Paul Jouve animalier, 1903

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Décoration

MENSUELLE D'ART MODERNE

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Publiée sous la direction de MM. VAUDREMER, GRASSET,

J.-P. LAURENS, FRÉMIET, ROTY, L. MAGNE, L. BÉNÉDITE, ROGER MARX, DAMPT

JUILLET

DÉCEMBRE i9o3

Tome XIV

EMILE LÉVY, ÉDITEUR

LIBRAIRIE CENTRALE DES BEAUX-ARTS i3, RUE LAFAYETTE,

PARIS

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PAUL JOUVE ANIMALIER

Entre l'homme et le coquillage nacré, rejeté par des vagues de l'Océan, la série des êtres est considérable. Si leurs formes, leurs fonctions et leurs couleurs paraissent dissemblables, à celui qui voit tout cela d'un oeil distrait, pour l'observateur attentif, au contraire, tous ces êtres sont les chaînons d'une même chaîne, qui commence dans l'ombre — dans ce que nous appelons le néant — arrive à l'homme et se continue peut-être, dans des régions qui échappent à notre perception - dans l'infini - . Par notre essence, nous sommes enclins à regarder autour de nous, et ne voir que l'homme; nous n'échappons que difficilement au joug du système anthropocentrique. Ils sont bien loin de former le nombre, ceux qui daignent regarder en arrière, pour voir quels champs inexplorés s'offrent aux regards. Les naturalistes étant mis à part, dans la catégorie des artistes, se rencontrent des observateurs d'un genre spécial; souvent par pure intuition, ils aiment à interroger la nature : celui-ci, émerveillé par le plumage du paon, cherchera quelle loi mystérieuse a pu faire naitreune telle harmonie de couleurs; celui-là,

simplement comme sujet de rêverie, prendra l'oeil d'or du chat-huant. Les uns admireront les formes, les autres les couleurs; mais, ce ne sera toujours qu'au prix d'une longue méditation que la Nature nous laissera pressentir ses incomparables richesses. Aux hommes aimants, la Nature paraît plus belle; par l'amour seul, on se rapproche d'elle, elle exige de nous une cour assidue, avant de laisser entrevoir la plus frappante de ses beautés. Par là, nous voyons combien furent pénibles et longs les efforts des Maîtres, qui arrachèrent une parcelle de vie à cet univers changeant dans lequel, sans cesse, tout s'édifie, et tout se détruit. Dans la littérature même, l'étude des animaux fut rare. Au temps où Lafontaine mettait en scène,dans un coin de prairie, Le Loup et le Chien, Desportes peignait ces mêmes animaux. A cette heure, les animaux domestiques sont délaissés; les fauves ont attiré l'attention des artistes, et Rudyard Kipling vient d'écrire Le Livre de la Jungle. Le maître anglais a fixé définitivement les drames abrités La l'Inde... impénétrables de les forêts par


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férence absolue. Quand je devrais faire une brèche à la routine, je ne crains pas de dire que je sens plus de grandeur et de noblesse dans le masque du tigre qui me regarde fixement, que dans le masque d'un modèle venu de Toscane et dont les yeux ne reflètent aucune pensée. Le tigre pense, lui, il nous maudit de l'avoir enfermé ; dans ses yeux, qui parfois, semblent brillants de larmes, je devine une profonde tristesse. Dure condition. C'est la jungle qu'il ne reverra plus... Jamais cette cage ne s'ouvrira pour lui rendre sa liberté, les seules caresses qu'il reçoit, lui viennent de ses admirateurs, de ceux que ses belles formes et son caractère

