Indigo #2 - Avril/Juin

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Avr. Mai. Juin. 2018 www.indigo-lemag.com

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Réunion I Mayotte. 19 EUR Maurice I Rodrigues. 761 MUR Madagascar. 70 000 MGA Seychelles. 301 SCR Comores. 9350 KMF



Flambeau neuf "Je te passe le flambeau. Tiens-le bien haut !", écrivit Jean Joseph Rabearivelo, avant son suicide, à son ami Jacques Rabemananjara (1913-2005), qui deviendra plus tard un géant de la littérature francophone et de la négritude. À travers cet acte de transmission, Rabearivelo ne s’était pas adressé uniquement à son confient, il parlait à tous les Malgaches. Bien plus que durant les périodes âpres de la colonisation, le prince malgache des poètes avait-il pressenti les défis actuels que représentent la pérennisation et la promotion de la culture ? Elle ne rentre que trop rarement dans les débats publics sur le développement. En effet, dans les moments troubles, la culture – dans toutes ses formes : la littérature, les arts plastiques, la poésie, le théâtre… – reste souvent sur l’accotement de la société malgache, bien trop occupée à vaquer à son quotidien. Cependant, malgré les turpitudes du quotidien, la flamme de l’art ne s’est jamais éteinte. Les pratiques culturelles restent intimement ancrées dans la « malgachéité », c’est même un pan tout entier de cette identité malgache. Et c’est également valable pour tous les peuples du monde. La culture a été souvent un phare qui a guidé les pas des Malgaches durant les soubresauts de son histoire. La poésie n-a-t-elle pas été l’une des armes usitées par les résistants durant les premières heures de la colonisation ? Les chansons "révolutionnaires" n’ont-elles pas exalté la jeunesse malgache à s’affranchir des divers jougs ? La bande dessinée n-a-t-elle pas crû de manière exceptionnelle en pleine période de censure du socialisme ? Malgré la morosité ambiante dans la Grande île, nous constatons toujours ce formidable essor de la culture globale, alimentée par la mondialisation des échanges et la multiplication des initiatives. Quel plaisir de voir la jeunesse se réveiller, les initiatives se multiplier et l’art fleurir !

Modestement, et à son niveau, la Revue Indigo veut être le vaisseau amiral de ce bouillonnement culturel qui s’amplifie et qui se renforce de jour en jour. Pour la Grande île Indigo est un flambeau neuf, un flambeau lumineux, qui veut faire jaillir les lumières de ses talents, dans l’océan Indien et au-delà. Dans ce numéro, nous mettrons justement les pleins feux sur quelques-unes de ces perles qui font resplendir la lumière de la culture malgache. Nous vous convions à musarder les tréfonds des rêves – loin d’être bleus – de Rabearivelo, auxquels cet éditorial fait écho. Vous allez (re)découvrir le monde enfantin de Jery, la douce voix de Fifi, la basse rageuse mais suave de Kristel. Nous vous emmènerons dans les lacis des escaliers de la capitale pour y dénicher ceux qui font battre le cœur de la ville… Et bien d’autres sujets, aussi passionnants les uns que les autres, vous attendent. Indigo rejette avec joie et bonheur toute ligne dogmatique et hermétique tendant à l’enfermer dans un genre. La Revue laisse la plus grande ouverture possible face à l’infinie variété de la littérature, de la pensée et de la création. "L’aventure" initiée par Rabearivelo et les poètes du Mitady ny very ne peut pas être considérée comme achevée : c’est un exemple qui nous encourage à poursuivre la route" (Jean-Luc Raharimanana, Notre Librairie, 2005). Bonne route, avec nous.

Raoto Andriamanambe

Visuel de couverture. © KID KREOL & BOOGIE, courtesy Rubis Mécénat cultural fund, la SRPP - 2017


Indigo

La naissance d'une revue est l’occasion pour son éditeur d’y glisser sa vision du monde, de poser une ligne éditoriale qui traversera chacun des numéros à venir.

