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S’installer dans la ville et l’observer pendant 20 minutes.


témoigner de tout ce que j’ai vu, entendu, senti dans un périmètre de dix pâtés de maisons autour de chez moi.

Traverser le territoire environnant selon un tracé défini au préalable.


Habiter ensemble : s’intégrer à une fête et y prendre part.

Consigner des mots se rapportant à l’idée d’habiter le monde.


Adopter la position d’un sans-abri et documenter la ville à travers son regard.

Décrire un lieu où s’est déroulée une action marquante.


Faire un relevé topographique des espaces possibles pour procéder à un affichage.


De septembre 2010 à mai 2011, les

Grâce aux Enfants du Canal, association

28 lycéens participants à l’atelier

qui œuvre auprès des personnes vivant

« L’Image en Partage » ont mené une

dans la rue pour leur permettre d’accéder

réflexion collective sur qu’est-ce

à un logement adapté voire autonome, les

qu’aujourd’hui habiter le monde ?, aux

lycéens ont parcouru les arrondissements

côtés de Laurent Malone, photographe,

parisiens aux côtés d’anciens sans-abri,

et de Sébastien Thiery, politologue.

découvert leur espace de vie dans le

Conscients de la complexité et des

centre d’hébergement rue de l’Observatoire,

enjeux que recouvre ce simple mot d’usage

Paris 14e, et pris part à l’action du

courant « habiter », les participants

Busabri, structure d’accueil qui va à la

sont allés à la rencontre de personnes

rencontre des personnes sans domicile fixe

d’âges, d’origines sociales et géogra-

(pages 18 à 37).

phiques très variés, pour appréhender autant de manières de vivre la ville,

À Saint-Denis, le groupe a pris place

d’occuper un espace et plus parti-

dans le quartier « gare-confluence »,

culièrement le sien en propre.

proche du RER, en pleine réhabilitation

De ces expériences, les jeunes ont

pour rencontrer les habitants par le

documenté des lieux, des itinéraires,

biais du 6B, lieu de création et de

des gestes et recueillis des témoignages.

diffusion pluridisciplinaire qui accompagne la transformation de cette portion

Ainsi dans le quartier de Belleville à Paris, les lycéens ont fait la connaissance de jeunes Chinois du même âge, dont la plupart, issus de la seconde génération d’immigrés, parlent très peu français. Bien qu’habitant des endroits forts éloignés les uns des autres, ils se retrouvent dans une association bellevilloise pour passer ensemble leur temps libre. Temps qu’ils ont partagé avec le groupe de l’atelier « L’Image en Partage » (pages 6 à 13).

de la ville (page 42-43).


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Chers tous, Parfois on tombe amoureux d’une idée.

Nous avons marché et photographié

On la choie, elle tourne en nous,

ensemble pour apprendre à porter un regard

disparaît mais revient.

« habité » sur ce qui nous entoure. Nous

Elle nous habite et l’on est sûr que

avonc vu des films et des expositions,

c’est elle, un peu à l’image d’une

rencontré des artistes, expliqué des pos-

rencontre.

tures, nous avons aussi organisé et écouté

C’est à ce moment-là qu’il faut y aller et

la parole de chacun et émis des hypothèses

tenter de la traduire, de la transformer

de travail.

en quelque chose que l’on pourra faire partager aux autres.

Mais quelle est cette idée qui vous

Cependant on doit toujours vérifier

habite, quelle est votre idée ?

que cette idée est en accord avec ce

Cette question est la mienne, celle

que l’on voit du monde.

qu'inlassablement je vous ai posée tout

Cette vérification peut être longue.

au long de cette année.

C’est une période d’apprentissage et

Ne l’oubliez jamais, chérissez-la.

d’humilité. Quand l’accord se fait entre cet apprentissage et l’idée chérie, là on peut considérer qu’on est prêt à créer. Vient alors la période d’affûtage des outils, de l’analyse de la posture à adopter. Puis vient le moment de l’engagement, du risque aussi de cet engagement. Nous savons aussi que parfois ça ne marche pas ; sans doute n’aimons-nous pas assez cette idée ou bien ce que nous voyons du monde ne rencontre pas cette idée. Alors il faut recommencer, réinitialiser le processus.

Laurent Malone



Amusica.

