Musée de l’image | ÉSAL | Épinal | Ville d’Épinal
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© Musée de l’image | Ville d’Épinal Ce catalogue a été édité à l’occasion de l’exposition Sur les routes présentée au Musée de l’image à Épinal du 12 juin au 11 novembre 2010 ISBN 2-912140-14-5
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som maire p. 5 — sommaire
p. 109 — Résistance ordinaire | Marine
p. 7— Sur les routes | Michel Heinrich
Froeliger & Hadrien Deveaux
Député-Maire d’Épinal
p. 115 — Les Oubliés | Hélène Thiennot
p. 9 — Sur les routes | Étienne Thery
p. 121 — Les témoins | Nina Ferrer-Gleize
Directeur de l’école supérieure d’art
p. 129 — La cadencìa de un mundo | Pauline
de lorraine | épinal
De Chalendar
p. 11 — Sur les routes | Martine Sadion
p. 137 — Des trous dans la tête | Vivien
Conservatrice en chef du musée de
Gloeckler
l’image | épinal p. 13 — Sur les routes | Roselyne Bouvier Professeur à l’école supérieure d’art de lorraine | épinal ———— p. 21 — Les marches participatives | Laurent Buffet p. 33 — Filer à l’anglaise ou les raisons de la marche dans l’art contemporain britannique. | Marion Duquerroy p. 45 — Déambulation du photographe et photographes de la déambulation | Jean Christian Fleury p. 57 — Un artiste invité | Bertrand Lozay p. 61 — La figure de l’errance dans la bande dessinée américaine L’exemple du daily strip de Harold Gray Little Orphan Annie | Harry Morgan ———— p. 81 — …Y faut savoir que… | Gabriel Badin & Antonin Causseque p. 87 — De l’Un Deux, | Arthur Debert p. 95 — Virée Vosgienne | Charlotte Sivrière p. 103 — Moving backward (Marche arrière) | Delphine Millet
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Sur les routes Michel Heinrich Député-Maire d’Épinal
Pour la deuxième fois désormais, ce colloque « Sur les routes » réunit deux structures majeures de la politique culturelle de la Ville d’Épinal, l’École Supérieure d’Art de Lorraine | Épinal et le Musée de l’Image. En tant que maire de la Ville des images, je suis particulièrement attentif à ce que cette réputation historique ait un prolongement contemporain. La renommée de l’École supérieure d’art d’Épinal, qui forme une seule école lorraine avec l’École supérieure d’art de Metz, n’est désormais plus à faire, tant dans son rôle de formateur que celui de diffuseur de l’art d’aujourd’hui. Quant au Musée de l’image, bien que se fondant sur une collection de 100 000 images populaires, principalement du 19 e siècle, il se pose en permanence la question de l’image aujourd’hui. Ce colloque et son thème, « Sur les routes » m’intéresse tout particulièrement. Tout d’abord, parce qu’il s’enracine, sans aucun doute, dans l’actualité et que se poser des questions sur « l’homme qui marche » face au sédentaire fait partie des actes citoyens, des préoccupations auxquels tous doivent réfléchir aujourd’hui. Puis, parce que cette rencontre et ces interventions sont vues comme le prolongement d’une exposition du Musée de l’Image, comme une suite réfléchie avec L’École supérieure d’art. Et je suis particulièrement heureux de cette synergie mise en place depuis déjà de nombreuses années entre l’ÉSAL Épinal et le Musée. Parce que toute synergie profite au plus grand nombre. Cette journée est d’autre part novatrice ; elle s’adresse avant tout aux étudiants de l’ÉSAL et une journée qui leur est spécialement dédiée me semble être de très grand intérêt.
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Ce qui n’empêche pas la participation d’autre public puisque, intercalant interventions théoriques, projections et commentaires de vidéos, visites d’expositions, il s’agit avant tout de faire un tour d’horizon, de se poser des questions, d’être pédagogique, dans le plus beau sens du terme. Les actes de ce colloque, que j’introduis, vous montreront qu’il a tenu de nouveau toutes ses promesses. Et je tiens à remercier très chaleureusement les organisateurs et les participants pour avoir su accompagner la Ville d’Épinal dans ses ambitions.
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Sur les routes Étienne Thery Directeur de l’école supérieure d’art de lorraine | épinal
Il y a des romans qui sont faits d’images, il y a des images qui montrent des histoires… L’École supérieure d’art de Lorraine (site d’Épinal) est porteuse d’une histoire qui s’est toujours située dans le champ de l’image narrative, du design graphique et de l’édition. Les pratiques d’expérimentation, de création et l’exemplarité des expériences menées nous conduisent à poser les questions qui interrogent l’image narrative dans l’acception la plus large qui soit. L’élaboration de nouveaux supports, le développement des réseaux nécessitant de l’image offrent à la création visuelle de vastes domaines d’expérimentation. L’étudiant est invité à accroître ses connaissances, à développer sa créativité et à améliorer son savoir-faire. Il doit se préparer à une vie de création dans un cadre à la fois culturel et économique. La formation n’a de sens que si elle est confrontée aux exigences actuelles du monde de la production, de la diffusion et de la création. Ainsi l’École supérieure d’art de Lorraine (site d’Épinal) a développé un réseau de partenaires très diversifiés parmi lesquels le Musée de l’Image. De cette collaboration est né l’organisation d’un colloque intitulé « Sur les routes » comme prolongement de l’exposition présentée de juin à décembre 2010 à Épinal. Parallèlement, l’École a permis aux étudiants de 3e année de travailler sur le même thème dans le cadre d’un atelier de projet. Cet atelier orienté vers la recherche et la création répond à une étude large du monde de l’image imprimée, depuis ses origines. Il se veut également prospectif en permettant d’imaginer des formes nouvelles. Y sont largement encouragées les démarches individuelles, originales et innovantes.
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Les objectifs scientifiques et professionnels de l’École sont entièrement tournés vers la narration, qu’elle soit numérique ou plus traditionnellement de papier. Cette orientation porte sur la fiction et met souvent l’étudiant en situation d’auteur. La finalité de ce travail a donné lieu à une édition. Les reproductions des propositions plastiques des étudiants alternent avec les interventions scientifiques du colloque, faisant de cette publication une édition singulière où se rencontrent les images de jeunes plasticiens et les textes d’universitaires.
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Sur les routes Martine Sadion Conservatrice en chef du musée de l’image | épinal
Le Musée, dans sa dernière exposition intitulée « Sur les routes », se pose la question de ces hommes qui marchent, dans l’imagerie principalement. Mais, à côté des images populaires, il a présenté aussi des œuvres contemporaines en connivence, Hamish Fulton, Jacqueline Salmon, Corinne Mercadier, Claire Chevrier… Le colporteur, le petit savoyard, le Juif-errant, la cantinière ou le soldat sont des personnages du 19 e siècle, mais, ne nous leurrons pas, les discours et réflexions sur leur situation d’errance peuvent et doivent s’appliquer à notre situation d’aujourd’hui. Le prétexte du 19 e siècle n’est qu’un prétexte. Rien n’a vraiment évolué et notre pensée sur les différences, la fascination du sédentaire pour le nomade, le nomadisme, avec tout ce que cela implique de peurs et de rejets, ne peut s’arrêter aux seules dates fixées dans le contexte de l’exposition. Et en cela, je crois que le colloque est indispensable pour poursuivre la réflexion qu’a engagé le Musée.
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Sur les routes Roselyne Bouvier Professeur à l’école supérieure d’art de lorraine | épinal
« Dans un univers caractérisé par la circulation, œuvres d’art et démarches mobilistes peuvent aussi se noyer dans un flux de formes-passages et non, comme l’art traditionnel entend l’œuvre d’art, des formes-stations. Le destin de l’art, non sans cohérence, rejoint ici le destin de l’humanité, lequel se caractérise autant par la fixation que par le nomadisme » paul ardenne1 Lorsque Adam et Eve sont chassés du paradis, jugés et condamnés par le châtiment divin, commence pour eux une vie d’errance, errance dont les représentations dans la peinture sont innombrables. Mais il s’agit là d’une marche forcée, non choisie, à la destination inconnue, considérée comme maudite. Et c’est cette image de la marche humaine précisément qui va hanter, sous des formes très différentes, l’imaginaire européen au cours des siècles : les pèlerinages des croisés, les voyages exploratoires des nouveaux monde, les flâneries romantiques, les dérives urbaines des situationnistes. Toutes les formes de pérégrinations existent. Mais il existe bien d’autres figures de la marche. De la figure historique du Juif errant ou de celle, tout aussi prégnante, de l’Etranger jusqu’à celle du marcheur sportif, on pourrait presque établir un inventaire des situations possibles : voyageurs, explorateurs, colonisateurs, promeneurs tout simplement, mais aussi émigrés, réfugiés, exilés, car les figures de la marche ne sont pas toutes heureuses. Dans l’histoire de l’art, la figure de l’homme qui marche est incontournable et une bonne part de l’art contemporain concerne les pratiques déambulatoires, la ville devenant le théâtre d’opérations par excellence, un territoire ouvert, un terrain à explorer.
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Les manières de déambuler sont aussi différentes que possible. De même les modalités de voyage sont-elles physiques ou mentales, réelles ou inventées. Marcel Duchamp peut être considéré comme un voyageur qui se laisse transporter par l’imagination. Avant lui, les peintres orientalistes avaient découvert et visité un Orient magique, qu’ils ont peint ou photographié, le restituant à travers le prisme de leur imaginaire et de leurs fantasmes. Plus d’un siècle après, une génération issue de la culture américaine a, dans les années 60, invente une autre mythologie de l’ailleurs, la beat generation. Littérature et cinéma se sont emparés avec bonheur du road movie, avec un succès qui n’a, aujourd’hui encore, jamais failli. Les artistes du Land Art, quant à eux, ont fait de la marche le sujet et l’objet de leur œuvre. Les gestes de ces artistes marcheurs ou de ces des piétons planétaires (comme se définissent Gabriel Orozco ou Francis Alÿs), et les œuvres qui en résultent, de nature matérielle ou pas, ont contribué à l’élargissement du territoire artistique et ont en commun de vouloir imaginer, réinventer le monde, l’habiter, le transformer, le produire en somme. Cette journée du 8 novembre 2010, organisée conjointement par le Musée de l’Image et l’École supérieure d’art d’Épinal, a pour ambition d’instaurer et de développer une réflexion sur ces thèmes. À partir d’un choix opéré sur des recherches contemporaines dans le domaine de l’art, les interventions et les vidéos choisies ont pour seule intention de repenser notre époque toujours tiraillée entre fixation et nomadisme. Ainsi, se situant très précisément dans le champ de l’art contemporain, Laurent Buffet a mis en valeur des pratiques itinérantes à la dimension politique évidente. Il constate qu’entre la période qui les a vues naître et l’époque actuelle, la mobilité est devenue une idéologie dominante et ce, malgré la perte des conceptions utopiques des années 60/70. Les exemples d’artistes itinérants, obéissant à cette incitation permanente, sont particulièrement bien choisis. Et la question se pose : les pratiques itinérantes comme
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formes artistiques ont-elles encore la capacité d’engendrer de la différence dans le champ de l’art et au sein du monde dans lequel nous vivons ? Marion Duquerroy, toujours dans le champ de l’art contemporain, précise et définit un territoire géographique et politique plus restreint, celui de la Grande-Bretagne. Si marcher est avant tout une question de territoire national, imaginaire, politique, car susceptible d’être cartographié, alors qu’en est-il de ces grands marcheurs que sont les anglais ? Elle en étudie les motivations, les nombreux objectifs, aussi variés et différents soient-ils selon les uns ou les autres. Son propos consiste à élaborer une notion de britannicité à partir de toutes ces expériences pédestres. Jean-Christian Fleury, pour sa part, s’intéresse aux pratiques de la marche du côté des photographes. Il distingue principalement deux manières de faire et de voir. D’une part les photographes nomades, ceux de l’errance et de la route, pour lesquels la mobilité, seule, conditionne la pratique et la vision. Cette esthétique du déplacement, préciset-il, est avant tout expérimentation et confrontation et elle caractérise une écriture photographique totalement subjective. D’autre part, les photographes qui traitent du rapport entre les corps des passants et l’espace urbain, construisent, eux, un portrait sociologique de leurs contemporains par une analyse poussée d’une déambulation produite dans un certain contexte culturel, social et politique. Quelques figures historiques de la marche sont abordées dans la seconde partie de la journée. Martine Sadion, conservatrice en chef au Musée de l’Image, s’appuie sur des images présentées à l’exposition du Musée, Sur les Routes. Elle interroge les grandes figures de l’imagerie populaire : le Juif errant, le colporteur, le petit Savoyard, la cantinière, des figures devenues emblématiques des stéréotypes du 19e siècle. Les codes de ces images ont souvent évolué, ainsi celle du Juif errant, de figure bienveillante au début du siècle, témoin de la Passion du Christ, devient-elle peu à peu celle d’un personnage inquiétant, paria miséreux et réprouvé, métaphore du soldat d’Empire, toujours en campagne, jusqu’à cristal-
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liser l’antisémitisme de la population française. Mais il est d’autres figures de l’errance, liées aussi à la tradition de l’image populaire : celle de l’enfant dans la bande dessinée. Harry Morgan évoque un des exemples les plus intéressants du comic-strip américain : les pérégrinations d’une petite orpheline, Little Orphan Annie. Destiné à la presse, le premier strip parait le 10 novembre 1924 dans le Chicago Tribune, sous la plume de Harold Gray. Harry Morgan explique, à partir de très nombreuses illustrations projetées, la manière dont le récit se structure sur les plans sémiotique et éditorial. Temporalité et sérialité confèrent une étonnante modernité à une œuvre par ailleurs décevante, nous dit-il, sur le plan de l’image. Ces cinq interventions furent entrecoupées de présentations de films et de vidéos. En introduction, la projection de I am going… (1973, vidéo n/b, 3’) de Jozef Robakowski, célèbre artiste et réalisateur polonais, a mis en avant l’idée de la marche comme un geste naturel et physique qui prend cependant toute sa signification dans le contexte géographique et historique de la Pologne des années 70. Une deuxième pièce historique, Nous, documentaire de 1969 (25) tourné par Artavazd Pelechian, est un film de montage, sans aucune narration, sans commentaire, sans acteurs, sans paroles. Une sorte de poème cinématographique dont le sens repose sur le titre, le « nous » désignant le peuple arménien dans la spécificité de son histoire. Ce sont essentiellement des images d’archives des différents rapatriements, entre 1946 et 1950, après l’exil forcé. Dans un registre bien différent, le premier film réalisé par Valérie Jouve en 2004, Grand Littoral, (20’), interroge nos habitudes de perception dans les lieux les plus banals qui soient, l’autoroute ou le supermarché. La sourdine incessante des voitures qui passent sur le littoral marseillais, les personnages qui se croisent, tout cela accompagne la projection d’un territoire urbain, vide ou plein, enserré sans commencement ni fin. L’artiste réalisateur invité, Bertrand Lozay, est in-
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tervenu sur ses « hivernages », une collaboration avec un établissement éducatif groenlandais et la télévision du pays qui lui ont permis de réaliser des performances vidéo. Le succès remporté par La marche à ne pas suivre, en 2007 a donné suite à une deuxième œuvre Pour votre sécurité, présentée au Festival Pocket Films en 2010. Avec humour et dérision, il nous a présenté ce film où il se met en scène, transcrivant le périple fait en Roumanie, en République de Moldavie, dans le but d’atteindre la Transnistrie, un Etat de fait indépendant puisqu’il n’est reconnu par aucun pays de la communauté. Toujours avec un minimum de moyens, il enregistre avec sa camera de poche ce qu’il voit, ce qu’il pense et ce qu’il ressent. Un journal de bord sensible qui oscille entre la réalité et la fiction. Est ensuite projeté un documentaire vidéo, réalisé par Hedi Tahar en 1991, sur Bernard Plossu photographiant la ville de Marseille depuis un autobus, à partir d’une commande passée par la Régie des Transports de Marseille. On voit comment ce point de vue mobile a pu séduire ce photographe de l’errance au gré des lignes dans les différents quartiers d’une ville méditerranéenne. En voix off, l’artiste confie quelques réflexions sur son mode opératoire. Enfin la journée se termine sur une vidéo « coup de poing » : Empêchement, un film de 2010 de Charles de Zohiloff, autour des thèmes de l’exclusion, le logement, l’urbanisme à la Seine Saint-Denis à propos de l’expulsion des gens de voyage. L’auteur pratique à sa manière « un art de la guerre ». Comment lutte-t-on contre la pauvreté ? Comment s’y prend-on vraiment dans les faits ? Les adversaires sont les empêchements à se déplacer : les pointillés carcéraux en tous genres, les parpaings, les clôtures métalliques, les bandes de sécurité. La lutte est sans fin.
