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Cour de cassation (2e ch., F.), 8 juin 2022,

P.22.0306.F.

(extraits)

Président et rapporteur : Mme Roggen, conseiller ff. président, Ministère public : M. Vandermeersch, avocat général, Pl. : Mes N. Cohen, K. Sedad et F. Vansiliette (tous du barreau de Bruxelles).

1° sexisme – éléments constitutifs de l’infraction – élément matériel – atteinte grave à la dignité de la personne – appréciation – conscience collective d’une société déterminée à une époque déterminée

1° L’atteinte à la dignité de la personne, qui est un élément constitutif de l’infraction de sexisme, n’est pas abandonnée à l’appréciation subjective de la victime ou de l’auteur du fait, mais s’apprécie selon le critère du sentiment de dignité humaine tel qu’il est perçu à un moment donné par la conscience collective d’une société déterminée à une époque déterminée1 . (L. 22 mai 20142, art. 2)

2° sexisme – éléments constitutifs de l’infraction – élément moral – dol général

2° L’élément moral du délit de sexisme se définit par l’intention d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne ou de la considérer comme inférieure en sachant que le geste ou le comportement litigieux est susceptible d’entraîner une atteinte grave à la dignité de cette personne ; cette infraction ne requiert pas la démonstration d’un dol spécial3 (L. 22 mai 2014, art. 2)

3° sexisme – liberté d’expression – restrictions – règles de la vie en société – égalité entre les hommes et les femmes

3° La liberté d’expression n’est pas absolue, mais implique des obligations et des responsabilités, notamment le devoir de ne pas franchir certaines limites. Les besoins sociaux impérieux, dont le principe d’égalité des hommes et des femmes fait partie, justifient que certaines restrictions soient apportées à la liberté d’expression.

(a.R. c. p.e. et l’institut pouR l’égalité des Femmes et des Hommes)

1 Voy. les conclusions du M.P. et, sur cette infraction, voy. l’article, publié dans cette livraison de la revue, de M. J.-M. Hausman. Voy. également F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », Rev. dr. pén. crim., 2015, pp. 41 et suivantes.

2 Loi tendant à lutter contre le sexisme dans l’espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l’acte de discrimination, M.B., 24 juillet 2014.

3 Voy. les conclusions du M.P. et, dans le même sens, F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », op. cit., p. 54. Contra : C.C., 25 mai 2016, arrêt n° 72/2016, § B.23.2.

Conclusions de M. l’avocat général Damien Vandermeersch : (…)

L’examen du pourvoi

1. En tant que le pourvoi est dirigé contre la décision de condamnation rendue sur l’action publique

Le moyen est pris de la violation des articles 19 et 149 de la Constitution, 9 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 18 et 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 10 et 11 de la Charte de l’Union européenne et 2 et 3 de la loi du 22 mai 2014 tendant à lutter contre le sexisme dans l’espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l’acte de discrimination.

La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne se voit reconnaître une force juridique contraignante et s’impose aux États membres, mais uniquement lorsqu’ils « mettent en œuvre le droit de l’Union » (art. 51.1 de la Charte)1. La Cour considère ainsi que l’obligation de respecter les droits fondamentaux tels que définis dans le cadre de l’Union européenne ne s’impose aux États membres que lorsqu’ils agissent en application du droit communautaire2. Mais la décision attaquée ne me paraît pas avoir été rendue en application du droit de l’Union européenne. Dans la mesure où il invoque la violation des articles 10 et 11 de la Charte de l’Union européenne, le moyen me paraît manquer en droit.

La première branche

Le demandeur reproche à l’arrêt attaqué de s’appuyer sur des conjectures imprécises pour qualifier l’atteinte grave à la dignité de la personne caractérisant l’infraction de sexisme dès lors qu’il se réfère à la conscience collective de la société belge sans plus de précision.

L’incrimination de sexisme requiert comme élément matériel notamment une atteinte grave à la dignité de la personne (art. 2 de la loi du 22 mai 2014). D’après l’exposé des motifs, « la définition retenue requiert un geste ou comportement qui entend exprimer soit le mépris, soit la manifestation d’un sentiment d’infériorité, cumulée avec l’atteinte grave portée à la dignité de la personne »3.

Suivant F. Kuty, l’atteinte à la dignité n’est pas abandonnée à l’appréciation subjective de la victime et il n’appartient pas à un individu de déterminer seul ce qu’il estime constitutif, à son égard, d’un comportement sexiste gravement attentatoire à sa dignité. Le critère est le respect du sentiment de dignité humaine tel qu’il est perçu à un moment donné par la conscience collective d’une société déterminée à une époque déterminée4

1 Cass., 3 octobre 2012, R.G. P.12.0709.F, Pas., 2012, n° 508.

2 Cass., 15 octobre 2014, R.G. P.14.1399.F, Pas., 2014, n° 612.

3 Doc. parl., Chambre, S.O. 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 7.

Il s’agit aussi d’un critère qui a déjà été retenu par la Cour pour apprécier la gravité de certains actes. Ainsi, à propos de l’attentat à la pudeur, la Cour a jugé que ce délit suppose une atteinte contraignante à l’intégrité sexuelle de la victime, telle qu’elle est perçue par la conscience collective au moment où les faits se sont produits5.

En tant qu’il soutient que les juges ne pouvaient se référer à la conscience collective de la société belge à l’époque des faits pour apprécier l’atteinte grave à la dignité de la personne visée, le moyen me paraît manquer en droit.

Pour le surplus, le juge constate souverainement les faits dont il déduit l’existence d’une telle atteinte à la dignité, la Cour se bornant à vérifier si, de ses constatations, il a pu légalement déduire cette décision.

Les juges d’appel ont considéré qu’à l’aune de la conscience de la société belge à l’époque des faits, le comportement du demandeur, tel que décrit à la suite de la vision de l’émission télévisée litigieuse, a clairement porté une atteinte grave à la dignité humaine de la défenderesse, en faisant preuve de mépris à son égard car elle était une femme, en ajoutant qu’il a adopté ce comportement dans une émission largement diffusée et dans laquelle la défenderesse était une chroniqueuse régulière.

Par ces considérations qui se situent en fait, les juges d’appel ont régulièrement motivé et légalement justifié leur décision.

Dans cette mesure, le moyen ne peut être accueilli. La deuxième branche

Le demandeur reproche à l’arrêt attaqué de ne pas constater l’existence de l’élément moral de l’infraction de sexisme caractérisé par un dol spécial consistant en une intention de nuire.

Aux termes de l’article 2 de la loi du 22 mai 2014 tendant à lutter contre le sexisme dans l’espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l’acte de discrimination, le sexisme s’entend de tout geste ou comportement qui, dans les circonstances visées à l’article 444 du Code pénal, a manifestement pour objet d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne, en raison de son appartenance sexuelle, ou de la considérer, pour la même raison, comme inférieure ou comme réduite à sa dimension sexuelle6 et qui entraîne une atteinte grave à sa dignité.

4 F. Kuty, « L’incrimination du sexisme », Rev. dr. pén. crim., 2015, pp. 46-47.

5 Cass., 6 février 2013, R.G. P.12.1650.F, Pas., 2013, n° 86, avec les conclusions du M.P.

Comme indiqué ci-dessus, la définition retenue requiert un « geste ou comportement » qui entend exprimer soit le mépris, soit la manifestation d’un sentiment d’infériorité, cumulée avec l’atteinte grave portée à la dignité de la personne7.

Le moyen pose d’abord la question de savoir quel est l’élément moral caractérisant l’incrimination de sexisme, cet élément étant empreint, d’après plusieurs auteurs, d’une grande indétermination8.

Lors des discussions parlementaires, la ministre de l’Intérieur et de l’Égalité des chances a précisé que l’infraction de sexisme requérait « le cumul entre la volonté (le dol spécial, soit l’intention) de nuire et l’effet dégradant du comportement sexiste »9 et que dans les termes « qui a manifestement pour objet », on retrouvait « l’élément intentionnel, le dol, la volonté de nuire au sens pénal et cette volonté doit être “manifeste”, soit ostensible et incontestable, ce qui requiert un certain niveau de gravité soumis à l’appréciation du juge pénal »10

Se fondant sur ces travaux parlementaires, la Cour constitutionnelle a considéré qu’il s’agit d’une infraction intentionnelle et qu’elle exige l’intention d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne ou de la considérer comme inférieure en sachant que le geste ou le comportement est susceptible d’entraîner une atteinte à la dignité de cette personne. Elle précise qu’il ne peut donc s’agir d’une infraction dont l’existence serait présumée dès lors que les éléments matériels en sont réunis et qu’il appartient à la partie poursuivante de prouver l’existence du dol spécial requis11.

Si l’on peut suivre le juge constitutionnel lorsqu’il considère que l’infraction de sexisme est une infraction intentionnelle et non une infraction « dont l’existence serait présumée dès lors que les éléments matériels en sont réunis », je suis plus perplexe quant à la qualification de cet élément intentionnel comme un dol spécial.

Je dois d’abord constater qu’alors que les travaux parlementaires laissent entendre que l’incrimination de sexisme requiert l’existence d’un dol spécial, cette exigence ne résulte pas du texte de loi lui-même12. En effet, le texte de loi n’exprime nullement l’exigence d’une intention de nuire13 et on ne peut soutenir que les termes « tout geste ou comportement qui [...] a manifestement pour objet… » qui décrit avant tout l’élément matériel de l’infraction, implique un tel dol spécial. On peut se demander si lors des travaux parlementaires, la ministre n’a pas fait la confusion entre l’intention de nuire et le dol général ou l’élément intentionnel14 pour signifier que l’infraction était intentionnelle et non purement réglementaire.

6 La Cour constitutionnelle a annulé le mot « essentiellement » dans la disposition (C.C., 25 mai 2016, arrêt n° 72/2016).

7 Doc. parl., Chambre, S.O., 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 7.

8 J. Vrielink et S. Van Dyck, « Seksismeverbod in de strafwet. Baat niet, schaadt wel », N.J.W., 2015, pp. 772-773 ; J. Rozie, « Genderneutraliteit in het strafrecht: utopie of realiteit? », in Liber amicorum C. Van den Wyngaert, Anvers, Malu, 2017, p. 418 ; F. Kuty, op. cit., pp. 53-54 ; J. Rozie, D. Vandermeersch et J. De Herdt, « Un nouveau Code pénal pour le futur ? La proposition de la Commission de réforme du droit pénal », Les Dossiers de la revue de droit pénal et de criminologie, Dossier n° 27, 2019, p. 301.

9 Doc. parl., Chambre, S.O., 2013-2014, n° 53-3297/001, p. 7.

10 Doc. parl., Sénat, S.O., 2013-2014, n° 5-2830/2, p. 3 ; Doc. parl., Chambre, S.O., 2013-2014, n° 533297/003, p. 4.

11 C.C., 25 mai 2016, arrêt n° 72/2016, § B.23.2. A. François, « La lutte contre les discriminations en matière pénale », Rev. dr. pén. crim., 2020, p. 1012.

Ensuite une telle interprétation risque de donner lieu à un dol spécial à trois têtes, à savoir l’intention manifeste soit (1) d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne, soit (2) de la considérer comme inférieure, soit (3) de la réduire à sa dimension sexuelle15.

Enfin, lorsque le juge constitutionnel décrit l’élément moral comme « l’intention d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne ou de la considérer comme inférieure en sachant que le geste ou le comportement est susceptible d’entraîner une atteinte à la dignité de cette personne », ne vise-t-il pas précisément à ce qui caractérise le dol général (ou la faute intentionnelle), à savoir l’intention d’adopter en connaissance de cause le comportement incriminé par la loi ?

C’est pourquoi je considère que l’infraction de sexisme requiert comme élément moral un dol général, à savoir l’intention d’adopter en connaissance de cause un geste ou un comportement qui, dans les circonstances visées à l’article 444 du Code pénal, a manifestement pour objet d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne, en raison de son appartenance sexuelle, ou de la considérer, pour la même raison, comme inférieure ou comme réduite à sa dimension sexuelle et qui entraîne une atteinte grave à sa dignité16

En tant qu’il repose sur la prémisse que l’infraction de sexisme requiert un dol spécial, le moyen me paraît manquer en droit.

Pour le surplus, en considérant que le demandeur avait l’intention de mépriser la défenderesse et savait que son comportement était susceptible d’entraîner une atteinte grave à sa dignité ainsi qu’en témoigne le sourire moqueur qu’il affichait à certains moments, tout en refusant de la regarder, alors qu’elle s’adressait à lui et tentait de lui poser une question et en ajoutant qu’il importe peu que le demandeur ait réitéré ce comportement avec d’autres femmes journalistes, cette défense confirmant au contraire qu’il se comportait ainsi uniquement à l’égard des femmes parce que ce sont des femmes, les juges d’appel ont légalement justifié l’existence de l’élément moral de l’infraction de sexisme dans le chef du demandeur.

12 J. Vrielink et S. Van Dyck, op. cit., p. 772.

13 F. Kuty, op. cit., p. 53.

14 F. Kuty, op. cit., p. 54.

15 J. Vrielink et S. Van Dyck, « Seksismeverbod in de strafwet. Baat niet, schaadt wel », N.J.W., 2015, p. 773.

16 Voy., dans le même sens, F. Kuty, op. cit., pp. 53-54. La Commission de réforme du droit pénal a retenu dans son avant-projet de Code pénal également un dol général pour l’infraction de sexisme (J. Rozie, D. Vandermeersch et J. De Herdt, op. cit., p. 58).

Dans cette mesure, le moyen, en cette branche, ne peut être accueilli. La troisième branche

Le demandeur reproche à l’arrêt attaqué de ne pas répondre ou de répondre par des motifs erronés à ses conclusions d’appel dans lesquelles il a fait valoir que le comportement qui lui est imputé résultait de ses convictions personnelles, notamment religieuses.

En réponse à cette défense, les juges d’appel énoncent qu’en l’espèce, compte tenu du contexte public des faits décrits par l’arrêt, il ne peut être question d’une violation de la liberté de pensée, de conscience ou de religion du demandeur. Ils ajoutent que la liberté d’expression n’est pas absolue et implique le devoir de ne pas franchir certaines limites, le principe d’égalité des hommes et des femmes étant une de ces limites. Ils précisent qu’en l’espèce, le comportement du demandeur a clairement mis à mal cette valeur fondamentale justifiant ainsi une restriction à sa liberté d’expression et que celui-ci n’est pas crédible lorsqu’il prétend n’avoir pas voulu humilier ou vexer la défenderesse mais qu’il a simplement voulu défendre ses convictions personnelles.

En tant qu’il critique cette appréciation en fait, le moyen est irrecevable.

Par ces considérations, les juges d’appel ont répondu aux conclusions du demandeur sur ce point et justifié légalement leur décision.

