19e ANNÉE Nouvelle Série
NUMÉRO 50 OCTOBRE 1924
ET LES ARTISTES j I
ART ANCIEN, ART MODERNE ART DÉCORATIF
Revue d'Art de France et de l'Etranger /*
Phot. Vizzavona.
M. PAUL JOUVE DANS SON ATELIER
PAUL JOUVE I
PAUL JOUVE —
nj5jjjFr=ï|L se fait, en ce moment, en sculp§j|>v|p]|H ture, le mouvement que nous |sÉy|§y|t avons signalé en peinture. L'école rtjç§Zp>jl[ historique se meurt dans l'art qui -jj rajt palpable comme dans l'art qui fait visible. C'est le paysage qui la remplace en peinture ; ce sont les animaux qui la remplacent en sculpture. La nature succède à l'homme. C'est l'évolution de l'art moderne ». Au Salon de i852, qui se tenait dans les galeries du Palais-Royal, telle était la philosophie de l'art qu'Un jaguar dévorant un lièvre inspirait aux deux jeunes salonniers de l'Eclair ; et, devant ce bronze magistral de Barye, les Goncourtcommentaient ainsi la brièveté catégorique de leur jugement : « Dans les sociétés antiques, où d'ailleurs le soleil provoquait au nu, le beau plastique était l'ambition, le but et le moyen de la vie; mais dans nos sociétés
LE COBRA
(DESSIN) •57
L'ART ET LES ARTISTES
App. à M. Doiget.
TIGRE COUCHE
modernes, où le beau des formes n'est pas coté, dans nos civilisations grelottantes sous le ciel froid, dans nos religions de pudeur, l'ébauchoir a beau chercher : le poème du nu est retourné à l'Olympe ». Evidemment, depuis soixante-douze ans, le siècle de Puvis de Chavannes et de Rodin ne s'est pas privé d'infliger quelques démentis
à cette sentence, exagérée pour les besoins de
la cause, mais qui savait pressentir une tendance nouvelle en une surprenante imitation de la grande nature féline où ces critiques d'avant-garde apercevaient le dernier mot de la sculpture et le triomphe de l'animalier. Page décisive, qu'Edmond About résumait dans cette formule spirituelle: « Les sculp-
JEUNES TIGRES
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PAUL JOUVE
AIGLE EN PLEIN VOL
teurs d'animaux sont les paysagistes de l'art statuaire». Et parallèlement à la victoire du paysage, épanoui comme une fleur tardive et sauvage entre les ruines des conventions académiques, n'est-ce pas cette revanche de la nature que nous trouvons non seulement chez Barye, mais déjà chez Géricault, le précurseur de l'art moderne, qui « découvrait » le cheval, chez Delacroix, l'ami des grands fauves que la captivité ne dompte pas, dans les eaux-fortes ou les dessins trop oubliés de deux méconnus, Saint-Marcel et Lançon, dans les évocations préhistoriques de Frémiet, élève de Rude, mais continuateur.de Barye, pour ne citer que des morts parmi nos maîtres français ? A cette famille de puissants animaliers, illustres ou discrets, se rattache un artiste on ne peut plus vivant et jeune encore, qui nous démontre à propos, dans la confuse anarchie de l'art actuel, que l'héritage de Barye, tout cet étonnant «mélange de force et d'élasticité», de souples raccourcis et de plastiques musculatures que le maître parisien faisait palpiter dans ses créations pétries par un savant amour 39
de la nature, n'est pas cnose rétrospective et document de musée : dans ses nombreux et vigoureux crayons comme en ses trop rares morceaux de sculpture, dès ses premières lithographies comme en ses toutes récentes
eaux-fortes, dans ses travaux d'illustrateur comme en ses compositions décoratives, — dessinateur de race qui, par l'incessante énergie de son trait et l'unité de sa solide observation dans la variété de ses procédés, semble né statuaire, — l'animalier Paul Jouve relève du superbe devancier que les salonniers de i852 saluaient comme un émule fraternel des paysagistes de Fontainebleau : son art appelle d'emblée la citation des Concourt. Et le hasard n'apparaît-il pas symbolique, qui voulut faire naître Jouve à Marlotte, en ce décor silvestre où l'imagination de Barye, romantique aquarelliste, émancipait ses tigres ou ses lions ? II Si, d'après ce nouveau portraitiste des rois de la création que sont les robustes rapaces
L'ART ET LES ARTISTES
App.
à M. Frcd. Mallct.
AIGLE ET SERPENT (DESSIN)
ou les grands fauves, on était tenté d'étudier sur le vif la psychologie de l'animalier, n'est-ce point la précocité de la vocation qu'il faudrait marquer immédiatement, comme le premier trait significatif? Pareil au dessinateur primitif de l'époque magdalénienne, qui gravait sur les parois de sa grotte, à la pointe de son rude silex, le profil ressemblant d'un renne ou d'un bison, notre contemporain n'a pas manqué d'exprimer de bonne heure par
le dessin la forme des grandes espèces carnassières, ses modèles favoris, et, par la forme,
la délectation particulière que ses yeux trouvaient à les contempler ; d'abord élève de l'Ecole des Arts décoratifs et surtout de notre Muséum d'histoire naturelle, que Delacroix avait découvert un beau matin, à la suite d'une visite en un vieux quartier, Paul Jouve adolescent ne quitte guère ce Jardin des Plantes qui rappelait au Pierre Nozière
PANTHERE COUCHEE
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PAUL JOUVE
A pp. à M. Frcd. Mallet.
