L'ART
6- ANNÉE Nouvelle Série
NUMÉRO 20 OCTOBRE 1921
ARTISTES ET LES ART ANCIEN, ART MODERNE ART DÉCORATIF
RÉDACTION
&
ADMINISTRATION
ARMAND
DÀYOT
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23, Quai Voltaire, PARIS 7*
France et
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ANDERS ZORN
PORTRAIT DE M1'"' ARMAND DAYOT (1890)
ZORN GRAVEUR
l'art de Rembrandt et de PL nèse, aux mains des romantiques et de leurs successeurs directs, s'est le plus largement et le plus volontiers exprimé. Feuilleter un carton d'estampes du La gravure originale, au dix-neuvième siècle, dix-neuvième siècle, c'est cheminer dans de a sollicité de nombreux paysagistes. Chaque prodigieuses villes, sur lesquelles resplendit génération fait à son tour et pour son compte avec une fixité solennelle un soleil violent et la découverte de la nature, et l'on dirait que décoloré, à travers une nature mystérieuse, cette merveille l'enivre et la prend tout entière. hérissée de feuillages passionnés, pleine de Peut-être est-ce dans l'art du paysage que les violence, d'amertume et d'austérité. L'homme renouvellements de la peinture moderne sont n'apparaît qu'à titre épisodique ou accidentel. surtout sensibles et bien apparents. Pour Il s'avance, comme une petite ombre triste, l'eau-forte, c'est encore plus vrai. La poésie sur les routes de velours, escortées de colondes vieilles cités, accablées de désuétude et nades énormes. Dans l'étang où se répercute d'antiquité, le style ou le pittoresque des un chaos de nuages d'or, il navigue avec demeures des hommes, travaillées par l'éro- paresse sur une barque rustique, et l'oblique sion, patinées par le soleil et par l'air, la soli- lueur du soleil couchant frappe sa chemise tude mélancolique des campagnes, les soirs blanche. Dans les sablonnières, il court derqui retentissent au-dessus des marécages et rière les porcs qui se bousculent en grognant. des forêts, voilà par excellence le domaine où Le fusil à l'épaule, escortant une charrette, il i83
L'ART ET LES ARTISTES
PORTRAIT DE RENAN (1896)
interroge et il suppute les menaces du ciel. Mais toujours ce ciel, ces sables, ce soleil du soir, ces impénétrables forêts l'enveloppent, le prennent, l'associent à leurs prestiges. Millet peut-être est le seul à l'avoir étudié et aimé, non comme le comparse d'une grande féerie naturaliste, mais comme un héros, qui n'a pas besoin de son décor pour nous émouvoir. Et pourtant, là encore, dans ces sublimes eaux-fortes de Millet où se retrouve l'accent de l'humanité de Rembrandt, la poésie de la nature, des saisons, des travaux et des jours baigne l'homme et la femme dans une atmosphère dont on ne saurait les isoler. Cet Hésiode de l'estampe, plus grand à mesure que les générations s'écoulent, n'a pas séparé la terre et le paysan. L'image de l'homme suffit à Anders Zorn, — et non pas l'homme d'un milieu, l'homme d'une patrie, choisi par une prédilection spéciale, reconnaissable à son type physique et à son costume, mais l'homme moderne, pris partout, l'homme de toujours. Et non pas même l'homme tout entier, étudié pour sa plastique particulière, mais, la plupart du
temps, le visage de l'homme, dépositaire de soucis, d'habitudes et de songes. Le voici, tel quel, avec son évidence et son énigme, construit avec une force passionnée, avec une économie libre, saisi dans ce qu'il a d'habituel et d'ordinaire — et d'essentiel aussi. Il ne se dérobe pas dans un charmant demi-jour, il ne scintille pas comme un joyau, palpé par un avare, dans l'ombre scélérate d'une cave, il ne s'esquive pas dans un rayonnement d'or trouble où caracolent des spires de fumée. II est direct, il parle à voix haute. Les artifices et les procédés, la facture et la manière, les jolies recherches, les curiosités, les savants ragoûts, les fioritures, le croustillant et le spirituel d'une pointe habile n'ont point de part non plus à ces audaces fortes et sobres dont l'accent énergique et décisif atteste la maîtrise. La plupart des eaux-fortes de Zorn sont des portraits. N'importe quel visage peut servir de prétexte à n'importe quelle virtuosité, — mais l'art du por-trait, tel qu'il a été conçu par les grands aiCstes, est exclusif de toute dispersion, de toute facilité de virtuose. Il est
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ANDERS ZORN une concentration et, par là, même, une limite, suggestion, développement. une non un — S'il se déploie en commentaires, s'il s'attarde à des accessoires, il donne la mesure de sa débilité, il bavarde au lieu de parler. L'artiste qui étudie le visage de l'homme
charme d'une minute et une poésie éternelle. Un visage n'est pas un, — et c'est pour cette raison que les portraits photographiques ont si peu de sens, étant découpés dans des moments de la vie, — il est la superposition d'un grand nombre de physionomies dont chacune
App.