Dans cette mesure, le moyen ne peut être accueilli.

Enfin, le demandeur demande à la Cour que deux questions soient posées, à titre préjudiciel, à la Cour constitutionnelle.

Mais comme indiqué ci-dessus, les juges d’appel n’ont pas rejeté la défense invoquée par le demandeur dans ses conclusions au seul motif fondé sur le contexte public des faits. Dès lors, la première question préjudicielle qui repose sur la prémisse contraire ne doit pas être posée.

En ce qui concerne la seconde question, à aucun moment, les juges d’appel n’ont qualifié les faits reprochés au demandeur d’acte religieux ; ils ont d’ailleurs précisé que le demandeur n’était pas crédible lorsqu’il soutenait avoir simplement voulu défendre ses convictions personnelles. Dès lors, il n’y a pas lieu de poser la seconde question préjudicielle.

Pour le surplus, les formes substantielles ou prescrites à peine de nullité ont été observées et la décision est conforme à la loi.

Je conclus au rejet du pourvoi.

ARRÊT

I. La procédure devant la Cour

Le pourvoi est dirigé contre un arrêt rendu le 2 février 2022 par la cour d’appel de Bruxelles, chambre correctionnelle.

(…)

II. La décision de la Cour

A. En tant que le pourvoi est dirigé contre la décision de condamnation rendue sur l’action publique :

Sur le moyen :

Le moyen est pris de la violation des articles 19 et 149 de la Constitution, 9 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 18 et 19 du Pacte international de New York relatif aux droits civils et politiques, 10 et 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que 2 et 3 de la loi du 22 mai 2014 tendant à lutter contre le sexisme dans l’espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l’acte de discrimination.

Quant à la première branche :

Le moyen critique l’appréciation par les juges d’appel de la notion d’atteinte grave à la dignité de la personne qui est exigée à titre d’élément constitutif de l’infraction de sexisme visée à l’article 2 de la loi du 22 mai 2014.

Le demandeur reproche en substance à l’arrêt de ne prendre à cet égard appui que sur un élément imprécis, à savoir la conscience collective de la société belge.

L’atteinte à la dignité n’est pas abandonnée à l’appréciation subjective de la victime ou de l’auteur du fait. Le critère est le respect du sentiment de dignité humaine tel qu’il est perçu à un moment donné par la conscience collective d’une société déterminée à une époque déterminée.

En tant qu’il soutient que les juges d’appel ne pouvaient se référer à la conscience collective de la société belge à l’époque des faits pour apprécier l’atteinte grave à la dignité de la personne visée, le moyen manque en droit.

L’arrêt ne se limite par ailleurs pas à l’énonciation critiquée au moyen. S’il considère qu’en l’espèce, à l’aune de la conscience de la société belge à l’époque des faits, le comportement du demandeur a clairement porté une atteinte grave à la dignité humaine de la défenderesse, en faisant preuve de mépris à son égard car elle était une femme, il ajoute qu’il a adopté ce comportement dans une émission largement diffusée et dans laquelle la défenderesse était une chroniqueuse régulière.

En tant qu’il omet de tenir compte de ces deux dernières circonstances qui ne sont empreintes d’aucune imprécision, le moyen procède d’une lecture incomplète de l’arrêt et manque, partant, en fait.

Quant à la deuxième branche :

Le demandeur soutient que la motivation de l’arrêt est inapte à établir l’existence du dol spécial exigé à l’article 2 de la loi du 22 mai 2014, lequel se caractérise par l’intention de nuire.

L’élément moral du délit imputé au demandeur se définit par l’intention d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne ou de la considérer comme inférieure en sachant que le geste ou le comportement est susceptible d’entraîner une atteinte grave à la dignité de cette personne.

En tant qu’il repose sur la prémisse que l’infraction de sexisme requiert un dol spécial, le moyen manque en droit.

Le juge constate souverainement les faits dont il déduit l’existence de l’élément moral d’une infraction, la Cour se bornant à vérifier si, de ces constatations, il a pu légalement déduire cette décision.

Pour fonder leur conviction quant à cet élément, les juges d’appel ont considéré que le demandeur avait l’intention de mépriser la défenderesse et savait que son comportement était susceptible d’entraîner une atteinte grave à sa dignité, ainsi qu’en témoigne le sourire moqueur qu’il affichait à certains moments, tout en refusant de la regarder, alors qu’elle s’adressait à lui et tentait de lui poser une question.

L’arrêt ajoute qu’il importe peu que le demandeur ait réitéré ce comportement avec d’autres femmes journalistes, cette défense confirmant au contraire la réserve du comportement critiqué aux seules femmes.

Il précise encore que les références littéraires citées par le demandeur sont irrelevantes, le demandeur n’ayant manifestement pas voulu éviter le regard de la défenderesse pour les raisons philosophiques qui y sont exposées.

Les juges d’appel ont pu déduire des circonstances et considérations précitées l’existence, dans le chef du demandeur, de l’élément moral constitutif du délit de sexisme.

Les juges d’appel ont ainsi légalement justifié leur décision.

Le moyen ne peut, à cet égard, être accueilli. Quant à la troisième branche :

Le demandeur soutient que l’arrêt ne répond que par des motifs erronés à ses conclusions d’appel dans lesquelles il a fait valoir que le comportement qui lui est imputé résulte de ses convictions personnelles, notamment religieuses, celles-ci relevant de l’expression de sa liberté de pensée, de conscience et de religion.

L’obligation de motivation visée à l’article 149 de la Constitution constitue une obligation de forme, étrangère à la valeur ou à l’exhaustivité des motifs. La circonstance qu’un motif serait erroné ne peut constituer une violation de cette disposition.

À cet égard, le moyen manque en droit.

Pour le surplus, le juge répond à une défense déduite d’une donnée de fait, en énumérant les éléments de fait différents ou contraires qui lui ôtent sa pertinence. Aux contestations du demandeur qui avançait que son seul but était de défendre ses convictions personnelles, l’arrêt commence par opposer que compte tenu du contexte public des faits précédemment décrits, il ne peut être question d’une violation de la liberté de pensée, de conscience ou de religion du demandeur, mais, éventuellement, de la seule violation de sa liberté d’expression laquelle n’est pas absolue.

L’exposé des faits auxquels la cour d’appel renvoie indique que ceux-ci se sont déroulés lors d’un débat télévisé intitulé « Communales : la poignée de main qui divise », auquel le demandeur avait été invité en tant que candidat du parti Islam.

La cour d’appel a énoncé avoir pu constater que, durant l’émission, le demandeur avait clairement refusé de regarder la défenderesse, alors que celle-ci s’adressait à lui sur un ton tout à fait normal, pour lui poser une question qui entrait dans le cadre du débat. Selon la cour d’appel, le demandeur préférait ouvertement regarder le présentateur de l’émission ou fermer les yeux plutôt que de regarder la défenderesse, contraignant celle-ci à interrompre sa question pour l’interpeller sur son attitude, et affichant en outre, à certains moments, un sourire moqueur ; il a même fini par dire : « j’ai pitié de ces, de ces, de ces femmes-là », parlant clairement de la défenderesse et d’une invitée qui venait également de prendre la parole.

L’arrêt énonce ensuite que la liberté d’expression n’est pas absolue. Elle implique des obligations et des responsabilités, notamment le devoir de ne pas franchir certaines limites. Les besoins sociaux impérieux, dont le principe d’égalité des hommes et des femmes fait partie, justifient certaines restrictions à la liberté d’expression.

En l’espèce, le comportement du demandeur a, selon la cour d’appel, clairement mis à mal cette valeur fondamentale d’égalité qui justifie une restriction à sa liberté d’expression. Elle a enfin jugé le demandeur non crédible lorsqu’il a prétendu ne pas avoir voulu humilier la défenderesse mais simplement défendre ses convictions personnelles.

Ces considérations ne réduisent pas, contrairement à ce que le demandeur soutient, l’exercice, dans la sphère publique, des principes de liberté de pensée, de conscience ou de religion. Elles placent, ce qui est différent, les faits reprochés au demandeur dans leur contexte, avant d’analyser son mode d’action et de constater que l’abus dont il s’est rendu coupable s’est produit à l’occasion du seul exercice de la liberté d’expression auquel le législateur a apporté certaines limites. Par les motifs précités qui ne portent pas atteinte aux libertés de pensée, de conscience et de religion, la cour d’appel a légalement justifié sa décision.

Dans cette mesure, le moyen ne peut être accueilli.

(…)

PAR CES MOTIFS, LA COUR

Rejette le pourvoi ;

(…)

Cour de cassation (2e ch., F.), 5 janvier 2022, P.21.1329.F.

Président : M. de Codt, président, Rapporteur : M. Lugentz, conseiller, Ministère public : M. Vandermeersch, avocat général, Pl. : Mes H. Van Bavel, D. Verwaerde et E. Baeyens (tous du barreau de Bruxelles), et G. Dujardin (du barreau de Liège).

1° PourVoi en Cassation – matière répressive – décisions contre lesquelles on peut se pourvoir – loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale – exécution en Belgique d’une décision d’enquête européenne – perquisition et saisie – article 22, § 2 – procédure de référé pénal prévue à l’article 61quater du Code d’instruction criminelle –arrêt de la chambre des mises en accusation

1° Est recevable le pourvoi immédiat contre un arrêt de la chambre des mises en accusation rendu dans le cadre de la procédure prévue à l’article 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale, combiné avec l’article 61quater du Code d’instruction criminelle (solution implicite)1 . (C.i.cr., art. 420)

2° entraiDe juDiCiaire internationale – matière répressive – Union européenne – décision d‘enquête européenne – transfert des éléments de preuve – recours introduit conformément à l’article 22 de la loi du 22 mai 2017 – effet suspensif – portée

2° Conformément à l’article 21, § 2, de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale, le transfert des éléments de preuve par l’autorité d’exécution belge à l’État d’émission peut être suspendu dans l’attente d’une décision concernant un recours introduit conformément à l’article 22 de ladite loi, à moins que la décision d’enquête européenne n’indique des motifs suffisants pour considérer qu’un transfert immédiat est indispensable au bon déroulement de son enquête ou à la préservation de droits individuels ; dans la mesure où la loi ne fait pas de distinction, la suspension peut être appliquée peu importe celui des deux recours visés audit article 22 qui est pendant, mais lorsque la personne qui sollicite la levée de la saisie d’objets a auparavant introduit un recours en vue de s’opposer au transfert des mêmes choses vers le for requérant et que ce premier recours a été définitivement rejeté, cette partie n’a plus d’intérêt au second recours2. (L. du 22 mai 2017, art. 21 et 22)

1 Voy. les conclusions du M.P. et Cass., 12 mai 2020, P.20.0342.N. En revanche, la Cour n’a pas été amenée à trancher expressément la question, posée dans les conclusions du ministère public mais devenue sans intérêt en raison du rejet du pourvoi, de l’obligation, pour la partie requérante en mainlevée d’un acte d’instruction, qui n’est pas une personne poursuivie – comme en l’espèce –, de faire signifier son pourvoi au ministère public en application de l’article 427 du Code d’instruction criminelle (si le pourvoi avait été accueilli, la question aurait pu être tranchée à l’occasion de la décision quant aux frais du pourvoi, dès lors que la demanderesse en cassation avait en l’espèce procédé à cette formalité). La jurisprudence antérieure donne à penser que cette signification est obligatoire (voy. ainsi la référence, citée dans ses conclusions par le ministère public, à Cass. (ord.), 4 mai 2015, P.15.0332.N, Pas., 2015, n° 292). Dès lors, les plaideurs prudents veilleront à faire non seulement procéder à cette signification, mais également à en déposer la preuve au greffe de la Cour, dans le délai de deux mois, prévu par la loi.

(H3 solutions s.R.l.)

Conclusions de M. l’avocat général Damien Vandermeersch :

A. Antécédents de la procédure

En date du 5 janvier 2021, les autorités judiciaires allemandes ont émis une décision d’enquête européenne tendant à exécuter une perquisition dans les locaux de la demanderesse aux fins de saisir des éléments de preuve relatifs à une enquête en cause notamment de H. André portant sur la fabrication non autorisée d’une arme de guerre.

Le 2 février 2021, l’ordonnance de perquisition délivrée par le juge d’instruction de Namur, requis à cet effet par le procureur du Roi, est exécutée au siège d’exploitation de la demanderesse et différents objets et documents y sont saisis.

Par courrier du 25 mars 2021, le juge d’instruction a transmis au procureur du Roi la décision d’enquête européenne en retour, après exécution.

Le 5 mai 2021, le procureur du Roi de Namur a décidé de transférer les saisies à l’autorité d’émission allemande et a notifié sa décision à la demanderesse, par courrier recommandé, conformément à l’article 22, § 3, alinéa 2, de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale.

Le 20 mai 2021, la demanderesse a, en qualité de tiers intéressé, introduit une requête au greffe du tribunal de première instance de Namur sur la base de l’article 22, § 3, alinéa 3, de la loi du 22 mai 2017.

Par ordonnance du 18 juin 2021, la chambre du conseil de Namur a déclaré la requête s’opposant au transfert des biens saisis fondée et a ordonné la levée des saisies. Le procureur du Roi de Namur a interjeté appel de cette décision.

2 Voy. les conclusions du M.P. et la note, ci-après, de Mme M. Giacometti, intitulée « Les voies de recours disponibles pour les tiers intéressés en cas de saisie exécutée sur le fondement d’une décision d’enquête européenne : la Cour de cassation précise, distingue et restreint ».

Par arrêt du 1er juillet 20211, la chambre de mises en accusation de Liège a réformé l’ordonnance entreprise, a déclaré la requête recevable sauf en ce qu’elle tendait à faire ordonner la levée des saisies, mais l’a jugée non fondée.

Le 9 juillet 2021, la demanderesse a introduit au greffe du tribunal de première instance de Namur une requête sur la base des articles 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017 et 61quater du Code d’instruction criminelle, tendant à faire ordonner la levée des saisies pratiquées dans le cadre de l’exécution de la décision d’enquête européenne.

Le 22 juillet 2021, le juge d’instruction a déclaré cette requête irrecevable, au motif qu’ayant transmis, après exécution, la demande d’enquête européenne au procureur du Roi, il n’était plus saisi de la cause et n’était plus compétent pour connaître de la demande de levée des saisies.

La demanderesse a interjeté appel de cette décision le 5 août 2021.

Par arrêt du 27 septembre 2021, la chambre des mises en accusation de Liège a réformé cette ordonnance en considérant que le juge d’instruction était toujours compétent pour connaître de la demande mais elle a toutefois déclaré la requête initiale irrecevable à défaut d’intérêt né et actuel.

Par déclaration faite le 7 octobre 2021, la demanderesse s’est pourvue en cassation contre cette décision.