note 1 | Paul Ardenne, Un art contextuel, Paris, Flammarion coll. Champs arts, 2009
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Les marches participatives Laurent Buffet Doctorat en philosophie, Université Paris I Sorbonne Enseignant École des Beaux-Arts, Cherbourg Enseignant vacataire, Université Paris I Sorbonne, site Saint-Charles buffetlo@yahoo.fr
Alors que la marche occupe une place importante dans l’art depuis les années 1960, notamment à travers certains développements de l’Art Conceptuel et du Land Art européens, sa conversion en pratique participative est un phénomène relativement récent. Dans ce cas, un artiste ou un groupe d’artistes entraîne un public le long d’un parcours situé dans un espace urbain, périurbain ou naturel, de manière individuelle ou collective, pour l’inviter à la perception singulière d’un environnement. Les organisateurs des marches participatives revendiquent souvent l’influence des promenades dadaïstes et des dérives situationnistes, lesquelles sont en effet les premiers exemples de marches pratiquées dans un contexte artistique qui, en l’occurrence, étaient envisagées comme l’expression d’un dépassement de l’art. Cette filiation laisse toutefois de côté une composante essentielle de ces pratiques : la présence du public, précisément, qui, à la différence des exemples précédents, intervient comme le sujet central de l’expérience ambulatoire. Je suggèrerai pour ma part une autre filiation, laquelle a pour objet de rendre compte de la place grandissante que le spectateur a été amené à occuper au sein des dispositifs artistiques contemporains, évolution dont les marches participatives peuvent être considérées comme une conséquence extrême. Malgré la variété des champs dont elles ressortissent, cette lecture empruntera l’essen-
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tiel de ses arguments à la théorie des arts visuels, tout en montrant le chevauchement que ces pratiques opèrent avec d’autres disciplines artistiques. Cette primauté accordée aux arts visuels me semble justifiée par le fait que les marches participatives se présentent avant tout comme des expériences perceptives qui engagent le marcheur dans un rapport esthétique et plastique avec l’espace. Mais l’interprétation que nous proposons pourrait sans doute être faite à partir de l’histoire propre de ces autres disciplines, comme la danse ou l’architecture dont se revendiquent certains des artistes concernés. Conçues comme des expériences perceptives, les marches participatives ont toutefois ceci de singulier, au regard de la tradition des arts visuels, qu’elles confrontent le public à un environnement quotidien qui n’a pas été transformé par l’artiste. Il convient donc d’expliquer en quoi ces dernières sont justifiables d’une telle interprétation, par un inventaire des différents dispositifs qui les encadrent et une réflexion sur le rôle propre que la marche occupe dans la perception esthétique de l’espace. Une théâtralité sans œuvres L’analyse que M. Fried propose de l’art minimal, dans son célèbre article intitulé « Art and Objecthood », est susceptible de rendre compte du rapport que les marches participatives entretiennent avec l’histoire des arts visuels, tout en justifiant leur débordement vers d’autres domaines de la création artistique. Rappelons en effet que, pour ce tenant de la critique formaliste, le minimalisme rompt avec l’autonomie de l’art moderniste en raison de la place privilégiée qu’il accorde au spectateur, lequel devient alors un élément constitutif de l’œuvre. Cette importance conférée au spectateur est selon lui le signe d’un basculement de l’art hors des catégories de la peinture et de la sculpture, catégories que la critique formaliste juge essentielles à la reconnaissance de la qualité artistique d’un objet, pour épouser celle, hétérodoxe, de la théâtralité : « La sensibilité littéraliste est théâtrale, tout
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d’abord parce qu’elle s’attache aux circonstances réelles de la rencontre entre l’œuvre littéraliste et le spectateur. Morris est explicite sur ce point : alors que, dans l’art d’autrefois, “ce qu’on pouvait attendre de l’œuvre s’y trouvait strictement contenu”, l’art littéraliste s’éprouve comme un objet placé dans une situation qui, par définition, inclut le spectateur. »1 Lorsque, plus loin, M. Fried cherche à préciser la nature de cette situation, il écrit : « Mais ces objets que sont les œuvres d’art littéralistes doivent en quelque sorte confronter le spectateur ― être placés dans son espace, bien sûr, mais aussi sur son passage. »2 L’auteur remarque que, si, dans l’art littéraliste, l’objet reste bien au centre de la situation créée par l’artiste, il souligne cependant que cette situation « appartient » au spectateur : celui-ci n’est pas entouré d’objets, mais ce sont bien plutôt les objets qui sont « avec [lui] dans l’espace », pour reprendre une formule de R. Morris que M. Fried cite lui-même. Le fait que l’œuvre d’art littéraliste soit sur le passage du spectateur revient ainsi à dire qu’elle entretient avec lui une relation dynamique de coprésence. Elle n’a pas pour fonction de suggérer un espace autre mais de mettre précisément en tension le corps qui l’appréhende avec l’espace réel qu’elle participe à configurer. Cette notion de « passage » est donc à entendre, au sens propre, comme un déplacement, un mouvement du spectateur dans l’espace par lequel celui-ci éprouve sa relation avec l’objet. Ces analyses que M. Fried fait à propos de l’art minimal pourraient tout aussi bien être appliquées à d’autres courants artistiques, comme le Land Art américain qui transpose cette relation dynamique d’interdépendance entre l’œuvre et le spectateur dans des espaces naturels. Contre un modernisme qui concevait l’œuvre comme un objet autoréférentiel, entièrement contenu dans les limites de son espace propre, les artistes de cette génération opèrent ce qu’il convient d’appeler une « révolution copernicienne », en plaçant le spectateur au centre d’un dispositif qui l’inclut nécessairement. Notons que la théâtralité n’est pas à confondre avec la performance, ni même avec le
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théâtre, dont l’intérêt repose sur les actions réalisées par des corps en représentation. Pour reprendre une distinction faite par Maurice Merleau-Ponty, en l’occurrence, le corps qui est mis en situation n’est pas un corps-visible mais un corps-voyant, c’est-à-dire engagé lui-même dans un acte de perception. En supprimant l’œuvre au profit de la seule prise en compte de la présence physique du spectateur, vis-àvis duquel n’importe quel environnement est désormais susceptible de faire l’objet d’une expérience esthétique, les marches participatives semblent mener cet infléchissement théâtral de l’art à son terme. À nouveau placé au centre d’une situation, celui-ci est en effet invité à suivre des itinéraires situés hors des lieux d’exposition, dans des espaces qui, cette fois, n’ont pas été aménagés par l’artiste : périphéries et centres urbains principalement, mais aussi parcs, forêts, jardins. Le corps en déplacement n’est plus confronté à des objets ou à des environnements façonnés par l’artiste mais à la quotidienneté d’un lieu qui ne doit plus rien aux artifices du monde de l’art. Ce que la situation générée par le minimalisme ou le Land Art devait encore à la présence de formes qui prenaient part au renouvellement ou à la contestation des genres artistiques, se trouve ici investi dans un univers de formes, mais aussi de sons et de couleurs qui ne participent aucunement de cette histoire. Le processus qui a amené l’art à considérer le rapport réel que l’œuvre entretient avec le spectateur semble ainsi accomplir une ultime révolution en suppriment l’œuvre au profit de la simple mise en tension du corps du spectateur avec un espace déjà existant. Des dispositifs d’observation Une fois ce pas franchi, la question se pose de savoir en quoi cette expérience peut encore être qualifiée d’artistique, dès lors que, comme je l’ai dit, les lieux dans lesquels se déroulent les marches participatives ne doivent rien aux artifices de l’art. Aux dispositifs plastiques réalisés par les artistes des années 1960 et 1970, afin de créer
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des situations spatiales, correspondent, dans ce cas, ce que j’appellerai des « dispositifs d’observation », qui, au lieu de reconfigurer un environnement, reconfigurent la manière dont le public est invité à l’appréhender. En l’occurrence, la mise en situation du spectateur ne passe pas par une transformation de l’espace perçu, mais par une modification des cadres de perception qui sont ordinairement les siens. Plusieurs dispositifs d’observation peuvent ainsi être distingués. Je me contenterai de donner quelques exemples. Le plus évident de ces dispositifs semble être celui de la prothèse. Je désigne par ce terme l’ensemble des moyens techniques d’extension du corps qui, disposés sur les organes sensitifs du promeneur, ont pour fonction de modifier sa perception de l’espace. Les enregistrements sonores que Janet Cardiff réalise depuis la fin des années 1980, en sont un exemple pionnier et particulièrement intéressant. Diffusés au moyen d’un walkman placé sur la tête du participant qui est invité à déambuler dans des lieux souvent urbains, les sons de la rue collectés puis scénarisés par l’artiste, au moyen d’un montage minutieux auquel des voix sont associées, l’engagent à une expérience singulière qui repose sur des phénomènes de chevauchements et de disjonctions entre qu’il ce qu’il voit et ce qu’il entend. Prenant parfois l’aspect de véritables dramaturgies acoustiques – comme dans The Missing Voice (1999) où l’artiste explore la thématique du roman policier – ces dispositifs ont pour conséquence de modifier la conscience que le marcheur a de son propre corps, tout en l’invitant à entrer dans un jeu d’interaction nouveau avec son environnement. Ce dispositif acoustique a notamment été repris par le groupe Ici-Même. Selon un procédé semblable, mais adapté cette fois au sens de la vue, les lunettes que Mathias Poisson offre aux participants des marches qu’il organise ont ellesmêmes pour fonction de transformer leur appréhension de l’espace au moyen d’un artifice technique : les verres de ces lunettes sont polis afin de rendre floue la perception
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de celui qui les porte. L’environnement lui apparaît alors comme une succession de taches de couleurs où le contour des formes qu’il appréhende est estompé. Là où J. Cardiff et le groupe Ici-Même dédoublent l’espace par des dispositifs sonores, M. Poisson opère une épochè visuelle qui le ramène un ensemble de données chromatiques. Dans les deux cas, la prothèse intervient comme un moyen de modifier la perception sensible que le sujet a de son environnement. Les objets utilisés lors des marches participatives peuvent aussi influencer, plus globalement, le comportement physique des marcheurs ; désignons-les alors par le terme de « déambulateurs ». Issu du domaine de la danse plutôt que de celui des arts plastiques, le duo constitué par Gustavo Ciriaco et Andrea Sonnberger organise ainsi des promenades au cours desquels un groupe de participants se déplace à l’intérieur d’un ruban élastique. Ces promenades obligent à une évaluation constante des rapports de distance ou de proximité qui s’établissent entre les marcheurs, dès lors qu’ils acceptent ou non d’entrer dans le cercle et, à l’intérieur, qu’ils en occupent le centre ou les bords, l’avant ou l’arrière. L’élasticité du ruban matérialise ainsi celle des relations humaines au sein du groupe. Si ce dispositif de déambulation ne modifie pas la perception sensible que les participants ont de leur environnement, il leur permet en revanche d’expérimenter de manière originale les rapports physiques d’interdépendance qui déterminent la plupart des situations spatiales. Cependant, les artistes qui sont à l’initiative de marches participatives n’ont pas toujours recours à des objets susceptibles d’infléchir l’appréhension que les marcheurs ont de l’espace. Dans certains cas, le dispositif employé relève du simple protocole et réside donc dans les seules instructions qui sont données aux participants. Les marches en aveugle réalisées par le groupe Ici-même sont un exemple de ce type de mises en situation. Dans cet exercice, les participants évoluent par couples : tandis que l’un des deux marcheurs occupe la fonction de guide en
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tenant le second par le bras, celui-ci se laisse entraîner, les yeux fermés ; puis les rôles s’inversent. La confiance que le second accorde au premier prend une part importante dans sa capacité d’attention aux phénomènes acoustiques et olfactifs auxquels sa perception de l’environnement se trouve désormais ramenée. Les instructions opèrent donc ici comme des déclencheurs de situations qui sont ellesmêmes à l’origine d’une appréhension nouvelle de l’espace. On peut enfin se demander si le fait de définir une trajectoire n’est pas déjà en soi une forme de dispositif qui, en sélectionnant une portion de territoire au détriment d’autres, induit lui-même une approche particulière de l’environnement. Indépendamment des autres dispositifs qui l’incluent presque toujours, l’intérêt propre que celui-ci revêt se mesurera précisément à l’écart qu’il produit à son tour par rapport à l’appréhension ordinaire que nous avons d’un espace donné. En l’absence de tout autre procédé d’observation, les marches participatives que le groupe Stalker organise, depuis le début des années 1990, dans les zones périurbaines des grandes métropoles, amènent ainsi les participants à découvrir des lieux de la ville souvent ignorés par ses habitants – ce que le groupe nomme son « inconscient urbain ». L’itinéraire intervient ici comme un révélateur de paysages et, par ce processus de dévoilement, comme l’instigateur d’une expérience esthétique singulière. Un autre exemple significatif de ce type de dispositif nous est donné avec la technique du transect, originellement utilisée par les géographes, mais reprise notamment par l’artiste Laurent Malone et le groupe Ici-même. Le terme « transect » désigne un procédé d’observation du territoire d’après un tracé linéaire. Cette méthode permet aux marcheurs de se frayer des passages dans des lieux souvent peu fréquentés par les promeneurs ordinaires. Lors des transects que le groupe Ici-Même organise dans des espaces urbains, les participants sont ainsi confrontés à des séries de situations inédites (négocier la traversée d’un espace privatif, franchir un mur ou une barrière,