Indigo nous le voulons intelligent, instructif et beau, avec une esthétique intemporelle. Hybride entre le livre, la revue et le magazine, c'est un véritable ovni : graphique dans sa composition, sensuel dans son papier. Indigo est dédié aux arts et aux cultures de l’Indianocéanie. Son objectif principal est de faire connaitre les jeunes créateurs, artistes, porteurs de projets et de valoriser leur influence dans leurs domaines respectifs. Indigo est un acte de beauté au regard visionnaire, agité par une provocation positive, une force vitaliste même au sens où il célèbre la vie des territoires qu’il explore, dans leur intensité. Indigo trace des routes imaginaires qui nous invitent à nous perdre pour mieux nous retrouver : combinaison unique de textes et d'images capables de stimuler la curiosité et le cœur de manière exaltante. Entre vérité et illusion, géométrie et discontinuité, Indigo attend la vague, vole le présent, va au-delà. Nous cultivons un réseau d'artistes, d'universitaires et d’acteurs de la culture. Nous leur proposons des opportunités de collaboration, de parrainage, d'accueil et de promotion de projets qui répondent à nos objectifs communs. Nous avons le désir de créer une attention mutuelle dans une démarche interculturelle. Nous sommes Indépendants et voulons le rester. Seule la passion nous anime. Nous avons créé le media que nous rêvions d’avoir un jour entre les mains et souhaitons le faire grandir avec vous et avec votre soutien. Si vous appréciez Indigo, aidez-nous à l'améliorer et à le promouvoir. Allez sur notre site et donnez votre avis et vos suggestions. C’est par un engouement contagieux qu’à long terme notre publication pourra perdurer et rayonner. Parler d’Indigo, de ses ambitions, diffuser la nouvelle de son existence dans nos iles et au-delà, s’abonner, abonner un proche, c’est aider une presse différente à exister. Dominique Aiss


Edito Indigo #2

Dans ce deuxième opus, Indigo poursuit son exploration des cultures réunionnaises, passées et présentes. Tous les sens sont une fois de plus sollicités, tous les imaginaires convoqués. Et comme toute nouvelle publication est une fête, Indigo tenait à célébrer trois anniversaires à travers ses pages : tout d'abord celui de Kanyar, revue semestrielle indépendante qui fête en effet ses cinq années d'existence puis ceux des plasticiens Kid Kreol & Boogie et de Lo Griyo, quatuor jazz fusion, qui affichent chacun dix ans au compteur de leur art. Tout cela n'est qu'une brève introduction. Vous aurez tout le loisir de vous plonger dans les pages de ce bel ouvrage et surtout tout le temps. Oh oui le temps ! Celui qui nous manque, qu'on arrache péniblement aux écrans et à l'intensité des actualités en boucle. La trimestrialité et l'intemporalité des contenus sont un confort sans pareil, vous verrez. Un numéro d'Indigo s'ouvre, se feuillette, se pose, se reprend, se conserve sans que jamais une quelconque péremption ne vienne menacer votre intérêt pour lui. Indigo c'est du temps, du temps pour soi et pour les autres, du temps à la fois léger et nécessaire.


Arts plastiques

01. ARTS

101 | 107 | 111 | 117 | 129 |

Poésie & Littérature 009 | 021 | 025 | 035 | 039 | 047 | 057 | 059 | 063 |

Portrait : Kid Kreol & Boogie L'Orée : un projet de Kid Kreol & Boogie Thierry Fontaine, funambule grand format Interview & Portfolio : Jery Razafindranaivo Interview : Alain Rasolofoson

Photographie

Les Mosaïques d'Inel Hoarau Extraits de Riana Presque-Songes Conte : Les Jacarandas chantants Nouvelle : Rêvée ou imaginée Nouvelle : Faïza Livre : Tropique de la violence Revue : Kanyar Revue : Revio Tsara Soratra

137 | Portfolio : Tolotra Ramboasolo 145 | Portfolio : Luc Perrot 153 | Portfolio : Les tenues traditionnelles malgaches

Evènement 163 | Séminaire FRAC - Art contemporain

Danse

Théâtre 069 | Daniel Léocadie : "Kisa mi lé" 075 | Le théâtre utile de la compagnie Mangaly

Musique

167 | Interview : Jérôme Brabant

Cinéma 173 | Éclairage sur le nouveau cinema malgache 179 | Le Festival du Court de la Réunion

083 | Portrait : Hilaire Chaffre

087 | Interview : Lo Griyo 091 | Portrait : Christelle Ratri 095 | Interview : Fifih

Bande dessinée 189 | Doda Razafy 195 | Afif Ben Hamida 201 | Nouvelles de la BD de l'Océan Indien

MADAGASCAR

RÉUNION


02. CULTURES, TRADITIONS & MODERNITÉ Histoire 207 | Marius Cazeneuve

Sociologie 215 | Tana, une ville en marche(s)