B. La recevabilité du pourvoi

L’arrêt attaqué statue sur l’appel de l’ordonnance du juge d’instruction rendue en application des articles 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale et 61quater du Code d’instruction criminelle.

Alors que l’article 22, § 3, alinéa 6, de la loi du 22 mai 2017 dispose de façon explicite que l’arrêt de la chambre des mises en accusation statuant sur l’appel de l’ordonnance de la chambre du conseil se prononçant sur l’opposition contre la décision de transfert des biens saisis n’est pas susceptible de pourvoi en cassation, l’article 22, § 2, est muet à cet égard. Il en résulte, à mon sens, que conformément au droit commun, un pourvoi en cassation est ouvert à l’encontre de l’arrêt rendu sur l’appel de l’ordonnance du juge d’instruction statuant sur la demande de mainlevée de saisie formée en application de l’article 22, § 2, de la loi précitée.

Ainsi, la Cour a jugé que l’arrêt de la chambre des mises en accusation statuant dans ce cadre est susceptible d’un pourvoi immédiat lorsque, comme en l’espèce, il épuise le pouvoir de juridiction des tribunaux belges2. Dans le même sens, la Cour considère que l’arrêt statuant sur le recours exercé contre la décision du juge d’instruction sur la demande de levée d’une saisie pratiquée en application de l’article 12 de la loi du 5 août 2006 relative à l’application du principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires en matière pénale entre les États membres de l’Union européenne est susceptible d’un pourvoi immédiat dès lors que l’action publique est exercée dans l’État d’émission de la décision dont la reconnaissance est demandée et que c’est également dans ce dernier État que sera rendue la décision définitive au sens de l’article 420 du Code d’instruction criminelle3.

Dès lors qu’il n’apparaît pas des pièces de la procédure que la demanderesse ait le statut de personne poursuivie dans le cadre l’enquête diligentée par les autorités allemandes menée en cause de H. André, c’est à bon droit qu’elle a signifié son pourvoi au procureur général près la cour d’appel de Liège conformément à l’article 427, alinéa 1er, du Code d’instruction criminelle. En effet, la Cour considère que la partie requérante en mainlevée d’un acte d’instruction qui n’est pas personne poursuivie, doit faire signifier son pourvoi au ministère public4 et que dans le cadre de l’entraide judiciaire internationale, le pourvoi d’une partie intéressée qui n’est pas une personne poursuivie, dirigé contre l’arrêt de la chambre des mises en accusation qui ordonne la transmission des pièces saisies à l’autorité étrangère, doit être signifié aux parties contre lesquelles il est dirigé5 .

Le pourvoi me paraît, dès lors, recevable.

C. L’examen du pourvoi

À l’appui de son recours, le demandeur invoque un moyen dans un mémoire reçu au greffe le 16 novembre 2021.

Le moyen

Le moyen est pris de la violation des articles 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale et 61quater du Code d’instruction criminelle.

La demanderesse reproche à l’arrêt attaqué de déclarer sa requête irrecevable au motif que cette demande était dépourvue d’intérêt né et actuel en raison du rejet définitif du recours formé contre la décision de transférer les saisies à l’État d’émission de la décision d’enquête européenne, alors que, suivant le moyen, le juge d’instruction reste compétent pour ordonner la mainlevée de la saisie jusqu’à ce que les biens quittent le territoire belge, indépendamment du fait que l’autorité d’exécution belge a déjà pris la décision de transférer les éléments saisis à l’État d’émission.

2 Cass., 12 mai 2020, R.G. P.20.0342.N, Pas., 2020, à sa date, concl. Av. gén. A. Winants ; M.A. Beernaert, H. D. Bosly et D. Vandermeersch, Droit de la procédure pénale, 9e éd., Bruxelles, la Charte, 2021, p. 2271.

3 Cass., 3 juin 2020, R.G. P.20.0314.F, Pas., 2020, à sa date.

4 Cass. (ord.), 17 août 2015, R.G. P.15.0756.N (inédit).

5 Cass. (ord.), 4 mai 2015, R.G. P.15.0332.N, Pas., 2015, n° 292.

La loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale transpose en droit belge la directive 2014/41/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 20146. La décision d’enquête européenne permet de faire exécuter une ou plusieurs mesures d’enquête spécifiques dans un autre État membre en vue de recueillir des éléments de preuve ou d’obtenir des éléments de preuve qui sont déjà en possession des autorités compétentes de l’État d’exécution (art. 3, § 1er, de la loi du 22 mai 2017).

Les éléments de preuve recueillis en exécution de la décision d’enquête européenne doivent, en principe, être transférés « sans retard indu » par l’autorité d’exécution à l’État d’émission (art. 21, § 1er, al. 1er, de la loi du 22 mai 2017). Si des autorités de cet État assistent à l’exécution de la décision d’enquête, les preuves leur sont transférées immédiatement si la demande en a été faite dans la décision d’enquête européenne (art. 21, § 1er, al. 2, de la loi du 22 mai 2017).

Aux termes de l’article 21, § 2, de la loi du 22 mai 2017, le transfert des éléments de preuve peut être suspendu dans l’attente d’une décision concernant un recours introduit conformément à l’article 22 de ladite loi, à moins que la décision d’enquête européenne n’indique des motifs suffisants pour considérer qu’un transfert immédiat est indispensable au bon déroulement de l’enquête ou à la préservation de droits individuels. Le transfert des éléments de preuve est toutefois suspendu dans le cas où il causerait un préjudice grave et irréversible à la personne concernée. La loi prévoit aussi la possibilité pour les autorités belges d’effectuer un transfert temporaire des éléments ou de demander le renvoi des éléments de preuve dès qu’ils ne sont plus nécessaires à l’État d’émission (art. 21, §§ 3 et 4 de la loi du 22 mai 2017).

La loi du 22 mai 2017 institue des recours équivalents à ceux disponibles dans une procédure belge similaire en application des articles 28sexies et 61quater du Code d’instruction criminelle (art. 22, § 2). Elle ouvre également une voie de recours supplémentaire contre le transfert des biens saisis, au bénéfice de tout tiers intéressé (art. 22, § 3).

Ainsi, les personnes lésées par un devoir d’enquête relatif à leurs biens, accompli dans le cadre de l’exécution d’une décision d’enquête européenne, peuvent en solliciter mainlevée auprès de l’autorité qui l’aura ordonné (ministère public ou juge d’instruction), conformément aux articles 28sexies et 61quater du Code d’ins- truction criminelle, appelés à s’appliquer mutatis mutandis. Il est toutefois expressément précisé que les motifs qui sous-tendent l’émission de la décision d’enquête européenne ne peuvent être contestés que dans l’État d’émission (art. 22, § 2). Un appel est ouvert contre la décision du magistrat et l’arrêt de la chambre des mises en accusation est susceptible d’un pourvoi immédiat lorsqu’il épuise le pouvoir de juridiction des tribunaux belges (cf. supra).

Tout tiers intéressé peut, en outre, s’opposer au transfert des biens saisis à l’autorité d’émission, par requête motivée introduite auprès de la chambre du conseil (du lieu où l’autorité belge qui a pris la décision de transfert exerce ses fonctions) dans les quinze jours de la notification de la décision de l’autorité belge d’exécution. Un appel est ouvert devant la chambre des mises en accusation, sans possibilité de pourvoi en cassation (art. 22, § 3).

Le moyen pose la question de savoir si la décision définitive de transfert des biens saisis à l’autorité d’émission a une incidence sur l’objet du référé pénal introduit par la même personne concernée à propos des mêmes biens.

L’article 21, § 2, de la loi du 22 mai 2017 laisse entendre que les recours exercés en application de l’article 22 ont un caractère suspensif ou, à tout le moins, peuvent entraîner la suspension du transfert des éléments de preuve sous réserve des deux exceptions prévues par cette disposition. À cet égard, l’article 21, § 2, ne fait pas de distinction entre le référé pénal et le recours du tiers intéressé s’opposant à la décision de transfert. On pourrait en déduire que tant qu’il n’est pas statué définitivement sur ces recours, les biens visés par ceux-ci ne peuvent, en règle, être transférés à l’autorité étrangère7

Le caractère suspensif, sauf exceptions, des recours me paraît s’imposer tant qu’il n’est pas statué de façon définitive sur l’opposition formée par le tiers concerné contre la décision de transfert. En effet, il serait peu cohérent de reconnaître à ce tiers le droit de s’opposer au transfert des biens saisis, tout en permettant aux autorités belges de transférer immédiatement lesdits biens à l’autorité d’émission sans attendre qu’il soit statué sur cette opposition.

Mais qu’en est-il du référé pénal ? Il me semble que cette voie de recours a pour objet d’examiner la nécessité ou l’opportunité de procéder à la levée d’une saisie ou à l’aménagement d’une situation provisoire dans l’attente d’une décision finale sur la destination des biens saisis. Si cette voie de recours est exercée avant la décision définitive sur le sort des biens saisis, il est logique de pouvoir lui reconnaître un caractère suspensif. Par contre, lorsque, comme dans le cas d’espère, la décision de transfert est devenue définitive à la suite du rejet de l’opposition formée par le tiers intéressé, on peut se demander quelle peut encore être la portée d’une demande de mainlevée de la saisie formée par le même tiers intéressé8, puisque dans ce cas, la décision définitive de transfert lui est opposable et les autorités belges sont tenues de transférer, sans retard indu, les éléments de preuve recueillis conformément à l’article 21, § 1er, alinéa 1, de la loi du 22 mai 2017.

Si la Cour devait adopter cette approche qui reçoit ma préférence, il me semble que la décision des juges d’appel est régulièrement motivée et légalement justifiée. En revanche, si la Cour devait estimer que de façon indifférenciée et indépendante, chacun des recours prévus par les paragraphes 2 et 3 de l’article 22 de la loi du 22 mai 2017 – et donc aussi le référé pénal nonobstant une décision de rejet de l’opposition au transfert formée par la même partie – doivent ou, à tout le moins, peuvent entraîner la suspension du transfert des éléments de preuve, le moyen doit être considéré comme fondé. En effet, il ne résulte pas des pièces auxquelles la Cour peut avoir égard qu’au moment où les juges d’appel ont pris leur décision, le transfert n’avait pas été suspendu dans l’attente de l’issue de la présente procédure et que les pièces saisies avaient quitté effectivement le territoire belge.

Suivant la position adoptée, il y a lieu de rejeter le pourvoi ou de casser avec renvoi l’arrêt attaqué.

Arr T

I. La procédure devant la Cour

Le pourvoi est dirigé contre un arrêt rendu le 27 septembre 2021 par la cour d’appel de Liège, chambre des mises en accusation.

(…)

II. L es faits

La demanderesse a fait l’objet d’une perquisition, à l’issue de laquelle du matériel aéronautique a été saisi, le tout ensuite d’une décision d’enquête européenne adressée à la Belgique par les autorités judiciaires allemandes.

Le 5 mai 2021, le procureur du Roi de Namur a décidé que les saisies seraient transférées à l’autorité d’émission allemande.

Le 20 mai 2021, la demanderesse, arguant de sa qualité de tiers intéressé, a introduit une requête au greffe du tribunal de première instance de Namur, division Namur, sur la base de l’article 22, § 3, de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale. Par une ordonnance du 18 juin 2021, la chambre du conseil de cette juridiction a déclaré la requête fondée et a, en outre, ordonné la levée des saisies. Par un arrêt du 1er juillet 2021, la chambre des vacations de la cour d’appel de Liège, saisie par un appel du procureur du Roi, a réformé cette décision, dit l’opposition au transfert des biens saisis non fondée et la requête irrecevable en ce qu’elle tendait à faire ordonner la levée des saisies, dès lors que la chambre du conseil n’était pas compétente pour statuer sur ce dernier recours.

8 La situation serait différente, à mon sens, si les recours étaient exercés par des parties différentes : dans ce cas, la décision de rejet de l’opposition formée par une partie ne serait pas opposable à l’autre partie.

Le 9 juillet 2021, la demanderesse a introduit au greffe du tribunal de première instance de Namur une requête sur la base des articles 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017 et 61quater du Code d’instruction criminelle, tendant à faire ordonner la levée de la saisie pratiquée à la demande de l’autorité d’émission.

Le 22 juillet 2021, le juge d’instruction a déclaré cette requête irrecevable, au motif qu’il n’était plus compétent pour en connaître.

Sur l’appel de la demanderesse, le 27 septembre 2021, la chambre des mises en accusation a réformé cette ordonnance et a décidé que le juge d’instruction était toujours compétent pour connaître de la requête. Les juges d’appel l’ont toutefois jugée irrecevable, dès lors que, selon l’arrêt, il n’existait plus, dans le chef de la demanderesse, d’intérêt né et actuel à postuler la levée des saisies.

C’est l’arrêt attaqué.

III. La décision de la Cour

Le moyen est pris de la violation des articles 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale et 61quater du Code d’instruction criminelle. Il reproche à l’arrêt de déclarer irrecevable la requête de la demanderesse, en vue de la levée de la saisie. Selon le moyen, les juges d’appel n’ont pu légalement considérer que cette demande était dépourvue d’intérêt né et actuel en raison du rejet définitif du recours formé contre la décision de transférer les saisies à l’État d’émission de la décision d’enquête européenne, dès lors qu’il n’est pas certain que ces objets avaient déjà quitté la Belgique.

Conformément à l’article 21, § 1er, de la loi du 22 mai 2017, l’autorité d’exécution belge transfère sans retard indu les éléments de preuve à l’État d’émission. Le paragraphe 2 de cette disposition prévoit que le transfert de ces éléments peut être suspendu dans l’attente d’une décision concernant un recours introduit conformément à l’article 22 de la loi, à moins que la décision d’enquête européenne n’indique des motifs suffisants pour considérer qu’un transfert immédiat est indispensable au bon déroulement de son enquête ou à la préservation de droits individuels.

Dans la mesure où la loi ne distingue pas, la suspension peut être appliquée, peu importe celui des deux recours visés audit article 22, qui est pendant.

Toutefois, lorsque celui qui sollicite la levée de la saisie d’objets a auparavant introduit un recours en vue de s’opposer au transfert des mêmes choses vers le for requérant et que ce premier recours a été définitivement rejeté, cette partie n’a plus d’intérêt au second recours.

Après avoir constaté que le recours exercé par la demanderesse sur la base de l’article 22, § 3, de la loi a été définitivement rejeté aux termes d’un arrêt daté du 1er juillet 2021, les juges d’appel ont légalement justifié leur décision que le recours introduit par cette partie postérieurement à cette date, sur la base de l’article 22, § 2, de ladite loi, était dépourvu d’intérêt et, partant, irrecevable.

Le moyen ne peut être accueilli.