PAON
d'Anatole France les candides horizons du « paradis terrestre ». A peine âgé de quinze ans, nous le voyons débuter au Salon des Artistes français avec un dessin et deux lithographies représentant les lions d'Abyssinie, les lions de Ménélik : déjà, sur la feuille largement crayonnée du jeune exposant, « la
nature succède
à
l'homme»;et l'exemple de son père, peintre de portraits, ou de Puvis de Chavannes, son parent d'ailleurs assez éloigné, ne le détourne en rien de sa vocation. Trois ans plus tard, on le retrouve en pleine animation des chantiers qui
s'emparent
est le benjamin d'un groupe de tout jeunes gens qui travaillent à la Porte monumentale de la prochaine Exposition sous l'entraînante et clairvoyante direction du plus artiste des « patrons », l'architecte René Binet; et son coup d'essai de sculpteur s'annonce en coup de maître : cent mètres de frise d'animaux stylisés, en marche, exécutés en grès cérame de Bigot pour le soubassement de la Porte : un modelé simplifié, d'une énergie visiblement archaïque, mais résolument décorative, caractérisait ses fauves dans le clair-
obscur caverneux
du
Cours-la-Reine,
comme ils le feront bientôt : à l'extrémité de la place de la Concorde, creusée de fondrières aux approches de 1900, « le petit Jouve »
MARABOUTS
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d'une entaille profonde ; et ces morceaux, épars aujourd'hui dans les musées d'art décoratif, apportaient plus que des promesses. Comme René Binet, les Bing, le père et le fils, qui, dans leur petit musée de la rue de Provence,
L'ART ET LES ARTISTES essaient de rajeunir l'art occidental au contact de l'art japonais, s'intéressent à ce débutant sans timidité qui travaille sans trêve au Muséum ou sur les quais de Paris, dans les ports où le percheron vigoureux est le collaborateur du travail humain, sans négliger le Louvre où les exemples de l'antique Egypte et de l'Assyrie grandiose devancent les animaliers de nos cathédrales ou de Versailles. Bientôt, les voyages refusés à la jeunesse besogneuse d'un Barye vont le solliciter:
lité bienfaisante, en permettant à l'animalier, qui la reçoit en 1907, d'aller découvrir, dans un grand décor de nature, une première illusion de la jungle de ses lectures et de ses rêves. Deux années de séjour réglementaii e, qui marqueront fortement leur empreinte sur son oeuvre. Premier enchantement devant les labours du Tell, les rives hospitalières du Sahel et le « Jardin d'essai » d'Alger, si suggestif avec ses frondaisons géantes, dont les branches, reprenant racine en pleine terre
AIGLE FAUVE
en 1904, Jouve visite Hambourg, puis Anvers, où de splendides jardins zoologiques accordent à l'artiste des facilités d'observation qu'il ignore à Paris: la paléontologie, l'étude patiente des squelettes, l'anatomie,quirépugnait au dessin d'Ingres, mais que la science de Barye ne cessait d'interroger, confirmaient aux yeux d'un infatigable dessinateur les rapides suggestions du modèle vivant.
ardente, laissent entrevoir les flots lointains de la bleue Méditerranée ! Trois mois d'Algérie, d'abord, puis retour en Europe : Amsterdam et son beau jardin zoologique, son admirable aquarium de poissons de mer et ses calmes musées; Anvers encore, un rapide séjour auprès de ses exceptionnels pensionnaires, logés dans des palais en forme de pagodes; puis un an et demi vers le Sud algérien. Jouve s'arrête à Boghar, citadelle française, III dont le nom réveille les luttes épiques Ensuite, premier contact avec l'Orient : d'Abd-el-Kader avec les nôtres sous la modécernée par le gouvernement de l'Algérie, narchie de Juillet: à mille mètres d'altitude, la bourse de la Société des Orientalistes le fortin domine la claire vallée « d'un gris français manifeste mieux que jamais son uti- fauve » où l'Oued-el-Akoum rencontre le
PAUL JOUVE
LE PYTHON
Chéliff; plus loin, Boghari, sur son roc chauve et rougeâtre, dépourvu d'arbres et même d'herbe: du haut de ce village, « balcon du désert», la perspective magnifique encadrée par les derniers contre-forts de l'Atlas donne à l'artiste une première idée du Sahara algérien. C'est le paysage qu'une métaphore de peintre appelait une peau de lion largement étendue; et comment mieux caractériser sa couleur? « Le livre est là », disait Fromentin, l'oeuvre du peintre, mais « non pour répéter pour exprimer ce qu'elle ne dit pas » ; et, ré-
ciproquement, un ton pris sur la palette peut seul ici suppléer à l'insuffisance du mot jaune. Quelle que soit l'indéfinissable nuance de la teinte, voici « l'Afrique africaine comme on la rêve», pouvait s'écrier Jouve avec le peintreécrivainqui l'avait précédé là le 26 mai i853 (1) : comme Fromentin, qu'il savait par coeur, Jouve était arrivé dans cette splendeur silencieuse « à la halte du matin, par une journée blonde et transparente » ; et la vue des « premières tentes » l'introduit à son tour « chez (1) FROMENTIN, Sahara et Sahel, 1879.
LES COBRAS
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L'ART ET LES ARTISTES les patriarches ». Comme Fromentin, comme Guillaumet au seuil du désert, comme Delacroix dans sa course au Maroc en i832, Jouve a l'intuition soudaine de cette vie biblique et patriarcale en son vêtement d'éternité. Le calme grave et muet de ces hautes figures bronzées dans leurs burnous de neige ou de pourpre, que le soleil estompe et décolore, lui parle pour la première fois de la patience célébrée par le Coran, de la résignation de l'Islam aux décrets divins d'une volonté supérieure; son regard comprend l'harmonie singulière entre le décor et les personnages, quand son crayon burine ces groupes
nouvel aspect de l'univers, les enveloppera volontiers des tons rutilants de la nature algérienne; et l'oasis des cèdres, à Teniet-elHaad, lui verse, entre tant d'éblouissements inédits, sa fraîche obscurité. IV La vérité, je l'ai trouvée dans le Sud », affirmait Jouve à son retour, conquis par cette majesté, si neuve à ses yeux, de la nature et de l'homme : récits de chasse ou d'aventures, ses lectures s'étaient d'abord accordées avec ses études pour lui montrer «
GRAND-DUC ET PIGEON
solennels ou l'Arabe en prière à l'ombre d'une énorme ramure. Il étudie le cheval arabe, de race antique et de noble encolure, comme ceux qui le montent, et la silhouette des chameaux plus fins que ceux du Tell dans la paix des douars. Car Jouve n'est pas allé si loin pour courir à la chasse au lion comme Gérard ou comme Tartarin; mais ces lumineux aspects du désert vont lui servir de fond pour encadrer la sombre allure de ses fauves. Pour les délivrer en même temps des entraves de la vie captive et des conventions d'un art suranné, la fantaisie plus lyrique de Barye « leur rendait l'indépendance » (i) en les lâchant dans les clairières d'un Fontainebleau rêvé; mais Jouve, à qui l'Orient dévoile un (i) EUGÈNE GUILLAUME. Notices et Discours, Barye, p. 191.