LE MODÈLE (1892)
ne copie pas le visage d'une statue. Un être vivant n'est pas un tout définitif, cerné par de dures lignes, mais, si je puis dire, le lieu géométrique de forces contingentes et qui passent. Il y a en lui du trop et du pas assez, du passé et de l'avenir, des choses habituelles et de l'inattendu spontané, des expressions de surface et ...s signes de profondeur, le
a Marcel Guiot.
exprime sa nuance propre. Quel est le lien de ces formes passagères de l'individualité, qui se succèdent, se juxtaposent et se marient dans la même structure d'os et de tissus? Comment le surprendre? L'intuition de l'amitié le discerne parfois plus sûrement que l'analyse psychologique ou l'observation du moraliste. La vertu divinatoire de certains artistes,
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L'ART ET LES ARTISTES par une illumination soudaine ou par de Peut-être, pour être fidèle et complète, l'image lentes démarches, le met en évidence, tout de l'homme devrait-elle exiger un grand en sachant conserver la note mystérieuse et nombre de portraits, comme les Bismark de presque fuyante de cette impondérable unité... Lenbach! Il y a une sorte d'antinomie au fond Ainsi un beau portrait n'est pas seulement de cet art: il doit rester fidèle au mouvement une expression dans l'espace : c'est aussi une de la vie, il doit d'autre part nous communiévocation dans quer la note profonde, la tele temps et, n'étant pas linue constante mité à l'arbide la personnalité. Je crois traire instanl'eau-forte, teltané du mole que l'ont ment, il résucompriseRemme un passé, brandtetZorn, il suggère un particulièrefutur. Une na-
ture morte
n'est pas une représentation d'objets inertes, mais une
ment apte
à
antinomie,
à
résoudre cette
trouver la synthèse de ces nécessités contradictoires. C'est que la peinture tend à se délecter de sa propre matière et qu'elle cède souvent au prestige de faire solide et complet. Un portrait peut être un beau morceau de peinture, mais alors est-il un portrait ? Les
harmonie de « vies silen-
cieuses ». Un paysage n'est pas le fragment d'un univers mort,mais un système de forces actives.
Un portrait
n'est pas une minute de vie
extérieure, mais l'incarnation d'une
puissance spirituelle. Et pourtant, sous peine de
arts graphi-
ques ont des devenir une concisions plus puissantes et pure expression symboliqui vont plus loin; l'eau-forque, il importe qu'il reste dans te les décuple. JEUNE PAYSANNE DALÉCARLIENNE (1912) la vie, dans la Elle est hardie vie qui passe, et libre par le et qu'il n'immobilise rien. Les-grands por- trait de la pointe, qui court avec une sorte traits officiels, figés dans une solennité fausse, de fièvre sur le cuivre, saisit la vie au vol raréfient l'atmosphère glaciale des cérémonies et la laisse jouer à l'aise dans un réseau peu autour de figures, non pas vivantes, mais serré. Une sorte d'écriture rapide, juste et soigneusement embaumées. La permanence pure, une sténographie du mouvement, si l'on de la vie intérieure est faite, non de cohésion veut se ramasser et si l'on ose une concision rigide, mais d'échanges instables, de contacts absolue. L'art de l'estampe est évidemment légers, d'accroissements et de diminutions. capable de modelés aussi complets que les l86
ANDERS ZORN modelés peints : il est solennel, paisible, profond dans les admirables portraits français du dix-septième siècle, chez l'aquafortiste Morin, chez le buriniste Edelynck, — mais le « génie » de cet art, c'est l'économie et la
exprime une enveloppe, un éclat, une sonorité de ton, ou quelque suave et subtile caresse de matière; un trait dessiné accentue ou suggère l'essentiel d'une forme; une taille d'aquafortiste émeut en nous quelque chose de plus
App. à M, A. D..