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entrer dans une grande surface par la porte destinée au personnel, etc.) qui, par la coupe qu’elles opèrent dans l’espace, les engagent à reconsidérer la ville sous un angle nouveau. Notons que l’itinéraire est sans doute la forme la plus simple mais aussi la plus déterminante, par les conséquences kinésiques et perceptives qu’il entraîne, de dispositif d’observation. Prothèses, déambulateurs, protocoles, itinéraires : autant d’exemples de dispositifs qui, loin de s’exclure, s’associent bien souvent dans le but d’initier le public aux marches participatives et à l’approche singulière d’un territoire. Par ces moyens, les artistes cessent de façonner des espaces nouveaux pour modeler de nouveaux modes de perception de l’espace quotidien. L’expérience artistique ne réside plus alors dans la contemplation de formes originales (fussent-elles chorégraphiques), mais repose sur la mise en situation de l’observateur dans un univers de formes déjà existantes par la réinvention de ses conditions mêmes d’observation. La marche comme parangon de l’expérience artistique Je n’ai pas encore évoqué le rôle que la marche joue en elle-même dans ce type d’expériences. Car si les dispositifs qui l’encadrent induisent une perception singulière de l’espace, on peut toutefois s’interroger sur la fonction propre qui lui est dévolue au sein de ces pratiques d’observation. L’expérience artistique qui est ici visée ne trouve-t-elle pas ses conditions non seulement dans les multiples dispositifs répertoriés mais aussi, et peutêtre avant tout, dans l’exercice de la marche lui-même ? En posant cette question, nous débordons alors du simple cadre des marches participatives pour envisager la marche de manière très générale. Car celle-ci intervient non seulement dans de nombreuses pratiques artistiques qui n’impliquent aucune participation du public mais aussi et surtout dans les expériences humaines les plus ordinaires. Précisément, en quoi une expérience aussi commune que la marche peut-elle en même temps être à l’initiative d’une
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expérience artistique ? C’est en ces termes que doit tout d’abord se poser le problème. La théorie esthétique du philosophe américain John Dewey (1859-1952) me semble susceptible de nous apporter certains éléments de réponse. Pour cet auteur, le concept d’art, loin de désigner des objets particuliers, doit plutôt être associé à « la qualité intrinsèque d’une activité »3 liée à un sentiment d’unité et de totalité qui prend sa source dans un vécu somatique. Contre une esthétique élitiste qui en attribut l’exclusivité à certaines situations privilégiées, J. Dewey démontre que ce sentiment trouve son origine dans les situations les plus ordinaires de la vie. L’art ne constitue donc pas pour lui un champ d’expérience autonome mais entre en relation avec l’ensemble des domaines humains d’activité : « L’expérience esthétique est toujours plus qu’esthétique » écrit-il, et il ajoute : « En elle, un ensemble de choses et de significations, qui ne sont pas esthétiques en elles-mêmes, deviennent esthétiques tandis qu’elles s’inscrivent dans un mouvement harmonieux dirigé vers la perfection »4. Nous pouvons alors percevoir en quoi la pratique de la marche est particulièrement représentative de cette conception de l’art associée à la vie. La marche est elle-même une activité ordinaire, laquelle a pour particularité de soumettre notre perception de l’espace à un processus temporel qui coïncide avec le déplacement de notre corps. Le mouvement harmonieux dirigé vers la perfection dont procède l’expérience artistique, telle que la définit J. Dewey, trouve dans le déplacement du corps dans l’espace sa plus parfaite effectivité. Le caractère processuel de cette action est une traduction gestuelle exemplaire du mouvement même de l’expérience intérieure qui est ici visée. Car plus que toute autre action, la marche est un symbole du devenir : elle déroule le temps humain sur la spatialité du monde. Bien que toute marche ne doive pas nécessairement donner lieu à une telle expérience, l’activité du marcheur en est toutefois l’expression la plus adéquate. Dans le cas des marches participatives, les différents dispositifs employés ont précisément pour fonction de soumettre les mouvements du marcheur à un ordre
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diachronique qui organise sa saisie subjective de l’espace. Le ressenti qui en résulte se trouve donc lui-même orienté vers une recherche de satisfaction esthétique qui ne peut toutefois être dissociée d’une activité cognitive, laquelle porte notamment sur les données écologiques, urbanistiques, voire sociologiques que l’expérience permet de révéler. Le corps du marcheur se trouve ainsi engagé dans un processus qualitatif de perception qui s’associe à une prise en compte de l’ensemble des significations émanant d’un lieu. En ce sens, les marches participatives sont ellesmêmes des exemples tout à fait représentatifs de ce que J. Dewey entend par « expérience artistique ». Conclusion La théorie esthétique de J. Dewey s’accorde mal avec les critères formalistes de M. Fried qui m’ont servi à introduire l’étude de ces pratiques. Pour celui-ci, la théâtralité est un concept dépréciateur en ceci qu’il désigne un mouvement de rupture avec le modernisme dont il est l’un des principaux défenseurs, modernisme selon lequel l’art ne saurait sortir des limites propres de l’œuvre, telles qu’imposées par les genres artistiques traditionnels, sans basculer dans le non-art. J. Dewey nous permet de reconsidérer positivement ce phénomène à l’aune d’une théorie qui privilégie au contraire la dimension processuelle de l’expérience artistique, tout en l’ancrant dans les situations somatiques et vitales les plus ordinaires. La théâtralité dont relèvent les marches participatives entre par ce biais dans le « champ élargi » de l’art, selon l’expression de Rosalind Krauss. Ce faisant, ont peut toutefois s’interroger sur la capacité de résistance de ces pratiques au contexte idéologique qui est désormais le nôtre. Le constat est devenu banal : l’évolution du champ artistique rejoint de plus en plus les intérêts des champs politique, économique et social. L’idéologie contemporaine de la mobilité associée à une mutation du statut de l’artiste qui s’apparente toujours davantage à celui de simple animateur culturel dont
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le rôle consiste moins à proposer un travail singulier qu’à satisfaire une demande événementielle, rendent ce type de pratiques, souvent réalisées à l’instigation de centres culturels ou de collectivités, plus perméables que d’autres aux sollicitations que la société est susceptible de leur adresser ; par exemple en servant à la valorisation d’un patrimoine architectural ou paysager ou en concourant à la promotion d’un quartier par l’ambiance ludique et festive qu’elles contribuent à créer. Ce problème, sans doute l’un des plus brûlants qui se pose à la création contemporaine, prend toutefois, dans le cas des pratiques participatives, une intensité particulière.
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Filer à l’anglaise ou les raisons de la marche dans l’art contemporain britannique. Marion Duquerroy Doctorante histoire de l’art, Université Paris I, Sorbonne Attachée pour l’enseignement et la recherche, Université Jean Monnet, Saint-Étienne Chargée de cours, Université Vincennes, Saint-Denis marionduquerroy@yahoo.fr
« Les nuages s’étaient dissipés lorsque, après le dîner, je fis un premier tour dans les rues et les ruelles de la ville. L’obscurité croissait déjà entre les rangées de maisons de briques. Seul le phare avec sa cabine de verre étincelante se dressait encore dans la clarté qui se détachait de la terre degré par degré. Les pieds endoloris par la longue marche accomplie depuis les hauteurs de Lowestoft, je m’assis bientôt sur un banc disposé sur la vaste pelouse appelée Gunhill et contemplais la mer calme, peu à peu gagnée par les ombres remontant des profondeurs. Les derniers promeneurs du soir avaient disparu. »1 Le paysage, produit de l’artialisation2 du regard face à cette nature, mène dans certains cas à regarder du côté de la marche, de cette déambulation s’inscrivant dans le paysage aussi bien rural qu’urbain. Mais comment penser la marche quand elle circonscrite à une entité géographique ? Quand elle se déroule sur un territoire géopolitique défini par des frontières ou, dans le cas de la Grande Bretagne, par des frontières naturelles ? La marche – quand elle est utilisée à des fins artistiques ou qu’elle est œuvre même – revêt-elle des objectifs particuliers, des conséquences
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uniques lorsqu’elle s’inscrit dans un territoire qui est à l’échelle d’un pays ? Peut-on voir émerger de ces œuvres des qualités nationalistes, des particularités britanniques qui mettraient en exergue des questions sociétales, des pensées politico-économiques, des façons de vivre, d’aborder la nature, le paysage, des références à une culture etc. ? En somme, peut-on attribuer à ces travaux une notion de britannité 3 et, si tel est le cas, en quelles circonstances et quelles en sont les raisons ? En partant d’exemples d’artistes contemporains4 produisant sur le territoire britannique – artistes non pas forcément anglais mais habitant ou ayant habité en Grande Bretagne assez longtemps pour ne plus y vivre comme touristes ou simplement de passage – nous commencerons par exposer la notion de marche comme loisir romantique, mise à mal, moquée, sublimée, déconstruite puis nous proposerons, après en avoir souligné les différentes facettes, de reconstruire une définition nouvelle. Il est fort peu aisé de définir l’idée de nature, puisque incessamment mouvante, et aussi, par conséquent, celle de la marche qui s’inscrit dans cette nature même et de fait apparaît continuellement chamboulée. Découlant de ces réflexions, la question de l’altermodernité, avancée par Nicolas Bourriaud en 2009 lors de la Tate Triennial, apporte une réflexion nouvelle en questionnant l’avenir non plus uniquement de la marche en tant que mouvement provoqué par l’alternance des pas mais bien du déplacement, du nomadisme dans le monde de l’art à la fois des artistes eux-mêmes, mais aussi des œuvres, des idées et des informations. An English Road movie, sur les pas de Robinson ou l’effondrement du premier pays industriel. Film de Patrick Keiller, Robinson in Space (1997). Après avoir fait un premier film, London (1992), montrant le personnage principal, Paul Robinson, déambulant dans les rues de Londres à la recherche d’une ville
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et de son atmosphère qui n’existent plus, Patrick Keiller élargit son road movie au territoire de la Grande Bretagne. Une voix off, un certain Robert Delamarche, donne rendez-vous une fois de plus à Robinson. Celui-ci, investi d’une mission vague, secrète ou digne d’un James Bond, s’attache à faire le tour de l’Angleterre, ville par ville, d’un port à un site industriel, d’une campagne à un monument historique. Toujours guidé par ses lectures – des classiques anglais – en quête des grands personnages qui ont fondé la nation, il s’étonne de voir un pays en pleine décadence. Ce qui faisait la gloire de l’Angleterre, son industrie, ses usines, son savoir-vivre, tombe en décrépitude. Le spectateur suit en même temps les évolutions du discours de Robinson. Il part avec lui à la découverte ou la redécouverte de ce pays au rythme de ses déambulations, à pied, en voiture ou en train. Et c’est bien le rythme du voyage qui donne le rythme de la pensée. Les deux hommes marchent, se déplacent, dissertent sur la vie, l’art, l’économie, s’adonnent à des références littéraires tout y en mêlant des pensées personnelles, des humeurs, des douleurs qui nous font comprendre que Delamarche et Robinson ont, il y a bien longtemps, été amants. Le ton ironique, trempé d’humour anglais, rappelle les ouvrages de la période décadente, celle où les dandys déambulaient pour agiter les idées, puisant aussi bien dans le fantastique que dans les profondeurs de l’âme. Tout deux sont des Oscar Wilde contemporains, regardent une société qu’ils ne reconnaissent plus, expriment par la métaphore, l’ironie, la poésie même toute la violence contenue, issue d’un sentiment de malaise et de perte de repères. Patrick Keiller, architecte de formation, tente par ces deux films de capter l’évolution de la ville et de ses campagnes sous les effets, dans un premier temps, de la modernité et, dans un second, de la perte du pouvoir industriel pendant la période post Thatcher. Les images en plan fixe défilent, sèches, a-esthétiques presque, et le discours, seul, les relie les unes aux autres, comme un bilan tantôt triste et tantôt redonnant vie à des bâtiments
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qui nous sont alors contés comme les anciennes demeures dans lesquelles telle ou telle personnalité a habité. Par la déambulation et la voix qui en découle, les lieux prennent vie et se réapproprient une identité, à partir des caractéristiques propres évoquées du passé, passé sublimé, passé romantique ou gothique. Le paysage anglais est comme une madeleine de Proust pour les deux protagonistes, jamais visibles, toujours hors-champ, et dont la narration fait ressortir les odeurs, les bruits, fait appel aux sens, mais souvent contredit par des images d’une nature balafrée5 par l’industrialisation. C’est un pays fictif que tente d’arpenter Robinson et son ami, en fait une image de littérature qui s’émiette face aux développements imposés par la révolution industrielle du 19 e siècle, et aujourd’hui en plein déclin. Là est le second sens du discours : une énumération exponentielle de la dénationalisation des entreprises, des grandes marques rachetées par les nouveaux pays riches. Au fil de la Tamise, les deux compères s’étonnent devant un pays industriel qui s’homogénéise et perd ses caractéristiques : « Ce que l’on nomme la globalisation a nivelé les contours du paysage. Tout se ressemble. Il est devenu difficile de différencier une prison d’un hôpital. Les êtres se rassemblent en des zones de tractations, de ventes, d’achats. L’individu paraît avoir disparu. Images d’une destruction bien réelle, bien contemporaine, qui s’étend au-delà des frontières de la perfide Albion » 6. Dernière marche, capture photographique de l’enfance de Richard Billingham. Entre objet intimiste et documentaire social. C’est aussi par la marche, le retour sur les lieux connus que le photographe et vidéaste Richard Billingham tente d’appréhender son enfance. Célèbre très jeune par ses photographies de famille trash pour certains et indécentes pour d’autres, intégré aux young British artists par le marchand d’art Charles Saatchi, Billingham développe un second travail. Il photographie la ville dans laquelle il est né et, comme Patrick Keiller, propose des clichés
