Comment sont nés les nègres blancs ?
LECOMPTE-BOINET Anaïs
Comment sont nés les nègres blancs ?
LECOMPTE-BOINET Anaïs
Au cœur d’un désert de terre, dans un pays où les gens ont la peau couleur ébène, un rosier blanc avait poussé.
En quelques jours, ses branches avaient atteint la grosseur d’un bras et ses feuilles la largeur d’une main. Ses racines puissantes qui plongeaient dans le sol en ressortaient en s’emmêlant, écrasant les autres plantes qui luttaient pour voir le jour. Sa silhouette tentaculaire était parsemée de magnifiques roses blanches. Il n’y avait pas d’autres rosiers dans ce pays et personne n’aurait su dire pourquoi celui ci avait poussé. Peut-être bien qu’un étranger était venu le planter là, loin de chez lui, pour s’en débarrasser. Car le rosier était maudit.
En effet, il était doté de la conscience et des rêves d’un homme mais il était prisonnier de son corps végétal. Profondément enraciné, il regardait passer au loin les caravanes dans le désert en les jalousant, souhaitant plus que tout voyager lui aussi. Ce désir était si fort qu’on pouvait le sentir dans le parfum enivrant qui émanaient de ses roses. Il empreignait l’air autour de lui, tel l’appel désespéré d’une sirène dans un océan vide.
Un jour, alors que le rosier contemplait l’horizon comme à son habitude, il remarqua un voyageur solitaire. L’homme avait les épaules lourdes et les pieds las d’avoir tant marché. Impossible de dire s’il était perdu, s’il fuyait ou s’il cherchait. Il semblait n’avoir plus envie de rien.
En le voyant ainsi errer, le rosier se dit qu’à sa place, il aurait profité d’avoir des jambes pour courir vers les oasis et se rouler dans leur herbe fraiche. Quelle injustice de voir cet homme gaspiller ce qu’il y avait de plus précieux sur terre : la liberté. Tandis qu’il fulminait, ses roses s’épanouissaient à vue d’œil, rejetant dans l’air toujours plus de leur parfum ensorcelé. Portées par le vent, quelques effluves parvinrent au nez du voyageur perdu. Ce dernier, troublé, se demanda d’où pouvait provenir une si belle senteur alors qu’il était au milieu de nulle part. Il inspirait profondément et chaque bouffée embrumait un peu plus son esprit. Il n’eut bientôt qu’une obsession, retrouver la source de cette odeur enchanteresse.
Il se laissa porter par ses sens jusqu'au rosier. Lorsqu'il le découvrit, majestueux, ses fleurs d'un blanc nacré inondées de soleil, il fut abasourdi par sa beauté et se laissa tomber devant. Depuis combien de jours n'avait-il pour compagnon qu'un sol dur et des plantes sèches ? Il voulut aussitôt arracher une des roses mais au moment de la saisir, il ne put s'y résoudre et préféra caresser ses pétales d'un geste délicat. Puis il approcha son nez du cœur de la fleur afin de s'emplir de son parfum. Ce qui pénétra dans ses poumons ne ressemblait plus d'avantage à une senteur qu'à un chant mélodieux, contant de belles images et de tendres promesses. Le voyageur eut l'impression d'avoir retrouvé un foyer et tous ses soucis s'envolèrent. Il resta là devant la rose, à l'écouter, comme si plus rien n'existait autour. Le rosier lui se délectait de pouvoir observer l'homme d'aussi près. Il avait les muscles saillants, les yeux sombres, les joues creuses. « Il transpire la force se dit l'arbuste, et pourtant face à moi il devient vulnérable ». De folles idées lui traversaient l'esprit. « Si seulement je pouvais avoir ce corps, si je pouvais mouvoir ces jambes, je quitterais le désert et parcourrais le monde jusqu'à l'épuisement. Je saurais quoi faire, pensait t-il, je saurais où aller ».
« Moi je ne veux plus jamais quitter ce lieu », murmura le voyageur.
Peut-être était-ce la fatigue, mais il avait le visage plus pâle qu'à l'ordinaire et sa peau noire se teintait de caramel. Même ses cheveux semblaient avoir éclairci. A l'inverse, la fleur tout à l'heure si blanche avait gagné quelques reflets rosés.
Le temps passa et le soleil se coucha, laissant place Ă la nuit noire et froide typique des grands dĂŠserts. Le voyageur ne chercha pourtant pas Ă se couvrir. Il restait assis devant la rose, son regard admirateur de plus en plus vague.
Malgré qu’il ait marché durant des jours sans se reposer il n’avait plus sommeil. Il n’avait même pas faim. Quiconque l’aurait vu ainsi aurait pensé à un fantôme.