Et les formalités substantielles ou prescrites à peine de nullité ont été observées et la décision est conforme à la loi.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

Rejette le pourvoi ;

Les voies de recours disponibles pour les tiers intéressés en cas de saisie exécutée sur le fondement d’une décision d’enquête européenne : la Cour de cassation précise, distingue et restreint

La décision d’enquête européenne est un instrument européen qui a constitué, lorsqu’il fut adopté en 20141 et ensuite transposé dans les législations internes des États membres de l’Union européenne2, une révolution dans le domaine de la coopération judiciaire en matière pénale3. Il permet en effet, sur le fondement du principe de reconnaissance mutuelle, de solliciter l’exécution d’une mesure d’enquête auprès d’une autorité judiciaire d’un autre État membre de l’Union4, de façon simplifiée et accélérée, tandis que les motifs de refus d’exécution sont établis de façon limitée5

1 Directive 2014/41/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 concernant la décision d’enquête européenne en matière pénale, J.O., L. 130 du 1er mai 2014, p. 1.

2 Le délai de transposition expirait le 22 mai 2017 (voy. art. 36 de la directive du 3 avril 2014 concernant la décision d’enquête européenne en matière pénale).

3 À cet égard, voy. M. Giacometti, « La décision d’enquête européenne : la révolution de la coopération judiciaire entre États membres de l’Union est en marche ! », J.T., 2017, pp. 649-660 ; M. Giacometti et S. Neveu, « La décision d’enquête européenne : un nouvel instrument destiné à révolutionner la récolte des preuves au sein de l’UE », Rev. dr. pén. crim., 2016, pp. 861-910.

4 Voy. la définition donnée en droit belge par l’article 4, 1°, de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale, M.B., 23 mai 2017.

L’instrument existe en droit belge depuis la transposition, par la loi du 22 mai 20176, de la directive l’ayant institué7.

Si le caractère novateur de cet instrument n’est, aujourd’hui, plus à démontrer après cinq années d’application concrète, certains points de la réglementation continuent de donner lieu à des éclaircissements apportés, au fur et à mesure, par la jurisprudence.

Le 5 janvier 20228, la Cour de cassation s’est ainsi penchée sur les recours disponibles en vertu du droit belge lorsqu’une saisie est exécutée sur des biens appartenant à un tiers à l’enquête menée dans l’État d’émission, ainsi que sur le caractère suspensif de ces recours. La Cour de cassation y adopte une position claire en faveur de la coopération judiciaire entre les États membres de l’Union mais au préjudice des droits des tiers intéressés.

1. Les faits de la cause soumise à la Cour de cassation

L’affaire soumise à la Cour de cassation concernait l’exécution d’une décision d’enquête européenne émise par une autorité judiciaire allemande dans le cadre d’une enquête portant sur la fabrication non autorisée d’armes de guerre. Les mesures d’enquête à accomplir concernaient l’exécution d’une perquisition dans les locaux d’une société disposant d’un siège d’exploitation en Belgique, ainsi que la saisie de divers objets et documents pertinents pour l’enquête menée en Allemagne.

La décision d’enquête européenne a été exécutée et a donné lieu à la saisie de matériel aéronautique appartenant à la société concernée. Le procureur du Roi a ensuite pris la décision de transférer les biens saisis vers l’Allemagne, conformément au souhait de l’autorité d’émission.

5 Voy. les motifs de refus prévus, en Belgique, par les articles 11 et 12 de la loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale, M.B., 23 mai 2017.

6 Loi du 22 mai 2017 relative à la décision d’enquête européenne en matière pénale, M.B., 23 mai 2017. Vu l’expiration du délai de transposition le 22 mai 2017, la loi est entrée en vigueur le jour de son adoption. Pour une analyse complète de la législation belge relative à la décision d’enquête européenne, voy. M. Giacometti, « La décision d’enquête européenne : la révolution de la coopération judiciaire entre États membres de l’Union est en marche ! », J.T., 2017, pp. 649-660 ; D. Van Daele, « België en het Europees onderzoeksbevel in strafzaken: een analyse van de wet van 22 mei 2017 », N.C., 2018, pp. 341-378.

7 Directive 2014/41/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 concernant la décision d’enquête européenne en matière pénale, J.O., L. 130 du 1er mai 2014, p. 1.

8 Cass., 5 janvier 2022, R.G. P.21.1329.F. Il s’agit de l’arrêt publié ci-avant.

La société concernée présentait toutefois la qualité de tiers à l’enquête menée par les autorités judiciaires allemandes et voyait d’un mauvais œil la saisie des biens lui appartenant ainsi que leur transfert vers l’Allemagne.

Dans un premier temps, elle a ainsi formé le recours9 prévu par l’article 22, paragraphe 3, de la loi du 22 mai 2017 ouvert spécifiquement aux tiers intéressés pour s’opposer à la décision de transfert de leurs biens vers l’État d’émission. La chambre du conseil a estimé la requête de la société recevable et fondée. Elle a, en outre, ordonné la levée de la saisie portant sur ses biens. La chambre des mises en accusation, saisie d’un appel formé par le procureur du Roi, n’a toutefois pas confirmé cette décision. Selon elle, l’opposition de la société au transfert des biens saisis n’était pas fondée. Elle précise en outre que la requête initiale devait être déclarée irrecevable en ce qu’elle tendait à ce que soit ordonnée la levée des saisies alors que la chambre du conseil n’était pas compétente pour statuer sur cet aspect du recours et prendre une décision en ce sens.

Non satisfaite de l’arrêt rendu par la chambre des mises en accusation, la société a décidé d’introduire, dans un second temps, le deuxième recours prévu par l’article 22 de la loi du 22 mai 2017. Le paragraphe 2 de la disposition permet en effet aux personnes lésées par un acte d’information ou d’instruction exécuté à la demande de l’autorité d’émission d’en solliciter la levée, et ce, sur le fondement des articles 28sexies et 61quater du Code d’instruction criminelle, destinés à s’appliquer mutatis mutandis10

Le juge d’instruction ayant reçu la requête en mainlevée des saisies a toutefois estimé que celle-ci était irrecevable au motif qu’il n’était plus compétent pour en connaître11. Sur l’appel de la société, la chambre des mises en accusation a réformé l’ordonnance et décidé que le juge d’instruction était bien compétent pour en connaître. Elle a néanmoins estimé que la requête était irrecevable pour une autre raison. Vu le rejet définitif du recours formé contre la décision de transfert des biens saisis en application de la décision d’enquête européenne (et le probable transfert des biens saisis vers l’État d’émission12), la chambre des mises en accusation a estimé qu’il n’existait plus, dans le chef de la société demanderesse, d’intérêt né et actuel à solliciter la mainlevée des saisies pratiquées sur ses biens, sur le fondement de l’article 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017.

9 Dont elle a été informée, conformément à ce que prévoit l’article 22, § 3, al. 2, de la loi du 22 mai 2017.

10 Étant entendu que les motifs de fond qui sous-tendent l’émission de la décision d’enquête européenne ne peuvent, quant à eux, être contestés que dans l’État d’émission. Voy. art. 22, § 2, in fine, de la loi du 22 mai 2017.

11 S’il avait ordonné l’exécution de la perquisition dans les locaux de la société concernée, il avait toutefois transmis au procureur du Roi la décision d’enquête européenne en retour, après exécution et avant que ne soit introduite la demande de mainlevée des saisies portant sur les biens de la société, sur le fondement de l’article 22, § 2, juncto 61quater, C.i.cr.

12 En l’espèce, il semble qu’il n’était toutefois pas certain que les biens avaient déjà quitté le territoire belge.

Cet arrêt rendu par la chambre des mises en accusation constitue la décision attaquée dans le cadre d’un pourvoi formé par la société demanderesse, sur lequel la Cour de cassation a statué dans son arrêt ici commenté, du 5 janvier 2022.

2. Rappel du cadre légal applicable en droit belge en cas de saisie opérée sur le fondement d’une décision d’enquête européenne

La confiance mutuelle que se vouent les États membres de l’Union européenne et la volonté d’assurer l’efficacité des enquêtes pénales a justifié qu’il soit prévu que les éléments de preuve recueillis suite à l’exécution d’une décision d’enquête européenne – et donc également les biens saisis à la demande de l’autorité d’émission – soient transférés vers l’État d’émission sans retard indu. La loi belge du 22 mai 2017 le prévoit en son article 21, § 1er, qui reproduit quasiment à l’identique l’article 13, § 1er, de la directive 2014/41/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 concernant la décision d’enquête européenne en matière pénale.

Les deux textes belge et européen prévoient néanmoins, là encore presque à l’identique13, que le transfert des éléments de preuves peut être suspendu dans l’attente d’une décision concernant un recours14. Il existe un tempérament : le transfert pourra avoir lieu, nonobstant tout recours, lorsque l’autorité d’émission a anticipé l’exercice de recours en précisant, dans la décision d’enquête européenne, des motifs suffisants pour considérer qu’un transfert immédiat est indispensable au bon déroulement de l’enquête ou à la préservation des droits individuels15, sous réserve de l’hypothèse où le transfert causerait un préjudice grave et irréversible à la personne concernée16.

L’article 21 de la loi du 22 mai 2017 fait référence aux recours visés à l’article 22, dont l’exercice peut donc avoir pour effet de suspendre le transfert des éléments de preuve.

Ces recours sont de deux ordres. Le premier est visé à l’article 22, § 2, et concerne le référé pénal ouvert aux personnes lésées par un acte – d’instruction17 ou d’information18 – relatif à leurs biens, lesquelles peuvent solliciter la mainlevée de cet acte exécuté sur le fondement d’une décision d’enquête européenne. Le second est un recours sui generis visé à l’article 22, § 3, qui concerne uniquement les tiers intéressés19, lesquels peuvent s’opposer au transfert des biens saisis vers l’autorité d’émission au moyen d’une requête motivée dans le cadre de laquelle ils devront manifester un intérêt légitime20.

13 Vu la teneur de l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 5 janvier 2022, on peut regretter que le législateur belge n’ait pas transposé la directive en précisant de façon plus assertive que les recours formés suspendaient le transfert des biens saisis, au lieu de s’en tenir à une simple possibilité de suspension, telle que prévue par la directive européenne en son article 13, § 3.

14 Art. 13, § 2, de la directive 2014/41/UE ; art. 21, § 2, al. 1er, de la loi du 22 mai 2017.

15 Art. 13, § 2, de la directive 2014/41/UE ; art. 21, § 2, al. 1er, de la loi du 22 mai 2017.

16 Auquel cas le transfert des éléments de preuve sera quoi qu’il en soit suspendu, même si l’autorité d’émission avait sollicité un transfert immédiat, nonobstant l’exercice d’un recours (art. 13, § 2, de la directive 2014/41/UE et art. 21, § 2, al. 2, de la loi du 22 mai 2017). Voy. D. Van Daele, « België en het Europees onderzoeksbevel in strafzaken: een analyse van de wet van 22 mei 2017 », N.C., 2018, pp. 341-378, spéc. p. 369.

17 Tel que ce recours est prévu par l’article 61quater, C.i.cr., destiné à s’appliquer mutatis mutandis (à l’exception du § 7 qui vise le référé pénal au stade du jugement).

18 Tel que ce recours est prévu par l’article 28sexies, C.i.cr., destiné à s’appliquer mutatis mutandis (à l’exception du § 6 qui vise le référé pénal au stade du jugement).

Ces tiers intéressés, qui présentent aussi la qualité de personnes lésées par un acte d’enquête relatif à leurs biens, disposent donc d’un double recours qu’ils pourront exercer, d’une part pour s’opposer au transfert des biens saisis vers l’État d’émission et, d’autre part, pour solliciter la mainlevée des saisies exécutées sur le fondement d’une décision d’enquête européenne.

La loi belge ne fait aucune différence entre les deux voies de recours qui peuvent toutes deux, conformément à l’article 21, § 2, alinéa 1er, avoir pour effet de suspendre le transfert des éléments de preuve vers l’autorité d’émission21.

Le caractère suspensif de ces deux voies de recours est néanmoins formulé sous la forme d’une « possibilité »22, que la Cour de cassation a cru pouvoir interpréter en y ajoutant une distinction à opérer entre les deux voies de recours visées à l’article 22 de la loi du 22 mai 2017. L’affaire dont elle a été saisie présentait, en effet, la particularité d’avoir donné lieu à l’exercice successif de chacune de ces deux voies de recours, par un tiers – la société concernée – se prétendant lésé par les saisies opérées sur ses biens en exécution de la décision d’enquête européenne.

3. Les enseignements de la décision rendue par la Cour de cassation

(1) Le caractère suspensif des recours formés en cas de saisie d’objets destinés à servir d’éléments de preuve, sur le fondement d’une décision d’enquête européenne : un recours oui, mais pas deux

Après avoir rappelé les dispositions légales applicables au caractère suspensif des recours formés à la suite de l’exécution d’une décision d’enquête européenne, la Cour de cassation reconnaît que l’article 21, § 1er, de la loi du 22 mai 2017 n’opère aucune distinction entre les recours formés sur le fondement de l’article 22. La suspension du transfert des biens saisis vers l’État d’émission peut donc être ap- pliquée, peu importe celui des deux recours formés visés à l’article 22, dès lors que ledit recours est pendant.

19 Et non aux personnes poursuivies dans l’État d’émission qui ne pourront mettre en œuvre que le recours visé à l’article 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017.

20 Art. 22, § 3, al. 3, de la loi du 22 mai 2017.

21 Sauf l’hypothèse précitée où des motifs suffisants justifiant un transfert immédiat sont visés dans la décision d’enquête européenne et à moins que ce transfert ne cause un préjudice grave et irréversible à la personne concernée.

22 L’article 21, § 2, de la loi du 22 mai 2017 précise en effet que « Le transfert des éléments de preuve peut être suspendu dans l’attente d’une décision concernant un recours, conformément à l’article 22 […] », sans distinction selon que le recours formé est celui visé par l’article 22, § 2 (référé pénal) ou § 3 (recours sui generis contre la décision de transfert).

Toutefois, la Cour de cassation précise que celui qui sollicite la levée de la saisie de biens alors qu’il avait auparavant introduit un recours – définitivement rejeté –en vue de s’opposer au transfert des mêmes biens vers l’État d’émission, n’a plus d’intérêt au second recours.

Partant, la Cour de cassation juge que c’est à juste titre que la chambre des mises en accusation a estimé, dans le cas qui lui était soumis, que le recours en mainlevée de la saisie pratiquée sur les biens de la société, introduit postérieurement à la date à laquelle le premier recours – qui visait à s’opposer au transfert desdits biens vers l’Allemagne – a été définitivement rejeté, était dépourvu d’intérêt. Il y avait ainsi lieu de déclarer la requête déposée irrecevable, même si, en l’espèce, il n’existait pas de certitude quant au fait que les biens avaient effectivement été transférés vers l’Allemagne.

