Zorn, Peintre et sculpteur, 1921

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L'ART

6- ANNÉE Nouvelle Série

NUMÉRO 20 OCTOBRE 1921

ARTISTES ET LES ART ANCIEN, ART MODERNE ART DÉCORATIF

RÉDACTION

&

ADMINISTRATION

ARMAND

DÀYOT

;|i§^^

23, Quai Voltaire, PARIS 7*

France et

çlè

l^rau^i


ANDERS ZORN —

ATELIER DE BRODEUSES (SUÈDE)

ANDERS ZORN ZORN PEINTRE ET SCULPTEUR OUTE revue d'art qui j==^==j| 52î3lS§£3

atteint sa dix-septième année d'existence, et «j^llif' dont la Direction obéit au souci *ɧillp|f tout nature' ^e renseigner sur kA.a h,'£J| part d'autrefois et sur le mouvement de l'art contemporain ses lecteurs habituels, a déjà forcément ouvert ses colonnes à des sujets dont l'intérêt s'impose souvent avec une force renouvelée, et sur lesquels il est impossible de ne pas revenir. Tel est le cas d'Anders Zorn, mort tout récemment. La a

brillante école suédoise de peinture est d'ailleurs cruellement éprouvée. En quelques mois, elle a perdu trois de ses meilleurs artistes : Cari Larson, le charmant intimiste et l'ingénieux décorateur, Richard Berg, artiste d'une inspiration si variée, mais surtout maître dans l'art du portrait, artiste de haute race chez lequel l'amour du symbole n'effaçait pas celui de la nature. Le portrait de sa femme (musée de Gothenbourg), et celui d'Auguste Strinberg sont à la fois d'un réalisme puissant et d'une vivante psychologie. Et Zorn enfin, le beau peintre, l'habile sculpteur et l'incomparable graveur, l'artiste complet, le dernier en date sur la funèbre liste mais le premier en gloire. Et aujourd'hui même nous apprenons la mort de Julien

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L'ART ET LES ARTISTES

ZORN A CHEVAL, DEVANT SA MAISON, A MORA

Kronberg, artiste de grand talent, dont la célébrité était d'ailleurs toute locale, et qui peut être considéré comme le dernier représentant des rares italianisants suédois. Oui, en vérité, la peinture suédoise est depuis quelques années cruellement éprouvée. Mais que de belles forces vivantes, que de fervents et habiles créateurs de beauté demeurent encore fort heureusement, et dont Mm e

du grand disparu au talent duquel nous consacrâmes nous-même un chapitre dans Etudes Revue. la de premiers numéros des un éparses, impressions rapides, motivées la plupart du temps par l'éclosion d'un nouveau chef-d'oeuvre du maître ou par une exposition partielle de ses dernières productions. Aujourd'hui que la mort a immo-

Bernardini

Jostedt, dans un bel article

paru jadis

ce

prestigieux pinceau et ce

merveil leux

burin et qu'il nous est enfin permis, avec

saire, d'embrasser d'un

Artistes,

article très documenté, décrit la vie et

seul coup d'oeil la laborieuse

et glorieuse carrière du grand artiste,

analyse les oeuvres! Ici d'ailleurs le

nous avons

pensé que

brillant écrivain d'art sué-

dois M. Cari Laurin parla maintes fois

toujours

le recul néces-

dans l'Art et les

bilisé pour

l'heure était

Pliol. Ballgren, Mora.

VIEILLE MAISON SUÉDOISE DU MOYEN AGE DEVENUE L'ATELIER DE ZORN

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venue de consacrer un numéro entier de


ANDERS ZORN l'Art et les Artistes (cadre encore bien modeste), d'Andersen : «Il y avait une fois,dans un petit

à une tentative de présentation de l'oeuvre si vivante d'Anders Zorn, nous réservant de parler de l'artiste qui fut notre ami, du pein-

tre et du sculpteur (si peu connu), — esquisse

village de Dalécarlie, un jeune berger qui, tout en faisant paître ses troupeaux, se plaisait à sculpter dans des morceaux de bouleau les images de ses chèvres et de ses mou-

Pliot. Vizzavona.

