Sur Eugène Carrière, 1907

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LA

REVUE

L'ART DE

ANCIEN ET MODERNE

Directeur

:

JULES COMTE

PARIS 28, rue du Mont-Thabor, 28

118

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Tome XXI, 11e année.

10

janvier 1907.


SUR EUGÈNE CARRIÈRE

OrSQU'ON monte l'escalier qui

mène au premier étage de l'Exposition Carrière, disposée par M. Léonce Bénédite avec son goût habituel dans les salles de l'École des Beaux-Arts 1, une grande toile vous accueille sur le palier, qui s'intitule l'Étude d'après nature: la peinture. Ce sont deux jeunes filles; l'une, qui tient une palette, soulève les cheveux de celle qu'elle va peindre, comme pour mieux apercevoir la pensée sous les formes de son visage; le modèle regarde au loin, en une sorte de contemplation. Cette toile, au premier abord un peu étrange, n'est-elle pas la meilleure introduction à l'oeuvre de Carrière? Par une observation très patiente — ses premiers tableaux sont d'une conscience attentive — il s'était assez tôt convaincu que tout s'enchaîne dans l'Univers : la nature cache sous la diversité des apparences une unité secrète que l'artiste peut partout pressentir, et mieux qu'ailleurs sur un visage humain. A travers ce qu'il peignait, il pensait saisir quelque chose de « l'âme suprême» du monde, et c'est pourquoi, sans doute, la jeune fille qui sert de modèle à sa soeur s'abandonne passivement, comme à des voix mystérieuses qui lui parleraient, la main sur la poitrine, où se retrouve l'écho de la pulsation universelle. Le même sens se dégage, plus net encore, de la toile intitulée l'Étude d'après nature : la sculpture, de 1.

L'exposition des oeuvres d'Eugène Carrière, inaugurée le

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mai dernier, restera ouverte jus-

qu'à la fin du mois de juin. LA REVUE DE L'ART.

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quelques années plus récente que la première'. Là, le modèle, demi courbé, perdu dans la prière. a les mains sur les genoux, les yeux fermés ; il paraît Et c'est bien, en effet, une sorte de prière : je crois que, pour Carrière, le mystère son art était avant tout une façon d'approcher religieusement de la nature. Il faut voir dans sa peinture l'image qu'il se faisait de la vie. On ne discutera plus alors sur ses moyens. Pourquoi le quereller sur le parti-pris de sa couleur, sur la transposition, la déformation même, qu'il fait subir aux choses, si, en elles, c'est sa propre émotion qu'il exprime, et si les moyens qu'il emploie suffisent à nous émouvoir à notre tour ? Tout artiste un peu profond nous donne plus ou moins le reflet du monde dans son âme; nul peut-être n'en a donné une image aussi consciente ni aussi abstraite. Ce n'est pas, qu'à proprement parler, Carrière ait voulu mettre des « idées » dans ses oeuvres (s'il l'a voulu parfois, ce ne sont pas ses meilleurs tableaux), c'est qu'une sensibilité vive, mais tout en profondeur, s'alliait chez lui à un besoin, très français, de raison et de logique, qui l'obligeait de coordonner à chaque instant ses sentiments et de se faire à soi-même une philosophie. Il trouvait tout naturellement un sens à ce qu'il voyait. On peut préférer un autre art, plus spontané, plus ouvert au charme des apparences, un art moins complexe et moins volontairement réfléchi; on ne saurait méconnaître ce que celui-ci a de beauté sérieuse et profonde, ni que ce soit un art de peintre. C'est par les yeux que Carrière comprenait — « l'amour des formes de la nature, a-t-il écrit lui-même, est le moyen de compréhension que la nature m'impose», — et c'est le pinceau qui était son moyen naturel d'expression. On s'en convainc sans peine en le suivant à l'exposition, depuis le calme et minutieux portrait de sa mère, de 1876, jusqu'aux résumés passionnés de ses dernières années; en observant comment sa technique, formée à l'école des maîtres, est devenue, au cours d'un effort continu, une forte, personnelle, et souvent très belle matérialisation du sentiment 2. Carrière assurément était peintre, mais avec des traits qui le distinguent de la plupart. Il ne savait peindre que ce qu'il avait constamment 1. La Peinture est de 1899, la Sculpture de 1904. 2. M. Gabriel Séailles a étudié cette évolution de la

technique de Carrière avec une éloquente pénétration, dans la préface qu'il a écrite pour le catalogue de l'Exposition.