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d’une Angleterre actuelle, paysages du nord, friches industrielles, maisons de briques tombant en ruine dans laquelle la nature refait surface dans les moindres interstices. Black Country, deux séries photographiques, l’une prise en argentique de jour, l’autre en numérique, sur un trépied et de nuit, sont les derniers souvenirs que l’artiste emportera avec lui de sa vie d’avant. Maintenant connu dans le monde de l’art, il lui faut changer de région, partir vers les centres culturels. Richard Billingham se promène une dernière fois dans l’architecture, et les souvenirs remontent. Là encore, comme pour Robinson in Space, c’est la narration, générée dans l’image photographique, qui lie l’image au spectateur et permet la compréhension. Nous suivons le rythme de l’artiste, nous respectons ce qu’il souhaite nous dévoiler ; par la marche mentale, ombre de la sienne, nous entrons dans son intimité. Car c’est bien ce processus qu’il a choisi, celui de se promener avec son appareil photographique dans des lieux dépourvus physiquement de toute présence humaine, de ralentir le pas, de prendre le temps de se souvenir. Les images ne sont pas isolables, elles fonctionnent comme un tout, comme des atmosphères de marche qui nous donnent des clefs de lecture. C’est alors, en puisant dans nos propres souvenirs, en fouillant notre mémoire, que nous pouvons recréer le discours, que nous pouvons ressentir les émotions et comprendre ce travail comme charnière dans l’œuvre de Richard Billingham. Enfin, ce qui relie ces deux objets artistiques, c’est la fonction documentaire, elle nous frappe, même si, dans aucun de ces deux cas, elle n’en fut la motivation. Et c’est encore par la marche, mais cette fois-ci la notre, retournant sur les lieux de l’œuvre que nous avons en main ou gardons en tête, et, comme un chercheur, nous en extrayons une nouvelle dimension. C’est ce que fait Michael Tarantino : « Marchand dehors en juillet 2004, avec les premières photographies de Richard Billingham, Cradley Heath, en main, il est clair que les choses ont changé. Certains arbres sur le côté de Bearmore Bank ont disparu,
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alors que d’autres […] ont grandi de façon méconnaissable. […] Un autre signe, qui n’était pas là avant, derrière, prévenant les intrus potentiels, cette caméra de surveillance vous observera. Une fissure inquiétante dans le mur de l’usine d’arrosoirs a été réparée. » 7 L’œuvre, produit de la marche, celle que nous donne à voir Richard Billigham, glisse alors de l’objet intimiste au documentaire social, prenant toute son ampleur dans cette re-contextualisation et donne à voir une des facettes de la Grande Bretagne. Être noire en Arcadie, Ingrid Pollard, Pastoral Interludes (1987). C’est encore entre le documentaire et la fiction que se place Ingrid Pollard, artiste guyanaise, arrivée en 1956 à l’âge de trois ans en Angleterre. Vivant toujours à Londres, elle utilise le médium photographique dans le cadre de l’introspection teintée d’un discours politique. Participant, dans les années 80, au mouvement des femmes noires, elle inscrit son œuvre dans les réflexions des Post colonial Studie,s développées essentiellement dans les pays anglo-saxons et plus particulièrement en Angleterre. « La pratique artistique est devenue une part importante de la critique du nouveau nationalisme […] Cela inclut le développement d’une pratique photographique radicale qui a subverti les notions acceptées de représentation dans la photographie… » écrit Phil Kinsman dans Race and National Identity: the Photography of Ingrid Pollard 8. Avec Pastoral Interludes, (1987), Ingrid Pollard se met en scène, part marcher dans la région des grands lacs, au nord de l’Angleterre et cherche ainsi à atteindre une meilleure compréhension de son appartenance ethnique en se confrontant au paysage. Elle se photographie donc dans des paysages dignes des plus belles aquarelles de Constable et fait simultanément la narration de ses pensées, re-transcrites en bas de l’image. La marche comme loisir est britannique. Ce sont les poètes et peintres anglais, au début du 19 e siècle, menés,
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entre autres par William Wordsworth, qui décident de sortir des sentiers battus, partent à la découverte de nouvelles sensations et de nouveaux frissons, ébauchent une nouvelle conception du beau paysage, d’un paysage devenu intéressant parce ce que s’appuyant sur des mythes, des sensations, sur le ressenti pouvant aller de l’effroi à l’étonnement. Rebecca Solnit dans l’Art de Marcher remarque : « […] mais Wordsworth et ses compagnons passent pour avoir transformé l’idée même de la marche, et fondé de ce fait la longue lignée de ceux qui la pratique pour le double plaisir d’avancer sur leurs deux jambes et de s’imprégner du paysage à la source de leur inspiration. […] les romantiques de la première génération ont réinventé la marche en tant qu’activité culturelle participant pleinement à l’expérience esthétique » 9 . Le paysage britannique est donc source d’inspiration, il est Le Paysage, celui dans lequel l’homme se révèle, prend forme et force et l’aide à se transcender. Cependant, Ingrid Pollard suit ironiquement les pas de Wordsworth. Alors qu’elle devrait trouver sa place dans toute cette verdure, y chercher ses racines, un sentiment d’exclusion la frappe au visage. Elle est hors du territoire, hors de la campagne avant tout. À partir de là se retrouvent toutes les questions chères aux Post Colonial Studies, de race, classe et genre. La campagne britannique est-elle exclusivement réservée aux hommes blancs, conservateurs, et l’image de l’homme noir est-elle associée à l’urbanité ? L’artiste moque la tradition picturale britannique en rehaussant ses clichés de couleurs faites au pastel rappelant les maîtres, elle perturbe nos conceptions occidentales, provoque un trouble visuel à la hauteur de celui qu’elle a personnellement ressenti lors de ses marches. En convoquant son identité et son pays d’adoption, en les mettant en relation par la déambulation10 , Ingrid Pollard va bien au-delà d’un travail intimiste et introspectif ; elle questionne toute entière la notion identitaire de l’homme noir dans le paysage, la définition de négritude au sein d’une nation et fait voler en éclats nos certitudes, nos fausses connaissances fondées
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sur des informations, mélange de communication et de politique, de publicité et d’a priori infondés qui martèlent et déforment notre vision et limitent notre pensée. Marcher est peut être le sport national anglais, synonyme de bienêtre, d’équilibre, alliant esprit sain et corps sain, pourtant, dans ce soit disant écrin nationaliste prônant toutes les grandeurs, certains s’en sentent exclus, mal à l’aise, gênés, comme en territoire étranger. Le travail d’Ingrid Pollard s’engouffre dans la critique de la société britannique, tout en poésie, tout en humour, mais tout aussi efficace. Mettant les pieds en territoire « ennemi », prenant la pose devant une barrière ou un champ, sur un petit mur, elle nous amène à penser le racisme latent, tout aussi cinglant, tapi dans ces campagnes idylliques, aux représentations pastorales. « Si la plupart du travail de Pollard est destructif, c’est aussi un nouveau départ dans la représentation des paysages britanniques. Elle présente des images d’un paysage peuplé qui perturbe les catégories acceptées plutôt que de renforcer un mythe pastoral […] elle est en train de redonner forme à la géographie imaginative du paysage anglais d’une façon puissante. »11 Altermodern, artiste nomade et écroulement des frontières. À ces exemples d’artistes, questionnant le territoire par le biais de la marche, nous pourrions en ajouter bien d’autres. Jeremy Deller, dans The Battle of Orgreave (2001), reconstitue l’histoire de ces mineurs privés de travail après que Margaret Thatcher eut décidé de fermer les puits, provoquant une grande révolte. L’artiste montre ici une idée de marche accélérée, de déambulation bruyante, de parade révolutionnaire pour conserver un savoir-faire, une identité nationale, faisant ainsi la corrélation entre la vivacité des pas et celle de la pensée, entre la revendication violente et l’augmentation du rythme corporel. Gilliam Wearing, avec Dancing in Peckham, (1994), décidant de danser dans un hall de supermarché, en fait
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une expérience similaire. Elle se meut au rythme de la musique qu’elle seule peut entendre par des écouteurs aux oreilles et c’est par cette danse, par ces mouvements qui échappent à la démarche citadine habituelle, qu’elle cherche à prendre place dans une société où l’homme est anonyme, où les loisirs sont contrôlés aussi bien temporellement que géographiquement. Nicolas Bourriaud, dans son essai « Altermodern », vient mettre à mal cette définition de nationalisme en revendiquant un nouveau nomadisme. L’altermodernisme serait « une expérience positive de désorientation par la forme artistique explorant toutes les dimensions du présent, traçant des lignes dans toutes les directions du temps et de l’espace »12 . L’artiste est donc un nomade culturel qui opère, par son œuvre, différents types de déplacements. Dans un monde globalisé, il ne lui reste plus qu’à voyager dans le temps, au travers de l’histoire qui est son nouveau territoire. L’artiste altermoderne use en somme de la citation, non plus celle d’une géographie spatiale contrainte aux limites territoriales mais celle qui contracte et met en parallèle les différentes couches de l’histoire. Par l’hyper-mobilité, les artistes contemporains explosent, selon Bourriaud, les frontières et repensent les notions de temps et d’espace dans une forme d’« horizontalisation de la planète »13 que nous avons à construire aujourd’hui. L’auteur soutient que ces artistes « viatorisent »14 leurs productions artistiques, c’est-à-dire qu’ils les déplacent dans l’espace pour faire surgir, pour mettre en valeur, leur histoire. Ces artistes sont, dans un même temps, poussés au nomadisme, au déplacement, dans le monde moderne dans lequel ils vivent, monde régi par des lois et des décrets qui empêchent encore la libre circulation des hommes au-delà des frontières et en fonction de leur pays de naissance. Mona Hatoum, artiste libanaise exilée en Angleterre, illustre par son travail ces nouveaux phénomènes. En 1975, alors qu’étudiante à Londres, elle se trouve dans l’impossibilité de revenir à Beyrouth où sa famille vit au moment de l’éclatement de la guerre civile. Dans Measures
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of Distances, 1988 – vidéo de sa mère prenant une douche avec, défilant sur l’image, leur correspondance – Mona Hatoum exprime toute la douleur qu’elle ressent, de l’éloignement forcé, de l’impossibilité d’être avec les siens et de l’espoir de les retrouver tous. Victime de la diaspora, elle fait voyager les images et les œuvres, nous permettant une déambulation dans sa plus infime intimité, dé-cristallise les frontières et les barrières. En sublimant sa condition de réfugiée, en donnant une nouvelle identité à son œuvre, elle se déplace hors du temps et des frontières.
notes 1 | W.G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, Paris, Gallimard, 2003, pp.103-4. 2 | Se référer à la théorie de l’artialisation d’Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1998. 3 | Traduction de Britishness. On parlera aussi de britannicité. 4 | Afin de traiter au mieux ce sujet, il ne faut non pas englober la multitude d’œuvres utilisant la marche, le déplacement, mais bien arrêter notre discours sur les exemples qui semblent les plus probants, ceux qui se détachent de l’uniformité, ceux qui éclatent la vue conventionnelle que nous avons des travaux marchés. 5 | En 1991, dans le débat organisé par le centre Pompidou, sous le nom de Au-delà du paysage moderne, l’instabilité et les changements sont mis au cœur de la nouvelle conception du paysage. Les intervenants glorifient ce qu’ils appellent le « paysage balafré » et essaient d’impliquer le public dans cette nouvelle façon de voir l’environnement, jamais certain, toujours imprévisible dans ses éléments.
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6 | «Des voix dans le paysage : London & Robinson dans l’espace – Patrick Keiller », http://www.fluctuat.net/823-LondonRobinson-dans-l-espace-Patrick-Keiller, consulté le 05/10/2010. 7 | Black Country: Richard Billingham, cat.exp., West Bromwich, The Public, 2004, p.40. 8 | Phil Kinsman, Race and National Identity : the Photography of Ingrid Pollard, Area, vol.27, n°4, décembre 1995, p.305306. 9 | Rebecca Solnit, l’Art de Marcher, Paris, Actes Sud, 2002, p.113. 10 | Ou du moins l’idée de la déambulation car rien ne montre l’artiste en train de marcher. 11 | Phil Kinsman, Race and National Identity: the Photography of Ingrid Pollard, Area, vol.27, n°4, décembre 1995, p.308. 12 | Nicolas Bourriaud, « Alternodern », Altermodern : Tate Triennial, cat. exp., Londres, Tate Publishing, 2009. 13 | Ibid. 14 | vient du latin viator = voyageur
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Déambulation du photographe et photographes de la déambulation Jean Christian Fleury Journaliste, critique jeanchristian.fleury@free.fr
Puisque nous voici lancés Sur les routes à la rencontre de quelques-unes des pratiques artistiques de la marche, je voudrais plus particulièrement interroger quelques exemples de pratiques photographiques liées au déplacement. Que celui-ci s’effectue à pied ou non, ce qui importe ici, c’est la mobilité du regardeur, les conséquences sur la vision, l’image du monde qu’il nous livre et le lien formel qui en résulte. À la liste des marcheurs que nous propose l’exposition du Musée de l’Image, au colporteur, au soldat, au petit ramoneur ou au juif errant, on pourrait ajouter le photographe tant le déplacement est inhérent à sa pratique de production des images. Avec l’invention de la photographie, il s’agit en effet désormais d’aller à la rencontre du monde et non de convoquer les choses dans l’atelier de l’artiste par l’entremise de la mémoire, même si celle-ci s’appuie sur des notes ou des croquis effectués sur place. Aussi serait-il inutilement fastidieux de citer ici la multitude des photographes-arpenteurs pour qui la marche est la condition fondamentale de création. Je m’en tiendrai donc à quelques auteurs pour lesquels la marche ou le déplacement est le sujet-même de leurs images. Je distinguerai : Les photographes nomades, ceux de l’errance et de la route. Leur mobilité est leur condition d’être, fût-elle provisoire. Elle conditionne leur pratique, leur vision et ce qu’ils communiquent est de l’ordre de l’expérience intime.