En lisant entre les lignes de l’arrêt rendu par la Cour de cassation, il faut donc en déduire que le caractère suspensif des recours formés sur le fondement de l’article 22 de la loi ne s’applique pas aux deux recours, lorsque ceux-ci sont formés successivement dans une même cause, par la même partie, et qu’ils visent les mêmes objets. Si c’était le cas, la partie concernée conserverait un intérêt à introduire le second recours sur le fondement de l’article 22, § 2, en vue de solliciter la mainlevée de la saisie pratiquée sur ses biens, à la demande de l’autorité d’émission.

La Cour de cassation n’a pas non plus adopté une autre solution qui aurait consisté à reconnaître un effet suspensif au (seul) recours formé pour s’opposer au transfert des biens (sur le fondement de l’article 22, § 3), tout en s’intéressant à la question de savoir si les biens avaient ensuite effectivement été transférés vers l’État d’émission et d’en conclure que, dans la négative, l’intérêt du tiers intéressé à solliciter la mainlevée de la saisie pratiquée sur ces biens (sur le fondement de l’article 22, § 2) aurait encore été entier, même en cas de rejet du premier recours visant à s’opposer à leur transfert vers l’État d’émission. Sans doute la Cour de cassation a-t-elle voulu privilégier une solution claire qui évite de devoir vérifier, au cas par cas, si les biens saisis ont effectivement été transférés vers l’État d’émission avant de statuer sur la recevabilité du second recours formé en vue d’obtenir la mainlevée des saisies pratiquées sur ces biens. La solution retenue par la Cour sauvegarde en outre l’autorité de la première décision statuant sur l’opposition au transfert des biens et évite que celle-ci ne soit remise en cause par le dépôt ultérieur (et éventuellement successif) de requêtes en mainlevée de saisie.

La Cour de cassation adopte ainsi, dans l’arrêt commenté, une autre position en vertu de laquelle, dans une telle hypothèse de recours successifs, seul le premier recours ayant pour objet de s’opposer au transfert des biens saisis emporte un effet suspensif, avec pour conséquence qu’il faut attendre l’issue dudit recours pour opérer le transfert des biens saisis vers l’État d’émission. Mais une fois que le recours a été définitivement rejeté, le transfert peut avoir lieu, nonobstant l’introduction d’un second recours qui viserait, cette fois, à solliciter la levée de la saisie pratiquée sur les biens saisis.

Il nous semble devoir apporter trois précisions suite à l’arrêt rendu par la Cour le 5 janvier 2022.

Premièrement, la Cour insiste sur le fait que la solution retenue ne s’applique que lorsque celui qui sollicite la levée de la saisie de biens a auparavant introduit, luimême, un autre recours (définitivement rejeté) en vue de s’opposer aux transferts des mêmes biens vers l’État d’émission. La solution serait sans doute différente si le second recours était formé par un autre requérant ou qu’il concernait des objets différents. Dans ce cas, il nous semble que le rejet du premier recours ne saurait entraîner le défaut d’intérêt à former le second recours, dans le chef d’une autre personne23 et/ou portant sur d’autres biens saisis.

Deuxièmement, il nous semble que l’on peut déduire de l’arrêt rendu par la Cour de cassation que si le premier recours – destiné à s’opposer au transfert des biens saisis – est couronné de succès, l’intérêt à former le second recours dans le chef de la même partie, en vue de solliciter, cette fois, la mainlevée des saisies pratiquées sur ses biens subsiste pleinement. Il faudrait par ailleurs considérer dans ce cas que l’effet suspensif visé à l’article 21, § 2, de la loi du 22 mai 2017 se prolongerait pendant l’examen de ce second recours, sous peine de priver le tiers lésé par les saisies de toute possibilité de restitution de ces biens dans l’État d’exécution.

Troisièmement, la Cour de cassation laisse à ce jour sans solution la situation qui pourrait se présenter sur la base d’une chronologie inversée, lorsque le premier recours formé est un recours en restitution des biens saisis, introduit sur le fondement des articles 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017 et 28sexies ou 61quater du Code d’instruction criminelle, tandis que le second recours formé par la même partie au sujet des mêmes biens viserait à s’opposer au transfert desdits biens (sur le fondement de l’article 22, § 3, de la loi). La solution retenue par la Cour de cassation dans son arrêt du 5 janvier 2022 ne nous paraît pas pouvoir être transposée dans cette hypothèse : le recours en mainlevée peut avoir été introduit par le tiers intéressé à un stade préliminaire où l’autorité belge d’exécution concernée – juge d’instruction ou procureur du Roi – préférerait refuser d’y faire droit dans l’attente de la décision portant sur le transfert desdits biens. S’il fallait considérer que le second recours introduit – visant, cette fois, à s’opposer au transfert des biens – était dépourvu d’effet suspensif avec pour conséquence que le tiers intéressé ne disposerait pas d’intérêt à le former, ce dernier risquerait bien de n’avoir d’autre recours pour faire valoir ses droits sur les biens que de lancer une procédure – si elle existe – dans l’État d’émission, avec les difficultés qui sont susceptibles d’en résulter s’agissant d’un système de justice étranger avec des spécificités qui lui sont propres. À l’instar de l’Avocat général Damien VandeRmeeRscH dans les conclusions ayant précédé l’arrêt de la Cour, il y aurait à notre sens lieu d’estimer que le caractère suspensif du recours formé par un tiers intéressé en vue de s’opposer à la décision de transfert des biens saisis s’impose tant qu’il n’est pas statué de façon définitive sur celui-ci24, et ce que ce recours soit le premier ou le second formé par le tiers intéressé.

23 À ce sujet, voy. conclusions de M. l’av. gén. D. Vandermeersch précédant l’arrêt commenté, qui partage notre analyse selon laquelle la décision de rejet de l’opposition au transfert des biens formée par une partie ne serait pas opposable à une autre partie.

(2) La recevabilité du pourvoi sur le fondement de l’article 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017

L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 5 janvier 2022 nous permet également d’aborder une autre question, relative à la recevabilité du pourvoi formé à l’encontre d’un arrêt rendu par la chambre des mises en accusation sur le fondement de l’article 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017.

Si l’arrêt rendu sur un recours fondé sur les articles 28sexies et 61quater du Code d’instruction criminelle n’est pas susceptible de faire l’objet d’un pourvoi en cassation immédiat25, il n’en va pas de même de l’arrêt statuant sur un recours fondé sur l’article 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017, malgré la référence explicite, par cet article, aux dispositions précitées du Code d’instruction criminelle et malgré le fait que l’objet du recours – la mainlevée des saisies opérées sur des biens – est le même26. Dans un arrêt rendu le 12 mai 2020, la Cour de cassation a en effet confirmé qu’un pourvoi contre un arrêt rendu par la chambre des mises en accusation statuant sur un recours formé sur le fondement de l’article 22, § 2, de la loi du 22 mai 2017 était immédiatement recevable27, dès lors qu’il épuise le pouvoir de juridiction des tribunaux belges28.

En des termes un peu plus explicites, la Cour a indiqué, dans un arrêt rendu le 3 juin 202029 concernant l’exécution en Belgique d’une décision de gel des avoirs30 que : « Lorsque la Belgique est l’État d’exécution d’une telle décision, l’action publique n’y est pas exercée ; elle l’est dans l’État d’émission de la décision dont la reconnaissance est demandée et c’est également dans ce dernier que sera rendue la décision définitive au sens de l’article 420 du Code d’instruction criminelle ». Partant, l’arrêt rendu par la chambre des mises en accusation qui statue sur la requête en mainlevée de la saisie opérée31 constitue une décision passible d’un pourvoi en cassation immédiat.

24 Conclusions de M. l’av. gén. D. Vandermeersch, précédant l’arrêt commenté.

25 Dès lors qu’il ne constitue pas une décision définitive au sens de l’article 420, alinéa 1er, C.i.cr.

26 Les auteurs M.-A. Beernaert, H. D. Bosly et D. Vandermeersch évoquent la possibilité d’y voir une discrimination non justifiée. Voy. M.-A. Beernaert, H. D. Bosly et D. Vandermeersch, Droit de la procédure pénale, 9e éd., Bruxelles, la Charte, 2021, p. 578.

27 Cass., 12 mai 2020, R.G. P.20.0342.N. Voy. aussi M.-A. Beernaert, H. D. Bosly et D. Vandermeersch, op. cit., p. 2271.

28 Conclusions de M. l’av. gén. D. Vandermeersch, précédant l’arrêt commenté.

29 Cass., 3 juin 2020, R.G. P.20.0314.F, Pas., 2020, à sa date.

30 Sur le fondement de la loi du 5 août 2006 relative à l’application du principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires en matière pénale entre les États membres de l’Union européenne (M.B., 7 septembre 2006). L’enseignement de la décision est toutefois transposable lorsqu’il est question, comme en l’espèce, d’exécuter une décision d’enquête européenne.

Il faut souligner, par contre, que la décision rendue sur le recours visant à s’opposer à la décision de transfert des biens saisis vers l’État d’émission, sur le fondement de l’article 22, § 3, de la loi du 22 mai 2017, n’est pas susceptible de faire l’objet d’un pourvoi en cassation. Si c’est également dans l’État d’émission que sera rendue la décision définitive au sens de l’article 420 du Code d’instruction criminelle, la loi exclut néanmoins ici explicitement la possibilité de former un pourvoi en cassation contre l’arrêt rendu par la chambre des mises en accusation sur ce recours32.

Conclusion

Malgré l’utilisation étendue de la décision d’enquête européenne par les autorités judiciaires des États membres de l’Union européenne, la jurisprudence y relative est relativement pauvre33

L’arrêt rendu par la Cour de cassation poursuit toutefois le travail d’interprétation des dispositions de la loi du 22 mai 2017, spécifiquement s’agissant des recours qu’il est possible de former suite à l’exécution, en Belgique, d’une décision d’enquête européenne émise par les autorités d’un autre État membre.

Il faut bien reconnaître que la Cour adopte une interprétation restrictive des dispositions de la loi du 22 mai 2017 à cet égard : alors que la loi prévoit deux voies de recours à disposition du tiers lésé par la saisie pratiquée sur ses biens34, et que ces deux voies de recours peuvent disposer d’un effet suspensif sur le transfert des biens saisis vers l’État d’émission35, l’arrêt commenté amène à devoir considérer, d’une part, que le recours formé par le tiers intéressé visant à obtenir la mainlevée de la saisie, après un rejet définitif de son opposition au transfert de ses biens vers l’État d’émission, ne dispose pas d’un effet suspensif et, d’autre part, que, dans une telle hypothèse, ledit tiers est même dépourvu d’intérêt à former un tel recours en mainlevée de la saisie pratiquée sur ses biens.

31 Sur le fondement, en l’espèce, des articles 61quater, § 5, et 15, § 1er, de la loi du 5 août 2006 précitée.

32 Art. 22, § 3, al. 6, de la loi du 22 mai 2017.

33 En Belgique, nous n’avons relevé que trois décisions rendues par la Cour de cassation. Voy. Cass., 12 mai 2020, R.G. P.20.0342.N ; Cass., 5 janvier 2022, R.G. P.21.1329.F ; Cass., 11 janvier 2022, R.G. P.21.1245.N (portant, pour partie, sur la décision d’enquête européenne). Au niveau de la Cour de justice, les arrêts relatifs à la directive 2014/41/UE concernant la décision d’enquête européenne sont toutefois plus nombreux (voy. not. le dernier en date, C.J.U.E., 16 décembre 2021, publié dans cette revue, avec la note de F. Lugentz, Rev. dr. pén. crim., 2022, p. 387).

34 Art. 22, §§ 2 et 3, de la loi du 22 mai 2017.

35 Art. 21, § 2, de la loi du 22 mai 2017.

À défaut d’obtenir gain de cause en Belgique, il restera donc au tiers concerné à agir dans l’État d’émission, où ses biens auront été transférés, et de tenter d’en obtenir la restitution, avec les aléas que représente l’introduction d’une procédure à l’étranger, où le système juridique, les règles de droit et la procédure diffèrent, et où la langue utilisée n’est pas forcément maîtrisée par ce tiers, de même qu’avec les coûts accrus qui en résulteront en raison de la probable nécessité de faire appel à un conseil exerçant dans l’État d’émission.

La solution adoptée par la Cour de cassation présente, certes, le mérite de favoriser l’entraide judiciaire entre les États membres de l’Union européenne, mais ceci, au préjudice des droits des tiers intéressés sur les biens dont la saisie a été ordonnée…

Mona giacometti, Avocate (Amplitude), Professeure invitée (UCLouvain et Université Saint-Louis Bruxelles), Maître de conférences intérimaire (ULB), Chercheuse postdoctorale (UAntwerpen)

Cour de cassation (2e ch., N.), 5 janvier 2021, P.20.1319.N.

(extrait)

Président et rapporteur : M. Van Volsem, conseiller ff. président, Ministère public : M. Schoeters, avocat général, Pl. : Me L. Cerulus (du barreau d’Anvers).

Détention PréVentiVe – mandat d’arrêt – interrogatoire d’inculpé – omission d’entendre l’avocat de l’inculpé en ses observations concernant la délivrance d’un mandat d’arrêt – sanction et obligations de la juridiction d’instruction

Ni l’article 16 de la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive ni aucune autre disposition légale ne prévoit que l’omission d’entendre, conformément au § 2, alinéa 5, de l’article 16 précité, l’avocat de l’inculpé en ses observations concernant la délivrance d’un mandat d’arrêt doive être sanctionnée par l’irrégularité du mandat d’arrêt décerné et par la mise en liberté immédiate de l’inculpé. Par ailleurs, il ne résulte ni de l’article 5.3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ni de l’article 12 de la Constitution que tout manquement affectant la délivrance d’un mandat d’arrêt doive être obligatoirement sanctionné par la mise en liberté immédiate de l’inculpé. Seule une irrégularité grave et manifeste peut produire pareil effet ; tel n’est pas le cas de la seule omission susvisée et il appartient dès lors à la juridiction d’instruction qui constate l’omission d’entendre l’avocat de l’inculpé en ses observations concernant la délivrance d’un mandat d’arrêt, d’apprécier si, au regard des circonstances particulières de la cause, une atteinte effective et irréparable aux droits de la défense de l’inculpé en a résulté (y.k.) ARRÊT

I. La procédure devant la Cour

Le pourvoi est dirigé contre un arrêt rendu le 22 décembre 2020 par la cour d’appel d’Anvers, chambre des mises en accusation. (…)

II. La décision de la Cour

(...)

Sur le moyen :

2. Le moyen, en sa première branche, est pris de la violation de l’article 16, § 2, alinéa 5, de la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive : l’arrêt ne peut considérer que le mandat d’arrêt est régulier dès lors que, en violation de la disposition précitée, le conseil du demandeur n’a, lors de l’interrogatoire préalable, pas été entendu en ses observations concernant la délivrance ou non de ce mandat d’arrêt.