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se foutaient de notre gueule et qu’ils

Amusica, avec ses trois salles de karaoké

ne comprenaient vraiment pas pourquoi

en sous-sol, c’est son café préféré. Il

ni comment Ayan pouvait traîner là avec

se trouve à la station Rambuteau, puis

deux Français. On n’est pas restés très

tu vas tout droit, puis à droite. À peine

longtemps. À la fin, une carte de fidélité

entrée, elle s’est comme relâchée. Au

nous a été offerte.

milieu des canapés, des couleurs chaudes, du bois abondant, elle paraissait déten-

La maison de Renwei.

due, épanouie. Elle s’est assise un moment

Chez lui, il y avait sa mère, qui n’a

à une table et a joué avec le jeu qui se

rien dit de tout le temps que nous y avons

trouvait là : des briques, posées les unes

passé. On s’est simplement installés dans

sur les autres, qu’il faut retirer une à

cet appartement de la Porte de Vincennes,

une sans faire tomber la pile. Après ça,

comme des amis. On était dans le salon,

on a passé commande. Elle s’est adressée

qui est en fait une partie de la chambre

à la serveuse en chinois, puis elle m’a

de Renwei. Rien ne sépare les deux espaces,

traduit en français.

si ce n’est l’aménagement qui donne une idée de la délimitation. Il y avait une

Une ligne de métro.

ambiance très simple et accueillante, que

Dans le métro, ligne 9, on s’est assises

la décoration amplifiait : des rideaux

l’une à côté de l’autre comme de vieilles

rouges donnant une lumière chaude, et un

copines. On a partagé un paquet de gâ-

certain nombre d’éléments parfaitement

teaux, chose assez extraordinaire parce

chinois. Mais il y avait aussi une am-

qu’elle n’aime pas prendre la nourriture

biance assez stressante : entre la mère de

de gens qu’elle ne connaît pas. Au cours

Renwei, silencieuse, et son ami qui jouait

de la conversation, elle m’a dit que ça

à l’ordinateur, on ne savait pas trop que

lui faisait du bien de parler avec moi,

faire.

que ça lui changeait de la vie avec la communauté. Elle m’a interrogée sur ma vie, sur mes origines. Je l’écoutais, et je trouvais fascinante sa manière de parler français : les mots qu’elle choisissait, son accent surtout. Alors qu’avec d’autres Chinois, c’était un gros coup dans l’oreille. Café des délices.

Bubble Tea.

Le Café des délices est tenu par un

Là, c’est quand même la sensation de

Tunisien. C’est un café jaune avec une

ne pas être du tout à ma place ! On

terrasse abritée par une bâche où l’on

s’est retrouvés dans ce salon de thé de

boit son café. C’est à l’intérieur que

Belleville avec Ayan. Les textes sont en

l’on s’est retrouvés avec tout le monde,

chinois, traduits en français, les murs

pour initier la rencontre. On a bien

sont tapissés de violet, le bar est noir

essayé, y compris d’emblée en insistant

avec des stickers de fleurs de cerisier.

pour que soient mélangées les places.

Ce qui donne un ensemble assez exotique.

Mais ils ont tenu à rester ensemble. Là,

La serveuse était vraiment sympa, elle

j’ai compris que ça allait être sacrément

essayait de communiquer, elle souriait

difficile d’établir le contact. Ils ne

sans cesse. Mais tout a changé quand un

nous parlaient pas beaucoup. Ils ne nous

groupe est arrivé, deux filles et un

regardaient même pas.

garçon. On a très vite compris qu’ils




Un parc. C’est dans ce parc des hauteurs de Belleville que la question de la peur est venue dans sa parole. On a traversé les lieux, qui montaient raides, et je le photographiais souvent en contre-plongée : lui devant, nous derrière. À un moment, une partie du parc était en chantier. Là, il fallait prendre soit à gauche, soit à droite. Il a regardé tout autour de lui, comme s’il analysait, calculait. Il a décidé de prendre à gauche, évitant ainsi un groupe de jeunes qu’il avait repéré sur le chemin de droite. Leur physique et leur façon de s’habiller les rendaient inquiétants à ses yeux. On est souvent revenus sur la question de la peur, sur sa peur de l’avenir en France, sur sa volonté de rentrer en Chine et d’envisager un avenir en sécurité. Il donne l’impression d’être une souris qui choisit son chemin en fonction de là où se trouve le chat. Il ne fait rien de ses journées, il s’ennuie. Il pourrait s’inscrire dans une association sportive, mais il ne veut pas y retrouver des jeunes qu’il ne connaît pas. Toute la journée, il reste chez lui, ou dans l’association, répétant les gestes, les habitudes. D’ailleurs, il y trouve une certaine forme de sécurité. Il évolue dans Une grande rue.

la ville, mais à côté.