PORTRAIT DE M",e SIMON (1891)
vivacité. Et, d'autre part, grâce à la qualité de la morsure, grâce à l'harmonie particulière des noirs, sur cette légère armature d'une vie rapide et passante il répand une sorte de poésie mystérieuse qui n'est qu'à lui. La plupart du temps, une touche peinte
que le sens du concret et du visible; accompagnée de l'entre-taille blanche, par laquelle joue le papier, elle rayonne, elle est triomphalement lumineuse et doucement funèbre à la fois, elle éveille en nous la magie des songes et, avec les songes, le sentiment des puissances
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L'ART ET LES ARTISTES cachées. A la nervosité d'une main habile, à cette maîtrise agile qui, sans hésiter, avec autorité, avec finesse, inscrit dans la matière la courbe ou la saccade de la vie, l'eau-forte ajoute ce don unique, le mystère, sans lequel l'image des vivants serait semblable à l'image
l'accent décisif, — cette première vertu de son art, car, en travaillant sur l'airain avec un stylet d'acier, il n'est pas permis de trembler. Il sait faire mordre ses planches par l'acide, ce secret alchimique que beaucoup ont ignoré parmi les gratteurs de cuivre, et même le
ÉTUDE DE NU (1916)
des morts. Dessinateur ou peintre, Zorn est un artiste très « fort ». Il dépasse cette définition par son extraordinaire puissance de
graveur. Il n'est ni romanesque ni romantique, je l'ai dit, mais il est graveur, et graveur-né, et l'un des plus grands qu'on ait vus jamais. Il a le sens de l'économie et de la liberté. Il a
grand et charmant Whistler Par là, ses oeuvres ne sont pas de plaisants croquis d'humanité, d'habiles dessins multipliés par l'imprimerie, mais des harmonies profondes; parla, cet art si sain, si franc, si cordial, émeut en nous une sympathie secrète et supérieure. Les formes et les visages qu'il nous montre en souriant appartiennent à la vie la plus !
ANDERS ZORN authentique, mais ils sont baignés d'une mopolite, intelligente et délicate, aux alenlumière qui les transfigure. tours de 1880. Ce grand portrait de deux On a eu quelques raisons de penser, et jeunes filles, qui est au Luxembourg, ombres c'est surprenant, que le procédé lui fut ensei- légères, aériennes, sous de mélancoliques gné, à Londres, par James Tissot, cette demi- retombées de feuilles, quelle évocation pénépersonnalité si sympathique, plutôt faite pour trante, quel charme de chose passée, pourtant
App. à M. Marcel Guiot.
BAIGNEUSE
les agréments timides de la pointe-sèche que pour les violentes et pénétrantes austérités de l'eau-forte (i). James Tissot, — c'est le charme et l'indécision d'une époque. Je ne
crois pas qu'on puisse l'oublier, quand il faudra noter une certaine rareté de goût, cos-
(1) En réalité, ce fut un vieil ami de Zorn, le graveur Hermann Haag, qui lui révéla les premiers éléments de la technique.
voisine encore de nous par les années, mais d'une poésie démodée si subtilement élégante Son effort (considérable) de reconstitution biblique mérite aussi des éloges, — mais comment ne pas regretter que cette sensibilité si consciencieuse et si fine ne se soit pas tournée avec décision vers la vie moderne?Toujours le prestige des grandeurs de l'histoire séduira les natures incomplètes, peu faites pour les
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!