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Les photographes de la déambulation, presque toujours urbains, qui s’attachent à une réflexion d’ordre sociologique, souvent politique, sur la place et l’évolution des corps des passants liées aux conditions de vie dans la ville contemporaine. Déambulation du photographe : les nomades Je commencerai donc par présenter les œuvres de trois de ces photographes itinérants et je tenterai de cerner, à partir de ce corpus certes bien étroit, quelques éléments d’une esthétique photographique de la mobilité. Bernard Plossu n’a cessé de voyager et de photographier depuis son enfance. À treize ans, lors d’un voyage dans le Sahara avec son père, il réalise ses premières photos. Ses thèmes de prédilection sont déjà là : le désert, la tombée de la nuit, les valises, les images floues dues au bougé de l’appareil. Tout ce qui va le hanter définitivement. Tandis qu’il vit aux États-Unis dans la mouvance de la beat generation avec laquelle il partage une fascination pour la route et le vagabondage, il est fortement marqué par le cinéma de la Nouvelle Vague dont il retiendra surtout la légèreté et la simplicité technique : un cinéma libéré des conventions formelles qui accepte l’imperfection et privilégie les improvisations. Techniquement, Plossu s’en tiendra soit à des appareils d’amateurs, voir jetables, soit à son indestructible Nikkormat, avec pour unique objectif un 50 mm, en général préréglé pour photographier plus rapidement. On pourrait dire que sa pratique relève de la simple prise de notes s’il n’était habité par une dimension poétique qui fait de chaque image un espace unique et total. Pas de séries conceptuelles, le mot le ferait frémir. Mais plutôt une écriture qui a à voir avec l’autobiographie : « On prend des notes sur tout ce que l’on voit : c’est le même rythme mental », précise-t-il. Cette notion de rythme est chez lui liée à la marche et à la respiration du marcheur. Il opère dans un élan continuel, en prise avec les mouvements du corps, du train, du bateau ou de la voiture. Cette mobilité se tra-
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duit par le flou du bougé. Un flou qui n’est pas chez lui un effet mais la revendication d’une épaisseur temporelle de l’image : un présent qui se désagrège aussitôt que perçu. Ce n’est plus le « ça a été » barthésien mais plutôt un « ça a presque été », un « ça a failli être ». Ce que capture le photographe en mouvement, ce n’est pas une preuve mais un témoignage sur la fugacité des impressions, sur la métamorphose instantanée du réel en souvenir. De la même manière, l’emploi presque constant du noir et blanc et de l’argentique confère à ses tirages une matière, un grain très perceptible qui unifie le monde, nous rend sensible cette dissolution de la réalité. Bernard Plossu est un boulimique de la marche, c’est son bonheur. Il ne peut qu’aller de l’avant, de manière compulsive mais heureuse : « Plus on va loin, plus on a envie d’aller encore plus loin. Quand on atteint une montagne, on monte dessus et, de là, on perçoit d’autres montagnes vers lesquelles il faut aller. » Un exemple de ce besoin impérieux de mobilité : la commande qui lui a été passée à Bordeaux, en 1991, par l’Institut Français d’Architecture, sur l’internat du lycée Gustave Eiffel réalisé par l’architecte Jacques Hondelatte. Rien de plus étranger au genre de la photographie d’architecture que les images « atmosphériques », imprécises et nocturnes de Plossu. Aussi a-t-il pris le parti de montrer le bâtiment depuis un autobus c’est-à-dire tel que le voient les passants (ce qui n’a pas manqué de choquer certains photographes du milieu de l’architecture). Il réitère ce type d’approche à Marseille, en 1993, lorsqu’il réalise un portrait de la ville, à nouveau depuis un autobus ; de même, avait-il déjà réalisé, pour la Mission Transmanche en 1988, « Paris-Londres-Paris » à bord d’un train. C’est dire à quel point Bernard Plossu incarne la vision déambulatoire, même là où on l’attendrait le moins. Raymond Depardon vient, lui, du photojournalisme. L’intérêt de son « cas », c’est de percevoir comment l’expérience de l’errance a modifié son rapport au monde, son éthique photographique et son écriture. On peut en voir en ce moment-même la manifestation dans l’exposi-
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tion « La France de Raymond Depardon » à la Bibliothèque Nationale de France : un portrait du pays réalisé au cours d’un vagabondage quasi aléatoire de plusieurs mois dans une camionnette. La pratique du photojournalisme exige de traiter un sujet, d’être au plus près de l’action car cette intimité est perçue en général comme un gage de vérité : c’est la caution du « j’y étais » où s’enracine la figure mythique du photographe-baroudeur. Le choix de l’errance par Depardon à la fin des années 90 implique une pratique opposée. Tout d’abord, l’errance n’est pas le voyage. Celui-ci a un but précis alors que l’errance est une quête sans fin d’un « lieu acceptable » – et bien sûr introuvable – qui est en fait celle d’un moi acceptable : « C’est peut-être là la vraie définition de l’errance. C’est le désir que je cherchais, la pureté, ma remise en cause. » D’autre part, l’errance se vit comme une question que Depardon résume ainsi : « L’errance n’est ni le voyage ni la promenade mais cette expérience du monde qui renvoie à une question essentielle : qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? » Enfin, l’errance s’engendre elle-même : symptôme d’une insatisfaction chronique et douloureuse, à l’opposé de la gourmandise de Plossu. Raymond Depardon définit ainsi son propos : « Mes photographies de lieu n’ont d’autre point commun que mon passage. » C’est donc dans le regard de l’opérateur que réside l’unité du travail. Les lieux qu’il photographie ne sont pas des paysages au sens pictural du terme. Ils sont débarrassés de l’intention esthétique qui constitue en paysage la représentation d’un lieu. Une telle intention s’avère étrangère à l’éthique de l’errance. L’intention de Depardon est ailleurs : « Un paysage a une vertu esthétisante… Ce n’est pas ça l’important : c’est plus le lieu qui apparaît, le lieu habité et moimême dans ce lieu. » À partir de « Errance », le livre qu’il réalise à l’issue de cette expérience de vagabondage, cette présence invisible du moi trouve sa traduction formelle d’une part dans le
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choix de la verticalité : le cadre doit englober le ciel et la terre au pied de l’opérateur, permettre de le situer dans l’espace, ce qui s’oppose par exemple à l’horizontalité du cinéma ; d’autre part dans la distance à laquelle il se situe par rapport à son sujet : vingt ou trente mètres (ce qu’on pourrait appeler une « distance respectable »). Elle induit un détachement qui n’est pas de la froideur mais un face à face avec l’espace et les autres. La distance juste est celle qui permet cette confrontation et non celle qui permet de mieux voir. En ce sens, la vision qui se manifeste dans les photographies de Depardon est plus « stratégique » et conceptuelle que purement subjective, elle relève plus d’une philosophie que d’un état d’âme. L’errance le conduit donc à réaliser « une nouvelle image : ni trop humaine, ni trop contemplative ». A l’opposé de Cartier-Bresson et de son « instant décisif », il s’attache à enregistrer le banal, à capter les temps faibles. Au refus de l’esthétique paysagère s’ajoute le renoncement à l’anecdote et à l’attrait du spectaculaire. La photographie de l’errance s’apparente bien chez lui à une ascèse1 Thierry Girard, de quelques années plus jeune, s’appuie sur d’autres références. Il offre une pratique plus conceptuelle de la marche qui s’inscrit dans la voie ouverte par des Land artists, comme Hamish Fulton ou Richard Long. Pour ces derniers, l’œuvre est d’abord la marche ellemême et les images sont les témoignages d’une performance. L’élaboration de l’itinéraire, son tracé sur la carte font partie intégrante de l’œuvre. À la différence de Hamish Fulton qui ne veut laisser aucune trace sur le terrain , Richard Long réalise des œuvres in situ : simple empreinte au sol laissée par ses passages répétés, déplacements de pierres, de branches pour constituer des lignes ou des cercles, prélèvements de ces matériaux ré-assemblés dans l’espace du musée. Si la problématique de Thierry Girard est aussi celle du déplacement (mais pas seulement de la marche), à la différence de Long, il n’invente pas le principe arbitraire de ses itinéraires. Ils lui sont fournis par la géographie, l’histoire, la littérature ou l’art. Son « tropisme des lisières », son « in-
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quiétude des seuils », comme il les nomme, l’amènent à vérifier la réalité physique d’une frontière, d’une limite. Il est ainsi conduit à suivre la Ligne de partage des eaux, le cours du Danube ou du Rhin, à parcourir la limite de la Région Poitou-Charente ou une ligne reliant la Méditerranée à l’Atlantique. Au fil du temps, son itinéraire est conditionné de plus en plus par des données historiques ou philosophiques : avec La Route du Tokaïdo en 1997-1998, route historique qui relie Kyoto à Tokyo, souvent représentée par les graveurs d’estampes et particulièrement par Hiroshige, il se livre non à une tentative de restitution (de toute manière impossible) mais à une actualisation du regard du peintre-graveur ; avec Voyage au pays du réel en 2003-2006, il suit en Chine la Diagonale de Victor Segalen ; avec Les Cinq voies de Vassivière en 2005-2008, il effectue dans le centre de la France cinq itinéraires mettant en œuvre la symbolique du monde élaborée par le Tao, laquelle met en relation les cinq éléments, les cinq points cardinaux, les saisons, les couleurs et les sentiments. Si la marche est bien, pour Thierry Girard, confrontation physique et communion avec l’environnement, elle est aussi confrontation de la nature avec la culture qui l’habite et à travers laquelle on la perçoit. À partir de ce corpus, certes bien mince, il me semble possible de dégager quelques éléments d’une esthétique du déplacement. Tout d’abord, la marche apparait avant tout expérimentation et confrontation. Nous avons affaire à une pratique liée au hasard qui suppose une soumission volontaire à l’aléatoire, un renoncement à la maîtrise totale de la création. Ensuite le point de vue n’est pas ici qu’une donnée optique qui gouverne la perspective et la délimitation du champ. Il se trouve incarné dans la présence sensible bien qu’invisible du corps du photographe dans l’espace. Le « Que fait-il là ? » est plus important que ce qui est montré. Question qui ne se pose pas en peinture, par exemple, où la présence réelle de l’observateur en un lieu donné est sans objet. Le cas le plus emblématique en serait la vue cavalière et son point de vue surélevé aussi idéal qu’irréel. C’est cette
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présence obsédante du corps de l’opérateur, mesure de toute chose, qui caractérise ce qu’on pourrait appeler une écriture photographique à la première personne. Enfin la photographie du marcheur se situe dans un temps linéaire, comme la marche elle-même, comme le fonctionnement sériel des images, comme l’écriture. Chaque photographie fait référence à un avant connu et à un après supposé. Elle est l’image arrêtée d’un film et recèle une épaisseur de temps perceptible. Aussi induit-elle le récit. La photographie du marcheur est fondamentalement narrative. Mais elle ne raconte rien. Ou plutôt, elle raconte de manière intransitive on ne sait quoi. C’est une narrativité à l’état pur. Il s’en suit que le livre, avec son déroulé lui aussi linéaire, est le débouché naturel de cette photographie, bien plus que l’accrochage au mur. En témoigne la multiplicité impressionnante des parutions de Plossu, de Depardon ou de Thierry Girard. Les quelques éléments relevés ici, on pourrait sans doute en trouver d’autres, participent de la définition d’une écriture photographique du marcheur, en donnant au mot écriture le sens que lui attribuait Roland Barthes : elle n’est pas une donnée a priori comme le style qui émane de la physiologie et de la biographie de l’auteur, comme la langue qui est un outil social. Comme l’errance, l’écriture procède d’un choix libre. Photographes de la déambulation Je regrouperai dans cette seconde partie des photographes qui traitent du rapport entre les corps des passants et l’espace urbain : de leur mobilité, de leurs trajectoires, de leurs postures. Mais aussi de leur répartition et de leurs interactions dans un espace public circonscrit. À l’opposé des précédents, ces artistes opèrent depuis un lieu fixe, prédéterminé, stratégique. J’exclurai donc de cette catégorie aussi bien le courant de la street photography américaine des années 195080 que celui de la photographie de rue à la française, cette
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école de l’instantané poétique, qui va de Brassaï à Robert Doisneau et Willy Ronis, pour qui la rue est d’abord un spectacle, le théâtre d’événements remarquables, drôles, émouvants, souvent poétiques. Je m’en tiendrai là aussi à trois exemples. Celui d’abord de Beat Streuli qui observe le flux des passants dans les grandes métropoles. Il travaille au téléobjectif afin de ne pas être vu mais également parce que cette optique lui permet, grâce à la faible profondeur de champ, de détacher un personnage de son environnement. Il cherche à photographier les passants « sans intention et sans a priori », à suspendre toute volonté démonstrative ou d’analyse sociologique. La distance à laquelle il opère est précisément celle qu’instinctivement les passants maintiennent entre eux. Streuli cherche à retrouver le regard flottant du passant, le coup d’œil furtif que l’on échange avec ceux que l’on croise. Son œuvre peut donc en partie être comprise comme un travail sur la perception, celle des anonymes : « Il y a des millions de gens que l’on touche du regard, que l’on croise, qu’il est captivant de regarder pendant quelques secondes, avec qui on a envie de partager un peu. Ces regards s’accumulent dans notre mémoire. Je veux les restituer en approchant au plus près de la structure du regard du passant »2 . Le thème, bien rebattu, de la solitude de l’homme dans la foule ne prend pas ici un caractère dramatique : chacun semble absorbé dans ses pensées, ses affects. On peut y voir une capacité de résistance de chacun à l’esprit grégaire, à la force coercitive de l’espace urbain. Vision somme toute optimiste que soulignent parfois des dispositifs de présentation monumentaux (projections, affichages dans la ville, diaporamas géants) qui héroïsent le passant. Anthropologue de formation, Valérie Jouve, nourrie par de longues déambulations dans Paris, s’est orientée vers une étude sociologique du comportement des passants. Elle construit des personnages qui sont davantage les représentations physiques d’une idée que des types sociaux et elle les met en scène dans des « tableaux » dont l’artifice est
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volontairement trahi par une discrète théâtralité. Parallèlement, avec la série Les Passants, elle constitue des séries à partir cette fois d’instantanés de rue décrivant des situations-types telles les Sorties de bureaux ou Les Fumeurs. Elle se concentre sur les gestes, les déplacements, les interactions avec le décor. À la différence de Beat Streuli, elle montre peu les visages : la personne importe moins que le corps en mouvement. La série Les Fumeurs, réalisée à New York en bas d’immeubles de bureau, montre un moment privilégié où les employés tentent de se ressaisir pendant la courte pose d’une cigarette, de se retrouver eux-mêmes malgré l’uniformisation des vêtements et des attitudes, de se libérer un instant du poids qui pèse sur eux dans le travail, malgré le caractère emphatique et oppressant de l’architecture qui les environne. Assez proche de la précédente dans l’esprit, la série Les Sorties de bureau nous présente des individus en marche, presque sautant et courant. Ils semblent jaillir de leur lieu de travail encore pleins de la tension et de l’énergie qu’ils ont du assumer durant la journée : « Ce que je trouve frappant, c’est que la mécanique du corps c’est la mémoire de la journée », déclare-t-elle à propos de cette série. Pour mieux mettre en lumière cette mécanique, elle détache ses personnages sur un fond gris neutre, qui les décontextualise et nous donne l’impression qu’ils se livrent à une danse presque frénétique destinée à les délivrer de quelque possession. Cette chorégraphie est pour Valérie Jouve un élément du paysage urbain au même titre que l’architecture. C’est dans la mise en évidence de cette gestuelle que réside la dimension politique de son œuvre. On la retrouve, particulièrement présente, dans son film « Grand Littoral » dans lequel les habitants d’un territoire à demi abandonné, en bordure de Marseille, improvisent un réseau de passages sauvages, livrant une guerilla quotidienne aux voies de circulation rapides tracées par les édiles, qui, paradoxalement, entravent la liberté de déplacement local. Jeune photographe qui expose depuis une dizaine d’années, Sébastien Camboulive inscrit lui aussi son travail dans ces tentatives de description d’une ville (et d’une
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époque) à travers le corps en mouvement de ses habitants. Il propose des scènes de rue banales : des passants saisis à la volée dans des lieux de convergence comme des places, des carrefours, des passages piétons. Ce qui frappe, comme chez Valérie Jouve, c’est l’impression d’une chorégraphie soigneusement réglée (mais cette fois collective et non plus individuelle), d’une étonnante dynamique de groupes éphémères. Ils oscillent entre l’implosion avec ses risques de collisions imminentes et l’explosion, les passants semblant soumis à une force centrifuge qui les pousse à fuir un vide central. Il s’agit là de reconstitutions. Chaque scène est un moment fictif composé à partir de multiples captations réalisées en un même lieu. Fruit d’une longue observation, elle met en évidence ce que Camboulive nomme « les distances interpersonnelles » et « les stratégies d’évitement ». Il semble bien, au vu de ces travaux qui recourent aussi bien à la captation directe qu’à la reconstitution la plus artificielle, que pour aller au fond de la réalité, il faille la maintenir à distance. La marche, les déplacements des corps, leurs interactions sont analysés, décomposés comme un langage, avec son vocabulaire et sa syntaxe. Comme toute langue, celle des corps déambulant s’avère être le produit d’une détermination culturelle, sociale et politique. Je souhaiterais enfin revenir à la catégorisation que suggère le titre général de ce propos entre les photographes itinérants, les errants, les nomades et, d’autre part, ceux qui observent et analysent les déplacements de leurs contemporains. Nous retrouvons là la distinction générale qu’établissait John Szarkowski entre « photographie-miroir » et « photographie-fenêtre »3 , entre les photographes à la recherche d’eux-mêmes à travers l’image qu’ils donnent du monde et ceux qui s’attachent à décrypter ce monde. Les premiers nous livrent le témoignage d’une expérience intime, existentielle, aboutissant à un autoportrait moral. Les seconds construisent un portrait sociologique du citadin mettant en jeu une esthétique que l’on pourrait rapprocher du documentaire-fiction.
