord attiré l'attention, mais ce paysage n'est pas uniquement un décor : la vie l'emplit de tous côtés. Un homme sur la péniche tient la barre, l'omnibus roule sur le pont, des personnages traversent la rue. 11 y a eu toute une école pour animer le paysage. Souvent même, dans les tableaux anciens, nous voyons le peintre de monuments ou d'arbres s'adjoindre un figuriste, puis, peu à peu, le même artiste se charge de tout à mesure qu'on se contente plus aisément et que le croquis enlevé à la brosse suffit aux amateurs. Déjà, au xvin' siècle, nous voyons unDemachy garnir ses pittoresques coins parisiens de petits personnages dessinés au bout du pinceau. Un ton d'ombre, quelques vives taches de lumière et cela suffit. Robert, Guardi surtout, pousseront plus loin encore cet art charmant de
l'esquisse mouvementée et vivante. Marquet n'a plus guère souci que d'indications sommaires. Une tache de couleur grise ou noire pour le corps, une autre pour la tète, deux grosses virgules pour les bras, deux gros bàtonspour les jambes, et cela suffit au peintre ; seule, la valeur du ton diffère suivant l'éloignement. Marquet semble nous dire : « Ici il y a un bonhomme », plutôt que le déterminer dans sa forme et dans son mouvement. 11 n'en recherche aucune particularité ni d'attitude ni de vêtement ; à peine pouvonsnous distinguer s'il s'agit d'un personnage qui marche ou qui est arrêté. Cette manière expéditive qui peut convenir lorsqu'on traite le fond d'une scène paraîtra peut-être un peu sommaire lorsqu'il s'agit des premiers plans, mais c'est une écriture et elle appartient bien en propre à Marquet. Dans cette série de vues parisiennes, on peut
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Hptterdam.
noter d'abord le Pont Saint-Michel, motif familier pour l'artiste. Un premier plan d'ombre fourni par le dessous des arbres fait mieux valoir les lointains embrumés noyés dans une pâte assez abondante. Quelques taches rapides de noirs colorés figurent les personnages, les chevaux, les véhicules; le dessin se perd de plus en plus dans les lointains pour ne laisser apparaître que la formegénérale. Alors d'ailleurs qu'elle est soulignée de traits francs dans les plans, elle n'est déterminée dans les fonds que par des masses. Même technique, dans la vue du Pont"Neuf encore que l'horizon soit barré par des maisons assez peu éloignées : si le trait disparaît à peu près dans ces seconds plans, les fenêtres forment encore dans les murs quelques taches irrégulièrement rectangulaires. A noter, d'ailleurs, que les objets les plus rectilignes, les plus fins, les plus déliés, sont en
quelque sorte engraissés par l'atmosphère, et que les colonnes, les becs de gaz prennent un aspect élargi et presque ouaté qui n'a rien de la rigueur du fer. Même technique encore dans la Vue de Notre-Dame, prise du quai des Grands-Augustins. Mais la présentation ici est particulièrement originale. Un pan de mur à droite forme un repoussoir et il y a dans le dessin des personnages du premier plan un essai de définition de l'attitude et de la forme. On devine encore au deuxième plan les taches des murs, mais Notre-Dame au fond n'est plusguère qu'une masse d'un gris homogène. Marquet, bien entendu, ne devait pas s'en tenir à ces sites parisiens. Partout où il y a de l'eau, fleuve ou mer, le peintre trouve des motifs d'un agrément aisé. Cette surface tranquille, transparente, dans laquelle le ciel se reflète, offre à l'oeil une partie reposée et claire qui contraste heureusement avec les
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Tiaples.
masses de terrain, de constructions, voire d'arbres. Ainsi, à Collioure, où travailla longtemps de son côté Henri Matisse, Marquet regarde du haut d'une colline les avancées de la vieille petite ville forte avec ses maisons aux toits plats et son phare. A Bordeaux, il note le
mouvementdes bateaux et delà foule. L'atmosphère ici est encore grise, mais Marseille et Naples éveilleront chez le peintre le désir de couleurs très fraîches, de teintes plus vives. Le ciel y devient plus léger, la mer d'une eau plus fine et les noirs en paraissent d'autant plus accentués et significatifs. La verdure même apparaîtra dans les dernières toiles de Marquet franche et parfois presque acide. Là non plus, le peintre ne veut s'embarasser du détail, il noteseulementles masses d'ombre et delumière, mais il le fait avec une éloquence frappante qui fait oublier le défaut de réalisation minutieuse. Encore que ses paysages d'eau, de ciel et
de constructions soient les motifs favoris de Marquet, il a voulu, lui aussi sur le tard, étudier ce thème éternel des peintres : le nu féminin. 11 y a déjà un certain temps, il montrait à la Triennale une étude franche, ferme, poussée, audacieuse. Plus récemment au Salon d'Automne, un autre nu attestait que l'artiste peut, là aussi, nous assurer de sa force tranquille. Ne cherchons pas dans ces pages poésie, délicatesse ou amour de formes délicieuses. Les modèles, pour jolis qu'ils soient, restent des modèles. Vraisemblablement, ce sont les femmes populaires, jeunes et charmantes, chères à Charles-Louis Philippe, qui ont posé ; leurs formes pures sans être grêles, sont traduites avec une rare autorité. Comme dans le paysage, Marquet accentue les effets de contrastes : peut-être trouvera-t-on que son désir de rester haut en couleur ne lui fait pas toujours assez sacrifier les fonds.
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l'écamp.
reste à parler de Marquet dessinateur. 11 a fait, pour des pages de Charles-Louis Philippe précisément, quelques dessins de personnages fortsignificatifs.Maisoù il excelle, c'est, là encore, dans le paysage. Il sait déterminer quel est l'accent essentiel et quelques traits rares posés sur le papier d'une plume grasse ou d'un pinceau léger lui suffisent. Il ne cherche pas à établir exactement tous les rapports de valeur en couvrant partout le papier comme le faisait un Van Gogh ; au contraire, les blancs jouent partout, mais le 11
trait plus ou moins noir, entourant ou limitant chaque forme, fait paraître celle-ci plus ou moins claire : ainsi ce blanc qui est d'une valeur uniforme dans la réalité, prend dans l'apparence les valeurs les plus diverses; c'est l'art suprême du dessinateur : Marquet y excelle. Depuis Millet et Rousseau, ces dessins sobres de paysages manquaient un peu à notre école. Avec les croquis de Signac, avec les croquis de Segonzac, avec ceux de Marquet en voici de nouvelles et décisives séries. {Photos Druef.i
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