L'ART ET LES ARTISTES étreindre et pour les ressusciter. Lazare ne s'est pas dressé, debout, hagard, sous les passes d'un magnétiseur mondain. Pour l'arracher au sépulcre, il a fallu l'héritier d'Elie et sa fulgurante douceur. Zorn instruit par Tissot, c'est Meryon instruit par Bléry, c'est Piranèse à qui Giuseppe Vasi enseigne tout ce qu'il sait, une pédagogie froide, où le «secret» reste à découvrir. Tissot, encombré d'intellectualisme, anémié de rafrinement,touchait la matière d'une main rapide, aristocratique, un peu dégoûtée. Le Suédois l'empoigne, la force, l'asservit. Il n'a pas longtemps tâtonné. On peut dire qu'il n'a jamais égratigné le cuivre, mais qu'il en fut tout de suite le maître. Pas une de ses
pétrisseurs de fines matières, pour les cavaliers mystérieux, en quête des plus rares dandysmes de métier, — et pour ce Scandinave catégorique, qui nous vient d'au-delà des mers, avec son plein de vie et sa fureur saine. Et pourtant, s'il faut le rattacher à un passé, à un exemple, je pense à Rembrandt, dont la leçon a été la plupart du temps si mal comprise, soit par des vignettistes (je ne puis leurdonner d'autre nom), d'une minutieuse sensualité de métier, comme le complexe et velouté Norblin, soit par des improvisateursfantaisistes, d'une
pointe banale,
comme le Domenico Tiepolo de la Raccolta di Teste. Souvent, en présence de Zorn, j'ai pensé au Janus Luima. à cette puissance
d'individualité
planches qui
obtenue par le modelé le plus suggestif et le plus simple, à cette fermeté de style qui n'exclut pas la souplesse, mais qui ne se perd ni en
donne l'impression de la fatigue : elles sont toutesd'une fraîcheur et d'un al-
lant extraordinaires. Elles
sont écrites avec rapidité, comme LE ROI OSCAR DE SUEDE A une lettre, et signées d'un seul coup. Un diraitqu on les voit naître, avec une précipitation fébrile et gaie. Point de recherches subtiles, point d'équivoques : ce métier si clair semble su une fois pour toutes et pour toujours. Waltner, délicieux inquiet, que j'ai vu si souvent, causant avec mon père, à la recherche d'une sonorité inédite, d'une caresse visuelle encore inconnue, que dites-vous de ce garçon du Nord qui modèle un plan à grands traits, comme s'il le sculptait dans le bois, qui n'a pas peur des tons aigres et des grosses évidences de son audace et de sa jeunesse ? Dans le royaume de l'eau-forte, il y a place pour les songeurs tourmentés, pour les
BORD DE SON YACHT (1898)
arabesques ni en
préciosités.