PAYSANNE DALECARLIENNE SE COIFFANT

rapide, résumé forcément très incomplet — laissante M. Henri Focillon, pour lequel les diverses techniques des dieux de la pointe n'ont aucun secret, le soin d'analyser l'oeuvre incomparable du graveur, enviable mission dont il saura s'acquitter mieux que personne. L'histoire de la vie du grand artiste Scandinave pourrait débuter comme un conte 171

tons, qu'il coloriait ensuite avec le jus des mûres, des belladones, des myrtils... » Or il advint qu'un jour, un riche personnage de Stockholm, en villégiature dans les environs de Mora, rencontra le jeune artiste en plein travail et fut si charmé par la grâce ingénue de ses sculptures et par l'esprit naturel de l'enfant, qu'il sollicita et obtint de ses


L'ART ET LES ARTISTES en éveil, et bien armé par les plus solides études pour la réalisation de ses brillants

projets... C'est à cette époque que je vis Zorn pour la première fois, chez mon ami Coquelin Cadet qui posait devant lui, tout en l'initiant avec une

joyeuse fantaisie aux mystères de la nouvelle Babylone. Je devais le rencontrer quelques mois plus tard chez Antonin Proust dont il fit un si remarquable portrait, une de ses meilleures peintures, bien qu'oeuvre de début. A partir de ce jour nos relations devinrent très amicales. Zorn était alors un beau jeune homme de tournure élégante, à la haute stature, au teint frais, aux yeux clairs, au sourire légèrement ironique sous une fine moustache blonde, à la voix traînante et musicale. Il s'exprimait péniblement en français et commençait déjà à souffrir d'une légère paresse d'oreille, dont il se plaisait d'ailleurs à exagérer la gravité lorsqu'il était aux prises avec des «raseurs». Il portait avec élégance des vêtements de la meilleure coupe, montait à cheval au Bois de Boulogne, fréquentait volontiers le foyer de la danse à l'Opéra et se faisait blanchir, comme il était de mode à chez voiépoque, cette nos Phot Vizzavona. d'outre-Manche. sins IMPROVISÉ (ÉTUDE EXOUISSE) LE BAIN DE NU, Bref, au bout de quelques mois de la vie parisienne, et parents l'autorisation de l'emmener dans la quelques fugues à Londres —où il se plaisait capitale et de se charger de son instruction. médiocrement mais où il aimait à se renconQuelques années plus tard, le jeune Anders trer avec son ami John Sargent et son compaZorn sortait de l'école royale des Beaux-Arts triote Axel Haig, qui avec James Tissot l'inide Stockholm et débarquait à Paris, après un tia à la technique de la gravure —rien plus ne premier voyage d'études dans les pays Scandi- semblait subsister dans ce parfait « gentlenaves et en Allemagne, riche de ses vingt- man » de ce qui fut le petit pâtre d'autrefois, cinq ans, d'une santé magnifique, d'une noble qu'il devait représenter plus tard, dans un ambition, d'une curiosité artistique, toujours curieux dessin, pieds nus et vêtu d'une peau 172


ANDERS ZORN de mouton. La trans-

formation féerique était complète et il

pouvait désormais

affronter sans crainte le clan des snobs anglais, les milliardaires américains, et choisir ses modèles chez les grands d'Espagne en commençant par les duchesses d'Albe et d'Ossuna. Rien ne subsistait plus, extérieurement, de la chrysalide dalécarlienne. Zorn fut vraiment le chevalier errant de la palette et du pinceau. Il revint souvent à Paris où il était toujours très amicalement accueilli et où il tra-

vailla beaucoup. Il

disait volontiers que ces séjours parisiens étaient pour lui des haltes bienheureuses et bienfaisantes après ses longues et fructueuses randonnées à travers le monde. Tout en appréciant l'oeuvre picturale de Zorn, certains écrivains d'art en ont parfois critiqué l'arabesque un peu rapide,