Dans cette rue, au vacarme affreux, il se baladait comme à la maison. Il saluait

L’association.

tout le monde, et passait d’un endroit à

Dans ces lieux, ils ne parlent qu’en

un autre quasiment les yeux fermés. Ce qui

chinois. C’est l’endroit où ils se retrou-

était frappant, c’était son attitude qui

vent constamment, l’endroit où ils donnent

ne bougeait pas d’un cheveu. Il restait

l’impression d’être extrêmement soudés,

totalement impassible. On le suivait, et

alors qu’ils ont chacun une vision des

on regardait le spectacle de ces magasins

choses et de leur vie ici très diffé-

chinois surabondants au milieu desquels,

rente. Ce qui les rassemble, c’est quand

comme échouées, quelques échoppes séné-

même une peur certaine. Du coup, c’est cet

galaises se remarquaient. On essayait de

espace-là, et l’esprit de famille qu’ils

lui poser des questions, mais il répondait

cultivent, qui les rassurent. Ici, ils ont

souvent « oui », comme s’il ne comprenait

collé leurs affiches, ils se retrouvent

pas mais ne voulait pas nous demander

autour de l’ordinateur ou simplement occu-

de répéter. Ou alors, il répondait autre

pent l’espace, et discutent.

chose que « oui », mais toujours très brièvement. On lui a demandé s’il n’avait pas peur. Il a rigolé.

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6 place Henri Frenay, Paris 12.

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Enfants du Canal, boulevard

Devant l’entrée du local de l’association

de l’Observatoire, Paris 14.

Aurore, au 6 place Henri Frenay, à deux

Boulevard de l’Observatoire, centre

pas de la Gare de Lyon. Tout est gris,

d’accueil de l’association les Enfants du

sale, miteux. Devant de grandes baies

Canal, une chambre au rez-de-chaussée,

vitrées poussiéreuses, des stores sont

la première en entrant à gauche. Les murs

baissés. Sur la porte d’entrée sont

sont recouverts d’affiches, de photos :

placardés les horaires d’ouverture. Des

l’Inde, Bob Marley, Marylin Monroe. Deux

hommes sont là, certains à terre, ils

calendriers chinois aussi, ainsi que

dorment. Beaucoup sont assis. Ils atten-

quelques bijoux. Allumée, qu’on la regarde

dent. Quelques mètres plus loin sur ce qui

ou pas, une télé. Sur une petite table,

ressemble à une petite place, quelques

au centre de la pièce, un cendrier et une

uns jouent avec un ballon. Autour d’eux,

télécommande. Sur un meuble, un aquarium

d’autres hommes boivent quelques bières.

où s’affolent une vingtaine de petits

Quai Saint-Bernard, Paris 5.

« C’est glauque hein ? ». Il reste à

poissons. À côté, une boîte à tabac. Sur

En contrebas du pont d’Austerlitz, sur

distance, fixe l’assemblée. « Ici, je

une autre petite table, une cage où gri-

le Quai Saint-Bernard, un petit carré

venais récupérer mon courrier. Parfois,

gnotent deux rats. Deux meubles encore :

d’herbes folles. Devant : la Seine. Der-

je prenais une douche ». Hors de ques-

l’un où se trouve une machine à café, des

rière : un mur de béton où se découpe une

tion d’y dormir pour autant. « Déjà les

dosettes, et quelques tasses ; l’autre,

porte en acier qui donne sur un local. Le

horaires fixes, ce n’est pas mon truc.

recouvert d’une serviette, où se trouvent

long du mur, quelques buissons. Un peu

Et puis, de toute façon ils refusaient

des bouteilles de parfums et des déodo-

plus haut sur la droite, la tente d’un

d’accueillir les animaux. Et mon chien… ».

rants. Un canapé-lit avec deux coussins.

sans-abri, quelques affaires autour. À

On reprend la route, il poursuit au sujet

Juste à côté, une photo, le portrait d’une

quai, à quelques pas sur la gauche, le

de son chien. « Si je faisais la manche,

fillette.

poste de la police fluviale. Quelques

c’était pour lui. Jamais je n’aurais fait

« En arrivant là, la première chose que

bateaux amarrés, le drapeau français

la manche seulement pour moi ».

j’ai faite, c’est de me regarder dans une glace ». Son regard tourne dans la

flottant au sommet de l’un d’eux. Au-delà, sur le quai d’en face, la péniche des

Gare d’Austerlitz, Paris 12.

chambre, puis s’arrête : « Aujourd’hui,

Restos du cœur. Tout autour, un vacarme

Dans la Gare d’Austerlitz,

c’est la photo de ma fille que je regarde

incessant.

traversante. Le claquement des pas, les

tout le temps ». Il raconte son histoire,

La circulation. Il piétine la petite par-

trajectoires des voyageurs pressés. À

remonte les mois, les années, les événe-

celle de terrain. « Ici, c’était mon point

droite et à gauche, des magasins : presse,

ments, les accidents, la douleur. Puis le

d’attache. Ils m’ont toujours laissé tran-

boulangerie, marchand de sandwichs.