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Il existe pourtant un préalable commun à ces deux positions fondamentalement divergentes : une confiance faite au corps en mouvement, un désir de mettre en lumière le pouvoir révélateur de la marche, ou de tout déplacement, qui se présente d’abord comme la confrontation solitaire, la réponse imprévisible, d’un corps à une situation et un espace donné.
notes 1 | Les citations de Raymond Depardon sont extraites de Errance. 2 | Interview de Michel Guérin, Le Monde 21 janvier 2002. 3 | John Szarkowski, Mirrors ans windows american photgraphy since 1960, Museum of Modern Art, New York, 1978.
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Un artiste invité Bertrand Lozay contact@pourvotresecurite.net www.pourvotresecurite.net www.forsecurityreasons.net www.dliavacheybesopasnosti.net www.pentrusecuritateadumnevoastra.net
Note biographique Bertrand Mozay est né à Rennes en 1975. Il travaille en France et à l’étranger. En 1999, il quitte sa maîtrise de Lettres Modernes pour être cameraman d’une expédition franco-suisse en traîneau à chiens (Laponie, Canada). Il devient réalisateur indépendant en 2002 et fabrique principalement des films d’animations dans des ateliers pédagogiques. En 2006, il débute une collaboration avec un établissement éducatif groenlandais et la télévision du pays, qui continue encore aujourd’hui. Grâce à des hivernages arctiques, il revient en 2007 avec une performance vidéo filmée sur la banquise trop mince : La marche à ne pas suivre, film couleur, 34’1. En hommage aux nombreux explorateurs disparus sans laisser de traces, cette vidéo performance retrace une marche au Groenland, très peu préparée et sans l’attirail nécessaire au grand froid. Un périple périlleux, souvent décrit par le narrateur avec humour mais ce qui fait sens avant tout est le regard que porte l’artiste sur lui-même. Libre de toute destination, il se sent revivre dans cette immensité de silence où on le voit divaguer au hasard, risquant sa vie à tout moment, à la recherche d’une quête quelconque. Fragilité de l’homme dans un espace infiniment blanc, fragilité de ces terres menacées alors même que le sommet de Copenhague pose, en cette année 2007, ces questions dans leur globalité.
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La seconde partie de ce triptyque de performances vidéo est tournée aux confins de l’Europe de l’Est en 2009. Pour votre sécurité raconte une marche « suicidaire et absurde » en Roumanie, puis en République de Moldavie dans le but d’atteindre la Transnistrie, une zone de facto indépendante car reconnue par aucun pays de la communauté internationale. Performance vidéo et pièces diverses Pour votre sécurité 36’, présentée et commentée par l’artiste le 8 novembre 2010. Texte de Bertrand Blozay. L’idée de sécurité arrive en bonne place dans les concepts produits par les sociétés humaines. Chacun conscient que son envers, la violence, est forcément présente dès que l’humain se met en groupe – donc par réaction le groupe instaure sa sécurité. La performance vidéo Pour Votre Sécurité s’appuie sur ces deux idées antinomiques mais complémentaires pour mettre en place un déplacement absurde : marcher tout droit, plein Est pour l’exotisme, traverser la frontière avec une tyrannie pour le danger, rapporter un mégot de cigarette de la méconnue Transnistrie comme acte politique – trophée plus aisé qu’une prostituée ou qu’une caisse d’armes. Cette prise de risque est avant tout un exercice pratique pour [me] montrer que l’idée de danger est préfabriquée par la vox populi et que nos sens en éveil, lorsqu’ils sont tendus vers l’aventure, décodent telle information comme un danger potentiel : par exemple un personnage informe, promeneur bucolique ou garde frontière... « L’ensorcellement des sens » est le plus court chemin vers l’idée d’être en vie. Sans chercher la mort du corps, montrer simplement par une expérience extrême que ce qui anime notre corps donc notre société posée sur lui est aussi futile que les atomes qui nous composent, eux aussi en mouvement perpétuel. Cette marche durant plusieurs jours, il s’agit de faire ressentir le travail de sape du mental dans un univers potentiellement hostile. Un passant, un policier, chaque
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individu, peut causer le déséquilibre de ma situation : celle d’un marcheur sans équipement notoire qui déambule audelà du Dniestr, le fleuve-frontière. Avant de partir pour ce pays dont je ne parle pas les langues, j’ai organisé une conversation publique, en français, pour capter le fantasme parisien capitonné de sécurité. Il s’agit bien de mettre en perspective les paroles antérieures et les actions vécues sur place. La manipulation du montage servant l’absurde contenu dans l’idée de vie ou de survie à partir du moment où un humain croit prendre la liberté de ne pas être à sa place. Quoi qu’il arrive pendant ce déplacement, l’important est le parcours que je vais endurer, point le but, point le film. Pièce produite si je ne reviens pas : – rushes vidéo de la conversation publique où je me fais tirer dessus, comme au cinéma. Mon geste survivra quelques temps dans la mémoire de l’auditoire. Pièces produites si je reviens : – 1x chemise avec caméra bouton espion, cousu main – 1x or 18 carats, bakchich de 1 gramme, sous verre – 1x mégot de cigarette, trophée, sous verre – 1x objet filmique dématérialisé pour la sûreté du secret, accessible par l’Internet en HD ou SD via un code d’accès, visible en copyleft. Le master du film en HD sera stocké sur disque BluRay dans deux endroits distincts dans le monde pour contrer toute attaque visant à sa destruction. Un sous-titre en moldave et en russe sera accessible sur les sites web : www.pourvotresecurite.net www.forsecurityreasons.net www.dliavacheybesopasnosti.net www.pentrusecuritateadumnevoastra.net Par ce biais, aucun dvd de ce film n’existerait en circulation.
note 1 | présenté au FRAC Lorraine dans l’exposition Esthétique des pôles,
le testament des glaces, oct 2009 / février 2010
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La figure de l’errance dans la bande dessinée américaine L’exemple du daily strip de Harold Gray Little Orphan Annie Harry Morgan Docteur en histoire et sémiologie du texte et de l’image Intervenant professionnel à l’École Européenne Supérieure de l’Image (Angoulême) morgan@sdv.fr
L’enfant errant est une figure centrale des littératures dessinées. Qu’on pense aux pérégrinations des Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan (créés en 1925 pour ExcelsiorDimanche). Mais c’est la bande dessinée américaine destinée à la presse quotidienne (newspaper strip) qui fournit le plus bel exemple d’enfant jeté sur les routes, avec Little Orphan Annie (1924-1968) le strip de Harold Gray (1894– 1968) pour le Chicago Tribune. Nous allons examiner à travers les pérambulations de la petite orpheline comment le motif imagier de l’enfant qui chemine, inspiré de modèles victoriens, se structure à la fois sur le plan sémiotique et éditorial. On verra que le travail de Harold Gray sur la temporalité et sur la sérialité1 confère une étonnante modernité à une œuvre qui, plastiquement, renvoie de façon déceptive à une tradition imagière populaire. Little Orphan Annie, la bande dessinée de Harold Gray, consacrée aux pérégrinations d’une petite orpheline aux cheveux bouclés et aux yeux vides, est l’un des fleurons de l’école dite du Midwest, centrée sur le Chicago Tribune, important quotidien de tendance républicaine, et
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sur son agence de presse, le Chicago Tribune New York News Syndicate (qui s’appelle aujourd’hui Tribune Media Services). Le premier strip de Little Orphan Annie parut le 5 août 1924 dans le New York Daily News. La première planche dominicale parut dans l’édition dominicale du tabloïde new-yorkais le 2 novembre 1924 2 . Les bandes dessinées proprement dites existaient dans le Chicago Tribune depuis la fin du xixe siècle et le supplément dominical en couleur consacré aux comics depuis 1901. Mais le membre de la dynastie des propriétaires du journal, les Medill, qui présida à la naissance de Little Orphan Annie fut Joseph Medill Patterson, le petit fils de Joseph Medill, fondateur de l’empire de presse. Patterson prit la direction du Chicago Tribune en 1914 conjointement avec l’autre petit-fils du fondateur, Robert Rutherford McCormick3 . Patterson insistait sur des récits qui puissent se continuer de jour en jour dans les comics, de façon à captiver l’attention du lecteur. Idéalement, le lecteur du Chicago Tribune suivait l’évolution de la situation dans son strip favori exactement comme il suivait l’évolution de la situation locale, nationale ou internationale, dans le reste du journal. C’est précisément de cette politique éditoriale que découle le principe suivant lequel le contenu diégétique d’un strip du Chicago Tribune est assigné au jour de la parution (l’action du strip du lundi se déroule le lundi, il en va du même du strip du mardi, etc.). Il s’ensuite une temporalité très particulière et nous allons voir que celle-ci permet des effets d’itération et de montage qui sont sans équivalents dans d’autres formes narratives. Itinérance et itération Le strip de Harold Gray présente à première vue une physionomie très familière. Annie évoque même pour le lecteur de 1925 une forte impression de déjà vu, du fait de sa ressemblance avec l’actrice Mary Pickford. Et en effet, comme le fait remarquer l’historien américain Ron Goulart 4 , le strip agrège des éléments des films les plus populaires de
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Mary Pickford, qui était alors au sommet de sa gloire (ce qu’on peut aisément vérifier en consultant les programmes des cinémas de Chicago dans les collections du Chicago Tribune du temps). La recette narrative de Harold Gray est tout aussi éprouvée. Elle peut se résumer ainsi : ténacité dans l’adversité. Comme l’écrit le pionnier américain des études sur les comics, Martin Sheridan, qui s’est entretenu avec les auteurs dont il traite : « Gray’s simple formula for his success is this : “keep your characters in hot water all the time but don’t have it hot enough to scald their courage5.” » Cependant c’est la présence charnelle que le trait de Harold Gray donne à ses personnages et, simultanément, la présence chronique que leur confère la curieuse temporalité du strip qui fait l’intérêt de Little Orphan Annie. Or les cases montrant Annie cheminant en compagnie de son chien entre deux aventures] sont à cet égard particulièrement mémorables (fig. 1 à 5).
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Fig. 3
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Envisagé d’un point de vue esthétique, l’art essentiellement narratif qu’est la bande dessinée repose sur une tension entre l’oblitération de la vignette par le balayage lectural et la paradoxale prégnance de cette vignette, qui « arrête l’œil du lecteur », au cas où, précisément, elle présente un intérêt esthétique. Détachée du flux imagier, elle prend dès lors valeur épiphanique. Dans le cas des vignettes montrant les pérégrinations d’Annie, cette valeur épiphanique est d’autant plus grande que ces vignettes s’inscrivent dans une série6. Le motif de l’itinérance amène donc l’itération d’un motif imagier. C’est la même éternelle orpheline, au même âge, sur la même route éternelle, que nous montrent des vignettes éloignées de six mois à deux ans dans le temps diégétique (qui se confond donc en l’espèce avec le temps de parution), cette case exemplaire ramenant Annie à son archétype de l’enfant désinsérée du lien social et jetée sur les routes. Mais d’un autre côté, cette image d’itinérance et de désinsertion est en contradiction flagrante avec le récit. En réalité, Annie n’est rien moins que désinsérée. En février 1936, elle était doublure d’une actrice enfant à Hollywood ; en septembre 1936, elle quitte le cordonnier Jack Boot qui l’avait recueillie ; en décembre 1937, elle avait retrouvé « Daddy » Warbucks, le milliardaire qui l’a adoptée, mais ses affaires ont entraîné celui-ci à Singapour ; en décembre 1938, elle avait trouvé asile chez une vieille dame mais les gangsters la poursuivent ; en janvier 1939, elle est à nouveau poursuivie, raison pour laquelle elle brûle le dur. Dans l’économie du récit, l’itération de l’image de l’itinérance s’analyse donc comme une remise à zéro. Elle est la condition de la relance de l’action, la petite orpheline devant littéralement « partir vers de nouvelles aventures ». Les dimensions pathiques du motif de l’itinérance, héritées de la littérature victorienne (le pathétique de l’enfant abandonné, l’angoisse de la poursuite, mais aussi le sentiment d’affranchissement et de liberté de l’héroïne qui rompt les amarres), colorent donc un motif narratif et imagier dont la première fonction est utilitaire.
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Il faut préciser encore que les retournements de situation qui font passer instantanément Annie de la richesse à la clochardisation ne sont possibles que dans la temporalité « longue » d’une bande suivie par ses lecteurs au jour le jour. Confronté à sa propre amnésie, liée au passage des jours, le lecteur du quotidien est mis perpétuellement dans la nécessité de rattraper le fil du récit et il ne s’étonne pas qu’Annie, qui menait une existence princière, soit soudain jetée sur les routes. Si l’on examine à présent l’image de l’itinérance du point de vue stripologique 7, l’image d’une fillette qui marche avec son chien paraît idéalement adaptée au médium même de la bande dessinée. Comme le faisait remarquer récemment Thierry Groensteen sur son blog 8 : « Le rythme de la marche s’accorde parfaitement au dispositif de la bande dessinée. Un personnage représenté marchant de gauche à droite, dans plusieurs cases consécutives, un personnage qui pérégrine de case en case effectue, dans l’espace de la page, un trajet analogue à celui que suit notre œil. Son déplacement est découpé, comme l’est notre lecture. Il serait inexact de dire qu’à chaque case correspond un et un seul pas, mais une correspondance ne s’en établit pas moins entre le rythme de la marche et le déplacement progressif de la zone focale autour de laquelle s’organise ma vision. C’est pourquoi le personnage qui marche est un parfait embrayeur de récit : il nous place d’emblée en phase avec sa déambulation. » Sérialité et série I : du strip à la sunday page Point zéro du récit et condition de sa relance, le motif narratif et imagier de l’itinérance constitue aussi un enjeu crucial pour ce qui concerne la sérialité. Nous allons examiner pour commencer les implications du motif de l’itinérance sur la distribution de Little Orphan Annie en strips quotidiens de quatre cases, paraissant du lundi au samedi, et en sunday pages, c’est-à-dire en planches dominicales en couleur, de douze cases.