l'enveloppe un peu

épidermique. Le mouCcll. Tlicrslen Laurin. ÉTUDE DE NU (AQUARELLE, 1891) vement expéditif de la brosse du peintre sur des surfaces vierges de toute préparation mésouci de l'académisme de Stockholm, de sans ditée, choquait l'inconséquence de quelques Munich de Paris, De là les libres phrases ou critiques qui assistaient chaque jour, avec de souple et lumineux pinceau sous les son une admiration béate, au séduisant mirage de caresses vives duquel naissaient spontanéla fragile instantanéité impressionniste. ment, comme les fleurs au souffle du prinEvidemment ce prodigieux improvisateur, temps, les chairs fraîches les cheet et roses d'un modernisme si aigu, d'un sensualisme velures dorées de baigneuses rustiques ses si savoureux, ne s'efforça jamais d'imiter ou les blanches épaules de ses belles valseuses aucun maître, pas plus Ingres que Lenbach. entrevues, toutes diamantées, dans un flot Il résolut de peindre à sa façon, librement, de lumière. en s'abandonnant à ses tendances instinctives, Il faut toutefois se garder de croire que le I73


L'ART ET LES ARTISTES pinceau expéditif du maître suédois ne sut rare puissance synthétique, qui feraient la joie fixer, sous un aspect parfois un peu superfi- de nos grands abréviateurs à la mode, les ciel, que de rapides visions et n'exprimer que aspects caractéristiques de ses modèles. de fugitives apparences, alors même que D'ailleurs il était déjà bien jeune et sa notocette partie si séduisante de son oeuvre est riété commençait à peine lorsqu'il peignit les toute baignée d'un frais sensualisme si par- portraits de Spuller, de Coquelin Cadet, du ticulièrement savoureux. Zorn se révèle célèbre baryton Faure, d'Ernest May, de presque au début de sa carrière comme un Rosita Mauri, d'Antonin Proust, où l'esprit très remarquable peintre de portraits, genre d'observation, où la vie morale du personnage où ne peut exceller qu'un artiste supérieure- apparaissent déjà si lisiblement sous la facile

P0RTRA1T D'ANTONIN PROUST

ment doué. Ici l'habileté du métier est impuissante à réaliser un chef-d'oeuvre sans le concours de l'esprit d'observation et l'analyse morale. Or Zorn possédait ces dons précieux, qui presque toujours sont le fruit de l'expérience, mais que la nature, qui fut prodigue à son égard, lui avait si généreusement accordés presque dès son entrée dans la vie. J'ai vu de lui des croquis et de rapides ébauches qu'il exécuta lorsqu'il avait vingt ans à peine et où se résument déjà, d'une façon magistrale, en quelques notations d'une

(l888)

et fraîche virtuosité du pinceau. Est-ce donc un crime d'avoir reçu de la nature le don incomparable d'improviser, en quelque sorte, un chef-d'oeuvre? Zorn peignait comme l'oiseau chante. Et, pendant que j'écris, je songe involontairement à ce délicieux chapitre des Matinées de la villa Sa'id, où M. Paul Gsell nous montre l'excellent professeur Brown cherchant le secret du génie, le trouvant dans le travail et la patience, et provoquant cette jolie riposte d'Anatole France, disons de M. Bergeret :

'74


ANDERS ZORN

Phot. Vizzavona.

Coll. Thjrslen

PORTRAIT DE COQUELIN CADET, DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE

170

taurin.


L'ART ET LES ARTISTES offrant aux jeunes gens les génies pour modèles, on a coutume de leur dire: « Pioche^ dur! bùche\ ferme ! Vous sere\ semblables à eux! » Et en effet ce serait plus juste. Mais quoi !

Vous voye\, en tous cas, avec quelle désinvolture les génies bâclent leurs sublimes ouvrages... Quoiqu'on en dise, la patience est la dernière de leurs vertus. Ils ne se donnent «

Coll. Thorstcn Laurin.