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partout l'état de guerre et la lutte pour la vie; et déjà, sans quitter Paris, quel beau voyage il avait fait à travers le Livre de la Jungle, de Rudyard Kipling, dont la traduction parut en 1899 ! L'humour délicieusement cruel de ces fables épiques ne répondait-il pas tacitement à sa passion des fauves et des forts ? Une entente secrète rapprochait le dessinateur français et l'écrivain d'outreManche dans la vénération des royales espèces et des hautes castes : le Livre de la Jungle est aux antipodes du Trésor des Humbles; c'est l'oeuvre d'un Brahme impérialiste et conquérant, par conséquent bien anglais. Mais quelle aubaine providentielle d'illustrer une pareille épopée de la nature primitive ! Commandée par la Société du Livre
PAUL JOUVE
PANTHERE NOIRE MARCHANT
contemporain,méditée et travaillée longtem ps, presque terminée en 1914, cette vaste illustration ne devait être publiée qu'en 1920; tiré seulement à 125 exemplaires, l'ouvrage est aussitôt devenu l'un des plus rares et des plus chers que se disputent aujourd'hui les bibliophiles. Un émouvant problème d'art, que la décoration d'un livre ! Pour marier le texte à l'image, plusieurs formules se proposent, dont la meilleure est la gravure sur bois; et le bois lui-même en admet de fort différentes : or, vous ne trouverez plus ici le
trait de Porret ni la teinte de Pisan qui s'imposaient naguère pour interpréter les fantastiques fantaisies des Tony .lohannot ou des Gustave Doré, mais la giavure sur bois en couleurs, renouvelée de l'estampe japonaise, et dans laquelle le savant graveur Schmied a fait passer les dessins rehaussés de Jouve. Au surplus, de quoi se compose cette illustration même, où l'imagination de l'artiste a devancé l'observation du voyageur qui n'avait pas encore vu de ses propres yeux l'Inde brahmanique, berceau du monde?
JEUNE RHINOCEROS
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L'ART ET LES ARTISTES
PANTHERE (SAIGON)
formules a semblé faire une concurrence inutile au texte et, malgré la subtile pureté du dessinateur, les Trophées illustrés par Luc-Olivier Merson rappellent un peu
tableaux évoquant les récits du conteur anglais, ou, plus simplement, d'une parure ornementale et de figures typiques ? Plus d'une fois, la première de ces deux De
PANTHÈRE COUCHÉE (CROQUIS)
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AFFICHE POUR « LE MIRACLE DES LOUPS (Film présenté à l'Opéra, le 13 novembre 1924)
L'ART ET LES ARTISTES l'effort des compositeurs qui veulent mettre en musique de beaux vers dont la plastique mélodie ne réclamait pas une rivale. De ces deux méthodes, Jouve a choisi la seconde : la décoration rarement narrative et continuellement expressive. Peu de compositions. Pas d'anecdotes ni de scènes superflues. Aucune lutte inégale du crayon de l'artiste avec la plume de l'écrivain. Mais une faune vigoureuse qui s'enlève sur une flore luxuriante, de robustes figures d'ani-
silencieux de la jungle rugissante ou des océans glacés. Avec sa conscience de portraitiste, qui jamais n'improvise, Paul Jouve s'est remis à l'étude de ses redoutables modèles pour évoquer sur la couverture, dans l'encadrement polychrome d'une flore exotique, Kaa, « le gros python d'or brun du rocher », puis, au frontispice du premier chapitre du premier Livre de la Jungle intitulé les Frères de Moivgli, Bagheera, la petite panthère
JEUNES PANTHÈRES (SAIGON)
maux, les grands premiers rôles de ces fables féeriques et de ces mythes familiers ; des types isolés dans la stylisation d'un clair décor végétal, et qui nous offrent les portraits multipliés des acteurs de ces dialogues savoureux où régnent en dehors des temps les puissants de la jungle. Si l'art, au dire de Mallarmé, n'est « qu'une allusion à la vie ». l'image est ici tout ensemble le commentaire suggestif et l'ornement du texte; elle suit parallèlement ce texte sans chercher à le supplanter, comme un accompagnement discret; elle agit sur la pensée du lecteur par les formes décisives de ses portraits ou par les teintes délicates de ses paysages, reflets 48
noire comme l'encre ou l'Erèbe, et si puissamment râblée sous la moire de sa fourrure « plus douce que le duvet ». Plus loin, voici Shere Khan, le tigre aux yeux d'agate ou d'émeraude, que sa mère a baptisé Lungri, « le boiteux », et Kala-Nag, le vaste éléphant, mauve et rose de l'aurore qui monte sur la nuit verte de la jungle ou richement caparaçonné d'or et de pourpre dans la splendeur nostalgique de sa servilité. Çà et là, tous les comparses, les « Croquemorts » et « l'Adjudant », la grande grue grise de l'Inde au front déprimé; Tabaki, le petit chacal ou le « lèche-plat » ; la gent simiesque et poltronne des Bandar-Logs, et
PAUL JOUVE
App. an prince Mural.