03. FEUILLETONS & CARNETS DE VOYAGES Feuilletons 223 | Robinson Crusoé à Madagascar (première partie) 231 | L'arroseuse arrosée #2

Carnets de voyages 237 | Les cahiers de DWA

MADAGASCAR

RÉUNION


ARTS

Poésie & Littérature Théâtre Musique Arts plastiques Photographie Danse Cinéma Bande dessinée


Poésie & Littérature

pages 009 • 066

LES MOSAÏQUES D'INEL HOARAU • PRESQUE-SONGES • EXTRAITS DE RIANA NOUVELLES • CONTE : LES JACARANDAS CHANTANTS • UNE REVUE : TSARA SORATRA UN LIVRE : TROPIQUE DE LA VIOLENCE • UNE REVUE : KANYAR


LITTÉRATURE & POÉSIE FLORILÈGES : MOSAÏQUES

Poésie

Les mosaïques d'Inel Hoarau Grand bonheur, grand honneur pour Indigo, que cette offrande poétique d’un homme qui a passé sa vie à taquiner la muse, et qui, malgré son âge ( ou, grâce à ? ), continue à la poursuivre cette muse dont il ne peut se passer. Cette mosaïque est tirée de milliers de ses poèmes. Ce sont les derniers nés de son laboratoire que nous vous présentons. Bravo l’artiste ! Illustrations. Luko

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LITTÉRATURE & POÉSIE FLORILÈGES : MOSAÏQUES

L'Ylang oublié Ton corps tout noué d’une précédente extase Semble s’offrir encore entre les pages rases Ta fleur lascive aux pétales jaunissants N’aguiche plus la rétine pourtant, Mais un nez pointilleux Et curieux Décèle encore dans ta fragrance Le caprice de l’œillet Une pointe de narcisse, et un rien d’outrance Qui renforce, s’il en est besoin, toute ta sensibilité, Quand un lecteur feuilletant les pages d’un livret Retrouve ta présence insolite mais amie... Après quelques longues années de léthargie.

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LITTÉRATURE & POÉSIE FLORILÈGES : MOSAÏQUES

Le fils d'éole Le vent léger souffle, aérant les genoux de la belle, qui avance, légère, en longues enjambées. Il aurait aimé, le vent, secouer ses jupons et lui procurer plus haut grande satisfaction. Mais elle, elle la belle, poursuit son pas de chasseresse, Ignore la caresse qu’il veut prodiguer, air tranquille et yeux assurés. Alors, déçu,le vent change de cap, Et va pleurant, pleurant, Porter sa peine entre les haubans.

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LITTÉRATURE & POÉSIE FLORILÈGES : MOSAÏQUES

Tombe la nuit Nous regardons tomber la nuit, le soir teinté de rouge, le calme de l’azur. L’ombre des arbres s’allonge gravissant la colline, les pailles-en-queue pressés regagnent leurs falaises, la voile de la barque se gonfle de volupté sous la brise marine qui souffle vers le port. Nous sommes là, adossés à la barque retournée, anéantis, muets, devant tant de beauté. Ta main cherche ma main et dépose dans ma paume le sable de tes doigts. Ta poitrine se gonfle sous ton souffle languide, tes yeux cherchent mes yeux, mes yeux trouvent tes yeux, un nuage passe et voile du soleil son dernier rayon vert. La mer prend soudain une teinte d’agonie, la brise se rafraîchit, ta tête se niche au creux de mon épaule. Nous regardons tomber la nuit.

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LITTÉRATURE & POÉSIE FLORILÈGES : MOSAÏQUES

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LITTÉRATURE & POÉSIE FLORILÈGES : MOSAÏQUES

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LITTÉRATURE & POÉSIE FLORILÈGES : MOSAÏQUES

Décision Je veux à l’aurore partir Harnais au flanc et sac à dos Je veux à l’aurore partir Partir dans le matin nouveau Je veux aller par les monts et les plaines Franchir des caps vertigineux Je veux en chantant une rengaine M’éloigner par les chemins creux. Je ne veux plus savoir qui j’étais Je veux briser cordes et chaînes Je veux aller par les forêts Retrouver mes traces anciennes. À moi le baiser du vent Et la douce caresse de l’eau À moi le soleil levant En attendant d’être au tombeau.