JEUNE PAYSANNE DALÉCARLIENNE (1916)

point de peine. Ils sont grands comme les belles femmes sont belles : sans effort. Cette pensée heurte un peu la morale courante, j'en conviens. On voudrait que la gloire fût acquise au prix de quelque labeur. En

La nature se moque bien de la justice ! Les médiocres suent sang et eau pour accoucher de

niaiseries. Les génies sèment les merveilles en se jouant. En somme, il est beaucoup plus facile de

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ANDERS ZORN produire un chef-d'oeuvre qu'une rhapsodie. Car tout est facile... aupiortel prédestiné!.. M. Broivn semblait atterré..., etc. Mais c'est quelques années plus tard, après États-Unis, d'où sa réputaaux son voyage

ment personnel (ce qui compte), il demeurera comme ungraveurincomparable.il fait désormais partie de la glorieuse phalange tout à côté de Rembrandt, de Goya, de Méryon, de Seymour Hayden.... Depuis le grand maître hol-

Pliot. Vizzavona.

BAIGNEUSE (19O2)

tion de portraitiste ne tarda pas à rayonner sur le monde, que Zorn résolut d'appliquer à l'interprétation de la figure humaine, y compris celle de ses fraîches et joyeuses hamadryades dalécarliennes, ses dons miraculeux de graveur. Car si Anders Zorn fut un peintre d'un rare talent, talent essentielle-

landais, jamais graveur ne l'égala, on peut le dire, dans l'interprétation de la figure humaine, « cet abîme ». Je sais des masques hermétiques, sortes d'énigmes faciales, d'où ce prodigieux artiste, d'une acuité de vision presque unique, a su, après quelques courts instants d'intense obser-

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L'ART ET LES ARTISTES vation, pendant lesquels il serrait les lèvres qu'il était berger, de petites figures de chèvres (je le vois encore), faire jaillir sous le trait et de moutons. C'est d'ailleurs comme starapide de sa pointe inspirée des effets imprévus tuaire que le Giotto de Mora se révéla au d'ombre et de lumière où se révélaient providentiel Cimabué de Stockholm.... Il est aussi l'auteur de diverses sculptures brusquement toute l'âme secrète, toute la pensée murée du mystérieux modèle. Et très admirées et entre autres de la statue de rien n'est plus étrangement contrastant que Gustave Wasa, monument de très belle plein air les dans qui dresse psychologique allure., profonde analyse vive en se et cette brusquement fixée pour toujours, et avec campagnes mêmes où le héros appelait le quelle puissance d'expression, par une pointe peuple aux armes contre la domination daqui court sur le noise, à proximité même de la maison cuivre, qui semble de Zorn à Mora, sur voltiger, comme en du grand bords les jouant. se lac Lilian. Nous OEuvre extraorconnaissons aussi dinaire où les quade lui un buste de lités du peintre se (bois, grand-mère leur sa retrouvent avec 1889) d'une expresétincelante franchisive beauté, puisleur un se, avec nymphe individualité, et groupe, sante (cire perdue) déconcerleur satyre avec d'un mouvement tante spontanéité, extraordinaire et d'un si prestigieux modernisme et où, une admirable étufemme de de hachure la nue sous meilmais (bois); souple sa et pronette, leure oeuvre sculplongée du burin, la turale, celle où se vie naît, se développlus le révèle palpite, avec toute pe, d'éclat et sous la baignée de lumière forme la plus comvive et d'ombre léplète le troisième gère et mouvante. Il plonge éperdu aspect de son génie créateur, est, sans dans le rêve remcontredit, la statue branesque et il y équestre du héros vivra désormais L'ARTISTE GRAND PORTRAITDE LA MERE DE national suédois jusqu'à lamort. Qui (BOIS SCULPTÉ, 1889) Engelbrecht. On oserait nier cette fraternité du génie pourra juger de la beauté de cette oeuaprès l'examen de l'oeuvre gravé des deux artistes? Et cepen- vre par la reproduction que nous en dondant on ne saurait douter de la puissante per- nons ici. sonnalité du maître Scandinave, malgré les Comme l'a fort bien dit ici même M. Carl-G. persistants effets de la glorieuse et impérieuse Laurin, « l'artiste a su rendre avec un art ascendance. Mais je m'aperçois que j'usurpe parfait l'héroïque simplicité, la haute figure qui, Suède, populaire la propriété héros de la de éminent collaboradu en sur mon teur et ami Henri Focillon... Le sujet est si même temps que Jeanne d'Arc réveillait le attirant.... sentiment national en France et chassait les Un trait manquerait à cette esquisse d'An- Anglais du pays qu'ils avaient envahi, fit ders Zorn, encore peut-être plus célèbre en sentir aux paysans suédois l'ignominie de Amérique que dans la vieille Europe, si nous l'oppression qu'ils subissaient et, avec leur n'ajoutions que le peintre et le graveur se aide, délivrait pourtoujours la Suède du joug complètent d'un statuaire de grand talent, qui danois. mais 1436, assassiné tailler fut borna bois, Engelbrecht dans le alors à en pas ne se « I78


ANDERS ZORN il avait rendu la liberté à son pays

»

le continuel triomphe, le succès persistant,

(i).