Le moyen, en sa seconde branche, est pris de la violation des articles 5, § 3, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et 12 de la Constitution : le maintien en détention sans avoir donné au conseil du demandeur l’opportunité d’émettre ses observations avant qu’une décision soit prise sur la délivrance d’un mandat d’arrêt, en violation de l’article 16, § 2, alinéa 5, de la loi du 20 juillet 1990, constitue une irrégularité grave et donc irréparable.

3. Selon l’article 16, § 2, alinéa 5, de la loi du 20 juillet 1990, le juge d’instruction doit informer l’inculpé de la possibilité qu’un mandat d’arrêt soit décerné à son encontre ainsi que l’entendre en ses observations à ce sujet et, le cas échéant, en celles de son avocat. L’article 16, § 2, alinéa 6, de la même loi prévoit que ces éléments sont relatés au procès-verbal d’audition.

4. Le procès-verbal de l’interrogatoire de l’inculpé comporte la mention suivante : « L’avocat de l’inculpé souhaite formuler les observations suivantes concernant l’audition/l’instruction/la délivrance d’un mandat d’arrêt : Madame le juge d’instruction ne m’a pas laissé la possibilité d’émettre des observations ». Il ne ressort d’aucune pièce à laquelle la Cour peut avoir égard que le juge d’instruction ait contredit l’exactitude de cette observation.

5. Ni l’article 16 de la loi du 20 juillet 1990 ni aucune autre disposition légale ne prévoient que l’omission d’entendre l’avocat de l’inculpé en ses observations concernant la délivrance d’un mandat d’arrêt doive être sanctionnée par l’irrégularité du mandat d’arrêt décerné et par la mise en liberté immédiate de l’inculpé.

6. Il ne résulte ni de l’article 5, § 3, de la Convention ni de l’article 12 de la Constitution que tout manquement affectant la délivrance d’un mandat d’arrêt doive être obligatoirement sanctionné par la mise en liberté immédiate de l’inculpé. Seule une irrégularité grave et manifeste peut produire cet effet.

7. La simple omission par le juge d’instruction d’entendre en ses observations l’avocat de l’inculpé à la fin de l’interrogatoire préalable à la délivrance d’un mandat d’arrêt, conformément à l’article 16, § 2, alinéa 5, de la loi de la loi du 20 juillet 1990, alors que, pour le reste, l’inculpé a lui-même été entendu en ses observations concernant la délivrance de ce mandat d’arrêt et que son conseil a pu exercer plei- nement sa mission d’assistance tant avant et pendant qu’après cette délivrance, ne constitue pas une irrégularité grave devant être obligatoirement sanctionnée par la mise en liberté immédiate de l’inculpé.

8. Lorsque pareille omission survient, il appartient à la juridiction d’instruction d’apprécier si, au regard des circonstances particulières de la cause, une atteinte effective et irréparable aux droits de la défense de l’inculpé en a résulté.

9. L’arrêt qui néglige d’examiner si, au regard des circonstances concrètes de l’espèce, l’omission visée a effectivement et irrémédiablement porté atteinte aux droits de défense de l’inculpé et qui se borne à décider de maintenir l’exécution de la détention préventive en prison, n’est pas légalement justifié.

Dans cette mesure, le moyen, en ses branches, est fondé.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

Casse l’arrêt attaqué, (…)

Cour de cassation (2e ch., F.), 23 septembre 2020,

P.20.0402.F.

Président : M. de Codt, président, Rapporteur : M. Dejemeppe, président de section, Ministère public : M. Nolet de Brauwere, avocat général, Pl. : Me N. Devaux (du barreau de Namur).

1° DéFense soCiale – internement – auteur sain d’esprit au moment de l’infraction mais ne disposant plus, au jour du jugement, des capacités cognitives lui permettant de comprendre le procès qui lui est fait – incidence sur la recevabilité des poursuites

1° Il ne résulte pas de l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales que le juge soit tenu de conclure à l’irrecevabilité de la poursuite au seul motif qu’au jour du jugement, le prévenu, sain d’esprit au moment de l’infraction, ne dispose plus des capacités cognitives lui permettant de comprendre le procès qui lui est fait ; ainsi, à supposer que la capacité mentale du prévenu soit réduite à néant, cette circonstance ne saurait porter en elle-même atteinte à l’essence du procès, qui peut constituer également un enjeu important pour les victimes et pour la société, pour autant que les règles de procédure garantissent la protection de la personne poursuivie1. (Conv. D.H., art. 6.1 ; L. du 5 mai 2014, art. 2, 9 et 81)

2° resPonsabilité hors Contrat – dommage – obligation de réparer – malades mentaux – infraction commise par une personne atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes – incidence sur la recevabilité des poursuites et l’obligation de réparer le préjudice

2° Il résulte des articles 9 et 81 de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement et 1386bis du Code civil que la conséquence du constat qu’une infraction a été commise par une personne atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes, n’est pas l’irrecevabilité de la poursuite, mais, lorsqu’il est établi que le prévenu a commis les faits, d’une part, l’interdiction, en règle, de le soumettre à une peine et, d’autre part, lorsque l’action civile est exercée, la subordination de sa condamnation à la réparation du préjudice causé par l’infraction, au régime prévu par l’article 1386bis du Code civil2. (L. du 5 mai 2014, art. 2, 9 et 81 ; C. civ., art. 1386bis)

1 Voy. les concl. du M.P. et l’article, publié dans cette livraison de la revue, de Mme N. ColetteBasecqz.

2 Voy. les concl. du M.P. Dans un arrêt demeuré inédit, la Cour de cassation a, il y a quelques années, rappelé qu’« en vertu de l’article 1386bis, alinéa 1er, du Code civil, le juge pénal qui statue à l’égard

Conclusions de M. l’avocat général Michel Nolet de Brauwere : Formé par le procureur général près la cour d’appel de Liège, le pourvoi est dirigé contre un arrêt rendu le 13 février 2020 par la chambre correctionnelle de cette cour, statuant en degré d’appel.

I. Antécédents de la procédure

Il résulte de l’arrêt que les principales circonstances de la cause utiles à l’examen du pourvoi peuvent être résumées comme suit.

Le défendeur, né en 1949, est poursuivi pour avoir commis de 2008 à 2015 des viols et des attentats à la pudeur avec violences sur la personne de sa petite-fille mineure, alors âgée de quatre à onze ans.

Par jugement rendu contradictoirement le 24 mai 2019, le tribunal correctionnel de Namur, division Namur, admet les circonstances atténuantes visées à la citation et déclare les poursuites recevables et les préventions1 établies dans le chef du défendeur – représenté par un avocat –, dont il ordonne l’internement en application de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement. Au civil, il accorde notamment des dommages et intérêts à titre provisionnel aux parties civiles.

Statuant contradictoirement sur les appels formés par le demandeur et le défendeur – qui est à nouveau représenté par son avocat –, l’arrêt déclare les appels recevables mais les poursuites irrecevables et se déclare sans compétence pour connaître des actions civiles après avoir constaté qu’étant atteint de démence incurable de type Alzheimer, dont les premiers symptômes sont en toute vraisemblance, selon l’expertise psychiatrique, apparus en 2014 – soit à la fin de la période infractionnelle – et n’ayant dès lors pu être entendu ni par les enquêteurs quant aux faits ni par les experts psychiatres en vue d’un examen mental, le défendeur est incapable de comprendre la nature ou l’objet des poursuites, de préparer sa défense, de suivre les débats et de comprendre la portée de la sanction qui devrait le cas échéant être retenue sur les faits devaient être déclarés établis.

d’une personne qui se trouve en état de démence, ou dans un état grave de déséquilibre mental la rendant incapable du contrôle de ses actions, peut la condamner à tout ou partie de la réparation du dommage causé à autrui à laquelle elle serait astreinte si elle avait le contrôle de ses actes. L’alinéa 2 dispose que le juge statue selon l’équité, tenant compte des circonstances et de la situation des parties » (Cass., 25 mars 2015, P.14.0452.F, inédit).

1 Légèrement rectifiées quant aux périodes infractionnelles.

II. Partie critiquée de l’arrêt

« Il se déduit de l’article 6 de la Convention […] qu’il ne peut être statué sur la culpabilité d’une personne que l’altération de ses facultés physiques ou psychiques met dans l’impossibilité de se défendre personnellement contre l’accusation dont elle fait l’objet, fût-ce assistée d’un avocat (cf. Cass. fr., 5 septembre 2018).

En conséquence, la cour [d’appel] considère que les poursuites doivent être déclarées irrecevables sous peine de violer le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 de la Convention »2.

III. Examen du pourvoi

Quant au troisième moyen, pris de la violation de l’article 6 de la Convention lu en combinaison avec les articles 2, 5 à 9 et 81 e.a. de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement :

1. En ses quatre branches, le moyen fait respectivement valoir ce qui suit :

« il n’existe pas de principe général du droit de la ‘partie au procès inapte’ »3 ; l’arrêt méconnaît l’article 6 de la Convention en ce que cette disposition n’interdit pas d’adapter les droits de la défense qu’elle garantit en raison des troubles mentaux du prévenu, pour autant que l’essence de ces droits ne soit pas atteinte ;

– au vu des garanties spécifiques offertes par la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement, cette procédure ne méconnaît pas l’article 6 de la Convention et s’inscrit dans le devoir de protection découlant notamment des articles 2 et 8 de la même Convention4, qui garantissent respectivement les droits à la vie et au respect de la vie privée et familiale, notamment à l’égard du danger que peuvent représentent des malades mentaux ; l’internement étant une « mesure de sûreté destinée à la fois à protéger la société et à faire en sorte que soient dispensés à la personne internée les soins requis par son état en vue de sa réinsertion dans la société »5, et non une peine, les juges d’appel ne pouvaient déclarer l’action publique irrecevable au motif que le défendeur ne pouvait se défendre en personne.

2 En ce sens : Liège, 26 avril 2017, R.G. 2017/CO/186, inédit, qui n’a pas fait l’objet d’un pourvoi ; voy. N. Colette-Basecqz, « La décision de la mesure d’internement », in O. Nederlandt, N. Colette-Basecqz, F. Vansiliette et Y. Cartuyvels (dir.), La loi du 5 mai 2014 relative à l’internement, Nouvelle loi, nouveaux défis : vers une véritable politique de soins pour les internés ?, Dossier de la R.D.P.C., 2018, pp. 20-21.

3 (« Ongeschikt als procespartij ») Cass., 4 juin 2013, R.G. P.12.1137.N, Pas., 2013, n° 337, et R.D.P.C., 2014, avec note O. Michiels, « Le droit pour le prévenu de comparaître personnellement devant les juridictions répressives », pp. 108-119. Le demandeur l’avait d’ailleurs déjà relevé dans ses conclusions d’appel.

4 Voy. C.C., 24 octobre 2019, n° 159/2019, § B.6 ; Cour eur. D.H., Milićević c. Monténégro, 6 novembre 2015, n° 27821/16, §§ 54 et 55 ; Cour eur. D.H., Kurt c. Autriche, 4 juillet 2019, n° 62903/15, §§ 62-63.

5 Art. 2, al. 1er, de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement (cf. infra).

2. La loi relative à l’internement :

La loi du 5 mai 2014 dispose notamment ce qui suit :

« Art. 2. L’internement, tel que visé à l’article 9 de la présente loi, de personnes atteintes d’un trouble mental est une mesure de sûreté destinée à la fois à protéger la société et à faire en sorte que soient dispensés à la personne internée les soins requis par son état en vue de sa réinsertion dans la société.

Compte tenu du risque pour la sécurité et de l’état de santé de la personne internée, celle-ci se verra proposer les soins dont elle a besoin pour mener une vie conforme à la dignité humaine. Ces soins doivent permettre à la personne internée de se réinsérer le mieux possible dans la société et sont dispensés –lorsque cela est indiqué et réalisable – par le biais d’un trajet de soins de manière à être adaptés à la personne internée ».

Il en résulte que l’internement « ne constitue ni une déclaration de culpabilité du chef d’une infraction ni une condamnation à une peine »6.

« Art. 9. § 1er. Les juridictions d’instruction, sauf s’il s’agit d’un crime ou d’un délit considéré comme un délit politique ou comme un délit de presse, à l’exception des délits de presse inspirés par le racisme ou la xénophobie, et les juridictions de jugement peuvent ordonner l’internement d’une personne :

1° qui a commis un crime ou un délit portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers et

2° qui, au moment de la décision, est atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes et

3° pour laquelle le danger existe qu’elle commette de nouveaux faits tels que visés au 1° en raison de son trouble mental, éventuellement combiné avec d’autres facteurs de risque.

La juridiction d’instruction ou la juridiction de jugement apprécie de manière motivée si le fait a porté atteinte ou a menacé l’intégrité physique ou psychique de tiers.

6 Cass., 11 mars 1987, R.G. 5690, Pas., 1987, n° 413 ; C.C., 18 février 2016, n° 22/2016 (cf. infra) :

« l’internement ne constitue pas une peine » ; voy. Fr. Kuty, Principes généraux du droit pénal belge, t. IV, La peine, 2017, nos 3898 à 3900.

§ 2. Le juge prend sa décision après qu’a été effectuée l’expertise psychiatrique médico-légale visée à l’article 5, ou après l’actualisation d’une expertise antérieure ».

Il en résulte, au regard du droit interne belge, que la personne atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes peut être jugée par une juridiction répressive, qui peut le cas échéant prononcer un internement moyennant le respect des garanties légales – parmi lesquelles l’assistance d’un avocat ou la représentation par un avocat7 –, et que l’action publique n’est dès lors pas irrecevable du fait de cette seule circonstance.

Mais l’est-elle en revanche au regard de la Convention, comme le considère l’arrêt ?

3. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme quant aux articles 5 et 6 de la Convention :

3.1. L’article 6 de la Convention :

« Même dans l’hypothèse d’une cour d’appel dotée de la plénitude de juridiction, l’article 6 n’implique pas toujours […] le droit à comparaître en personne8 »9.

– Quant à la jurisprudence de la Cour européenne D.H., tant le défendeur que l’arrêt attaqué se sont bornés à citer des passages du § 52 de l’arrêt G. c. France du 23 février 201210 :

« 52. En principe, le droit d’un accusé, en vertu de l’article 6, de participer réellement à son procès inclut le droit non seulement d’y assister, mais aussi d’entendre et de suivre les débats. Inhérents à la notion même de procédure contradictoire, ces droits peuvent également se déduire du droit de l’accusé, énoncé en particulier à l’article 6, § 3, c), de “se défendre lui-même”11. La “participation réelle”, dans ce contexte, présuppose que l’accusé comprenne globalement la nature et l’enjeu pour lui du procès, notamment la portée de toute peine pouvant lui être infligée. Il doit être à même d’exposer à ses avocats sa version des faits, de leur signaler toute déposition avec laquelle il ne serait pas d’accord et de les informer de tout fait méritant d’être mis en avant pour sa défense12. Les

7 Art. 81 de la même loi.

8 Cour eur. D.H. (plén.), Fejde c. Suède, 29 octobre 1991, requête n° 12631/87, § 33 (« compte tenu encore du caractère mineur de l’infraction litigieuse et de l’interdiction d’aggraver la peine ») ; Cour eur. D.H., Golubev c. Russie, 9 novembre 2006, requête n° 26260/02

9 O. Michiels, « Le droit pour le prévenu de comparaître personnellement devant les juridictions répressives », R.D.P.C., 2014, p. 115.