temps qui passe, qui reconstruit. Il re-

quille » lance-t-il en désignant le poste

Quelques personnes, comme par grappes,

vient enfin ici, à aujourd’hui, et se tait

de police. « On se connaissait évidem-

fixent un grand panneau où sont indiquées

quelques instants. Avant de souligner :

ment. Pour la journée, ils me laissaient

des destinations : Limoges, Orléans,

« C’est le calme d’une chambre qui apaise.

ranger ma tente dans le petit local juste

Barcelone, Nice, Tours. En face, les

Qui fait enfin oublier le vacarme continu

derrière ». Il avance vers la Seine, puis

quais. « La gare, c’était un lieu de

du dehors ».

revient sur ses pas scrutant la tente

rassemblement ». Il y rejoignait ses amis,

installée un peu plus loin, auprès du mur.

tout au moins des gens qu’il côtoyait,

Dans un souffle, comme s’il s’adressait à

avec qui il parlait un peu. Il passe

lui-même, il raconte qu’elle n’était pas

devant la boulangerie, et se souvient

là avant, quand il vivait là, il y a un

qu’il récupérait là les invendus. Il

an. Il est resté six mois sur ce morceau

s’arrête devant un recoin, juste avant la

de terre, comme une île. Il regarde encore

sortie conduisant au parking. « Parfois,

tout autour, puis se remet en marche en

je dormais là ».

direction du pont. Il soupire alors : « Six mois ici, ça m’a suffi. C’est bien assez pour savoir ce que c’est ».

une allée




redresse le regard, et semble redessiner

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Rue Fabert, Paris 7.

les tubes d’acier dans sa tête. « C’est

Aux Invalides, au bout de la rue Fabert,

que la nuit, ça nous servait d’abri. Alors

une ruelle s’engouffre sur la droite.

on y mettait nos matelas ». Il dormait là

Comme un tunnel, d’une bonne centaine de

avec un ami. Il se souvient de leur petite

mètres. À son entrée, un commissariat. Au

télé à piles qu’ils regardaient exception-

milieu, un vaste dépôt des encombrants de

nellement, « pour ne pas trop user les

Paris. Une lumière orangée, omniprésente,

piles ». Puis son ordinateur portable,

mais tout paraît sombre. Le tumulte des

que les commerçants lui rechargeaient, et

camions des encombrants est continu : les

qui lui servait de lecteur DVD. Au petit

moteurs, les sirènes, le fracas des objets

matin, de temps en temps, le primeur leur

dégorgés. Sur l’un des côtés du tunnel,

donnait quelques fruits. La pharmacienne,

il y a d’étroits renfoncements, à peine

c’est une autre histoire. Un matin, elle

l’espace d’y loger un corps. De l’autre,

a appelé la Mairie, pour se plaindre. « Ce

des décrochages plus larges, sous des

jour-là, des hommes en vert sont venus

parois voûtées. De ce côté précisément,

nous dégager. Ils nous ont pris nos

entre deux voitures, quelqu’un a construit

matelas. Ils ont désinfecté le sol ».

une baraque en planches et en sacs plastiques. Au bout du tunnel, se trouve

Passage Landrieu, Paris 7.

l’arrière des cuisines d’un restaurant

Non loin de la rue Cler, passage Landrieu,

chic, Chez Françoise. Au-dessus trône un

au pied d’un immeuble des impôts – une

bâtiment d’Air France.

inscription « Trésor Public » l’affirme

Il avait prévenu : « Là où je vous emmène,

en lettres d’or – à l’abri d’un balcon.

c’est le plus trash, c’est mes pires

Les couleurs sont froides : blanches et

moments ». Ici-bas, il venait en dernier

grises. Au sol, de grandes dalles irrégu-

recours, quand au-dessus le froid mordait

lières et noires. Elles forment comme un

trop fort. C’est avec un groupe de Polo-

couloir de deux mètres de large sur une

nais qu’il avait installé un campement

bonne trentaine de long. D’un côté, de

au beau milieu du tunnel, dans un large

grandes vitres réfléchissantes, comme des

espace qui aujourd’hui sert de parking

miroirs. De l’autre, de larges volumes

à quelques voitures. « On avait tiré un

rectangulaires. À leur surface sont

fil électrique à partir de l’entrepôt des

plantées des pierres irrégulières, des

encombrants ». C’était bien là le seul

obstacles qui empêchent les corps de s’y

avantage de ce voisinage. « Le bruit des

poser. Sous les volumes, un espace libre,

encombrants, dès 5 heures du matin, il

25 rue Cler, Paris 7.

d’une dizaine de centimètres.

te prend tout entier. Tu mets des heures

Une rue piétonne, commerçante, bourgeoise.

Ici, c’était pour dormir les jours de

avant de t’en débarrasser ».