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LITTÉRATURE & POÉSIE FLORILÈGES : MOSAÏQUES

La Trame As-tu tissé du tableau gigantesque que sera demain l’humanité entière la trame qui te revient ? As-tu fil après fil noué le temps au temps ? Artisan aveugle de ce grandiose destin ne perds pas courage, même si tu es contraint à rester en deçà de ton œuvre inhumaine. Un jour viendra, mais seulement à ta mort, où tu pourras contempler ta vraie part de labeur et la main dans la main avec tes frères d’arme rendre hommage à l’artiste aux desseins si subtils qui t’a laissé longtemps derrière la toile manier la quenouille sans entrevoir la fin, car le destin est tel. Né au creux de la vague tu ne peux rien savoir de ce vaste océan aux lames si mouvantes, et c’est seulement demain quand ta barque atteindra péniblement la crête que ton œil, mesurant l’immensité du ciel pourra se reposer au calme de la Fin.

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LITTÉRATURE & POÉSIE FLORILÈGES : MOSAÏQUES

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LITTÉRATURE & POÉSIE FLORILÈGES : MOSAÏQUES

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LITTÉRATURE & POÉSIE FLORILÈGES : MOSAÏQUES

Rêverie Je rêve d’une terre, loin au bout du monde d’une terre oubliée entre le ciel et l’onde une terre visitée par les oiseaux marins qui regagneraient le soir leurs abris souterrains. Sur cette terre de rêve je voudrais jeter l’ancre et y finir mes jours en regardant la mer la voir scintiller de mille et mille feux avant que ne s’étirent les mystérieuses ombres sous les voûtes échancrées des murailles dorées. Au-dessus de l’eau devenant violette flottera un parfum d’iode et de résine qui viendra chatouiller mes narines avides je m’endormirai alors, sans rêve, comme un enfant sous le champ des étoiles s’allumant une à une malicieusement !

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LITTÉRATURE & POÉSIE EXTRAITS DE RIANA

Poésie

Extraits de “ Riana „ de Jean-René Randriasaminana

Illustrations. Denis Vierge

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LITTÉRATURE & POÉSIE EXTRAITS DE RIANA

Nofin-jiaby Un rêve : un bateau se présente à mes yeux Pénètre mon front et circule comme une auto Dans les rues sinueuses de mon aspiration Un rêve : une fleur épouse mes cheveux Couche sur mes tempes et envoie son parfum Rôder dans mes narines aux heures où mon Nez sombre dans le silence Un rêve : un oiseau frappe à mes oreilles Entre sans façon sans se faire inviter dans La salle de mes notes où je compose mes songes

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LITTÉRATURE & POÉSIE EXTRAITS DE RIANA

Théorème Sur la terre C’est la terre qui fait vivre les Hommes Sur la mer C’est la mer qui fait vivre les Hommes Sur la route C’est la route qui termine les Hommes Sur l’amour C’est la femme qui fait durer les Hommes

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LITTÉRATURE & POÉSIE EXTRAITS DE RIANA

Quotidien

Velam-pandrika Pris au piège je suis pris Dans le filet des jours Au secours Un bras me sauve Je tombe lourd dans le filet des nuits Nouveau piège Se débattent mes pieds Grincent mes dents Le filet des nuits se rompt Je m’enfuis Je cours à perdre haleine Puis je trébuche encore un piège Pris au piège je suis pris dans le filet Des rêves Près de moi une baleine de poisson de Jonas Je ne suis pas seul.

Tu marches tu marches tu marches tu marches Tu salues tu marches tu salues tu salues Tu t’arrêtes tu t’arrêtes tu regardes tu souris Tu contemples tu désires tu souhaites tu envies Tu t’avances tu marches tu marches tu marches Tu en as marre tu t’asseois tu somnoles tu rêves Tu en as marre tu te lèves tu t’avances tu marches Tu rentres chez toi tu t’asseois tu réfléchis tu penses Tu médites tu regrettes tu t’émeus tu pleures T’en as marre tu vas au lit tu dors tu rêves Tu rêves de marcher de saluer de t’arrêter de regarder De sourire de contempler de désirer de souhaiter D’envier de t’avancer de marcher d’en avoir marre Il y a une mare Tu as rêvé de ton cafard dans un café !