10 Cour eur. D.H., G. c. France, 23 février 2012, requête n° 27244/09 circonstances de la cause peuvent imposer aux États contractants de prendre des mesures positives de manière à permettre à l’accusé de participer réellement aux débats13 ».

11 Voy., parmi d’autres, Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre 1988, § 78, série A, n° 146 ; Stanford c. Royaume-Uni, 23 février 1994, § 26, série A, n° 282-A, et S.C. c. Royaume-Uni, précité, § 28.

12 Voy., par exemple, Stanford c. Royaume-Uni, précité, § 30 ; S.C. c. Royaume-Uni, précité, § 29 ; V. c. Royaume-Uni, précité, §§ 85, 89 et 90.

Mais le paragraphe suivant ne ferme selon moi pas la porte au jugement, en matière répressive, des personnes qui ne sont pas entièrement capables d’agir pour leur propre compte en raison de leurs troubles mentaux, moyennant le respect des garanties spéciales de procédure qui s’imposent :

« 53. En outre, la Cour rappelle que des garanties spéciales de procédure peuvent s’imposer pour protéger ceux qui, en raison de leurs troubles mentaux, ne sont pas entièrement capables d’agir pour leur propre compte14 ».

– Le Guide sur l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme apporte des précisions à cet égard :

« 411. L’article 6, §§ 1 et 3, c) ne donne pas nécessairement à l’accusé le droit de décider lui-même de la manière dont sa défense doit être assurée15). Le choix entre les deux options mentionnées à l’article 6, § 3, c), à savoir, d’une part, le droit pour l’intéressé de se défendre lui-même et, d’autre part, son droit à être représenté par un avocat, soit librement choisi, soit, le cas échéant, désigné par le tribunal, relève de la législation applicable ou du règlement de procédure du tribunal concerné. Les États membres jouissent à cet égard d’une marge d’appréciation, même si celle-ci est limitée16).

412. À la lumière de ces principes, la Cour vérifie tout d’abord si des raisons pertinentes et suffisantes ont été avancées à l’appui du choix législatif qui a été appliqué au cas d’espèce. Dans un second temps, et même si de telles raisons ont été présentées, il demeure nécessaire de rechercher, dans le contexte de l’appréciation globale de l’équité de la procédure pénale, si les juridictions nationales, en appliquant la règle litigieuse, ont également fourni des raisons pertinentes et suffisantes à l’appui de leurs décisions. Sur ce dernier point, il convient de vérifier si l’accusé s’est vu donner la possibilité concrète de participer de manière effective à son procès17 ».

413. Dans l’affaire Correia de Matos c. Portugal [GC], §§ 144-169, la Cour a tenu compte de l’ensemble du contexte procédural dans lequel l’obligation de représentation avait été appliquée, notamment le point de savoir si l’accusé avait toujours un moyen d’intervenir en personne dans la procédure. Elle a également pris en considération la marge d’appréciation de l’État, avant de juger que les motifs avancés pour justifier le choix en cause du législateur étaient pertinents et suffisants. En outre, aucun élément n’ayant permis de conclure au caractère inéquitable de la procédure pénale qui visait le requérant, la Cour a constaté l’absence de violation de l’article 6, §§ 1 et 3, c) de la Convention »18.

13 Liebreich c. Allemagne (déc.), 8 janvier 2008, n° 30443/03 ; Timergaliyev c. Russie, 14 octobre 2008, n° 40631/02, § 51.

14 Voy., mutatis mutandis, Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, [requête n° 6301/73], § 60 in fine, série A, n° 33 ; Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, [requête n° 13770/88], § 22, série A, n° 237-A ; Prinz c. Autriche, requête n° 23867/94, § 44, 8 février 2000, et Vaudelle c. France, requête n° 35683/97, § 60, CEDH 2001-I.

15 Cour eur. D.H., Correia de Matos c. Portugal (déc.), 15 novembre 2001, requête n° 48188/99.

16 Cour eur. D.H. [GC], Correia de Matos c. Portugal, 4 avril 2018, requête 56402/12, § 122.

17 Ibid., § 143.

– Cet arrêt précise que « la question centrale s’agissant de la mesure litigieuse n’est pas de savoir s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives, ni même de savoir si l’État peut prouver que, sans l’obligation de représentation par un avocat, il est dans tous les cas, impossible de garantir les droits de la défense d’un accusé. Il s’agit plutôt de déterminer si, du point de vue de la pertinence et de la suffisance des motifs avancés à l’appui du choix exercé, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation »19.

J’en déduis que la Convention n’interdit pas aux États contractants d’imposer la représentation par un avocat dans le cadre d’une procédure pénale si les motifs justifiant ce choix sont pertinents et suffisants.

3.2. L’article 5 de la Convention :

L’arrêt précité G. c. France se réfère en outre à des décisions antérieures qui me paraissent aller dans ce sens, et ce, même si elles statuent sur des violations alléguées de l’article 5 de la Convention – qui consacre le droit à la liberté et à la sûreté –, et non de son article 6, et généralement quant à la représentation de l’aliéné dans le cadre de l’exécution de l’internement.

L’article 5 de la Convention s’applique en effet notamment aux procédures d’internement, mesure privative de liberté qui ne résulte pas toujours d’une procédure répressive, relative à des faits constitutifs d’infractions.

L’arrêt Megyeri c. Allemagne

M. Megyeri a été interné après avoir commis des faits qui s’analysaient en infractions pénales, dont il ne pouvait être tenu responsable car il souffrait d’une psychose schizophrène avec des signes de paranoïa20

Cette décision, à laquelle l’arrêt précité G. c. France se réfère explicitement, énonce notamment ce qui suit :

« 22. Parmi les principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour sur l’article 5, § 4, figurent les suivants : a) Un aliéné détenu dans un établissement psychiatrique pour une durée illimitée ou prolongée a en principe le droit, au moins en l’absence de contrôle judiciaire périodique et automatique, d’introduire “à des intervalles raisonnables” un recours devant un tribunal pour contester la “légalité” – au sens de la Convention – de son internement21. b) L’article 5, § 4, exige que la procédure appliquée revête un caractère judiciaire et offre à l’individu en cause des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté dont il se plaint ; pour déterminer si une procédure offre des garanties suffisantes, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule22. c) Les instances judiciaires relevant de l’article 5, § 4, ne doivent pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6, § 1er, prescrit pour les litiges civils ou pénaux. Encore faut-il que l’intéressé ait accès à un tribunal et l’occasion d’être entendu lui-même ou, au besoin, moyennant une certaine forme de représentation. Des garanties spéciales de procédure peuvent s’imposer pour protéger ceux qui, en raison de leurs troubles mentaux, ne sont pas entièrement capables d’agir pour leur propre compte23 . d) L’article 5, § 4, n’exige pas que les individus placés sous surveillance à titre d’“aliénés” s’efforcent eux-mêmes, avant de recourir à un tribunal, de trouver un homme de loi pour les représenter24.

18 Guide sur l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme – Droit à un procès équitable (volet pénal), mis à jour au 31 décembre 2019.

19 Cour eur. D.H. [GC], Correia de Matos c. Portugal, 4 avril 2018, requête 56402/12, § 151.

20 Cour eur. D.H., Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, requête n° 13770/88, § 22.

23. En conséquence, une personne détenue dans un établissement psychiatrique pour avoir accompli des actes constitutifs d’infractions pénales, mais dont ses troubles mentaux empêchent de la juger responsable, doit, sauf circonstances exceptionnelles, jouir de l’assistance d’un homme de loi dans les procédures ultérieures relatives à la poursuite, la suspension ou la fin de son internement. L’importance de l’enjeu pour elle – sa liberté –, combinée à la nature même de son mal – une aptitude mentale diminuée –, dicte cette conclusion ».

– Le Guide sur l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme25 indique ce qui suit :

« 109. Un individu ne peut passer pour “aliéné” et subir une privation de liberté que si les trois conditions suivantes au moins se trouvent réunies26 :

21 Voy., entre autres, l’arrêt X c. Royaume-Uni du 5 novembre 1981, série A, n° 46, p. 23, par. 52.

22 Voy., en dernier lieu, l’arrêt Wassink c. Pays-Bas du 27 septembre 1990, série A, n° 185-A, p. 13, § 30.

23 Arrêt Winterwerp c. Pays-Bas du 24 octobre 1979, précité, § 60.

24 Même arrêt, p. 26, § 66.

25 Voy. le Guide sur l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme – Droit à la liberté et à la sûreté, mis à jour au 31 décembre 2019.

26 Ilnseher c. Allemagne [GC], § 127 ; Stanev c. Bulgarie [GC], § 145 ; D.D. c. Lituanie, § 156 ; Kallweit c. Allemagne, § 45 ; Chtoukatourov c. Russie, § 114 ; Varbanov c. Bulgarie, § 45 ; Winterwerp c. Pays-Bas, § 39.

• on doit avoir établi de manière probante l’aliénation de l’intéressé, au moyen d’une expertise médicale objective, sauf dans les cas où un internement d’urgence est nécessaire ;

• le trouble mental de l’intéressé doit revêtir un caractère légitimant l’internement. Il faut démontrer que la privation de liberté était nécessaire eu égard aux circonstances de la cause ;

• l’aliénation établie au moyen d’une expertise médicale objective doit persister tout au long de la durée de l’internement.

122. La procédure conduisant à l’internement d’office d’un individu dans un établissement psychiatrique doit donc offrir des garanties effectives contre l’arbitraire étant donné la vulnérabilité des personnes atteintes de troubles mentaux et la nécessité de justifier toute restriction à leurs droits par des raisons particulièrement solides27

123. Il est essentiel que l’intéressé ait accès à un tribunal et la possibilité d’être entendu lui-même ou, au besoin, moyennant une certaine forme de représentation. Dès lors, toute personne internée dans un établissement psychiatrique doit, sauf circonstances spéciales, recevoir une assistance juridique dans le cadre de la procédure se rapportant au maintien, à la suspension ou à la cessation de son internement28 ».

– L’arrêt précité M.S. c. Croatie (n° 2)29 a conclu à la violation de l’article 5, § 1er, e, non parce qu’un avocat a été commis d’office pour représenter la requérante dans la procédure formée par elle contre son internement forcé (durant 15 heures) mais bien parce que l’assistance qu’il lui a fournie n’a pas été effective.

4. L’arrêt de la Cour constitutionnelle n° 22/2016 du 18 février 2016 :

Ainsi que le relève le demandeur, la Cour constitutionnelle, statuant sur des recours en annulation totale ou partielle de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement des personnes, a énoncé notamment ce qui suit à cet égard :

« A.5.2. […] le Conseil des ministres observe que […] pour que les juridictions d’instruction puissent ordonner un internement, elles doivent respecter des conditions très strictes […]30. Ces conditions cumulatives ont été prévues afin de garantir les intérêts de la personne souffrant d’un trouble mental. En outre, de par la loi de 2014 sur l’internement, ces inculpés malades mentaux bénéfi-

27 M.S. c. Croatie (n° 2), 19 février 2015, requête n° 75450/12, § 147.

28 Ibid., §§ 152 et 153 ; N. c. Roumanie, 28 novembre 2017, requête n° 59152/08, § 196.

29 M.S. c. Croatie (n° 2), 19 février 2015, requête n° 75450/12 cient de garanties procédurales particulières en cas de jugement devant les juridictions d’instruction, garanties qui leur permettent d’obtenir un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.

30 Cf. infra, point B.15.3 de cet arrêt.

B.15.2. Étant donné que l’internement est une mesure dont le but est de mettre une personne se trouvant dans les conditions prévues à l’article 9, § 1er, précité, hors d’état de nuire, tout en la soumettant à des mesures curatives, l’internement n’est pas une peine.

B.15.3. […] Par ailleurs, pour que les juridictions d’instruction puissent ordonner un internement, des conditions doivent être strictement respectées : (1) l’inculpé doit être, au moment de la décision, atteint d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes, (2) l’inculpé risque de commettre de nouvelles infractions en raison de son trouble mental, éventuellement combiné avec d’autres facteurs de risque, (3) le juge compétent peut uniquement décider de procéder à un internement à l’issue d’une expertise psychiatrique médico-légale réglée par la loi ou après l’actualisation d’une expertise antérieure31 et (4) l’inculpé doit être assisté par un avocat32 ».

La loi sur l’internement prévoit en effet des garanties spécifiques destinées notamment à assurer l’expertise de l’état mental du prévenu et son assistance ou sa représentation par un avocat, tant devant les juridictions d’instruction que devant les juridictions du fond.

5. L’arrêt K-B Lux du 31 mai 2011 :

Pour justifier l’irrecevabilité des poursuites pour violation du droit à un procès équitable, l’arrêt rappelle notamment que « le droit du prévenu à un procès équitable, tel que garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, peut, dans certaines circonstances, être atteint de façon irrémédiable de sorte qu’aucune autre sanction que l’irrecevabilité des poursuites ne peut en découler »33.

Or ce principe ne paraît pas pouvoir s’appliquer ici, l’arrêt ne constatant aucune atteinte irrémédiable au droit du prévenu à un procès équitable.

Il en ressort en effet, d’une part, que la circonstance qu’il n’a pu être entendu par les enquêteurs est due à sa maladie après le dévoilement des faits. D’autre

31 Loi du 5 mai 2014, art. 5 à 8. Ainsi, « la personne qui fait l’objet d’une expertise psychiatrique médicolégale peut, à tout moment, se faire assister par [1 un médecin de son choix]1 [1 et par un avocat » (art 7, al. 1er).

32 Loi du 5 mai 2014, art. 81.

33 Cass., 31 mai 2011, R.G. P.10.2037.F, Pas., 2011, n° 370 (partim), J.T., 2011, pp. 583 à 588, et avec note de M.-A. Beernaert part, l’arrêt ne constate pas que la circonstance que les experts psychiatres n’ont pas rencontré le prévenu, estimant qu’un examen ne permettrait que de constater l’existence d’une pathologie mentale irréversible34, à supposer qu’elle constitue une atteinte au droit du prévenu à un procès équitable, serait irrémédiable.