Juste avant l’intersection avec la rue de

grosses intempéries. Les bacs à fleurs

Grenelle, sur la droite, un petit immeuble

qui à l’époque étaient encore plan-

aujourd’hui occupé au rez-de-chaussée par

tés de fleurs, faisaient de bons para-

un Franprix. En face de cet immeuble, un

vents. « Sous le bac, dans l’interstice,

primeur, sa devanture sur laquelle est

je glissais mes affaires qui étaient à

écrit Tophalles, et ses étals. Sur ceux-

l’abri et empêchaient aussi le vent de

ci, très bien rangés, des fruits et lé-

trop passer ». Les grandes baies vitrées

gumes. De la belle qualité manifestement.

reflétaient le visage défait du matin.

Sur la gauche, une dizaine de mètres plus

« C’était utile avant de retourner faire

haut dans la rue, l’enseigne d’une pharma-

la manche, pour contrôler mon image ».

cie qui clignote. Le sol est pavé.

Il ajoute : « C’est qu’il faut être clean

« L’échafaudage se trouvait précisément

dans ces quartiers là. Mais pas trop non

là, à l’emplacement du Franprix ». Il

plus. Juste ce qu’il faut ».



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Le Campanella, avenue Bosquet, Paris 7.

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tous les autres sans-abri lui reconnais-

Au croisement de l’avenue Bosquet et de

saient. Là, entre les passants et lui,

la rue Saint-Dominique. Un café, de larges

il déposait son gobelet qui se remplis-

baies vitrées, des tentes extérieures

sait pas à pas. « Lorsque je croisais un

rouges sur lesquelles, en noir, est

regard, je disais simplement bonjour,

inscrit « Le Campanella ». À l’intérieur,

sans rien demander ». Et ça fonctionnait

le bois prédomine, les couleurs sont

assez bien. « On est plus riche à la rue

chaudes. Le comptoir est particulièrement

que lorsqu’on se retrouve en structure,

grand. Derrière les serveurs, des miroirs

à chercher du boulot à la régulière ».

reflètent la collection de bouteilles.

Du coup, beaucoup retombent.

L’endroit est assez chic, et sur les

Apercevant l’homme ivre en face, il se

tasses à café se trouve le logo de l’éta-

dirige vers lui. C’est une vieille

blissement. Une télé presque collée au

connaissance, un an qu’ils ne se sont plus

plafond diffuse des vidéoclips. Pile en

vus. Celui-ci était chef d’entreprise.

dessous, un escalier en colimaçon descend

Marié, deux enfants, il vivait dans un

jusqu’aux toilettes.

appartement dans le quartier. Il vit main-

C’était un rituel, un passage obligé,

tenant dehors, et ce depuis des années.

une escale nécessaire avant d’affronter

La discussion est difficile, hallucinante

la journée. « Tous les matins, ici même,

par endroits : « Si tu reçois une bombe

Rue Pierre Villey, Paris 7.

avec un café bien chaud, c’était le retour

lacrymogène dans la figure, il faut

Trois marches de pierre, au dos d’une

à la civilisation ». Comme on range son

t’asperger les yeux avec du Schweppes ».

église, au pied d’une grande porte en

espace propre, il refaisait l’inventaire

bois. La rue Pierre Villey est une ruelle,

des lieux : le son de la télé, le miroir,

mais ses trottoirs sont larges. Devant les

les chaises, les serveurs, la chaleur.

marches, quelques espaces ont été aménagés

Le Campanella c’était aussi le point d’eau

pour de jeunes arbres. Des carrés de

du matin, une source au beau milieu de la

terre, des constructions de bois pour

ville. Dans les toilettes, il réajustait

maintenir les troncs encore fragiles.

ses cheveux, s’aspergeait d’eau chaude.

De l’autre côté de la rue se dressent

Face au miroir, il cherchait du courage

de grands bâtiments d’habitation, comme

pour la journée.

des barres, mais luxueuses. Tout en haut, les balcons, généreux. Et des plantes,

Devant le G20,

à foison.

143 rue Saint-Dominique, Paris 7.

« Sur ces marches, on s’y retrouvait pour

Plus précisément, à même le trottoir,

faire une pause ». C’était surtout avec

devant la plaque d’extraction d’air placée

les Polonais du quartier, pour un moment

au pied d’un mur sur lequel est inscrit

dans l’après-midi. Comme une trêve. Ils

« Livraison gratuite ». Devant, les yeux

buvaient un coup. Ils parlaient un peu

butent sur les roues d’une voiture noire.

français, un peu anglais, mais pas beau-

Entre le regard et les roues, des jambes,

coup. « Surtout, on évitait de parler de

des pieds, des poussettes, des chiens et

nos histoires, alors on parlait de tout

quelques pigeons qui se croisent un peu à

le reste. Et de rien ». Un enfant passe,

l’étroit. En face, au delà de la voiture,

et quelques souvenirs s’invitent dans la

puis de la route, un magasin de sous-

conversation : « Avant la rue, je tra-

vêtements. À côté de ce magasin, une porte

vaillais comme animateur dans des mater-

cochère devant laquelle est assis un sans-

nelles. J’avais voulu faire une formation

abri, un sac devant lui, un goulot de

de magicien, mais on n’était pas assez

bouteille qui en sort. Un rayon de soleil

nombreux. Alors ils m’ont mis en formation

vient de la gauche.

contes et légendes ».