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LITTÉRATURE & POÉSIE PRESQUE SONGES

Poésie

“ Presque-Songes „

Le rêve poétique de Rabearivelo par Raoto Andriamanambe

Illustrations. Isaac Azaly

Presque-Songes/Saika Nofy est un chef-d’œuvre aussi bien esthétique qu’émotionnel que Jean-Joseph Rabearivelo nous a laissé en héritage. Dans ce recueil, il se laisse aller aux confidences et met à nu sa personnalité. Ici, plus de superflus ni de démonstrations inutiles de prosodies. Le Prince des poètes malgache laisse son talent et son imagination le guider dans les méandres de ses pensées et de ses rêves.

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LITTÉRATURE & POÉSIE PRESQUE SONGES

Avec Traduit de la Nuit et Vielles chansons des pays d’Imerina, PresqueSonges constitue le troisième joyau du fabuleux triptyque écrit par le prince de la poésie malgache, Jean Joseph Rabearivelo. Presque-Songes est l’acmé de la carrière – brève mais riche – du démiurge malgache des lettres et de la poésie.

Part d'ombre Mamafy, mamafy ny asara/mamafy voandrano mamiratra/sème, sème l’été/sème des grains d’eau lumineux (Asara/Été). D’emblée, Rabearivelo emporte ses lecteurs dans un tourbillon créatif sans égal. Il sait où il veut les emmener : dans les sombres dédales de ses songes, dans sa dualité constante entre son identité malgache et son attachement à la francité. Presque-Songes fait partie des œuvres réalisées dans la "deuxième partie" de la vie artistique du poète. Si l’on effectuait une analyse anachronique, cette période correspondrait aux années "studio" des Beatles. De guerre lasse des concerts assourdissants et des tours du monde fatigants, les "Fab four" avaient décidé d’arrêter les représentations pour se consacrer

à la création au sein de leur studio à Abbey Road, à Londres. Ce qui a débouché sur une carrière en studio riche qui les consacrera comme étant les "Mozart" du rock. C’est à peu près la même démarche artistique pour Rabearivelo. En 1931, année où il écrit Presque-Songes, l’homme est plus mature, son art est à son apogée. La mort est omniprésente dans sa vie. Sa part d’ombre prend souvent le dessus et il veut se dévoiler. Dans Sylves et Volumes déjà, la mort et les ancêtres revenaient sans cesse, notamment à travers l’évocation des tombeaux (fasana). Dans Presque-Songes et Traduit de la Nuit, ils seront les chantres.

deux pôles créatifs – le Sud pour le malgache, et le Nord pour le français – courir librement, musarder, sur une feuille blanche sans restriction de style ou de langue.

Continuum créatif

Efa nahita ny mangiran-dratsy mangalaboakazo/tany amin’ny tanimbolin’ny alina va hianao?/Avez-vous vu l’aube aller en maraude/au verger de la nuit ? (Naissance du jour). Sur son cahier de travail, il délimite d’un trait sec les deux espaces. Rabearivelo veut que le malgache et le français soient indépendants tout en assurant un continuum créatif entre les deux langues. Pour lui, le français est "(...) cette langue qu’(il a) choisie pour préserver (son) nom de l’oubli, dans cette langue qui parle à l’âme" (Lambe).

Rabearivelo tente et réussit l’expérience périlleuse du bilinguisme, ce qui fait l’originalité de Presque-Songes. Certes, depuis ses débuts, le poète n’a cessé de démontrer avec maestro sa maitrise à la perfection de la langue de Rimbaud, mais dans ce recueil il se surpasse. Durant les années trente, il est devenu un écrivain reconnu et un critique écouté. Mais il ne s’est rarement aventuré dans une démarche artistique "jumelle" aussi novatrice. Il veut créer, innover et laisser ses

Mais néanmoins, "(il) s’avance avec l’unique grâce de sa plénitude : il se révèle dans sa riche et stricte nudité malgache, il n’est plus rien que Malgache", écrivit l’autre grand poète et ami de Rabearivelo, Jacques Rabemananjara, dans la préface de la première édition du recueil. Les carnets que l’auteur a laissés ont tendance à montrer que les poésies ne sont pas des traductions, ce sont des créations parallèles. Rabearivelo se laisse happer par I 27


LITTÉRATURE & POÉSIE PRESQUE SONGES

Biographie Isaac Azaly. Isaac, de son vrai nom Zakaria Azaly, revient à Madagascar après quelques années d’études en arts plastiques et histoire de l’art à Lyon. Le peintre à l’accent « soul » s’accapare de la technique du pochoir, de l’afro pop art, de la figuration libre, du collage, du bad painting, etc. Inspiré essentiellement par l'artiste américain d'origine haïtienne Jean-Michel Basquiat, peintre d’avant-garde et du mouvement populaire, Isaac Azaly veut également retransmettre cette énergie débordante dans ses œuvres, parfois très noires.

les muses. Il s’amuse à écrire en malgache, à penser en français. "Son inspiration aussi est en relâche. Libéré de toute attache (...) Rabearivelo retrouve d’instinct le rythme originel, l’accent pénétrant de sa race, la mélodie, la couleur et le parfum des HautsPlateaux".