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Le point épineux est le suivant : comme certains journaux abonnés à l’agence de presse du Chicago Tribune publient, soit uniquement les daily strips, soit uniquement la livraison dominicale, il faut que le récit reste compréhensible à un lecteur qui ne prendrait connaissance que de l’une des deux formes (par ailleurs les enfants sont bien connus pour lire, à plat ventre sur le sol du salon, la section dominicale des bandes dessinées, au très grand format et agrémentée de vives couleurs, mais pour se désintéresser des bandes quotidiennes, qu’il faut dénicher au milieu d’un journal d’information sans intérêt pour eux). Autrement dit le contenu entier de la sunday page doit correspondre à un simple hiatus pour un lecteur des daily strips. Plus étonnant encore, la semaine complète des daily strips doit pouvoir être aussi interprétée comme un simple hiatus pour le lecteur (en particulier un lecteur enfant) qui ne lirait, lui, que les livraisons dominicales. Dans de telles conditions, la solution qui semble s’imposer est précisément de faire des épisodes dominicaux de simples interludes, détachés du fil du récit, mais qui se passent dans le même univers diégétique que le récit principal. Telle est effectivement la solution initialement adoptée par Harold Gray. Le début du strip montre les efforts que fait l’orphelinat pour placer Annie chez de riches adoptantes. Les planches dominicales la montrent aux prises avec la marâtre de l’orphelinat. Le régime des planches dominicales est donc celui de la série (il s’agit en l’espèce, de variations sur le thème de l’affrontement comique entre une enfant délurée et une adulte sévère), par opposition à la sérialité des daily strips. Or tout change – et ceci ne doit rien au hasard – à partir du moment où Annie rompt les amarres. La série disparaît alors au profit de la sérialité. Dans la livraison dominicale du 25 janvier 1925, la sunday page est pour la première fois intégrée dans le flux narratif des daily strips. Dans cette planche, Annie s’évade nuitamment de chez Mrs Bottle, chez qui elle était placée. La dernière case la montre marchant sur les routes, tenant son baluchon au
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bout d’un bâton et serrant contre elle sa poupée (fig. 6). La semaine de daily strips qui suit montre son errance. Dans la sunday page suivante, celle du 1er février, Annie dort dans une étable. Dans le strip du lundi elle est découverte par le fermier, M. Silo, qui l’adopte9 . Il est intéressant de noter que les deux bandeaux supérieurs (les tops) de ces sunday pages du 25 janvier et du 1er février montrent, comme les sunday pages précédentes, des scènes de rêve, ou des allégories. Le top de la planche du 25 janvier montre ainsi Annie à la barre d’un voilier, se lançant à la découverte d’un nouveau monde, comme Christophe Colomb. Dans les sunday pages précédentes, ce recours à une image atemporelle, onirique ou allégorique, était un procédé dont la visée était précisément d’abstraire la séquence du fil du récit principal, autrement dit un marqueur de la série (opposée à la sérialité). La toute première planche dominicale, du 2 novembre 1924, montrait ainsi Annie en reine, assise sur son trône et jugeant la directrice de l’orphelinat, sa persécutrice, ce qui ramenait précisément au motif de la série, l’éternel combat entre l’orpheline et la marâtre. De surcroît, une telle image onirique ou allégorique donnait une tonalité
Fig. 6
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merveilleuse, bien adaptée à la section dominicale, lue préférentiellement par un public enfantin. Mais dans la planche du 25 janvier, ce procédé allégorique est investi d’un signification nouvelle : l’image traduit littéralement la métaphore de la rupture des amarres, autrement dit de l’entrée en errance. Quant à la dernière case de la sunday page du 1er février, elle présente elle aussi un contenu allégorique. Gray illustre le proverbe « qui dort dîne ». Annie dort dans la paille de l’étable en serrant sa poupée et rêve qu’elle s’apprête à manger un dîner princier servi par une file de laquais, tandis que la chatte de l’étable accompagnée de ses deux chatons, tous les trois gros et gras, la surveillent, ce qui introduit une référence à un merveilleux féerique10 . On voit donc que l’intégration de la sunday page dans le flux narratif ne se fait pas instantanément, les contenus allégoriques restant prégnants, même s’ils sont investis de significations nouvelles liées précisément à l’itinérance (le départ à l’aventure, l’incertitude du dîner). De ce fait, lorsque, dans le strip du lundi, Annie se réveille dans l’étable des Silos, l’impression ressentie par le lecteur est réellement le passage d’un jour de fête enchanté (la sunday page de grand format, aux couleurs rouge et jaune, à contenu allégorique) à un jour de semaine (le strip en noir et blanc, au contenu réaliste). Dans la sunday page du 8 février 1925 le passage du monde féerique au monde réel est accompli. Dans le top, au lieu d’une image de rêve, on voit Annie dans l’étable en train de se demander comment on ouvre le « robinet » pour que le lait coule du pis de la vache jusque dans le seau. La planche elle-même présente une scène d’action d’ailleurs très enlevée, un cheval étant effrayé par un train, avec un gag final, les oeufs que transporte Annie restant miraculeusement intacts. Ceci étant, le problème demeure des lecteurs qui ne lisent que les planches dominicales et de ceux qui ne lisent que les bandes quotidiennes. La solution pragmatique est la création de deux temporalités parallèles dans l’appa-
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Fig. 7
reil des strips et des sunday pages, temporalités reposant toutes deux sur le hiatus, et faisant fond sur la capacité des lecteurs à combler ce hiatus. Conservons l’exemple de la première semaine d’errance d’Annie, en 1925. Un lecteur qui ne lit que les strips passe du strip du samedi (Annie, qui a sauvé la veille un écolier de la noyade, retrouve un journal (fig. 7) et découvre que le maître d’école, poltron et opportuniste, s’est attribué le mérite du sauvetage) à celui du lundi (Annie dort dans la grange des Silo et se fait surprendre par le fermier). Le segment manquant n’est pas difficile à reconstituer. On comprend que l’orpheline a trouvé refuge dans cette grange. Et comme chaque strip constitue un petit récit autonome, le lecteur des daily strips ne s’interroge pas sur la façon dont Annie est arrivée là. Cela fait partie pour lui d’un segment temporel hors-image, et la donnée initiale du strip du lundi est précisément qu’Annie a dormi dans une grange. Inversement, si on lit de sunday page en sunday page, la séquence prend sens de la façon suivante. Dans la première planche, Annie part nuitamment de chez Mrs Bottle et part sur les routes. Dans la seconde planche, elle erre toujours dans la campagne et finit, transie et affamée, par trouver l’abri d’une grange. L’action est, ici aussi, cohérente. Mais on voit que, dans cette deuxième continuité, les deux segments du récit correspondant aux deux sunday pages sont suturées l’une à l’autre. Même si le lecteur a conscience qu’il s’est passé une semaine dans le temps diégétique, isomorphe au temps de parution, les deux planches sont lues comme se suivant. Dans ce second cas, on constate que le récit n’est plus exactement le
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même que dans les daily strips, toutes les péripéties de la semaine étant élidées. On est donc en présence d’un récit autonome, découpé dans le récit principal. Sérialité et série II : du feuilleton à l’album Little Orphan Annie fait partie des rares bandes dessinées qui connurent des éditions en livres, dès les années 1920, chez l’éditeur populaire Cupples and Leon, spécialisé en littérature enfantine11. Il parut neuf petits albums de Little Orphan Annie, entre 1926 et 1933, au format carré, reprenant des daily strips, mais pas les planches dominicales. Ces petits livres ne contenaient que 86 strips12 . Or ce passage de la sérialité du feuilleton à la continuité de l’album entraîne également des conséquences temporelles, qui se révèlent précisément dans le motif de l’itinérance. Nous prendrons ici pour exemple des strips d’août 1932 et leur reprise en album dans Little Annie in Cosmic City, Cupples and Leon, 1933. Notons tout d’abord que, dans la lecture propre à la sérialité, celle du feuilleton publié dans le quotidien, dès lors qu’Annie poursuit sa pérégrination, le récit est soumis d’emblée à une lecture double. D’une part, chaque strip apparaît par rapport aux précédents comme une reprise d’un même thème, ou comme une variation sur ce thème : Annie, errante, se cache dans un fossé, compte sa fortune, chaparde des pommes, se désaltère à un étang, etc. On est donc ici dans la série, la preuve en étant que toutes ces actions pourraient, sans perte pour le sens, se distribuer de façon différente. Mais simultanément, chaque strip est lu comme étant séparé du précédent par un intervalle de vingt-quatre heures et on se retrouve alors dans la sérialité (avec toujours cette particularité que le temps diégétique correspond au temps de parution). Par conséquent, toutes ces actions s’étagent temporellement sur le mode du suspens, et la tension dramatique croît avec le passage des jours, car il va de soi qu’Annie ne peut indéfiniment prolonger son errance, coucher à la belle étoile et se nour-
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Fig. 8
rir de ce qu’elle peut glaner. Elle court le risque d’être reprise par ses poursuivants, de faire une mauvaise rencontre, ou tout simplement de périr d’inanition ou d’exténuation. Qu’arrive-t-il lorsque les strips sont recueillis dans l’album de Cupples and Leon ? Pour le lecteur de l’album, la pérégrination est perçue comme se déroulant en continu. Il s’agit d’une scène unique, c’est-à-dire d’une même journée, dont le lecteur suit les étapes (Annie s’est cachée dans un fossé, puis elle a compté son pécule, puis elle a chapardé des pommes, etc.). Exceptionnellement, des indices textuels ou imagiers montrent au lecteur la présence d’un hiatus. Dans le strip du 27 août (fig.8), à la quatrième page de l’album de Cupples and Leon, Annie dit qu’elle attendra le lendemain pour entrer dans la ville et les ombres indiquent qu’on est au soir. La page suivante se situe donc le jour suivant. On voit donc que la temporalité de la suite narrative et imagière consacrée à l’itinérance diffère selon que le lecteur lit Little Orphan Annie dans son quotidien ou dans le petit album de Cupples and Leon. Pour le lecteur du journal, chaque livraison donne une variation sur un thème. Mais cette série s’inscrit par ailleurs dans une sérialité, l’intrigue se prolongeant de jour en jour. Pour le lecteur de l’album, c’est la même action qui est continuée, ce qui signifie que série et sérialité le cèdent à la séquence : nous sommes en présence d’une unique action présentée dans sa continuité. Il arrive cependant qu’une indication
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contextuelle brise la continuité et restitue pour le lecteur de l’album le temps de la sérialité, celui de l’action scandée par l’intervalle des jours. En somme, pour le lecteur du strip comme pour le lecteur de l’album, on observe une tension entre temps continu et temps discret dans la suite imagière. C’est l’importance respective de ces deux temps qui diffère, ce qui est la règle dans un cas devenant l’exception dans l’autre. Manipulations sérielles et réassignation temporelle Cependant la différence entre le newspaper strip et l’album ne s’arrête pas à des modalités de lecture. L’album se présente comme un objet éditorial spécifique, ce qui entraîne une réinterprétation du motif de l’itinérance. L’album tend à enclore son sujet, alors que le strip publié dans la presse est toujours ouvert sur un développement possible. Ainsi, Little Orphan Annie in Cosmic City est muni d’un paratexte qui vise à stériliser le motif de l’errance. On relève une page de faux-titre, qui est un grand dessin (fig 9), où l’on voit Annie tenir la caisse de la boutique qu’elle a créée, image antipodique des images de cheminement (au lieu d’une orpheline sans attaches ni ressources, errant sur les routes, une commerçante replète qui fait sa caisse et se félicite de la bonne marche de ses affaires). Au verso, une préface (fig 10) avec dessin et texte composé centre le récit sur la petite ville où sa pérégrina-
Fig. 9 & 10
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tion a mené Annie, et présente ce récit comme une comédie humaine, un peu allégorisée. Le récit de l’album se présente donc comme dominé par une logique interne et il comporte par conséquent sa temporalité propre (temps des épreuves, temps du succès). Le retour de la temporalité du newspaper strip se fait à l’occasion des fêtes et des solennités. À la fin de l’album, les protagonistes célèbrent Noël puis l’année nouvelle. Mais la signification de ces repères temporels n’est plus celle d’un temps diégétique confondu avec un temps éditorial mais celle d’un temps symbolique dans le récit. Ayant déployé des prodiges d’ingéniosité et de ténacité, Annie a sauvé de la ruine le vieux couple qui l’accueille et les fêtes de fin d’année sont l’occasion de réjouissances finales et de vœux de prospérité. Il faut noter en second lieu que l’album procède d’une sélection dans le matériau original. On a supprimé tout ce qui reliait au fil du récit les strips consacrés à l’itinérance. Disparaît donc la directrice de l’orphelinat qui veut rattraper Annie, mais aussi un strip faisant référence à « Daddy » Warbucks (qui ne figure pas dans la suite du récit) ou même des strips qui laissent entendre un peu trop clairement qu’Annie est en train de fuir. Le motif de l’itinérance est donc ramené strictement à sa fonction dans l’économie narrative, qui est celle d’un nouveau départ, d’une relance de l’action. L’album s’ouvre sur le fait qu’Annie, dont on ne sait plus ni qui elle est, ni d’où elle vient, arrive dans la petite ville. Cette ouverture fait l’objet de quatre strips (au lieu de huit strips et de deux planches dominicales, dans la version originale), après quoi, Annie entre en interaction avec les pittoresques habitants de Cosmic City. Pour finir, on constate que les strips subsistants font l’objet d’une redistribution. On a mis bout à bout les strips du 26 août, du 19 août, du 25 août et du 27 août, après quoi la distribution redevient normale. Cette réassignation temporelle est évidemment permise par la nature de la nature de série de ces strips d’itinérance. Étant des variations sur un thème, il est possible de les reclasser.
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Itinérance et Navigatio Vitæ Nous avons insisté sur la curieuse temporalité d’un newspaper strip de l’école du Midwest, pour lequel le temps diégétique se confond avec le temps de parution et dont, par conséquent, l’action est susceptible d’être interprétée à la fois comme continue (ou, alternativement, comme s’inscrivant dans une série) et comme reprise à intervalles de vingt-quatre heures. Mais nous avons suggéré aussi, en tête de ces pages, l’existence d’une temporalité paradoxale, chaque strip qui montre Annie sur les routes nous ramenant à une sorte de temps zéro, la situation narrative étant enclose sur elle-même selon un schéma circulaire (quoi qu’il arrive dans un épisode quelconque, l’orpheline finira par repartir comme elle est venue), et le personnage lui-même étant ramené à sa définition de l’être sans attache, balloté par le destin. Comme chez Dickens (qu’on pense à la petite Nell et à son grand-père dans Le Magasin d’antiquités), Annie part sur les routes à la crise du récit et son errance devient une métaphore de son destin 13 . Cependant, en dépit de ses dimensions allégoriques, cette image de l’orpheline éternellement errante puise à un documentarisme assumé. Annie errante est représentée en plan général, dans des décors qui ont été soigneusement repérés par Harold Gray, en dépit de la naïveté apparente du dessin. C’est sans doute cette secrète tension entre la stylisation et le naturalisme qui fait le charme de Little Orphan Annie.