Le lendemain, il n'avait pas bougé, figé dans l'exacte position qu'il avait pris la veille. Le rosier l'observait, stupéfait. Il était devenu complétement blanc.
Le rosier cru au départ que sa vue était trompée par la lumière éblouissante du soleil matinal. Mais il voyait bel et bien un homme tout pâle, comme vidé de sa substance. Sa peau albâtre presque translucide laissait deviner le tracé des veines bleues qui couraient en dessous. Ses cheveux ne ressemblaient pas à ceux des personnes âgées, ils étaient plutôt d’un blond très clair, comme le duvet d’un poussin. Ses yeux étaient rougeâtres, hagards. Ses lèvres étaient livides. Face à lui, la rose qui arborait hier encore des pétales d’ivoire était à présent plus pourpre que du sang. Muette, elle ne chantait plus.
Le rosier éprouvait une drôle de sensation. Le matin d’ordinaire les gouttes de rosée le ragaillardissait mais ce jour là il se sentait engourdi, il lui vint donc la drôle d’idée de s’étirer. Tandis qu’il pensait déplier une de ses branches, il vit le bras du voyageur bouger. Pourtant ce dernier ne semblait pas en avoir conscience. Le rosier essaya de nouveau de soulever sa branche et le bras de l’homme se leva droit vers le ciel. C’est ainsi qu’il comprit. Il agita ses doigts, ses jambes, puis il bougea les yeux. Il se vit alors lui même, grand arbuste parcouru de fleurs blanches et d’une unique rose rouge, palpitant comme un cœur humain.
Il lui fallut quelques instants pour arriver à se lever et marcher. Trébuchant, peinant à avancer sur le sol rocailleux, il atteint finalement la grande route par laquelle passait toutes les caravanes. Le bonheur d’être libre l’envahit et il voulut sauter de joie. Mais il était trop faible. Ses jambes peinait à le maintenir debout et il fut pris de vertiges. « Cela doit-être la faim » pensa l’hommerosier. Il tenta de scruter au loin pour apercevoir une caravane mais la lumière l’aveuglait au point qu’il du plisser les yeux. Vêtu de quelques frusques, une grande partie de sa peau claire était exposée aux rayons du soleil et il avait l’impression de bruler. Il chercha de quoi se couvrir, en vain. Il ne trouva même pas un arbre à l’ombre duquel s’abriter.
Comprenant qu’il avait besoin d’eau, de nourriture et de vêtements, l’homme-rosier rassembla ses dernières forces et repris la route. Il refusait l’idée que son rêve de voyage s’achève dans le désert. Il marcha ce qui lui parut être une éternité et fini par tomber sur un village minuscule niché en bas d’une colline. « Ils doivent avoir ce qu’il me faut » se réjouit-il et il s’approcha de l’entrée ou se tenaient quelques hommes.
Quand ceux ci le virent arriver, ils crurent d’abord à un mirage. Mais quand ils virent que c’était bien un homme à la peau de nacre qui avançait vers eux, ils furent pris de frayeur et coururent dans le village en hurlant « Un spectre ! Il y a un spectre qui vient du désert ! Cachez vous ! » Alertés par ces cris, les villageois délaissèrent peu à peu leurs activités pour voir ce qu’il se passait. La vision de l’homme-rosier les terrorisa. Persuadés qu’il s’agissait d’un fantôme de mort, ils se mirent à fuir et à se cacher dans leurs maisons, prenant dans leurs bras leurs enfants et même quelques animaux, fermant les portes et cloitrant les fenêtres. Même les guerriers les plus courageux n’avaient pas l’audace de se mesurer à un être aussi maléfique.
L'homme-rosier n'essaya pas de s'expliquer. Il rebroussa chemin dans l'idée de gagner un autre village où il serait peut-être mieux reçu. Mais l'énergie lui manquait. Perdu au milieu des roches, consumé par le soleil qui lui mangeait la peau, il fini par s'effondrer, épuisé. Ses paupières se fermèrent sur ses iris rouges et il ne bougea plus. A des kilomètres de là, au cœur du désert, la rose pourpre qui avait fané tomba de sa branche.
On raconte que le rosier n’a pas oublié ses envies d’ailleurs. Convaincu qu’il existe quelque part un homme, une femme ou un enfant assez fort pour l’emmener au bout du monde, il continue de charmer les voyageurs qui passent un peu trop près de lui. Si l’on observe les fleurs qui trônent sur ses branchages on peut voir que se mêlent constamment des roses blanches et des roses rouge sang.
Ce livre a été réalisé en 2013 à l’ é.S.A.Lorraine dans le cadre d’un atelier édition. Remerciements : Julia Billet, Rémi Saillard. http://www.flickr.com/an-ovalaire