Les portraits du sculpteur Paul Paulin, 1921

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L'ART

6- ANNÉE Nouvelle Série

NUMÉRO 20 OCTOBRE 1921

ARTISTES ET LES ART ANCIEN, ART MODERNE ART DÉCORATIF

RÉDACTION

&

ADMINISTRATION

ARMAND

DÀYOT

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23, Quai Voltaire, PARIS 7*

France et

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PAUL PAULIN —

LES

RTISTE DE M0NET

PORTRAITS DU SCULPTEUR

PAUL PAULIN 1=W^M| ORSQUE vous entrez, au Musée du 1^^^ Luxembourg, dans le Salon carré, Iwlïffl en sortant de la Galerie de sculpture. vous remarquez, à droite età gauche, 1

deux bustesqui attirent aussitôtvotre attention et votre curiosité. Ce sont les bustes de deux artistes considérables dans l'Ecole, de deux maîtres, aujourd'hui illustres et consacrés par la gloire, bien que leurs oeuvres, avant leur effigie, aient mis du temps à pénétrer dans cette maison. L'un représente Edgar Degas, l'autre Claude Monet. Le premier, avec son front proéminent, son visage allongé, ses traits hautains, ses yeux demi-clos qui semblent voir à travers les paupières, visage fermé, aristocratique et distant; le second avec ses yeux rentrés sous les sourcils, son front têtu,

sa longue barbe, ses traits robustes, aux larges plans, de taureau assyrien, fier et un puissance farouche, image la de et de peu la volonté. Si vous revenez, d'ailleurs, un peu en arrière, vous trouverez, tout à fait digne de faire bande à part avec les premiers, la physionomie sardonique et tourmentée de

vieux chinois d'Auguste Renoir. Ces trois portraits, si expressifs et significatifs des maîtres qui ont été à la tête du groupe d'artistes qu'on a classés sous l'étiquette commune d'impressionnistes, sont l'oeuvre du

sculpteur Paul Paulin. Le bon sculpteur pourrait, de plus, pour continuer l'histoire iconographique de ce milieu, y joindre les bustes de Camille Pissarro, avec sa grande barbe de prophète, de

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L'ART ET LES ARTISTES Guillaumin, épanoui et guilleret sous le feutre de travers, ou du bon et tendre Lebourg, sensitif, réfléchi et rêveur. Car Paulin, le sculpteur, s'est toujours plu dans ce milieu de peintres, peut-être en raison de sa vision expressive et pittoresque, sûrement, aussi, parce que c'est de là que lui vinrent ses premiers enseignements. C'est, en effet, une singulière carrière que

leur visage. Car Paulin, disons le D Paulin, est aussi connu, d'un autre côté, comme chirurgien-dentiste que comme statuaire. On nous objectera, sans doute, que c'est un phénomène assez fréquent que ces doubles carrières de savants et d'artistes. Nombre de médecins et surtout de chirurgiens en ont fourni des exemples. Il y a le cas du Dr Richer qui, à force de professer l'anatomie, y a con1'

Phol. Vizzavona.

BUSTE DE RENOIR

celle de ce sculpteur, célèbre aujourd'hui par près de cent vingt ou cent trente portraits de personnalités plus ou moins aux premiers rangs de notre société contemporaine, dans les ordres les plus divers des manifestations de la pensée : artistes, écrivains, médecins, avocats, hommes politiques, membres du clergé, sans compter quelques jolies femmes, désireuses d'avoir leur beauté fixée par une main si alerte qui avait le don de faire vivre la glaise avec la ressemblance frappante de

tracté le goût des formes dans la vie et a fini par fournir une carrière de sculpteur et demédailleur; il y a le D Pierre Delbet, qui s'enferme à double tour dès qu'il a une heure de libre pour modeler de fines statuettes, — le Musée du Luxembourg en possède des échantillons — ou écraser vaillamment le pastel pour traduire en synthèses fortement colorées les impressions de ses heureuses escapades dans le Sud tunisien ; il y a, encore plus haut, le mémorable souvenir de sir Francis Sey-