Cette position était la sienne, celle que




pose avec Rocco, son chien. À côté de l’armoire, deux petits meubles avec, sur l’un d’eux, un ordinateur portable. Au milieu, massif, Rocco. Sur un mur, une horloge est fixée, à l’arrêt. Deux grandes fenêtres donnent sur un immeuble et son parking. « Dehors, dans les squats, je veillais sur mon chien quand il dormait. Quand je dormais, il veillait sur moi ». Il ne cesse de regarder Rocco, qui le fixe en retour. Il y a son chien, la nature en général : « J’ai toujours eu besoin de Enfants du Canal,

récupérer une plante, pour essayer de

boulevard de l’Observatoire, Paris 14.

la faire revivre. Mon but c’est de donner

On entre dans la structure des Enfants

une chance à chaque chose ». L’horloge

du Canal et on prend un petit couloir sur

qui est accrochée là, à peine l’avait-il

la droite qui donne directement sur la

achetée qu’elle ne fonctionnait plus.

chambre. L’espace est étroit. Une grande

« Je l’ai installée quand même. Pour moi,

armoire s’y trouve, dont la porte est à

c’est comme si le temps s’était arrêté.

demi-ouverte. Au sol, collée au divan, la

C’est l’apaisement. C’est l’opposé de

couverture où dort Boobs, le chien. Sur le

la rue, de son stress, de l’organisation

mur de gauche, un meuble avec une immense

incessante d’un temps qui est compté.

collection de DVD et une tête de Bouddha.

D’un temps qui défile ».

Devant, une table avec un cendrier, un ordinateur portable. Sur une chaise, un

Rue Froidevaux, près de la Place

écran plat. Dans l’angle, une table de nuit

Denfert Rochereau, Paris 14.

avec des bibelots, un micro-ondes rouillé.

Sacs, bidon d’eau, classeurs, éviers,

Une grande fenêtre donne sur la rue.

gobelets, fruits, journaux, thermos, lait,

« En sortant de la rue, j’ai pu quitter

yaourts, cafetière, singe en peluche,

mes armes de défense que j’avais toujours

sièges, odeur de café, de thé, de sardines

sur moi. En arrivant là, j’ai trouvé des

à l’huile, lampes carrées, fond de conver-

couverts à moi ». Il raconte sa vie, la

sation, cintres, robinets, sachets de thé,

descente, perdre pied, retrouver un sol.

poubelle, articles de presse scotchés au

La fragilité des chemins, de ceux qui

mur, odeur des gens, odeur de cigarette,

descendent comme de ceux qui montent.

chaussures, cahiers, affiches, pommes,

Boobs son chien est un molosse. Un roc,

oranges, livres, casque de moto, feuilles,

sur lequel il s’est agrippé, et qui l’a

serviettes, lunettes, vitres, lits,

ramené à terre. « C’est pour offrir à mon

cigarettes, balais, paquets de gâteaux,

chien une vie décente que j’ai trouvé

téléphone portable, savon liquide, volant,

l’énergie pour sortir de la rue ».

bouteilles, extincteur, éponges. Le Busabri est bondé. On y parle Scrabble,

Enfants du Canal,

jeux de cartes. On y entre, on en sort,

boulevard de l’Observatoire, Paris 14

parfois juste pour prendre un café. Loin

Rez-de-chaussée à gauche, l’une des trois

du regard lourd des passants et du face

chambres desservies par un petit couloir.

à face avec le bitume, on trouve ici

Au centre de la pièce, et en face du lit

un point de vue dominant sur les trot-

où sa femme est assise, la télé. En en-

toirs. De l’étage de ce bus à impériale,

trant à gauche, une grande armoire avec

invi­ sible de l’extérieur, on regarde en

une photo punaisée : la fille de sa femme

surplomb.