ARABE EN PRIERE (DESSIN)
COUR INTÉRIEURE DE LA TRAPPE DE SAINT-SIXTE SUR YPRES (AVRIL
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I915)
L'ART ET LES ARTISTES
MONASTÈRE SERBE DE KILINDAR (MONT-ATHOS) (DESSIN A LA PLUME)
Chil, le vieux vautour qui rôde autour
des
prochaines
proies, tandis que
Dardée, l'oiseau poète,chante le losde Rikki - Takki - Tâvi, la sémillante petite mangouste à l'oeil vif. Mais voici Moivgli, l'ami de la soyeuse Bagheera, Mowgli, « le petit d'homme », nourri, comme les jumeaux romains, par une louve, protégé par les loups, élevé dans la loi de la jungle par le vieil ours Baloo. Le vieux docteur a tout appris au petit être sans poil, et d'abord cette loi, « la plus vieille du monde, code parfait de tout ce qui respire, mais qui, pareille à la liane géante, retombe sur le dos de chacun sans épar-
MOINE FRAPPANT SUR LA SIMANDRA DE BOIS (MONASTÈRE SERBE DE KILINDAR)
gner personne » ; et, maintes fois, l'illustration nous communique le frisson de cette liane inexorable, dans le décor d'ombre et de forêt qui se glisse entre l'encre noire des récits et l'encre rouge des chansons. Hardiment, la couleur, en passant des dessins de Jouve auxboisdeSchmied, évoquait ainsi les paysages et les personnages de Kipling; par l'image solidement charpentée et délicatement teintée d'aquarelle, qui fait le portrait ressemblant, chacun, grand ou petit, se voyait caractérisé par un trait sûr, un ton juste, où la suggestion des formes ajoute au souvenir laissé par la lecture : formule d'illustra-
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MONASTÃ&#x2C6;RE D'iVIRON (MONT-ATHOS) (DESSIN)
L'ART ET LES ARTISTES tion très originale, dans ses restrictions volontaires et nettement enluminées comme les plumes de Mor, le plus orgueilleux des paons.
En octobre 1915, départ de Toulon pour l'Orient, sur le Burdighala : bientôt, Salonique, au fond de son golfe radieux, et la Macédoine immense, ensuite la petite Grèce, un peu du Péloponèse; une halte, en 1917, au Mont Athos, inoubliable vision semée d'images et de couleurs neuves pour les yeux d'un peintre; enfin longue randonnée dans l'armée serbe, du sud au nord, jusqu'à Belgrade... Salonique, d'abord, avec sa rade grouillante et les buffles du port, ses trente-
V Mais adieu l'oeuvre inachevée ! Comme Mowgli, voici Jouve « en route vers ces êtres mystérieuxqu'on appelle les hommes»... Souvenir déjà vieux de dix ans, c'est la guerre! Et le dimanche 2 août igi.| devient
MONASTERE GREC DE SAINT-PAUL AU MONT ATHOS
un jour d'espoir et de menace où la mobilisation générale a changé subitement la face du monde. Vers l'automne, après la Marne, commence l'interminable duel des tranchées : Jouve, au 2e bis des zouaves oranais, 45e division, s'achemine du front d'Arras vers le nord d'Ypres; entre tant de combats meurtriers, l'artiste a retenu des scènes saisissantes : les goumiers aux selles brodées d'or parmi les trappistes du couvent de Saint-Sixte, en avril 1 g 15; en mai, les ruines fumantes de l'église d'Everdinghe, dans la tiède obscurité de la nuit bleue qui s'embrase. 32
deux minarets dressés sur la mer de saphir et ses nombreuses églises grecques, qui sont pour la plupart des basiliques byzantines: Saint-Démêtre, incendié, Sainte-Sophie, devenue mosquée, les Douze-Apôtres et les merveilleuses mosaïques du vme siècle à Saint-Georges. Quelques dessins ont retenu Sainte-Catherine avec son gros minaret turc, les flambeaux noirs des vieux cyprès devant les blanches mosquées et l'Eglise du Prophète Elle, si byzantine, sur le fond de l'Olympe neigeux. L'exode des réfugiés dans cette Babel, leurs costumes blancs à broderies entrevus dans l'ombre de leur campement,
PAUL JOUVE
UNE VUE DE S\LONiyUE PENDANT LA GUERRE (l''r FÉVRIER 1916) (A droite, l'Eglise du Prophète Elie. Au fond, l'Olympe)
le Mont Athos et ses vingt monastères, sans
à l'église du Saint-Vendredi, suggèrent au dessinateur des eifets de clair-obscur à la Rembrandt; et le
compter les skj'les, ermitages ou couvents sans titre officiel. Un instant, loin du rouge enfer de la
regard d'un artiste ne chôme jamais. La Macédoine, ensuite, et ses espaces sans fin jusqu'à Vélès, l'incendie crépusculaire et nocturne de ses montagnes où l'artillerie loge le Tartare, la tranchée bulgare, cote 1248, sur Monastir, et le champ de bataille avec le cheval enflé sur la terre nue, « le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit », les traits éternels de la
guerre moderne,
c'est la trêve de Dieu qu'une imposante nature offre à l'artiste au pied de ces forts que l'univer-
guerre... Dessins
datés de novembre 1916 et de la boucle
de la Cerna. L'année suivante,
HALTE DE CAVALIERS SERBES (DESSIN) -
O
A KOUMANOVO
selle destruction n'atteint pas. Et que de muettes pensées en ces portraits de monastères juchés aux-flancs les plus âpres de « la montagne sainte », à quatre ou six cents mètres au-dessus de la mer et flanqués de tours à créneaux comme des castels moyenâgeux, pour cacher les trésors trop peu connus de l'art byzantin !