Rembrandt graveur est multiple, — et n'est pas seul. Quelle indifférence pour l'accessoire, souvent abandonné à des manoeuvres! Que de recherches aussi, quelle soif de découvertes, quelle obsédante hallucination des mystères sacrés ! L'humour de la matière, la bonhomie de la matière, la tendresse de la matière, extraits, caressés, galvanisés, transfigurés par une âme sublime, des voluptés et des éblouissements de tons, choyés par une nuit palpitante, un soleil vieilli baignant avec onction des fronts dévastés de septuagénaires, des pelleteries douces à l'oeil comme à la main — ces suavités, ces élévations, ces prodiges, c'est l'alchi-
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ANDERS ZORN miste Rembrandt, mais le grand Rembrandt, Mme, Atherlon Curlis, devant une grande c'est peut-être l'autorité d'un trait simple qui toile où s'ébauche une Madone portant l'Endit tout et qui résume la vie, le trait de ses fant, se tiennent debout avec simplicité, vêtus admirables dessins. Je le trouve tout entier de leurs habits de tous les jours, — elle, avec dans le visage de Lutma, modelé par accents, sa bonne petite figure de puritaine exaltée si intensément vrai, si riche de spiritualité par Ruskin, en longue blouse blanche d'atefamilière. Cette planche et quelques autres lier, lui assez beau et 'jeune, avec un regard du même ordre aident à comprendre ce que rêveur, une bouche bonne entre la barbe et la j'appellerai la substance de Zorn (voir par moustache. Le trait gravé semble courir à la exemple le premier surface des plans et des volumes, avec quelque état de Madame Runeberg){\). chose d'indifférent et Elle est toujours lide hâtif, mais tout est sible, elle est toujours merveilleusement en claire, elle signifie touplace, non seulement jours, cette libre et ferdans l'atmosphère, mais dans la vie spirime manière. Debout, tuelle. Le mordant de tenant d'une main son la taille, les belles omverre et de l'autre un fume-cigare, le vieilbres sobres sont une lard qui porte le Toast expression de l'âme qui, derrière ces yeux à la Société Idun est d'une structure magniet ces fronts-là, est fique, d'un aplomb satoute présente. cerdotal. Sa barbe est Le portrait de Renan est célèbre. Le voici comme un flot qui s'épanche, son visage donc, notre maître, noest construit comme tre père, derrière sa table encombrée de paun rocher, mais doué de vie par ses yeux perasses, épaulant sa puissants et beaux, corpulence dans un fauteuil, tout le corps sous des sourcils fournis. Cérémonieux et un peu penché vers la solide, il se dresse avec gauche, dans une attila majesté cordiale qui tude de détente réfléVIEUX PAYSAN (igi I sied à une solennité chie. Ledirai-je? quand d'amis. Il porte sursoit je le confronte à d'auventre la belle chaîne de montre naïve de ces tres portraits (je ne parle pas de celui de bourgeoisies-là. Ses admirables mains sem- Bonnat, d'une énormité vulgaire), je le trouve blent scander modérément un débit simple. un peu arrondi, doté, je ne sais comment, Marquand est près de sa cheminée, qui d'un vague air de pasteur d'Ibsen. Mais ne l'éclairé d'en bas, le visage un peu tendu, le regardons pas trop vite. Devant un porcomme aux aguets, sillonné de rides verti- trait, il faut s'interroger et réfléchir. Eh bien cales, pareilles à des encoches, favoris flot- non, décidément, ce n'est pas le bonhomme tants, moustaches tombantes. Sa main joue gracieux et papelard, dont le Journal des avec un lorgnon. Il écoute, avec un merveil- Concourt, par exemple, nous a laissé une leux air d'attention détachée et méfiante. Au- idée si fausse, ce n'est pas non plus l'ironiste dessus de Pâtre, des faïences, un ancien onctueux qui sut mener par le nez la jeuportrait de femme suggèrent un intérieur nesse de M. Maurice Barrés. Dans le modelé feutré. Dans un atelier de peintre, M. et du visage, la joue gauche, le front, il y — — a une sorte de violence et d'emportement: le (i) 11 serait intéressant de pouvoir étudier les cuivres. Presque graphisme même du métier a une incompatous ont été détruits. A la mort de l'artiste, il n'en restait qu'un rable autorité psychologique. Le Renan de petit nombre : Mme Zorn les destine au futur Musée de Mora Zorn l'homme des grands combats de l'inest et, en attendant l'achèvement de ce Musée, les a déposés en lieu telligence. Son regard n'est pas d'un détaché, sûr pour éviter les retirages.
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L'ART ET LES ARTISTES
Hildebrand Nordenskiold Key WSrn LE TOAST (PORTRAIT DE WIESELGREEN) (1893)
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ANDEjRS ZORN
Pliât. Vizzavona.
App. a M. MauriccGobin.