Dalécarlie, lui faisait oublier chère ne pas sa la pauvre cabane de Mora qui abrita ses jeunes années, et près de l'emplacement de laquelle s'élève maintenant, au milieu des

A l'encontre de bien des artistes, Zorn connut de son vivant le grand succès, la gloire

STATUE ÉQUESTRE D'ENGELBRECHT, HÉROS SUÉDOIS (BRONZE)

et la fortune. Il fut dans le monde des arts un des grands privilégiés du Destin. Mais (i)

Zorn laisse une vingtaine de sculptures dont toutes ont été fondues en bronze, sauf les très beaux bustes en bois de sa mère et de sa grand-mère, qui font partie de la collection de la veuve de l'artiste, et que Mme Anders Zorn léguera sans doute au musée de Mora.

bruyères roses, encadrée de pins et de bouleaux, une superbe demeure où le grand artiste venait parfois, las de ses laborieuses campagnes à travers le monde, goûter quelques heures de glorieux repos. Dans nos longues et déjà si lointaines promenades nocturnes sur les quais de la

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L'ART ET LES ARTISTES Seine (Zorn était très noctambule) il se plaisait souvent à me parler avec attendrissement de son pays d'origine et de son enfance pauvre et rustique... « La première oeuvre que j'ai vendue, me dit-il un

quelques petites fleurs des bois... Cette vache en colère me fut généreusement payée un sou et un petit pain blanc, par un berger de mes amis. Eh bien, je vous jure, mon cher ami, concluait Zorn en soufflant vers les étoiles la

Pliot. Hallgren, Mora.

STATUE DE GUSTAVE WASA,

soir, représentait une vache en colère. C'était une petite sculpture en bois vivement coloriée, car pour me rapprocher davantage de mes modèles, j'imitais instinctivement la statuaire antique... Le creux de ma main était la palette où je mêlais le jus des myrtils à certaines substances colorantes empruntées à

A MORA

(I9O3)

fumée de son cigare, que le jour où la duchesse d'Albe me commanda son portrait, je n'éprouvai pas une joie aussi grande qu'en touchant ce sou et ce petit pain blanc. »

Anders Zorn, avons-nous dit plus haut, connut de son vivant le grand succès, la gloire,

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ANDERS ZORN la fortune. Et cependant jamais le triomphe de chaque jour ne troubla sa sérénité naturelle, toujours d'une simplicité souriante. Ce

fut en 1910 qu'un comité d'admirateurs suédois publia le recueil contenant l'opinion des grands artistes et des écrivains d'art du monde entier sur l'art de Zorn, sorte de livre d'or, universel concert d'éloges à la gloire du maître de Mora. Voici la réponse de Rodin à l'appel du comité : « Zorn a le privilège d'être un vrai peintre de tous les temps :

rayonnante de sincérité, vertu simple en apparence et cependant de plus en plus rare, bien qu'en elle seule réside la véritable originalité d'où naissent les chefs-d'oeuvre. De tous les artistes contemporains Zorn est peut-être celui qui a échappé le plus complètement à la tyrannie de la convention. Rien de plus libre, rien de plus spontané, rien de plus vivant que son art. Ici toute

App. à M™ Zorn.