L'ART ET LES ARTISTES
Hors du temps, qui n'est plus là qu'un vain mot, l'Athos se dresse dans les souvenirs et les dessins de Jouve comme un havre à la fois rébarbatif et paisible où l'éternelle sérénité reste à l'abri des naufrages inférieurs qui, depuis Xerxès, menacent l'humanité fugitive... Là-haut, l'heure s'arrête, la vie s'immobilise, et le passé seul est réel, quand tinte cette simandra barbare à la colonne byzantine rayée d'une croix orthodoxe pour convier les sombres moines à la fréquente prière : alors, revivent silencieusement les
peintures des monastères de l'Athos, rivales de celles de Mistra ? Ce sont les fresques dont le moine Panselinos a décoré, dit-on, les murs d'Aghia Lavra que le peintre Papety, ce protégé d'Ingres, a copiées minutieusement, puis décrites dans la Revue des DeuxMondes du Ier juin 1847; cest devant elles que le Russe Maliavine a fait, vers la fin du siècle dernier, son éducation première. Moins riche de loisirs, Paul Jouve n'a pu que dessiner les remparts de Saint-Paul et de Kilindar, monastère serbe, ou le triste intérieur
L EGLISE SAINl'E-CATHERINE A SALONIQUE
siècles historiques où les Empereurs de Byzance offraient aux monastiques séjours leurs « chrysobulles » gemmées de rubis, d'émeraudes et d'améthystes. Au bout du promontoire oriental de la presqu'île de Chalcidique, parmi les bois dominés par la « mamelle » du mont, telle que Strabon l'a décrite il y a près de deux mille ans et dont les anciens apercevaient l'ombre allongée jusqu'à Lemnos, ces rudes sanctuaires, respectés depuis Mahomet II par l'Islam, ne sont-ils pas aussi des musées trop ignorés d'art byzantin ? Mais, sauf quelques érudits, qui connaît cette lointaine architecture et ces pieuses
H
du cloître de Dionysos, et travailler facilement, en septembre 1917, à Simonos Pétra, le plus pauvre et le plus escarpé de l'Athos; mais ces dessins rehaussés demeurent pour nous rappeler ici combien ces brèves heures furent fécondes. Un soldat, quand il est artiste, ne trouve-t-il pas toujours la minute nécessaire pour glaner de l'art parmi tous les aléas de la guerre ? Et voici Jouve, avec le troisième régiment serbe, à Belgrade. Retour par la Croatie, Agram, la Dalmatie, Corfou, terre homérique d'où le peintre, qui se réconforte auprès des siècles passés, rapporte une curieuse peinture byzantine de la fin du xve siècle et représentant sur fond d'or
PAUL JOUVE
BUFFLES CAPARAÇONNES (SALONIQUI
la trinité des grands docteurs de l'Eglise grecque: saint Basile, saint Grégoire de Na-
et, dans les derniers mois de 1918, Athènes enfin ! Quelle nouvelle aubaine, pour un \ian\e et saint Jean Chrysostome. Rentrée en peintre, d'avoir vécu trois mois sur l'Acropole, Grèce par le canal de Corinthe; l'aride Attique devant le Parthénon surmontant les longs
BUFFLE MACEDONIEN, 55
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SALONIQUE
L'ART ET LES ARTISTES
murs que n'assaillaient pas encore les échos lointains des dancings de la capitale contemporaine ! Et quelle date souveraine en une. vie d'artiste de pouvoir contempler longuement, à son tour, l'oeuvre du temps, sculpteur subversif, mais grand peintre, qui s'est chargé de patiner la masse de ces colonnes cannelées, sans base, au chapiteau dorique si simple ! Jouve, à son heure, admire ce ton « d'épis
et sur les débris imposants des Propylées. Cette poésie de la lumière n'est pas celle qu'il respirait au seuil du-désert fauve, dans le morne accablement de la nature entière; et s'il est impossible de retrouver le beau platane où Socrate dialoguait avec Phèdre, parce que le ruisseau de l'Ilissos est maintenant tari comme un Oued pierreux, la grande chaleur de l'Attique s'apaise vers cinq heures
ATTELAGE DE BUFFLES DEVANT LE GRAND TEMPLE D'ANGKOR-VAT (CAMBOLGE
mûrs » que notait M. de Chateaubriand sur ces marbres, quand il traversait le joli village, alors verdoyant, d'Athènes, en 1806; dans l'ombre grandissante, au crépuscule, ou sous un rayon lunaire, il mesure l'ampleur de ces entre-colonnements qui font non seulement la grâce, mais la puissance du Parthénon. Cependant que le soir d'un beau jour s'encadre dans le contour étonnamment violet de l'Hymette, le peintre sympathise mieux que jamais avec cette force harmonieuse, un instant dorée par un soleil rose qui passe plus loin sur les volutes ioniques de l'Erechthéion
du soir sous une brise de mer qui permet l'étude et le sommeil. Mais, de ce noble enchantement d'Athènes, vous ne retrouverez rien dans son oeuvre! Des crociuis seulement... Et pourquoi? Parce que cette antiquité classique et platonicienne n'est pas le domaine de celui que hante une vision des âges préhistoriques : la Grèce, « cette divine feuille de mùrieroù naquitla chrysalide de la conscience" humaine », selon la définition de Renan, ne lui parle pas de son rêve d'artiste. N'est-ce pas sur l'Athos que Jouve a mieux entendu les leçons des années terribles? De
PAUL JOUVE ces hauteurs, son regard a pu découvrir une perspective sur ce monde nouveau que le poète nommait « la majesté des souffrances humaines », pendant que son ferme crayon dessinait les moines noirs comme des popes russes, qu'une cloche primitive appelle à d'interminables offices. Ce ne sont point les ruines antiques que Jouve a rapportées de la guerre moderne, mais le portrait précis des âpres solitudes, ou de pauvres buffles de Sa-
Jouve, en sa studieuse et sédentaire adolescence, a-t-il partagé, sans les exprimer, les secrets pressentiments de ce « pèlerin passionné » ? Peut-être ; mais il est certain qu'après l'atmosphère algérienne et la Grèce, il brûlait de connaître à son tour la « jungle » de Kipling, de vérifier de près la faune et la flore et de contrôler sur place les données premières où l'imagination de l'artiste avait sa part. L'illustration terminée, le livre paru,
ENSEMBLE DU GRAND TEMPLE D'ANGKOR-VAT (CAMBODGE)
les dessins de l'Athos réunis à des études nombreuses dans une exposition faite au printemps de 1921, rien ne s'opposait plus à de nouvelles découvertes. Donc, après avoir VI revu la ville blanche d'Alger, le jardin d'AnAprès l'Orient, l'Extrême-Orient. vers et les brumes de Londres, en septemDans son «musée d'enfant», Pierre Loti, bre 1922 s'embarquait pour dix mois ce qui se targuait poétiquement d'avoir pressenti grand voyageur, ami de la nature évocatrice foute son existence, avait aperçu l'heure future des temps très anciens. Redoutant de vagues déceptions ou des où ses yeux verraient l'étoile du soir se lever joies telles qu'il n'aurait plus le courage de « sur les ruines de la mystérieuse Angkor (1) ». quitter jamais la terre de ses rêves, un écrivain casanier se défendait les voyages ; de (i) PlEKKE LOTI, Un pèlerin d'Angkor, 1911.