Revue de l'Art ancien et moderne

Imp Ch Wittmann



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sous les yeux, parce que cela seul lui parlait. Il n'avait pas cette imagination, cette fantaisie poétique, qui permettent à un Rembrandt de créer du rêve avec les éléments de l'existence quotidienne. Il n'était pas coloriste, je veux dire qu'il n'a jamais senti, même à ses débuts, ce qu'il y a d'expressif dans la couleur; de la lumière, il n'a vraiment aimé que les dégradations qui modèlent, la surface des corps. Renfermé de bonne heure entre sa femme, ses enfants, quelques amis, dans un intérieur étroit, il s'en tint à ce qui l'entourait. Sa vision ne s'élargit guère, et ses tentatives hors de son cercle habituel ne sont pas les plus heureuses, mais elle s'approfondit sans cesse. Dans des motifs toujours les mêmes, il sut trouver des beautés toujours renouvelées. Il entrait peu à peu dans la logique de la nature et croyait deviner son secret. Les tendances généralisatrices de son esprit auraient pu glacer son art, s'il n'avait été trop sensitif et trop peintre pour ne pas rester instinctivement fidèle aux accidents des choses en cherchant leur essence. Son «coeur» le sauva de sa «raison». Ses préoccupations viennent seulement donner à son oeuvre une résonance plus lointaine, qui émeut. Il sait faire sentir avec une intensité extraordinaire ce qui se cache d'âme dans les bosses et les creux d'une face humaine, dans le mouvement d'un bras ou l'inflexion d'une main. Nous avons tous éprouvé que les choses les plus profondes de nous-mêmes, ce ne sont pas les lèvres qui les révèlent; elles ne s'expriment qu'à de certaines minutes, dans le silence, par le moyen de je ne sais quelle atmosphère commune imperceptible, qui nous unit alors, à ceux qui nous sont chers. Carrière est le grand peintre de ce silence. Quand ses portraits sont beaux — je pense au Verlaine, à l'admirable Daudet, au sculpteur Devillez avec sa mère — il semble qu'il ait surpris ses modèles dans un de ces rares moments où se dégage leur être intérieur. Il nous rend saisissables les liens mystérieux qui unissent les hommes les uns aux autres, les mères aux enfants, les enfants entre eux. Les figures de ses groupes sont si intimement liées qu'elles forment, comme une seule personne ; on sent passer la tendresse entre ces visages pressés, dans le contact exquis de ces petites mains qui se posent suivie sein d'une mère, sur la main d'une grande soeur, ou qui leur caressent doucement la joue. Certaines « maternités » sont de l'amour visible. Mais comme elles sont douloureuses ! Carrière a profondément senti


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que la vie n'est guère que sacrifice et que souffrance. Ses tableaux de jeunesse sont déjà graves : une mélancolie se devine dans plus d'un regard clair, une inquiétude devant l'inconnu dans plus d'un geste confiant. Avec l'âge, ses toiles s'assombrissent. De temps à autre un sourire apparaît, sourire de la Jeune fille à la rose, sourire de Lucie ou d'Arsène; sourires vite éteints. Le Baiser maternel (1899), Intimité (1903), Tendresse (1905), sont d'une tristesse poignante. Tous ces êtres se serrent les uns contre les autres pour mieux s'abriter, dirait-on, d'un invisible danger. Ces mères qui n'existent que pour leurs enfants (le tragique Baiser du soir s'appelle aussi Source de vie, et l'intention du peintre est assez claire), qui embrassent passionnément l'espérance sur les joues tendres de leurs petites filles ou qui, les yeux sur l'avenir, comme dans le beau tableau gravé pour la Revue par M. Lequeux, ramènent leur fils contre elles d'une étreinte protectrice, semblent vouloir retenir un âcre bonheur qui va leur échapper. Il y a quelque chose d'oppressant dans cet art, malgré sa tendresse. Il y manque je ne sais quelle lumière, peut-être un écho de la voix qui a dit : «Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés!»... L'espoir est si fragile qui repose sur le prolongement de l'homme par l'enfant ! Que peut-on que se raidir ou courber la tête? Carrière avait coutume de dire qu'il faut « consentir à la vie ». C'est une parole stoïcienne; et cela s'accorde assez bien avec l'espèce d'anthropomorphisme panthéiste qui lui servait de philosophie. Sa vue du monde a quelque chose du stoïcisme, mais du stoïcisme de Marc-Aurèle, trempé de pitié. La tristesse sombre de son oeuvre ne nous touche tant que parce qu'elle est toute mêlée d'amour. La puissance de sympathie qui lui livrait un peu de l'âme des autres hommes a fait entrerieurs émotions dans les siennes. En cherchant le sens de ses joies amères et de ses douleurs, il nous rend les nôtres, amplifiées, dramatisées, comme par les strophes d'un beau poème. N'est-ce pas là surtout ce qui fait de Carrière un grand artiste? On peut, sans aucun doute, dire qu'il avait une sorte de génie, si le génie n'est, comme le veut Emerson, qu'« une absorption plus grande du coeur commun ». PAUL

ALFASSA

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