LA DAME A LA CIGARETTE
(1891)
qui a fait le tour de tout et qui se moque de tout, mais d'un homme qui a su voir, délibérer, choisir, accepter la bataille, y commander, la mener. Quel regard d'un chef! On sait par Armand Dayotque Renan était alors très souffrant et très avare des quelPour vivre. qui lui restaient à ques moments le décider à accorder à Zorn une séance, il fallut lui promettre qu'elle serait brève et qu'elle ne se renouvellerait pas. L'artiste exécuta en une heure un magnifique dessin (aujourd'hui à Mme Noémi Renan), et c'est ce dessin qui servit à la gravure. Il en fut ainsi pour beaucoup d'autres, par exemple pour le Berlhelot, qui venait admirablement, lorsque le modèle tomba malade, si bien que Zorn ne put obtenir une seconde séance : la première avait duré dix minutes environ. Ce qui m'arrête dans des faits de cet ordre, ce n'est pas l'incroyable adresse du prestidigitateur, c'est la souveraine puissance de l'intuition. Pour interpréter la vie, il nous faut mille lentes démarches dont un Zorn ne s'encombre pas. Il la saisit et il la fixe sans vaines interpositions analytiques, et l'on peut presque dire qu'il la comprend parcequ'il la surprend. L'image de la femme est chez lui déli-
cieuse. Avec ce faire audacieux qui raye précipitamment le cuivre, qui le griffe, l'attaque, le mord, il exprime toute sa poésie cachée. D'autres que lui se plaisent à des séductions de finesse, à d'impondérables systèmes qui reconstituent la pulpe charmante des tissus, qui font rayonner suavement le doux éclat de la chair. Mais Zorn ne cherche pas à assouplir la matière gravée pour simuler la matière vivante. Ce serait donner le change. 11 évoque la femme avec une autorité hardie, il ne nous flatte pas avec un moelleux simili. Penchée sur le billard et nous livrant ce que Wells appelle les exquises confidences des toilettes du soir, ou bien au piano (Miss Anna Burnetl) et dans un contre-jour d'un incomparable charme, ou encore présente et souveraine par son seul visage, la femme de Zorn n'est pas une apparition fuyante, mais une vivante qui nous regarde avec des yeux vrais, énigmatiques pourtant et pleins de songe. Mme Betty Nansen a l'impériale grâce d'une mondaine du Nord. Emma Rasmussen, dans une toilette négligée qui laisse voir les beaux bras nus, une rondeur d'épaule découverte par le linge qui glisse, les magnifiques cheveux défaits d'une fille des mers, sourit de toute sa forte bouche rouge, de tous ses yeux sincères, avec cette fraîcheur, avec cette évidence des jeunesses
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Pliot. Vizzavona.
App.àM.MauriccGobin.
MADONNA (19OO)
L'ART ET LES ARTISTES
PORTRAIT INACHEVÉ DE MARCELIN BERTHELOT
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(1906)
ANDERS ZORN saines, bien plantées, durcies par un vent d'aujourd'hui, l'élégance et le raffinement salé. Mrs Kipp a la vivacité nerveuse et con- de Paris associés au rêve prodigieux de tenue de langlo-saxonne : sa petite main, Rembrandt. Le nom de Rembrandt (dont gantée, dont les délicieux plans s'ajustent on fait d'ailleurs un si cruel abus, lorsqu'il de si spirituelle façon, est leste et dégagée s'agit de l'estampe, comme si toute estampe comme un joli oiseau qui va fuir. C'est la possible pouvait et devait dériver de lui seul), nature, c'est la vie même, — mais la nature le nom de Rembrandt peut être prononcé ici et la vie, vues par nos yeux habituels, sont avec sécurité. La largeur du style, la poésie équivoques, pesantes, indifférentes, à côté de de l'effet, la certitude de la forme, l'exquise de ces expressions et forte qualité de succinctes, qui en la matière (plus conde'nsent l'exsimple et plus diquis et le fort et recte chez Zorn) qui les galvanisent font de cette planche une des gransous nos yeux. La Dame à la cigaretdes et solennelles te, Madame Simon, pages de l'art moMadame Dayot ont derne. quelque chose de Zorn, subtil évoplus rare et de plus cateur de la fémihaut encore. L'arnité, est aussi un tiste, maître de son poète de la plastisecret, est définitique de la femme, poète vement libre. Sous non pas — des cheveux d'or, mystique, mais la Dame à la cigad'une sensualité rette tend un merdrue, qui n'exclut veilleux visage, le pas la tendresse. Dire tendresse, ce menton, les joues, le front éclairés par n'est pas dire forcément mièvrerie, une fine lueur. Les demi-tons délicats et la tendresse sait