Ionique, et la prière agenouillée des soldats serbes dans leurs églises reconquises.
L'ART ET LES ARTISTES Marseille, au contraire, un artiste né voyageur part avec le désir de réaliser bientôt ce qu'il rêva longtemps ; mais l'Italie, qu'il devine en face de lui, dès les premières heures d'une longue traversée, ne lui laisse
nacent éternellement ces splendeurs calmes... A Port-Saïd, ville sans intérêt, Jouve se souvient des débardeurs d'Anvers en notant les rythmiques travaux des charbonniers dans le dédale immense des chalands. Le long des
TEMPLE DU BAYON (ANGKOR-THOM)
point de regrets; il abandonne aux héritiers du génie latin les classiques méditations « sur la pierre blanche » et remet sans remords l'exploration du vieux Campo Vaccino de Claude et de Piranèse, ce « marché aux boeufs » de la Rome pontificale creusé maintenant jusqu'au sol du Forum antique. Ses yeux suivent les fumées du Stromboli, plus bas, de l'Etna, volcaniques sommets qui me-
côtes désertiques, il retient des colorations inconnues et le croissant du soir sur le sombre indigo du ciel. Au bout de la mer Rouge, l'escale à Djibouti lui montre les fiers Somalis et de robustes Abyssins recevant les caravanes dans le mouvement des marchés. Après sept jours d'Océan indien, voici Colombo, Ceylan fertile et ses humides verdures, sous la rougeur inédite de purs cré58
PAUL JOUVE
TEMPLE DU BAYON (ANGKOR-THOM)
L'ART ET LES ARTISTES
ÉLÉPHANTS ROYAUX A HUÉ (ANNAM)
puscules. A trois journées de l'Equateur, l'île de Pénang, contre la presqu'île de Malacca, donne au peintre un avant-goût de la jungle à travers les fourrés arrangés de son jardin zoologique, voisin des pagodes chinoises ou des temples hindous dédiés par les Javanais à Siva, dieu de la Mort. Pénang apparaît plus attachant que Singapour. C'est le pays des pluies torrentielles que verse un ciel de plomb: il faut subir, dorénavant, une chaleur moite entre deux orages et l'air spécial de la région que Loti compare « à la vapeur de quelque chaudière où seraient mêlés des parfums et des pourritures ». C'est l'IndoChine, fatale à tant de Français et, bientôt, « ce Saigon d'exil et de langueur » avec sa belle rivière, le Mékong, ou la Mère des Eaux, point de départ pour Phnom-Penh, capitale du Cambodge, et pour les ruines d'Angkor... Enfin, le peintre touche au but. Si les gens positifs se rappellent seulement que le bungalow d'Angkor est un hôtel parfait, ce qui saisit un artiste, n'est-ce pas l'appel silencieux de ces ruines, le secret séculaire de ces îlots de grès dans un océan d'inextricable verdure? 60
Depuis le traité du 23 mars 1907 et la restitution de cette extrémité du Siam au Cambodge, de grands travaux ont tâché de déblayer les routes et de déboiser largement les abords des temples qui s'effritent sous la jungle ; cependant, la première impression demeure profonde de ce décor monumental inachevé jadis et ruiné lentement, aussi grandiose en son ensemble que minutieux dans sa végétation décorative ; et la réalité se fait hallucination, lorsqu'au bout des longues chaussées, «droites et sûres», se dressent tous ces temples ceinturés par une gigantesque enceinte de remparts et de vastes douves défensives, de deux cent mètres de largeur! Le voyageur s'étonne à l'entrée de ces ponts cyclopéens sur des fossés où croupissent lotus et nénuphars, au bord de ces lacs immenses, creusés de main d'homme et toujours favorables aux pêches miraculeuses de trente mille pêcheurs au panier : fabuleux ouvrages de géants inconnus, élevés pour la protection de royaux trésors et le respect du culte. Et comment répondre à la question mystérieuse que pose la majesté de ces ruines?
PAUL JOUVE
BUFFLE ET ENFANT CAMBODGIEN (ANGKOR-VAT)
Angkor détient le secret des Kmers et de leur art lointain, le secret d'un passé, le secret d'une tombe qui se brise sous l'enchevêtrement des lianes et des ronces. D'où venaient-ils donc, ces guerriers artistes, prodigieux créateurs du ve au xme siècle de notre ère, et disparus sans laisser de vivants souvenirs chez les Cambodgiens, leurs descendants oublieux ? Ni le sourire silencieux des faces colossales, ni l'inquiétante expression des tours à quatre visages ne renseignent la curiosité qui passe, et tout reste muet depuis les descriptions du ChinoisTcheouTa-Kouan, qui fut, à la fin du xme siècle, le Pausanias . de ces Parthénons cambodgiens. De ces ruines étouffées sous la verdure et de ces cours encombrées d'arbres, de ces chaussées, aux balustrades surmontées du Nâga polycéphale, de toute cette luxuriante ornementation qui semble parfois devancer la Renaissance française et l'introduire en plein Ràimtyana de légende, Jouve a senti la 61
fiévreuse mélancolie, par un mystère accrue; après de tristes journées de pluies chaudes, il a respiré, comme Loti, la nuit splendide aux parfums de jasmin ; mais ses souvenirs ne lui laissent point cette sensation d'angoisse et d'étouffement dont le pèlerin d'Angkor semble avoir tant souffert sous les arceaux des voûtes vertes ou devant le trou noir des robustes portes où d'énormes chauves-souris se réveillent... Angkor-Thom, le Bayon, Prah-Khan, que de motifs pour un peintre ! Angkor-Vat surtout, et son magnifique temple ! Jouve a profilé sur la toile un chef des bonzes, sombre et hiératique en son pagne éclatant; un soir, il a retenu la lointaine splendeur des trois dômes du temple, pareils à des tiares rosées dans l'or vert du ciel, alors qu'un premier plan d'ombre assiège un de ces éléphants monumentaux que l'animalier n'oublie pas. Aussi bien, ce qui l'attire toujours, et plus encore que l'énigmatique passé des empires,
L'ART ET LES ARTISTES n'est-ce pas la puissante ingénuité de la nature vierge ou le rappel de ce monde primitif et préhistorique dont ces étranges pachydermes sont les vestiges et qu'évoquent toute la nuit, parmi tout ce qui rampe et ce qui vole, les cris ou les rumeurs de la jungle, depuis le rugissement du fauve et l'aboiement du chien sauvage jusqu'au sifflement des cobras?