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LES PORTRAITS DE PAUL PAULIN célèbre chirurgien de la le Haden, mour reine Victoria, qui doit aujourd'hui sa célébrité dans le monde entier, parmi les amal'eau-forte. titre de à à graveur teurs, son C'est généralement par un besoin de détente, au milieu de graves préoccupations et d'occupations absorbantes, que ces savants viennent chercher le calmant ou l'excitant de l'art. Seymour Haden, par exemple, atteint de neurasthénie par excès de fatigue, eut l'idée d'imiter son beau-frère James Me Neil Whistler, et c'est ce qui l'attacha peu à peu à l'eau-forte. Chez Paulin, le cas est peut-être différent. Car, né artiste, sentant en lui une vocation pour l'art, il se résigna à la science et à ses appli-

cations pratiques,

de modeler la jolie petite tête d'une fillette de ses amis. C'était un bébé de six mois. On sait combien il est difficile de traduire la délicatesse exquise de ces visages enfantins,

fondus, fuyants, qui n'ont aucuns traits accusés. Paulin, du coup, y réussit si bien qu'on lui conseilla d'exposer au Salon, et que le petit buste figura, en effet, au Salon de 1882, sous le n° 4735. Portrait de Jeanne W., buste bronze. Ce premier succès encouragea notre jeune homme. L'année suivante, soit en 1883, il s'aventurait à exposer le buste en bronze de son ami Husson, le bel artiste à qui l'on doit les

remarquables tra-

vaux en métal repoussé et ciselé. Le voilà

désormais engagé

dans la voie et, tout pareeque, sans fortune aucune, il fallait en persistant dans sa d'abord gagnersavie. profession chirurgiDe bonne souche cale, il continue à auvergnate, étant né exposer annuelleà Chamalières, dans ment. Son troisième le Puy-de-Dôme, ouvrage, qui figura Paulin avait donc, au Salon de 1884, de race, les qualités était un buste de de volonté et de perM. Dubief, le Direcsévérance nécessaire teur de l'Institution de Sainte-Barbe, que pour étudier et retrouver sa vocation tous les anciens barbistes de mon temps en temps voulu, quand le destin lui n'ont pas oublié, avec accorderait des jours sa tête ronde, sa favorables. En attenmoustache forte et BUSTE DE GUILLAUMIN dant, pour ne pas drue, ses favoris perdre la main et courts, air sévère et charmer les loisirs d un garçon studieux, bonhomme à la fois de vieil universitaire. tout en suivant ses études médicales, il ne Ce buste eut la bonne fortune d'attirer l'attencessait de dessiner, de toucher un peu la cou- tion de Degas, par son accent libre assez leur, et enfin de modeler. inaccoutumé et par le don, inné et vraiment Il était entré, comme aide, chez un den- exceptionnel, de saisir la ressemblance du tiste qui jouissait d'une grande réputation, modèle. Et Degas, hostile en général à toute Verdier, et qui, ainsi que certains de ses proposition de portrait, acceptait de poser confrères, notre ami Viau, par exemple, avait pour ce jeune artiste; témoignage de bienle goût des belles choses, la passion de la veillance et d'intérêt tout à fait inaccoutumé peinture et une certaine hardiesse, pour cette de la part du maître, et si flatteur que l'arépoque, dans le jugement. Il fréquentait un tiste en fut tout troublé et ne pensa plus qu'à milieu d'artistes, tenus un peu à l'écart, et lâcher le davier pour se donner tout entier à près de qui Paulin forma bientôt sa vive et l'ébauchoir. C'était en 1884. Degas, marque intelligente vision. Un jour, il lui prit fantaisie répétée et supérieure d'estime, consentait, près 3oi


L'ART l'T LES ARTISTES de vingt-cinq ans plus tard, à poser de nouveau, et il n'eut pas lieu, cette fois non plus, d'être déçu. Paulin continue donc d'exposer, au grand Salon commun, jusqu'en 1890, puis à la Société Nationale, lorsque se produisit la scission qui sépara les artistes en deux Sociétés. Son travail d'artiste, cependant, s'était ralenti en raison du développement de ses

dont il avait pu contempler les traits dans des circonstances qui n'étaient pas propres à être conservées parle souvenir, il les reprenait par la tête et il accroissait chaque jourcette longue série iconique qui comprend aujourd'hui les images de Ch. Richet, Léon Bérard, MgrBaudrillart, Jacques-Emile Blanche, Rabindranath Tagore, le DrRoux, le DrChantemesse, le D' Peyrot, Me Barboux, le peintre Lerolle,

Phot. Vizzavona.

BUSTE DE DEGAS

affaires professionnelles, d'autant qu'il avait, depuis, fondé un cabinet de consultations et d'opérations personnel. Aussi, se trouvant en situation désormais de suivre ses penchants, il quitta les affaires et s'adonna entièrement à la sculpture. Cette période de liberté fut particulièrement féconde. Pour réparer le temps perdu, notre Paulin n'arrêtait pas. Comme dentiste, il avait eu une clientèle particulièrement distinguée. Toutes les notabilités qu'il avait tenues par la bouche et

l'ancien maire de Strasbourg, Léon Ungemach, le général Déport, et tant d'autres. Toutefois, des charges nouvelles étant venues changer la vie du foyer que s'était créé, entre temps, notre docteur-sculpteur, il fallait reprendre l'exercice de l'ancienne profession; mais ce ne fut pas, cette fois, sans réserve. Paulin arrangeait sa vie en deux courants parallèles. Il s'associait avec un ami, veillant trois jours par semaine sur les mâchoires de ses contemporains et