Partant, la référence à cette décision fondée sur un ensemble d’irrégularités de procédure rendant le procès équitable impossible (affaire KB-Lux) paraît étrangère à l’espèce.

6. L’arrêt de la Cour de cassation de France du 5 septembre 201835 : L’arrêt attaqué s’appuie sur un arrêt de la Cour de cassation de France qui énonce ex abrupto qu’« il se déduit [de l’article 6 de la Convention] qu’il ne peut être statué sur la culpabilité d’une personne que l’altération de ses facultés physiques ou psychiques met dans l’impossibilité de se défendre personnellement contre l’accusation dont elle fait l’objet, fût-ce […] assistée d’un avocat ».

Cette analyse ne me paraît pas rejoindre la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme citée ci-dessus.

Rendue par la cour d’appel de Lyon, la décision attaquée avait « renvoyé le prévenu des fins de la poursuite en raison de son impossibilité absolue, définitive et objectivement constatée d’assurer sa défense devant la juridiction de jugement ».

La Cour de cassation de France a cassé cet arrêt non pas au motif que les poursuites auraient dû être déclarées irrecevables mais car la cour d’appel « devait surseoir à statuer et ne pouvait pas relaxer le prévenu pour un motif non prévu par la loi ».

Cet arrêt a été critiqué, l’octroi d’un sursis à statuer « viager »36 méconnaissant l’exigence de rendre les jugements dans un délai raisonnable, tant à l’égard du prévenu que des parties civiles.

Surtout, il n’examine pas – et pour cause – si les garanties procédurales prévues par la loi du 5 mai 2014 sont insuffisantes pour garantir les droits de la défense garantis par l’article 6 de la Convention.

34 À cet égard, la Cour européenne D.H. considère qu’« à défaut d’autres possibilités, du fait par exemple du refus de l’intéressé de se présenter à un examen, il faut au moins demander l’évaluation d’un médecin expert sur la base du dossier, sinon on ne peut soutenir que l’aliénation de l’intéressé a été établie de manière probante (Constancia c. Pays-Bas (déc.), § 26, où la Cour a ainsi validé la substitution d’autres informations disponibles à l’examen médical de l’état de santé mental du requérant) » (Guide sur l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme – Droit à la liberté et à la sûreté, mis à jour au 31 décembre 2019, § 110).

35 Cass. fr., ch. crim. (plén.), 5 septembre 2018, n° de pourvoi 17-84402, www. legifrance.gouv.fr.

36 Voy. note relative à cette décision : V. Tellier-Cayrol, « L’atermoiement illimité, ou du sursis à statuer pour altération définitive des capacités du prévenu », Recueil Dalloz, 2018, Notes de procédure pénale, pp. 2076-2079.

Enfin, rappelons qu’en droit belge, l’internement « ne constitue [pas] une déclaration de culpabilité »37

7. Discussion : Le défendeur a, en termes de conclusion d’appel, admis qu’il ne peut se voir appliquer l’article 71 du Code pénal, rien n’indiquant qu’il aurait été dans un état de démence lors des faits et ne l’aurait plus été au moment du jugement38.

L’arrêt constate que les experts psychiatres, ayant considéré que la démence dégénérative dont le défendeur est atteint rend impossible son examen mental, ne l’ont pas rencontré. Il en déduit que « les deux hommes de l’art n’ont dès lors été en mesure de formuler que des avis purement théoriques au sujet de l’état mental du prévenu, tant au moment des faits qu’actuellement [et] n’ont pas non plus été en mesure d’évaluer in concreto sa potentielle dangerosité ».

Les juges d’appel, qui n’ont pas suggéré ou ordonné une nouvelle expertise, n’en ont pas moins constaté que « l’état psychique et physique du défendeur l’empêche concrètement de pouvoir participer à son procès ».

Cette aliénation n’est d’ailleurs contestée par aucune partie.

« De façon générale, l’état mental de la personne internée justifie une approche différente sur le plan des garanties liées au respect des droits de la défense. En effet, le trouble mental dont est affectée la personne internée peut la conduire à adopter des comportements irrationnels ou inadéquats de nature à entraver l’exercice libre et entier de ses droits de défense »39.

Je déduis de ce qui précède, et en particulier de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, que, moyennant le respect des garanties procédurales qui s’imposent, l’article 6 de la Convention n’interdit pas en règle aux juridictions répressives de statuer sur la commission de faits infractionnels par une personne que l’altération de ses facultés physiques ou psychiques met dans l’impossibilité de se défendre personnellement contre l’accusation dont elle fait l’objet et de l’interner le cas échéant, dès lors qu’elle est représentée par un avocat et que l’internement ne constitue ni une peine ni même une déclaration de culpabilité mais une mesure de sûreté destinée à la fois à protéger la société et à faire en sorte que soient dispensés à la personne internée les soins requis par son état en vue de sa réinsertion dans la société.

37 Cf. supra

38 Voy. Fr. Kuty, Principes généraux du droit pénal belge, t. II, L’infraction pénale, 2010, nos 1096-1097, et t. III, L’auteur de l’infraction pénale, 2012, n° 1621 ; art. 1er de la loi du 1er juillet 1964 de défense sociale à l’égard des anormaux et des délinquants d’habitude.

39 Conclusions de M. Vandermeersch, avocat général, accompagnant Cass., 25 janvier 2017, R.G. P.16.1340.F, Pas., 2017, n° 57.

L’arrêt, qui n’indique pas en quoi les garanties prévues par la loi du 5 mai 2014 seraient insuffisantes pour garantir les droits de la défense et l’équité de la procédure à l’aune de l’article 6 de la Convention ou n’auraient pas été respectées à l’égard du défendeur, ne justifie pas régulièrement sa décision.

Dans cette mesure, le moyen est fondé.

Il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs, qui ne sauraient donner lieu à une cassation plus étendue ou sans renvoi.

8. Que doit faire le juge lorsque le prévenu est aliéné au moment du jugement ?

La Cour considère que « lorsque le juge considère que les faits mis à charge du prévenu sont établis mais que celui-ci se trouvait en état de démence au moment des faits et qu’ensuite il acquitte le prévenu en application de la cause élisive de faute prévue à l’article 71 du Code pénal, il n’est pas libéré de son obligation de statuer sur l’action civile de la partie civile régulièrement constituée sur la base de [cette disposition] »40 (sur pied de l’article 1386bis C. civ.).

Mais qu’en est-il si le discernement de l’auteur est aboli au moment du jugement (et ce, qu’il l’ait été ou non au moment des faits) ?

La décision attaquée en déduit l’irrecevabilité de l’action publique et l’incompétence de la juridiction pénale pour statuer sur l’action civile. Mais alors, comment juger les faits et prononcer les mesures qui s’imposent le cas échéant ? Faut-il dans ce cas, à l’issue de la procédure répressive, et alors que l’internement n’est pas une peine mais une mesure de sûreté, recourir à des procédures distinctes, non répressives, d’une part sur pied de la loi relative à la protection de la personne des malades mentaux et d’autre part en vue de voir accorder des dommages-intérêts aux victimes des faits infractionnels commis ? Et en quoi de tels détours procéduraux seraient-ils de nature à mieux garantir le respect des articles 6 mais aussi 2, 5 et 8 de la Convention à l’égard tant de l’aliéné – qui doit bien être là aussi être représenté par un avocat – que de ses victimes passées et potentielles – l’absence de discernement n’étant pas élusive de toute dangerosité – dans un délai raisonnable ?

À la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, les articles 5 et 6 de la Convention ne me paraissent aucunement interdire au juge répressif de statuer sur la commission des faits commis par une personne démente au moment du jugement, sur l’internement qui s’impose le cas échéant et sur sa responsabilité civile, dès lors que les garanties qui s’imposent (telles celles relatives à l’assistance ou la représentation par un avocat ou encore à l’expertise) ont été respectées et qu’aucune peine n’est prononcée.

La décision attaquée conduit à limiter considérablement le champ d’application, par les juridictions répressives, de la loi relative à l’internement et des articles 1382 et surtout 1386bis du Code civil41

Même si l’inculpé ou le prévenu, assisté ou représenté par un avocat conformément à l’article 81 de la loi du 5 mai 2014, est dément lors du jugement (et ce, qu’il l’ait été ou non au moment des faits), la juridiction d’instruction ou le juge répressif n’en doit pas moins constater d’abord le cas échéant qu’il a commis les faits et qu’il a bénéficié des garanties prévues dans la loi du 5 mai 201442

Si c’est le cas :

– Si l’auteur répond à toutes les conditions requises par l’article 9, § 1er, précité, de la loi du 5 mai 2014, le juge prononce l’internement et statue sur l’action civile (sur pied des articles 1382 et/ou 1386bis C. civ.43).

– En revanche, si le juge constate que l’auteur ne répond pas à ces autres conditions : – soit si le juge est saisi d’une contravention ou d’un crime ou un délit ne portant pas atteinte à l’intégrité physique ou psychique de tiers et ne la menaçant pas, ou encore s’il n’existe pas de danger qu’il commette un nouveau fait infractionnel portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers, par exemple en raison de son état comateux sans espoir de rémission –, il en déduit que ni une peine, ni l’internement, ni aucune autre mesure ne peuvent être prononcés et statue sur l’action civile (sur pied de l’article 1386bis C. civ. si l’auteur était dément lors des faits, ou de l’article 1382 C. civ. s’il ne l’était pas), tout comme il le fait après avoir prononcé une simple déclaration de culpabilité44 ou encore après avoir constaté que l’action publique est éteinte par la prescription mais qu’il a été saisi en temps utile par l’action civile45.

9. Quant à l’étendue de la cassation : La cassation, sur le pourvoi du ministère public, de la décision qui déclare irrecevable l’action publique entraîne l’annulation de la décision par laquelle le juge se déclare incompétent pour connaître de l’action civile46.

41 « Art. 1386bis. Lorsqu’une personne atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes, cause un dommage à autrui, le juge peut la condamner à tout ou partie de la réparation à laquelle elle serait astreinte si elle avait le contrôle de ses actes. Le juge statue selon l’équité, tenant compte des circonstances et de la situation des parties ».

42 Non seulement l’assistance ou la représentation par un avocat (art. 81), mais aussi l’expertise psychiatrique (art. 5 à 8), etc.

43 L’article 18 de la loi du 5 mai 2014 renvoie à l’article 1386bis C. civ. ; cependant, si l’auteur, dément au moment du jugement, ne l’était pas lorsqu’il a commis les faits, il me paraît que c’est l’article 1382 du même code qui trouve à s’appliquer.

44 Qui n’est pas une peine, mais est prévue à l’article 21ter du titre préliminaire du Code de procédure pénale, en cas de dépassement du délai raisonnable (les peines applicables aux infractions commises par les personnes physiques sont énumérées à l’article 7 C. pén.).

45 Cf. art. 26 du Titre préliminaire du Code de procédure pénale.

46 Voy. Cass., 18 novembre 1986, R.G. 878, Pas. 1987, n° 174 : « La cassation, sur le pourvoi du ministère public, de la décision qui déclare irrecevable l’action publique en raison de ce que le délai

IV. Conclusion : cassation avec renvoi.

I. La procédure devant la Cour

Le pourvoi est dirigé contre un arrêt rendu le 13 février 2020 par la cour d’appel de Liège, chambre correctionnelle. (…)

II. La décision de la Cour

Sur l’ensemble du troisième moyen :

Le moyen est pris de la violation de l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, lu en combinaison avec les articles 2, 5 à 9 et 81 de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement.

Le demandeur fait grief à l’arrêt de déclarer irrecevables les poursuites exercées à charge du défendeur au motif que, sous peine de méconnaître le droit à un procès équitable, il ne peut être statué sur la culpabilité d’une personne que l’altération de ses facultés physiques ou psychiques met dans l’impossibilité de se défendre personnellement contre l’accusation dont elle fait l’objet, fût-elle assistée d’un avocat.

Il ne résulte pas de l’article 6 de la Convention que le juge soit tenu de conclure à l’irrecevabilité de la poursuite au seul motif qu’au jour du jugement, le prévenu, sain d’esprit au moment de l’infraction, ne dispose plus des capacités cognitives lui permettant de comprendre le procès qui lui est fait.

Ainsi, à supposer que la capacité mentale du prévenu soit réduite à néant, cette circonstance ne saurait porter en elle-même atteinte à l’essence du procès, qui peut constituer également un enjeu important pour les victimes et pour la société, pour autant que les règles de procédure garantissent la protection de la personne poursuivie.

À cet égard, l’article 9 de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement prévoit notamment que l’internement, qui n’est pas une peine mais une mesure de sûreté, peut être prononcé, dans les conditions que cette disposition détermine, à l’égard d’une personne qui est atteinte, au moment de la décision, d’un trouble mental raisonnable, prévu à l’article 6, alinéa 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, était dépassé, entraîne l’annulation de la décision par laquelle le juge se déclare incompétent pour connaître de l’action civile » ; R. Declercq, « Pourvoi en cassation en matière répressive », R.P.D.B., 2015, n° 1101. qui abolit sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes. Par ailleurs, l’article 81, § 1er, de cette loi dispose que les juridictions ne peuvent statuer sur les demandes d’internement qu’à l’égard des personnes concernées qui sont assistées ou représentées par un conseil.

Enfin, l’action civile exercée par la victime d’une infraction commise par une personne atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes, est subordonnée aux conditions particulières que prévoit l’article 1386bis du Code civil, selon lequel le juge peut la condamner à tout ou partie de la réparation à laquelle elle serait astreinte si elle avait le contrôle de ses actes, mais en statuant selon l’équité, c’est-à-dire tenant compte des circonstances et de la situation des parties.

La loi détermine ainsi les conséquences attachées, tant du point de vue de l’action publique que de celui de l’action civile, au constat, par le juge, que le prévenu est atteint au moment de son procès d’un trouble mental qui abolit sa capacité de discernement.

Il résulte de ces dispositions que la conséquence de pareil constat n’est pas l’irrecevabilité de la poursuite, mais, lorsqu’il est établi que le prévenu a commis les faits, d’une part, l’interdiction, en règle, de le soumettre à une peine et, d’autre part, lorsque l’action civile est exercée, la subordination de sa condamnation à la réparation du préjudice causé par l’infraction au régime prévu par l’article 1386bis du Code civil.

En décidant que les poursuites sont irrecevables après avoir considéré que, atteint d’une maladie dégénérative de type Alzheimer, le défendeur, prévenu du chef de viols et d’attentats à la pudeur avec la circonstance qu’il est le grand-père de la victime, était dans l’incapacité de comprendre les faits qui lui étaient reprochés ainsi que de percevoir les tenants et les aboutissants du procès, fût-il assisté d’un avocat, la cour d’appel n’a pas légalement justifié sa décision.

Dans cette mesure, le moyen est fondé.

(…)

PAR CES MOTIFS, LA COUR

Casse l’arrêt attaqué ;

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