l'empereur, aux caparaçons somptueux, souvenir du Col des Nuages et d'une immense contrée d'ananas sauvages et de grès blancs, tels sont les documents recueillis pendant la lente chevauchée des éléphants jusqu'à la grande jungle tonkinoise, parmi des nuées d'immenses papillons de neige. De subites invasions d'insectes présagent typhons et
ÉLÉPHANT DU TEMPLE DE V1SHNOU (MADURA)
Retour à Saigon et départ pour Hué, la capitale de l'empire d'Annam, pendant des mois voilée de pluie. Des merveilles encore, les mausolées impériaux dans des jardins composés : on respire la paix de ces nécropoles fleuries et solitaires, d'où s'exhalent mystérieusement le culte des morts et le culte des rois; et ce n'est plus l'Inde, ici, mais déjà la Chine. Marabouts, comme de gros fruits blancs sur les branches, pélicans roses, aigrettes d'argent, posées sur les bassins de bronze, éléphants mandarins de 62
cyclones. Sale et merveilleuse aussi, la capitale du Yunnan, vieille province chinoise, recommande aux yeux de l'artiste la riche architecture de ses pagodes aux faïences précieuses. Nouveau retour à Saigon par l'Annam, puis départ pour les Indes anglaises du sud de l'Hindoustan, sur la vaste mer, en évitant la mousson: Colombo, Ceylan, ceinturée d'arbres, et non loin, sur la terre ferme, Tanjore et son temple, Trichinopoly, Madura, dans le pays touffu des hautes palmes.
PAUL JOUVE
ÉLÉPHANTS DEVANT LA PORTE SUD D'ANGKOR-THOM (CAMBODGE)
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L'ART ET LES ARTISTES s'arrête au seuil du Dekkan, la Grèce harmonieuse serait-elle descendue jusque-là depuis les successeurs d'Alexandre ? Ce pays des palmes est le séjour d'une superbe race aux riches costumes ; et Jouve a remarqué d'abord la beauté des enfants hindous, bronzes vivants dans les villes roses. Trois semaines enchantées au centre de Ceylan, paradis terrestre choisi par Bouddha pour son ascension. A Candy. le temple de
L'âme de l'Inde brahmanique hante le grand temple de Madura, ses sombres détours aux dalles brillantes, souillées par les animaux du culte, ses cours bleuies par la fraîcheur des soirs étoiles, ses arcanes riches de trésors invisibles aux profanes, ses voûtes basses où l'on passe en se courbant; mais Jouve admire longuement ses éléphants sacrés, marqués au front du signe rouge de Vishnou, dont ses pinceaux se souviendront.
ELEPHANTS CAPARAÇONNES A HUE (ANNAM)
Au-dessus d'une mer de verdure, « un rocher se dresse, seul et colossal, surveillant depuis le commencement des âges cette région dont il a vu pousser les forêts, surgir les villes et monter les temples (i) » ; mais pourquoi Loti, qui n'oublie pas le rocher de Trichinopoly, n'a-t il point soufflé mot de son petit temple, de date inconnue dans son style gréco-hindou, bijou monolithe d'architecture hybride avec ses inscriptions indéchiffrables et ses idoles taillées en plein roc? Quatre cents marches y conduisent. Et si l'ogive musulmane, fréquente au Pendjab, (i)
la Dent de Bouddha reste un lieu de pèle-
rinage des bonzes et des croyants déchaussés sur les dalles et prosternés dans leur foi. En dépit des nuées de renards volants qui poursuivent des libellules géantes, la fraîche clarté des soirs révèle à l'observateur d'inexplicable rayons, à l'opposé du soleil qui redescend vers la mer, et des couleurs inconnues de toutes les palettes, sous un gros cumulus à tons froids. La nature vivante demeure le désespoir des peintres. Au retour, en repassant le long de l'antique Egypte, Jouve ne songe-t-il pas aux voyages futurs qui lui découvriront d'autres terres? Notre planète est petite; mais
PIERRE LOTI, L'Inde sans les Anglais, 1903.
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PAUL JOUVE ses habitants les moins casaniers ne sauraient tout voir en une seule vie.