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La piscine. Rendez-vous des nageurs, des baigneurs. Je suis au milieu de ce qu’ici on appelle « la piscine », à savoir la cantine du 6B totalement peinte en bleu clair, meubles compris. A droite et à gauche, des groupes de gens discutent. Nous, on discute beaucoup aussi. On y trouve la phrase « Le langage c’est la maison des hommes ». Le temps est long. Même très long. Puis, soudainement, on se met en marche. À l’ennui, très vite, succède la fatigue. L’atelier. L’atelier est vide. Des murs blancs, quelques tréteaux, deux MacBook, une petite machine. On s’y sent à l’étroit aussi. Mais on ne s’y sent pas si mal en fait. Puis dans le 6B, c’est contrasté. On rencontre des gens qui nous parlent des heures, d’autres qui nous claquent un peu la porte au nez. Ou ne nous ouvrent pas. Mais tout le monde parle de la diversité La rue.

ici en tout cas. En bien, mais aussi en

Les gens sont inabordables. Je n’arrive

mal, à tel point que certains tiennent des

pas à les arrêter dans leur course. Je

propos carrément racistes.

sens leur stress. Ils passent là pour prendre le RER, ils ne lèvent pas les

La place de la Gare.

yeux. À certains moments, la rue est

Je suis sur une autre planète. Je suis

pleine, à d’autres elle est déserte. Des

un étranger. Les gens passent et repas-

fois, certains s’arrêtent. Je leur pose

sent, c’est un flux incessant. Autour,

une question, puis deux ou trois. Les mots

les travaux apportent un peu plus de bruit

sont peu nombreux. Alors, sur le mur,

et de poussière. Le sol ressemble à un

je les retranscris à la main, et j’ai

champ de bataille où disparaît le passé,

l’impression de prendre soin de ces

pour laisser place à l’avenir. Tout

objets rares.

autour, on crie, on parle, on vend, on rigole. Les visages sont fatigués,

Le tunnel.

stressés, tristes. Certains sont joyeux

Le tunnel est bas, ses parois sont

aussi. Je suis frappé par le discours

recouvertes de centaines de papiers,

de certains sur l’idée de défendre ce

d’affiches, d’une multitude de couleurs,

territoire. Beaucoup disent qu’ils sont

de mots. Les silhouettes se découpent

ici chez eux, comme s’ils étaient prêts à

sur ce fond-là, et je vois la mosaïque

se battre pour cette ville. Comme

des visages. Coloré, le tunnel est aussi

cet homme qui me dit : « Saint-Denis,

sombre. J’y vois, par intermittence, ma

c’est un crocodile. Si tu l’attaques, il

propre peur. Au loin, la sortie se des-

t’attaque ».

sine en demi-lune. Une fille m’a dit qu’à Saint-Denis, on y entre et on en sort, que c’est comme un jeu.

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arts plastiques) offrant ainsi autant

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d’expériences et de compétences complémentaires. Au travers de découvertes d’expositions, d’analyses de démarches artistiques et de rencontres avec des professionnels, les lycéens conçoivent et réalisent un objet éditorial. Pour cette troisième édition, l’artiste invité, Ouvrage élaboré, conçu et réalisé par :

Laurent Malone a proposé aux participants

Saadi Argot, Loïc Aubre, Fedia Bsila,

d’ancrer leur réflexion commune autour de

Geoffrey Carer, Lola Cattani, Laura Colin,

la thématique : « Habiter le monde ».

Alexis de Chazelles, Mamakafa Diaby, Alisson Gomes, Émilie Jeeneea, Monaim

LE BAL, situé au 6, impasse de la défense

Kilani, Arek Kouyoumdjian, Lydie

dans le 18e à Paris, est un lieu dédié

Lhabitant, Émilie Men, Mélanie Pelletier,

aux enjeux de la représentation du monde

Margot Reinaudo, Leïla Revellin, Jessica

par l’image et à la création documentaire

Roys-Dossou, Marina Tesic, Pauline Vicq,

contemporaine. www.le-bal.fr

Wendy Virgile, avec la participation de : Kahina Benamor, Marion Duchaussoy, Jade

La Fabrique du Regard, plate-forme

Laurent, Jules de Moratti, Benjamin Prat,

pédagogique du BAL, propose d’initier

Laure-Anne Ruan, Matthieu Verlinde.

et de sensibiliser le public scolaire à la lecture des images en créant des

Direction artistique : Laurent Malone

programmes pilotes en collaboration avec

Textes : Sébastien Thiery d’après les

les enseignants. « L’Image en Partage »

textes et propos recueillis auprès des

est un des cinq programmes menés depuis

participants de l’atelier

septembre 2008.