étreindre. Telle
des parties dans l'ombre sont obtenus par des tailles incroyablement hardies, qui sont
rondeur d'épaule, laissée nue par une épaulette tombante, nous révèle chez là comme au haZorn un vo 1 upsard et dont chatueux sentiment de la femme. Il a aimé cune, par une économie qui tient du son corps pour sa miracle, est souveplénitude et pour rainement juste, sa douceur. Les juste dans la lorme, juste dans la valeur, un modèles de Zorn sont des gaillardes, mais dirait un amusant croquis, et c'est une oeuvre femmes aussi, femmes par la qualité de la complète. Jamais la qualité d'un teint, jamais chair, comme les femmes de Renoir, mais l'élasticité d'un épiderme jeune aux plans d'une structure plus élancée et d'un plus éléfermes recouverts de chairs rondes n'ont été gant athlétisme. L'une ramène sur son sein rendues avec cette poésie de vérité. Sous sa ses vêtements épars et croise ses bras en voilette qui l'enveloppe de mystère, sous son penchant la tête, dans une attitude de pudeur chapeau de velours, dans des fourrures de tendre. Debout près de la mer, où oscille la seigneurie, harmonie de riches ténèbres où mâture d'un canot, une autre quitte son peile gant blanc d'une main fine met une note gnoir où ses bras sont encore engagés et, inattendue et profonde, Madame Dayot est à ainsi rejetés en arrière, ils semblent nous la fois une dame d'autrefois et une femme mieux offrir les richesses d'un corps généreux. 195
L'ART ET LES ARTISTES Une autre, éclairée par un jour frisant, contre un rideau à fleurs, est pareille à quelque statue de bronze. Au bord du lit, dont elle écarte le drap, Olandine rayonne doucement dans la lumière de la lampe, de toute la chair de son corps solide. Toutes, celle qui a le rond visage et le nez bien dessiné, comme la belle fille à la bonne petite tête canine, qu'elles se présentent nues au soleil ou nues dans l'intimité de la chambre, sous un grand jour blanc ou dans la tiédeur veloutée d'un clair-obscur d'eau-forte, sont douées d'une fraîcheur de vie qu'elles sont seules à posséder. Auprès d'elles, les savants modelés de Rops, si cherchés, si expressifs, ont le faisandé du cadavre; les probes modelés des vieux maîtres nous font penser à des épures, et la Vénus de Lucas de Leyde paraît ciselée péniblement dans un buis d'une exceptionnelle dureté. On peut considérer l'art de Zorn graveur
comme une puissante originalité, dans l'histoire de la pensée occidentale à la fin du dixneuvième siècle. D'une époque obsédée par l'intellectualisme, hésitant entre des techniques de plus en plus complexes et qu'elle tend à amalgamer confusément, il sort avec une franchise, avec une candeur uniques, avec un don péremptoire. Ce Scandinave au coeur transparent, aux ivresses enfantines, n'a pas anémié sa sensibilité dans les milieux divers qu'il a traversés. La vie lui parut belle et, somme toute, assez simple. Il l'a aimée. Il s'est emparé d'elle avec une brusquerie de Viking. Son mystère et ses profondeurs, il les a traduits, non par des méandres littéraires ou par des agréments vagues, mais par les suggestions toutes-puissantes d'un art, dont un seul trait, creusé par l'eau-forte, comporte une vertu d'évocation, une secrète magie supérieures à tous les commentaires. HENRI FOCILLON.
ZORN DANS SES DERNIERES ANNÉES
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(1916)