expositions parisiennes auxquels il a pris part : Société des Orientalistes français, Salons de la Société Nationale, dont il est sociétaire depuis 1912, Salons des Artistes décorateurs, Société des Artistes Animaliers, fondée, avant la guerre, par le directeur de cette revue, groupe récemment formé chez Georges Petit, où Jouve expose régulièrement et brillamment, depuis trois hivers, en décembre, à côté de Dunand, de Goulden,
VII Dans un ancien atelier de Gérôme où la rampe Verte d'un escalier intérieur nous rappelle la Noce Juive au Maroc d'Eugène Delacroix et qu'enveloppe, avec l'air pur des jardins voisins, l'atmosphère monastique de
ELEPHANTS CAPARAÇONNES A CANDY (CEYLAN)
de Schmied, son ingénieux interprète depuis travailleur s'il en fut ne cesse de mettre à les Vieux Noëls, illustrés par l'éléphant des contribution chacun de ses longs voyages; Rois-Mages, jusqu'au Livre de la Jungle; et, sans escompter l'avenir, il pourrait se et les Alsaciens ont pu l'apprécier, cette tenir pour satisfait de tout ce qu'il a rapporté année, parmi nos meilleurs Orientalistes à d'études originales ou de bons morceaux l'Exposition coloniale de Strasbourg. Amas d'épithètes, mauvaises louanges », d'Anvers, de l'Algérie, de l'Athos ou des « sanctuaires d'Angkor et de Madura, si jamais et l'oeuvre aussi vigoureux qu'abondant d'un un véritable artiste pouvait faire trêve à son tel artiste que Rodin, sans l'avoir jamais vu, tenait pour un maître, contient en lui-même désir profond de s'exprimer. Ce que ses yeux ont vu, ce que l'artiste en « les maîtres-mots », comme dirait Kipling, a fait depuis vingt ans, dans les genres les capables de caractériser son art et les dicte plus divers et les techniques les plus variées, impérieusement au regard de celui qui l'innous le savons déjà par les nombreuses terroge et l'analyse : aussi bien, l'art de la vieille rue Notre-Dame-des-Champs, ce
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L'ART ET LES ARTISTES est né portraitiste : il sait que le temps n'est plus des beaux songes romantiques où l'imagination des poètes de la peinture osait multiplier les chasses au tigre ou les luttes éperdues d'un Arabe avec un lion furieux au bord d'un ravin verdi sous un rayon de lune : à Delacroix, sans regret, il abandonne ces
Jouve devait-il plaire à Rodin, comme il aurait retenu. Barye, par ce goût du muscle et du plan, de la forme large, expression de la force, et de la ligne serpentine ou reptileuse qui suffirait à révéler la sympathie du dessinateur pour ses terribles modèles. Certitude, relief, ampleur onctueuse des lumières et des ombres sur un pelage soyeux, vigueur autoritaire du trait sur le « Japon » qui ne
tragédies d'atelier. « C'est l'évolution de l'art moderne » en
CHEF DE LA BONZERIE D'ANGKOR-VAT (CAMBODGE)
permet pas les retouches, voilà des qualités qui répondent au tempérament de l'artiste et qui font de ses moindres croquis d'après nature des dessins de sculpteur autour desquels on peut « tourner». Foncièrement plastiques, ces dessins de sculpteur sont, pour la plupart, des portraits d'animaux le plus souvent féroces, à grande échelle, isolés dans un lumineux décor de paysage et s'enlevant sur la clarté d'une flore exotique. Jouve, d'instinct, recherche le caractère dans la vérité plutôt qu'une stylisation trop schématique et trop artificielle pour lui plaire. Ce dessinateur d'animaux 66
un siècle de science; et les Goncourt n'affirmaient-ils pas déjà que « la peinture est fille de la terre » ? L'observation succède à la fantaisie. Cependant, à la forte prose d'un portrait, l'observateur même ajoute une verve poétique, quand il est, comme on dit, plein de son sujet; et c'est le cas de Jouve : en essayant la psychologie de l'animalier, n'avons-nous pas souligné tout d'abord la vocation qui l'attire au Muséum, à la ménagerie, et plus tard, le goût des longs voyages où se développe son irrésistible penchant pour la nature préhistorique dont il a retrouvé les derniers rejetons dans ses bêtes favorites ?
PAUL JOUVE
PYTHON DRESSE (Illustration pour Le Livre de la Jungle)
L'Art et les Artistes.
PAUL JOUVE Nature grandiose, au souffle tragique, où la lutte famélique entre-choque les forts et dévore les faibles ! Mais ce règne de la fatalité primitive et d'un aveugle destin conduit le songe et bientôt les pas de l'artiste en un majestueux décor de forêt vierge ou de jungle printanière, loin des caprices de la mode humaine et de la versatilité des temps. Aussi bien, Jouve ignore-t-il les inquiétudes incessantes d'un art changeant. La décision de son caractère et de son regard apparaît sans tendresse pour toutes les palinodies des écoles temporaires et des formules en vogue; car l'immuable beauté d'un fauve, d'un reptile ou d'un aigle lui dévoile dans la nature une actualité constante et toujours plus « moderne » que l'éclair décevant de l'innovation qui passe. Et s'il fallait demander à son art une « philosophie » dont l'artiste, d'ailleurs, se défend lui-même, c'est par là qu'elle se manifesterait dans son oeuvre : sans cruauté, le peintre ou le sculpteur adore la puissance, alors que les âmes sentimentales s'attendrissent avec Emerson ou Ruskin auprès d'un nid d'oiseau, « plus émouvant que toute oeuvre d'art ». Cette
philosophie, Delacroix l'exprimait en confiant à ses agendas « le sentiment de bonheur » qu'il emportait de la contemplation des grands « animaux étranges». Et d'où vient, s'écriaitil, le mouvement que la vue de tout cela a produit chez moi ? « De ce que je suis soiti de mes idées de tous les jours qui sont tout mon monde, de ma rue qui est mon univers. Combien il est nécessaire de se secouer de temps en temps, de mettre la tête dehors, de chercher à lire dans la création, qui n'a rien de commun avec nos villes et avec les ouvrages des hommes! Certes, cette vue rend meilleur et plus tranquille ». Delacroix, ce jour-là, formulait familièrement la pensée directrice du véritable héritier de Barye; et devant un bronze, un pastel, une peinture décorative, une eauforte, qui traduit à souhait la plastique étrangeté d'un pachyderme ou la fière élasticité d'un fauve, nous ajouterons seulement,
pour conclure
:
auraient profit
à
combien cette vue devient plus réconfortante, quand elle est interprétée par un maître du dessin que tous nos apprentis « constructeurs »
consulter ! RAYMOND BOUYER.
Photographies Vizzavona.
ÉTUDE DE CYPRÈS (JARDIN DE LA MOSQUÉE DES DERVICHES TOURNEURS A SALONIQUE)
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