enthousiasment. De cette petite pléiade d'artistes, l'un d'eux, (il y a de cela quelques années) me sembla s'élever au-dessus du groupe ; à ce moment Paul Jouve était bien jeune — seize ans peutêtre — ses dessins vigoureux cl savants avaient pour moi un attrait particulier. Jouve savait, par une rare intuition, dégager ce qu'il y a d'architectural dans les grands fauves, son dessin n'était pas la copie naïve de l'effet de la crinière ou du pelage de ces beaux animaux. Son oeil ne voyait pas ces détails; la construction seule l'intéressait, la nature en passant par son crayon prenait l'aspect d'un bronze, d'un bronze assyrien ou égyptien. Etant bien persuadé, que sous ce jeune dessinateur, se cachait un sculpteur de race, je demandai à Jouve de me modeler quelques animaux pour le soubassement d'un monument marche rapide de Bagheera, Baloo et Kaa pour dont j'étais chargé. Je reconnus bien vite que aller délivrer le petit Mowgli des mains du mes prévisions étaient justes. Peuple-Singe, cependant que Child, le vautour, décrit dans l'air ses spires immenses, est une page magistrale, à laquelle la chasse de Kaa, le serpent noir, vient ajouter encore plus de grandeur sauvage. Quel thème pour les animaliers Barye et Delacroix furent les précurseurs de Rudyard Kipling, la même pensée s'est faite, couleur, bronze, poésie. Malgré tous ces attraits, le nombre de ceux qui trouvent dans l'étude des animaux un véritable plaisir, est extrêmement restreint. Pour s'en convaincre, il suffit d'une courte visite aux Galeries du M uséum, où, chaque matin, des artistes viennent étudier. Au contraire, dans l'Ecole des BeauxArts, dans les Académies particulières ou officielles, dans les cours du soir, le nombre de ceux qui étudient le modèle humain est incommensurable. Je n'ai jamais compris cette pré! !


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Mouflon

Il comprit instantanément que l'Architecture prime tout, et que les autres arts doivent se soumettre (d'ailleurs, il a toujours été guidé par ce grand principe). Dans une longue frise, il fit une suite admirable d'animaux : 'tigres, lions, ours, etc., chacun ayant bien gardé son caractère de souplesse, de force ou de ruse. Voilà ce qu'était Jouve à dix-huit ans. Pa. tiemment, il a étudié la nature, il a dessiné sans cesse, les mouvements les plus fugitifs des fauves qu'il aime tant. — Il se souviendra sans

doute de Papillon, ce bon géant de tigre, qui se laissait tirer l'oreille Il dessiné, a — comme les véritables artistes, ignorant son savoir, se souciant peu de son talent qui s'accroissait chaque jour. Il savait simplement, que tôt ou tard, le travail acharné a sa récompense. Il ! !

convient de dire, à ce propos, qu'il fut admirablement dirigé par son père, qui est un homme d'esprit, de savoir et d'expérience. Jouve a travaillé durement, à cette heure, il homme récompense un au goût sûr, : sa a ayant le sens artistique le plus fin et l'esprit ouvert aux idées nouvelles, M. Bing, a demandé au jeune artiste, une série d'oeuvres, dessins, cuirs repoussés ou sculptures. Quelques-uns de ces travaux sont reproduits dans cet article. En vérité, le nom de Barye vient à ma mémoire ; je retrouve des qualités semblables lorsque je regarde ce lion accroupi : la force contenue dans cette épine dorsale qui va se détendre comme un ressort, la fermeté un peu brutale des formes, et la science anatomique. Cet ours, sur le flanc, au museau fin et au petit oeil vague, prêt


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à jouer ou à mordre, largement modelé; et ce tigre qui va bondir, vraiment magistral, que l'ami de Jouve, le céramiste Mouton, a reproduit en céramique, le recouvrant d'une

patine d'or bruni, ondoyante, qui donne à l'animal une intensité de vie que j'ai rarement vue. Et dans un autre ordre d'idées, ce cynocéphale, qui a saisi, clans un coin, une statuette égyptienne et la considère, avec intérêt, d'un air narquois. « Il aura vu passer la Commission d'Egypte et les savants attentifs aux trésors cachés dans les sables, son oeil rapide aura vu la cachette, et le soir, il vient se rendre compte de l'objet des discussions du jour. » Que pourrais-je citer encore, parmi les animaux exprimés en sculpture par Jouve? Des panthères, des perroquets, des chevaux, des singes et combien d'autres oeuvres qui ne se présentent pas à ma mémoire. Voilà pour la sculpture. Jouve ne s'en tient pas là, il marche de front avec son époque, il a le sens précis des formes, il lui faut celui des couleurs. Rien ne peut le décourager. Sa pensée est un rayon pénétrant qui traverse tout : marbre, bois, pierre ou or, grès ou cuivre rouge. Il augmente ses chances

de réussite : une chance ne lut suffit pas, il en veut dix. De bonne heure, il a compris que l'homme peut et doit se détacher des autres