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notes 1 | Sur la sérialité, voir la note 6. 2 | Cette première sunday page est aussi la première livraison parue dans le Chicago Tribune. Le daily strip commença à paraître dans le Chicago Tribune à partir du lundi 10 novembre 1924. 3 | Le duo créa le tabloïde new yorkais, l’Illustrated Daily News, le 26 juin 1919. Patterson géra le tabloïde depuis sa création, mais depuis Chicago, ne déménageant à New York qu’en 1925. Moth (Frank Luther), American Journalism, A History of newspapers in the United States Through 260 years : 1690 to 1950, revised Édition, Macmillan, 1950 [1941], p. 667-8 ; Wendt (Lloyd), Chicago Tribune, the Rise of a great American Newspaper, Rand McNelly & Co, 1979., p. 461. 4 | « There was the tough little orphan lass taken into the palatial home, her back-talking and joke-playing and her slangy honesty, and there was the gruff millionaire who becomes her mentor and protector. And that squiggly mass of curly hair Gray endowed Annie with was an attempt to imitate the Mary Pickford curls so many millions of people were in love with. » Ron Goulart, Encyclopedia of American Comics, Facts on File, 1990. 5 | Martin Sheridan, Comics and their Creators, Hale, Cushman & Flint, 1942, p. 70. 6 | Nous employons série au sens qu’a ce mot en histoire de l’art, une suite d’objets obtenue à partir d’une même donnée formelle. Par contre sérialité est employé ici au sens qu’à ce mot en théorie du récit, faisant référence à la parution à des temps marqués. Série renvoie donc, en très grossière approximation, à « variations sur un thème », sérialité à « récit par épisodes ». 7 | La stripologie est la théorie du récit dessiné.
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8 | http://neuviemeart.citebd.org/spip. php?page=blog_neufetdemi. Ces propositions théoriques sont formulées à propos de l’album de David Hugues Walking the Dog, (Jonathan Cape, 2009). 9 | Il est extrêmement regrettable que le premier volume de la belle édition intégrale de Little Orphan Annie aux éditions IDW (Harold Gray’s Little Orphan Annie, premier volume paru en 2008) ne reproduise pas systématiquement les planches dominicales, les éditeurs ayant fait une mauvaise analyse de ces problématiques de continuité et estimant que la continuité n’est que sporadique. Seules huit planches dominicales sont reproduites pour toute la période de 1924 à 1927. La deuxième planche que nous décrivons ici n’y figure pas. 10 | On pense à l’histoire de Goldilocks (Boucle d’or), où une famille d’ours contemple Goldilocks, qui s’est introduite chez eux et s’est endormie. 11 | Cupples and Leon publiait des séries (en littérature écrite) souvent venues de l’agence Stratemeyer, dans des livres à présentation faussement luxueuse (couverture en carton, jaquette en couleur). 12 | Ces recueils se présentent comme des ouvrages au format 17,5 X 22, avec un dos toilé, une couverture en carton épais, et un premier plat de couverture présentant une image en quadrichromie. Le quatrième plat de couverture est vierge. 13 | Il est à noter que, chez Dickens aussi, le récit est proposé comme une pérégrination imagière. Rappelons que Oliver Twist était initialement sous-titré The Parishboy’s Progress (le progrès du pupille de la paroisse), en référence aux progress de William Hogarth, c’est-à-dire aux carrières proposées sous forme de gravures.
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…Y faut savoir que… Gabriel Badin & Antonin Causseque Installation vidéo rétro projetée 11 min.
Le colloque « Sur les routes », nous a donnés l’envie de prendre la route et d’aller à la rencontre de personnes rassemblées sur un territoire donné. Le projet a débuté par des déplacements, en bus et en vélo, d’une à deux journées chaque semaine pendant un mois et demi, dans un petit village Vosgien, Dompaire. Ce processus devait instaurer une durée et une régularité pour rencontrer les habitants. Mais les réalités du terrain ont progressivement remis en cause la démarche originelle. Certains caractères « forts » interviewés ont profondément influencé notre travail, nous emmenant là où ils le voulaient. Tout était important à leurs yeux, le monument Leclerc comme la plus banale porte de grange. Ce travail est le témoignage d’un décalage entre l’hypothèse initiale et la dérive du projet. La vidéo est autant le récit de cette enquête que la manière dont elle a été menée.
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De l’Un Deux, Arthur Debert Vidéo-animation, n/b teinté, 4 min. arthur2bert@hotmail.com
C’est l’histoire d’un homme qui émigre de Saint-Petersbourg à Fayl-Billot (petit village de la Haute-Marne). Nous sommes dans les années 20. C’est homme est mon arrière-grand-père maternel et je ne l’ai jamais connu. C’est une vidéo où s’entremêlent des images de migrations empruntées aux grands classiques du cinema de la première moitié du vingtième siècle avec quelques films d’archives (prises sur le net) et mes rares photographies de famille. C’est une tentative de mettre des images et des mots sur une histoire dont le temps et les contraintes du langage n’ont laissé que des traces…
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Virée Vosgienne Charlotte Sivrière Photographies et textes. édition 34 pages - Format 29,7 x 42 cm. chaaa7@yahoo.fr
Venant des Alpes, j’ai eu envie de découvrir le cardre « idylique » d’une région où je venais faire mes études. Et pourquoi pas faire un roadtrip à travers les Vosges ? Prendre la voiture, rencontrer des gens dans des petits villages perdus, partir à l’aventure dans une région dont je ne savais rien ? Sans objectif précis, une carte à la main, un appareil photo et un carnet dans l’autre j’ai voulu récolter des portraits de personnes rencontrées dans les rues. J’ai passé plus de temps à les chercher qu’à les interwiever ! Mes photographies témoignent de l’ambiance des lieux traversés et de l’isolement ou de la solitude de ces villages Vosgiens. Mais qu’il y avait-il d’intéressant à voir puisque rien ne s’est passé ? À partir du journal quotidien j’ai relevé des faits divers, insolites, intéressants ou drôles pour les mêler à mes images photographiques. Si le journal a pour but de transmettre des informations et est largement diffusé, c’est aussi un objet du quotidien qu’on a tendance à négliger, on le plie, on le jette et on le laisse. Ici les rôles sont inversés, l’image à une plus grande importance que le texte, l’ensemble se veut un bel objet.
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Moving backward (Marche arrière) Delphine Millet Série de 10 photographies 13/18 cm. delphine_millet@yahoo.fr
Le DVD démarre. Le moteur du lecteur vrombit. La musique commence. Un bon vieux rock résonne dans les enceintes. Les images défilent. Rencontre avec un groupe de passionnés de la culture Hot Rod et de l’esthétique des années 50-60. Inspirés par le cinéma (American Graffiti, Cry Baby…), ils se mettent en scène quotidiennement. Ils s’habillent rockabilly, roulent dans des vieilles américaines, collectionnent les objets d’époque et se rencontrent dans des drive-in. Je rêve de vivre à cette époque insouciante. Je serais la nouvelle venue du lycée ou la meneuse de bande. On déambulerait dans les rues, faisant crisser les pneus à tous les feux rouges, on irait manger des burgers dans un diner, le juke-box passerait la bande originale de notre vie. Malheureusement je suis née trop tard. 40 ans trop tard. Alors je cherche des bouts de cette vie. J’écoute Elvis, je collectionne les films, j’ouvre grand les yeux lorsqu’une Chevrolet ou une Cadillac passe. Mais ça ne va pas plus loin. J’envie ceux qui vont plus loin, ceux qui conduisent ces voitures ou ceux qui adoptent le look. Je m’intéresse à eux, je partage ce goût pour cette époque et son esthétique. Dans le même temps, je cherche à comprendre d’où vient cette attirance pour une époque qu’ils n’ont pas connue, quelles images en ont-ils, comment le vivent-ils au jour le jour. Au travers d’une série de photographies, je mets en scène leur propre fiction.
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Résistance ordinaire Marine Froeliger & Hadrien Deveaux Vidéo, présentée sur télévision, format 16/9, durée 6 min. 39 sec. marinefroeliger@hotmail.fr hadrien.deveaux@laposte.net
Résistance ordinaire est un essai vidéo né d’une rencontre avec Eduard, Ermela et Inès Rapi, une famille sans papiers, albanaise, arrivée en France fin 2009. Il retranscrit l’itinérance et met également en exergue l’enfermement et la situation précaire subies par la famille dans l’Est de la France au cours des derniers mois précédant leur régularisation. La vidéo réalisée est un sujet d’actualité. Certaines images sont suggestives, d’autres rapportent la réalité des faits. On ne voit pas de visages, c’est un temps d’échange et de parole . Cette démarche va à l’encontre du procédé journalistique qui se concentre sur le « vif du sujet ». Nous avons travaillé sur le long terme, et « autour » de l’évènement médiatique. Le projet s’est développé à partir de nos points de vues personnels, il se veut le regard sur le monde de deux étudiants en école d’art.
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Les Oubliés Hélène Thiennot Photographies Édition 100 pages 20/13 cm. helenethiennot@gmail.com
C’est à partir de la chanson Les Désespérés de Jacques Brel qu’est née l’idée de ce livre. Brel décrit des âmes perdues, des oubliés qui marchent sans savoir où, ni pourquoi, guidés par un profond désespoir. Tout naturellement, cela me semblait aller de soi, j’ai fait l’expérience de la déambulation dans la ville, de nuit, me questionnant sur l’identité de ces errants. Ils sont à l’image de fantômes, des êtres devenus fantastiques par leur marche infinie et immobile dans l’espace urbain qui les emprisonne, victimes d’une société qui les a effacés de sa mémoire. Cette errance mélancolique et presque mystique est retranscrite par un travail photographique, une suite importante d’images brouillées et floues où le personnage disparaît dans le décor pour y construire un parcours imaginaire, nous dévoilant peu à peu un univers étrange, celui de ces désespérés. Le texte vient entrecouper les images comme l’écho répétitif de leurs pas.
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Les témoins Nina Ferrer-Gleize Texte | photographie | dessin Deux éditions : Livre | 11/17,5 cm. | 100 pages et un coffret de 4 livres et 4 cartes | 14,2/19,4 cm. (livres), 100/79 cm. (cartes) | 42 pages
À partir de l’expression « témoin du monde », utilisée pour désigner le Juif Errant, j’ai imaginé que nous étions tous des témoins du monde, car nous le traversons dans l’espace et dans le temps. Les gens qui marchent, qui ont la route pour maison, éprouvent de manière particulière ce monde. J’ai écrit alors les « témoignages » de quatre personnages qui sont sur les routes pour des raisons différentes et qui marchent sans but, parce qu’ils n’ont nulle part où aller. Mes personnages sont comme des voix dans un chœur musical, distinctes et se faisant écho. D’autre part, l’utilisation de la chambre photographique m’a permis d’enfermer des images, des lieux dans une chambre, afin de construire des souvenirs comme des maisons. L’appareil photographique est la pièce que mes personnages n’ont pas. Le drap blanc que tiennent ces personnages est comme un baluchon, une couverture, le poids invisible de ce qu’ils ont quitté. Les cartographies dessinées sont des lignes qui me rappellent les lignes de la main. On les suit en lisant les textes, comme l’indication d’une route qui ne mènera jamais nulle part. La première édition reprend les codes du livre de poche, tout en y intégrant des images qui font partie prenante du texte. La deuxième édition est une collection de quatre livres-objets, un par personnage. Ils fonctionnent à la manière de recueils de textes poétiques, avec une page qui se déplie, dévoilant une série de photos. Chaque livre est accompagné d’une carte pliée, et le lecteur, tel un explorateur, peut la parcourir en lisant le texte, comme pour s’informer,
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de manière absurde, d’un itinéraire et d’un voyage qui ne va nulle part et qui n’est situé ni dans le temps, ni dans l’espace. Les textes existent aussi sous forme d’enregistrements sonores, pouvant ainsi prendre place dans une installation son/images fixes, ou sous forme de podcasts, c’est-àdire plusieurs morceaux indépendants pouvant être écoutés sans les livres.
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La cadencìa de un mundo Pauline De Chalendar Livre de 16 pages, 23/40 cm. Lithographies sur planche d’aluminium p.dechalendar@laposte.net
Les difficultés que j’ai eu à communiquer et comprendre mon entourage en Espagne durant mon stage de lithographie en octobre et novembre derniers ont été le point de départ de ce projet. La question de l’animal s’est posée très vite dans mes premières recherches. Représenter un corps ou un visage animal en parallèle à des attributs humains fut pour moi le moyen d’accentuer un trait de caractère, un rapport de supériorité ou d’infériorité, de hiérarchie, de variété… Figures humaines et figures animales coexistent ainsi dans un univers devenu étrange, donnant naissance à des illustrations où l’aspect narratif rejoint ma pratique instinctive du dessin. Si, dès les premiers jours, j’ai eu envie et même besoin de retranscrire les barrières posées par deux langues différentes, les illustrations finales ne disent pas exactement la même situation. Peut-être parce que, au bout de quelques semaines j’ai pu acquérir les bases de l’espagnol… Toujours est-il que je me suis finalement attachée à explorer, de façon chronologique et personnelle, des scènes régulières ou marquantes de ma vie pendant ces deux mois de résidence à l’étranger. L’objet final est une édition nommée La cadencìa de un mundo, la cadence d’un monde, qui regroupe huit lithographies noir et blanc sur planche d’aluminium au format à l’italienne. À travers ces images, j’ai tenté de représenter, du point de vue du spectateur, l’effervescence, l’agitation et le rythme bouleversé d’un monde formidable mais provisoire, l’exploration d’un lieu et d’un instant donnés.
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Des trous dans la tête Vivien Gloeckler Vidéo/Animation 2 min. 36 sec. vivien.gloeckler@hotmail.fr
L’idée de la route, je l’ai très vite associée à l’errance, le fait d’avancer sans savoir où l’on va, de marcher sans but. La figure errante que j’ai le mieux connue, c’est ma grandmère, Simone, qui avait des trous dans sa tête. À cause de sa maladie, celle qui grignote petit à petit ce qui nous construit, ce qui fait qu’une personne est ce qu’elle est, Simone s’est transformée. À la fin de sa vie, elle n’avait plus rien à voir avec la mamie aux Carambars de mes jeunes années. Une coquille vide en apparence, pleine de souvenirs pourtant. Cette femme perdue à la recherche de son identité, à mi-chemin entre présent et passé, m’a donné envie de créer un personnage qui, comme elle, serait en route dans le labyrinthe de sa mémoire. Ma création est dans le brouillard. Elle avance dans toutes les directions. Des images lui apparaissent sans qu’elle puisse les contrôler, se les approprier. J’ai travaillé avec différentes matières pour exprimer cette confusion, cet esprit embrouillé. J’ai peint, découpé, collé. Des paysages mentaux se sont dessinés sur le papier. Ces paysages sont devenus ensuite décors. Le corps se mélange à l’image fabriquée par mes mains. Des ombres apparaissent, l’angoisse s’installe. Je me mets à la place de cette créature mi-femme, mi-oiseau, bloquée sur la piste de décollage. Elle ne sait pas qui elle est, le regardeur n’en sait pas plus. Les plans et les écrans se multiplient, comme les morceaux de son passé qu’elle a oublié.
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Dépot légal — 3e trimestre 2011 Prix de vente 10 € Informations pratiques | Renseignements et réservations ÉSAL | Épinal 03 29 68 50 66 | ecole.image@wanadoo.fr | www. esae.fr Musée de l’image | Ville d’Épinal 03 29 81 48 30 | musee.image@epinal.fr | www.museedelimage.fr Auditorium de la Louvière 1, rue de la Louvière – 88000 Épinal
ISBN 2-906403-63-6