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LES PORTRAITS DE PAUL PAULIN consacrant les quatre autres jours à la statuaire. Combinaison, naturellement, qui ne devait être que provisoire, c'est-à-dire qui permettrait d'attendre les jours où l'on pourrait prendre une honorable retraite comme desservant de l'Esculape aurificateur, pour s'adonner entièrement et définitivement aux joies austères de la sculpture. Après les témoignages offerts par Degas, Paulin en reçut, en dernier lieu, un qui lui causa la plus entière satisfaction qu'il eût obtenue dans sa carrière d'artiste. Sans doute avait-il conquis, à ce titre, le petit ruban rouge qui est la consécration enviée ; sans doute lui

avait-on, honneur

appréciable, confié l'exécution, rêvée, d'un monument, et quel monument! Le

sculpteur? Il ne paraissait pas du tout disposé à se prêtera ce dessein. Peut-être, aussi, redoutait-il, par expérience, les ennuis de la pose. Mais on pensa à Paulin. On pensa à Paulin parce que Rodin avait pour lui de l'estime et de l'amitié, qu'il savait qu'il était doué de ce don inné de la ressemblance et puis, aussi, parce qu'on lui fit comprendre que, avec lui, les poses ne manqueraient pas d'agrément. Paulin, en effet, est bien le plus amusant conteur qui soit. Il a les poches bourrées d'anecdotes. Quand il vous tient vos molaires sous sa main de fer, il vous débite une bonne histoire à vous dilater la mâà faire le buste du grand

choire au bon moment, ou bien vous aide à supporter le supplice de la petite

roulette fouillant

monument d'Au-

guste Comte, destiné au Panthéon. Ce n'était rien, en comparaison de la marque extraordinaire d'estime qui allait lui être donnée par celui qui était le suprême juge dans son art, puisqu'on peut dire de lui qu'il fut la

dans votre ivoire avec un bruit d'autobus qui roulerait dans votre crâne. Il est inépuisable et ne se répète jamais. Aussi, Rodin, un peu mélancolique dans l'oisiveté dont il s'était fait une règle pour le repos de ses derniers

sculpture même.

jours, accepta-t-il

bonne humeur Paulin fut appelé avec Phot. Vizzavona. proposition. la auprès de Rodin pour LE POÈTE RABINDRANATH TAGORE Paulin vint donc à faire son buste. Meudon, apportant La famille et les amis de Rodin avaient, en effet, observé qu'il sa terre et ses outils. On déjeunait en commun n'y avait du maître aucun ouvrage de sculpture après chaque séance. Rodin posait merveilqui donnât une idée exacte de ses traits, ou, leusement et s'amusait beaucoup à voir du moins, de ses traits dans les derniers temps comment son confrère s'y prenait dans son de sa vie, tels qu'ils étaient devenus populai- travail. Le premier état terminé, il vint res. Et on souhaitait qu'on ne se décidât pas, même à Paris, chez Paulin, et, après un suivant l'usage, à commander son buste au déjeuner qui réunissait autour du maître lendemain de la vie de l'artiste, d'après des quelques bons amis, il s'offrit aux dernières souvenirs plus ou moins effacés et des docu- corrections. Puis, un jour, à Meudon, le traments douteux. On tenait à posséder, dès à vail étant achevé, comme Paulin allait plier présent, une image réelle qui pût être placée, bagage pour retourner chez lui, Rodin, sans rien dire, prit un crayon et écrivit, sur la un jour, dans le vestibule de son musée. On en parla à Rodin. Il se mit à sourire. tranche du buste, une dédicace précieuse : Quel était le sculpteur qu'on oserait appeler A son ami Paulin, Rodin. 3o3


L'ART ET LES ARTISTES C'est ce buste, grandi, qui rappelle les traits du maître dans le vestibule de la chapelle de l'Hôtel Biron. Et Rodin complétait ce geste unique de considération et d'amitié en proposant à son portraitiste l'échange d'une de ses oeuvres contre un buste de Paulin, qu'il voulait, dans un sentiment d'attachement pour le modèle, se donner la

satisfaction de placer dans le salon de sa petite maison. Que pourrait-on ajouter à l'honneur du bon docteur Paulin, excellent sculpteur, consciencieux et véridique historien de nos célébrités contemporaines, après ces marques inoubliables, spontanément données par le Maître? LÉONCE BÉNÉDITE.

Phot. Vizzavona.

BUSTE DE JEUNE FILLE

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