hommes, pour prendre appui sur lui-même, et que, comme le dit si bien Emerson, « avec l'exercice de la confiance en soi, apparaissent de nouvelles forces. » Jouve prend donc un panneau clc cuir, le cisèle et le colore. Je vois apparaître un aigle batteleur à l'extrême pointe d'une roche dominant une mer enflammée par le soleil couchant; il est perché sur l'abîme, son regard est fixé au loin. C'est le brigand de celte vaste solitude. Un plumage poussiéreux forme son grand manteau ; il guette.... Au loin, il a vu flotter une épave, il redouble d'attention Il va s'élancer. Sur un autre panneau, dont la coloration bleue, sombre, est rendue plus profonde par l'éclat d'une large lune dorée ; je devine, perché sur la dernière branche d'un pin, un aia multicolore. Il est plus pacifique que son voisin ; il ne rêve pas de conquêtes, il cause tout seul. ou il dort. .. On conçoit que le perroquet ait toujours eu ses peintres, si l'on pense aux harmonies inat-


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Art et Décoration cet animal n'a pas échappé. Revenons à Jouve, qui, sur cuir, a gravé d'autres perroquets. Je ne m'en étonne nullement, car l'artiste a de bonnes raisons pour les bien

tendues que nous offre son plumage; il y a bien de quoi tenter les coloristes. Dans une fresque de Pompeï, au musée de Naplcs, un perroquet, juché sur un char, tient dans son bec les rênes bridées à la tète d'un autre animal dont j'ai oublié le nom. Celui-ci représente Sénèque, et le perroquet, Cicéron. Certainement, il y a là une allusion à quelque fait du moment. Plus tard, à la villa Valmarana, près de Viscence, Ticpolo, dans la belle série de ses fresques, a peint un dessus de porte, représentant un perroquet, auquel deux malins génies ont passé la corde au cou. Je ne parle pas des Japonais, auxquels la beauté de

connaître. auprès Tout l'aigle de — dont j'ai parlé plus haut, je vois un panneau dont la coloration m'attire. Il est conçu dans une gamme blanche. C'est le matin : sur un lac, calme, légèrement violacé par le soleil levant, un beau cygne nacré fait son tour son bec, noir et jaune vif, est la seule note éclatante de la composition. Plus loin, je trouve une autre surface de cuir, sur laquelle un paon étale la splendeur de son plumage. La tache de ce roi de nos jardins, sur le fond de cuir mordoré, est vraiment remarquable. Jouve a bien saisi le caractère de cet oiseau, qui se présente toujours de dos, et semble en quête de compliments, comme une belle dame richement parée. Et encore : cette panthère détachant son pelage tacheté sur une frise rouge, le vieux rouge passé des couloirs abandonnés... Elle passe, la tète basse. On devine le silence absolu, les hommes sont retournés à la poussière, la jungle a repris possession de ses terrains perdus, une impression indéfinissable s'exhale de cette composition vivement colorée. Sur des panneaux plus petits, des papillons, posés à l'extrémité d'une branche, ont l'éclat de fleurs rares, tout l'effet est concentré sur ces ailes dentelées qui paraissent des émaux enchâssés dans un coffret du xiue siècle. Telles sont les compositions que Jouve a gravées sur cuir. Avant cette interprétation, avant même de s'adonnera la sculpture, Jouve a fait des lithographies. Toutes les espèces de singes passèrent par son crayon. Il conçut quelques


l'Aude de

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scènes curieuses, toujours spirituelles. Son Jugement de Paris, dans lequel un orang-outang, pressant la pomme contre lui, se recueille avant d'offrir le fruit convoité, à l'une des trois petites guenons qui

le regardent d'un air suppliant; la fixité du regard de cet orang, sa

bouche dédaigneuse et mauvaise, son attitude, en font un être d'une inénarrable drôlerie ; il faudrait être plus malin qu'un singe pour nommer l'élue du monstre, parmi ces trois chétives créatures. Une autre lithographie, L'Anarchiste ; un sapajou, noiraud, rageur, fuit, sa petite marmite à la main. Il va faire un mauvais coup, son petit oeil vif dit toute sa haine. Je me souviens aussi d'un superbe taureau noyé dans l'ombre d'une étable, un rayon de soleil vient jeter une douce lumière dans ce tableau, qui m'apparaît encore comme une oeuvre de premier ordre. Je ne saurais dire le nombre des lithographies de Jouve, je le crois très élevé, aussi élevé peut-être que le nombre de ses dessins. De ceux-ci, quelques reproductions sont données dans ce texte, on appréciera ce Singe qui se gratte, ce Pélican, ce Cheval, cette\Harpie méchante et cette superbe Tète de lion. Voilà une partie de l'oeuvre de cet artiste de vingt-cinqans, n'y a-t-il pas de quoi s'étonner? On a le droit d'attendre de Jouve des oeuvres