COFFRET A LINGE EN FORME DE LIT (BOIS SCULPTÉ)

fraîcheur de ton, dessin remarquable, plan, influence d'école est absente et l'on ne soupmodelé, ronde bosse. çonne même aucun effort dans l'oeuvre du maître pour se libérer de cet académisme « Aquafortiste brillant, d'une technique impeccable, incomparable graveur, possède international (international comme les épidécette qualité, si rare à notre époque, de faire mies) qui sévit sous toutes les latitudes et saillant et non plat. C'est un très grand dont il dut subir, lui aussi, les effets, avant de se familiariser si complètement avec le artiste... » Jugement d'une étonnante précision dans mystère de la nature. Une exposition des oeuvres de Zorn est à son schématisme télégraphique. Appelé à l'honneur de prendre part à cette la fois une joie délicieuse pour l'oeil et un rare imposante consultation, nous répondîmes festin pour l'esprit. Sous le large et sûr mouvepar la lettre suivante, que nous nous permet- ment de son pinceau les chairs roses et blanches tons de reproduire à la fin de ces pages des jeunes Dalécarliennes naissent et resplenrapides. Elle témoignera du moins de notre dissent comme des fleurs dans les frais décors ferveur ancienne et toujours aussi vive pour d'eaux limpides et de verdures puissantes, un art libre de toute contrainte académique, et dans ses portraits, images de princes ou de dégagé de toute théorie paralysante, et où se rois, d'artistes, de comédiennes, de bourgeois reflète en même temps, comme dans le plus et de bourgeoises, l'âme humaine tout pur des miroirs, l'âme d'un grand artiste, entière transparaît sous le prodige du métier. 181


L'ART ET LES ARTISTES Pour être moins méditée, moins appuyée, moins forte que l'expression psychologique d'un Holbein celle de Zorn n'en est pas moins profonde, et l'admirable portrait qu'il dessina, devant nous, de Renan, au Collège de France, et cela en moins d'une heure, dit aussi bien l'état d'âme tourmentée d'inquiétude de l'illustre auteur de La vie de Jésus, que le portrait d'Erasme celui de l'auteur de l'Eloge de la Folie. Le graveur est égal au peintre. Peut-être même lui est-il supérieur... mais nous n'oserions l'affirmer, pas plus que l'aube est plus belle que le crépuscule... Les peintures blondes et joyeuses de Zorn nous ravissent; ses puissantes eaux-fortes aux ombres ardentes nous émeuvent. Il y a en ce prodigieux artiste du Velasquez et du Rembrandt. Les deux grands aspects de l'art et de la nature se confondent en son génie primesautier qui est comme le fidèle reflet de sa chère Dalécarlie si saine de corps et d'esprit. Tout en écrivant, au courant de la plume, ces quelques lignes, trop modeste hommage apporté à la gloire de Zorn, je dirige, de temps à autre, mes regards vers une eau-forte du maître, posée sur mon bureau, et-qui m'est particulièrement chère. Cette gravure, aujourd'hui célèbre, représente une femme jeune et

belle, largement coiffée, et le visage recouvert d'une voilette. Mais à travers cette voilette, légère comme une ombre flottante, on perçoit le sourire un peu railleur des lèvres et la lumière mélancolique des yeux, en un mot toute l'âme du modèle. Ce précieux chefd'oeuvre, si connu aujourd'hui sous le nom de La femme à la voilette fut exécuté directement sur le cuivre, en une seule séance. Et en voyant courir sur la plaque, pénétrant et sûr, le burin du graveur, dont chaque incision captait, pour ainsi dire, en même temps qu'un trait du visage, un frisson de l'âme, je songeais involontairement à cette hautaine déclaration de l'impeccable analyste que fut Quentin Latour parlant de ses modèles : « Ils croient que je ne saisis que les traits de leurs visages; je descends au fond d'eux-mêmes à leur insu, et je les emporte tout entiers. » Zorn est grand parce que, aussi bien comme peintre que comme graveur et même comme sculpteur (car ses trop rares essais de sculpture sont des oeuvres de maître) il communia toujours dans la plus grande intimité avec la nature qu'il sut aimer et comprendre, et aussi parce que, en élu privilégié des dieux, il reçut en partage, dès son berceau, tous les dons nécessaires au facile et rapide développement de son art et à l'éclosion définitive de son génie. » ARMAND DAYOT.

Phot. Hallgreen, Mora.

SALLE DE BILLARD DE LA MAISON DE ZORN, A MORA

l82


ANDERS ZORN

L'Art et les Artistes.



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