Conception graphique : Aline Girard Relecture : Elisabeth Blanchon

La Fondation Culture & Diversité a pour mission de favoriser l’accès aux arts et

Direction de projet : Christine Vidal,

à la culture pour les jeunes scolarisés

Madeleine de Colnet et Valentine Guillien

dans des établissements de l’éducation

pour LE BAL/La Fabrique du Regard,

prioritaire. Elle développe des programmes

Éléonore de Lacharrière, Elise Longuet,

de sensibilisation culturelle et de pra-

Barbara Cousin et Juliette Mucchielli pour

tique artistique en faveur de la cohésion

la Fondation Culture & Diversité.

sociale et met en place, en partenariat avec de grandes Écoles de la culture, des

Cette publication a été réalisée dans le

programmes d’égalité des chances dans

cadre de l’atelier « L’Image en Partage »,

l’accès aux études supérieures culturelles

conçu et mené par LE BAL/La Fabrique du

et artistiques. Depuis 2006, plus de

Regard en collaboration avec la Fondation

11 600 élèves issus de plus de 150 établis-

Culture & Diversité. Cet atelier propose

sements scolaires de l’éducation priori-

sur une année à des lycéens volontaires

taire partout en France ont d’ores et déjà

de mener une réflexion sur les enjeux de

bénéficié des programmes mis en œuvre par

l’image-document. Issus d’établissements

la Fondation Culture & Diversité et ses

franciliens relevant notamment de l’éduca-

partenaires.

tion prioritaire, les lycéens proviennent de formations différentes (Bac pro photo,

Cet ouvrage est édité par LE BAL

communication visuelle, arts graphiques,

à 300 exemplaires sur les presses

signalétique, généraliste option cinéma,

de l’imprimerie FOT, Paris.


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Un grand merci À la Fondation Culture & Diversité, Marc

Aux partenaires techniques :

Ladreit de Lacharrière, Élise Longuet,

Imprimerie FOT : Isabelle Chalot

Éléonore de Lacharrière, Barbara Cousin,

& Laurent Bourgeois

Juliette Mucchielli et le comité de

Les artisans du Regard : Daniel Regard

pilotage sans qui le projet n’aurait pu voir le jour.

Aux équipes pédagogiques qui nous ont accompagnés tout au long de l’année :

Aux structures qui nous ont permis

Lycée E. Cotton – Montreuil :

d’élaborer le projet :

Michèle Touitou, Julie Cano

Les Enfants du Canal – Paris 14e : Roger

Lycée E. Hénaff – Bagnolet :

Heyma, Christophe Louis, Charles Lavaud,

Jacqueline Hicheri, Anne Froment

David Magne, William Sacone, Didier

et Agnès Desfleches

Tessier et les personnes du Busabri,

Lycée O. de Gouges – Noisy-le-Sec :

Le 6B – Saint-Denis : Julien Beller,

Madame Pourpoint, Didier Vignon

l’ensemble des résidents du 6B, et les

Lycée Brassaï – Paris :

habitants de Saint Denis,

Isabelle Brun, Céline Lourd

L’association de la rue Dénoyez –

Lycée C. Garamont – Colombes :

Belleville/Paris 11e : Ayan, Lyu, Stony,

Patrice Lis, Jean-Pascal Février

Renwei, et les membres de la communauté

Lycée E.-J. Marey – Boulogne Billancourt :

chinoise qui nous ont accueillis,

Gérald Navarron, Antoine Barré

La Source : Gérard Garouste, Robert

Lycée M. Perret – Alfortville :

Llorca, Philippe Bataillé et toute

Catherine Mercier-Benhamou,

l’équipe d’accueil,

Dominique Lardeux

Le Théâtre du Rond-Point : Jean-François

Lycée A. de St-Exupéry – Mantes-la-Jolie :

Tracq, Charlotte Jeanmonod,

Bruno Choquer, Michel Daumergue,

Playbac Presses : François Dufour,

Thomas Gayrard

Jérôme Saltet, Vincent Gerbet et Tassadit Boukerdoune.

Et aux DAAC des rectorats des trois académies d’Île-de-France : Martine

Aux artistes et historiens de l’art qui

Prouillac et Catherine Paulin pour

nous ont apporté conseils et connaissances :

le rectorat de Créteil ; Xavier Chiron

Marc Aufraise, Émilie Houssa, Olivia

et Nathalie Berthon pour le rectorat de

Speer, historiens de l’art – Show Chun

Paris ; Alain Moget, Véronique Garnier

Lee, artiste anthropologue – Philippe

et Marie-Christine Brun-Bach pour le

Durand, artiste – Judith Guibert,

rectorat de Versailles.

artiste – Gonzague Lacombe, graphiste – Till Roeskens, artiste vidéaste.


Organiser l’espace de travail en donnant la priorité à l’échange de paroles.


Suivre des passants et documenter par la photographie leur parcours.

Décrire une image à l’oral, en détaillant sa composition, pour que chacun puisse l’imaginer le plus exactement possible.


S’installer dans un café et entreprendre de photographier les personnes présentes.

Documenter les gestes des convives d’une fête.


Composer une image racontant une tentative d’évasion, une échappée, une traversée.

Aborder des passants en leur demandant ce que serait la ville si elle était un fruit, un animal, une couleur.


Faire un catalogue des consignes, règles du jeu, protocoles proposĂŠs durant l’ensemble du processus de travail.


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