qui le classeront au premier rang des animaliers de notre époque. Encore un pas à franchir. N'anticipons pas sur l'avenir; laissons au talent le temps de prendre cette force inébranlable qui ne s'acquiert que dans la culture de la science; car, cela peut sembler un paradoxe, mais l'artiste, quelle que soit sa fantaisie, doit la tempérer, lui donner un corps en la brodant sur un squelette, qui soit en parfaite harmonie avec les lois de la nature. Pour un animalier, par exemple, la science sera dans la connaissance de l'ostéologiedcs animaux qu'il se propose d'étudier, et dans le jeu de leurs muscles. Dans certains cas, le rapport

est frappant

entre la partie osseuse et la même partie de l'animal, définitive; j'entends celle qui est recouverte


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par les muscles et la peau. Je dirai mieux, le squelette a souvent plus d'expression que l'animal luimême!... Le Mandrille choras est dans ce cas. Un squelette doit être considéré comme un assemblage de pièces mécaniques, dont chacune serait réduite à sa plus simple expression — ligne ou volume. — Suivant la Direction de l'effort, l'os est courbé dans tel ou tel sens, suivant la Puissance de l'effort, l'os est fort ou faible, en conservant tou-

tefois des cavités ou des apophyses nécessaires au logement ou à l'insertion des muscles. Le tibia d'un kanguroo a la section d'un fer à T qui est, comme on le sait, une pièce très résistante. Dans les Galeries de Paléontologie du Muséum, il y aurait à faire une leçon bien curieuse de mécanique appliquée.

Vitruve, s'appuyant sur l'antique opinion des artistes, dit « qu'un architecte ne peut bien bâtir une maison, s'il ne connaît un peu d'anatomie. » L'animalier peut faire son profit de cette proposition en l'inversant; il y apprendra la méthode, la mesure, le respect de certaines lois d'équilibre qui, malgré tout, ne changeront jamais. Sans doute, notre époque n'est pas bien encourageante pour les artistes épris de l'ordre et de l'équilibre, le succès est un papillon bizarre qui aime souvent mieux se poser sur un brin d'herbe sans consistance que sur l'angle d'un mur. Je me suis permis cette digression pour indiquer dans quelle voie Jouve s'est engagé; il avait l'intuition de toutes ces choses, et il s'est trouvé des amis qui l'ont soutenu dans sa marche. Un artiste, quel que soit son désir de garder sa personnalité, fait partie d'un milieu qui a toujours une action sur lui. Jouve eut le

bonheur a ses débuts de pénétrer dans un milieu de jeunes artistes, pour lesquels la recherche d'art, l'élude et la fantaisie devaient marcher de pair: Guillot, le statuaire pondéré, savant, poursuivait sans relâche son admirable Frise des Ouvriers, que l'on découvrira quelque jour... lorsque le papillon reviendra sur l'angle du mur... Moreau-Vauthicr, un autre statuaire, affirmait l'un des premiers, sinon le premier, la possibilité du costume féminin moderne dans la statuaire; sous la bise aigre de l'hiver balayant les rives de la Seine, il promenait son cochon, grelottant, alors que lui, Morcau, était en bras de chemise. Iribe, sans quitter son faux-col orné d'une grecque d'or, perché à quarante mètres de hauteur, dirigeait une équipe de charpentiers exécutant un travail difficile.

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Bellery-Desfontaines, le chef couvert d'un casque de Votan, peignait: je le voyais apparaître en l'air, comme un magicien perdu dans les échafaudages, Jouve modelait un coq gigantesque, et trouvait un repos en jonglant avec des poids de vingt kilos. Distraction d'hercule qu'il partageait d'ailleurs avec Moreau-Vauthier. C'est dans ce milieu qu'évoluait l'artiste que j'ai plaisir à faire connaître; bien jeune, il apprit à juger la valeur des res-

ponsabilités, et il comprit que l'art naît plutôt dans la joie que dans la tristesse. Que Jouve soit donc fidèle aux principes qu'il a toujours suivis, et qu'il soit sans inquiétude sur l'avenir. Il verra bientôt s'élever autour de lui les fantômes de la jalousie, de la négation et de la méchanceté. Qu'il se souvienne alors du proverbe arabe : « Les chiens aboient, la caravane passe. » R. BlNET

Panthère KxeVuti-c en

céramique par M. Moulon)


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