Renaissance Presque-songes est une étape centrale dans le cheminement artistique du Prince de la poésie malgache. Il traduit également de l’état d’esprit de Rabarivelo, et plus globalement de l’intelligentsia et des artistes malgaches durant ces années 30. Une vague de nostalgie s’empare de la société malgache. De ces regrets des temps anciens, où la Grande île était encore indépendante, naitront des mouvements artistiques riches. Dans le milieu littéraire, le mouvement de renaissance est en marche. Rabearivelo invente le mot d’ordre, Hitady ny very, "aller à la recherche de ce qui est perdu". Fondé en 1931, le journal hebdomadaire Ny Fandrosoambaovao donne le la. Autour du poète Ny Avana Ramanantoanina, se regroupent des auteurs fougueux, dont Rabearivelo sera la locomotive. La publication affichait comme 28 I

objectif de promouvoir la poésie nationale, tout en ne se privant pas des expériences d’ailleurs. Pour "chercher et trouver ce qui a été perdu ", Rabearivelo psalmodie l’île et l’Imerina sa terre natale qui lui est si chère. Il baguenaude dans la brousse, se faufile entre les étoiles, n’hésite pas à prendre le zébu par les cornes. Il se prend à apprécier la suavité de l’été austral. Dans ce tourbillon onirique, la grande faucheuse n’est pourtant pas bien loin. Le poète sait que l’équilibre est précaire. Même dans les textes les plus lumineux, la mort rôde. Presque-Songes ne sera publié qu’en 1960, par des amis de l’auteur. Ce chef-d’œuvre a failli tomber dans les oubliettes. Il aurait été dommage de se priver d’une telle perle. Écoutez Rabearivelo vous inviter dans sa féérie et dans son monde. "Ne faites pas de bruit, ne parlez pas : vont explorer une forêt, les yeux, le cœur, l’esprit les songes (...) bruiront les choses irréelles/irréelles à force de trop être/comme les songes..." (PresqueSonges)


LITTÉRATURE & POÉSIE PRESQUE SONGES

Dihy

Danses

Ritsodritso-baliha telo Dobodobok'amponga tapaka Lokanga dimy indray dinidy Sodina taolana tsara loaka.

Chuchotement de trois valiha son lointain d’un tambour en bois, cinq violons pincés ensemble et des flûtes bien perforées :

Io misonenika Ratovovavy Miankanjo manga marain-droa Ny lamba valaka mavokely Raozy gasy ao anaty volo.

la femme-enfant avance avec cadence, vêtue de bleu – double matin ! Elle a un lambe rose qui traîne, et une rose sauvage dans les cheveux.

Tsaokam-bero sa bararata Mihararetra eny amoron' ala Tsidintsindin' ny andro meva Sa angindina manga eny an' ony.

Est-ce une pousse d’herbe haute, est-ce un roseau qui s’agite à l’orée du bois ? Est-ce une hirondellve des jours calmes, ou une libellule bleue au bord du fleuve ?

Io misonenika Ratovovavy Moana tampoky ny fiadanana Valiha telo, amponga tapaka Lokanga, sodina no indray henoiny.

La femme-enfant avance avec cadence, muette soudain de bonheur. Elle écoute trois valiha, un tambour en bois, des violons et des flûtes.

F'injay ny molony mangovingovitra Ipololoran' ny nofonofy Tsy toha intsony ka zary kalo Dia lasa hira nony avy eo.

Mais voici que ses lèvres tremblent, où surgissent des songes irrésistibles au point de devenir des plaintes, et même des chants après !

Mba ontsa koa Ravaviantitra Ka io mirotsaka mba mandihy Mitari-joro ny ila-sikiny Dia toy ny androny mirefarefa. Tsy kalokalo na hirahira, No mampifelana izato endriny Ranomaso no mamonto azy Mahatsiaro ny maty rehetra.

Et la vieille femme s’émeut aussi et vient prendre part à la danse : un pan de son pagne est dans la poussière, tout comme ses jours qui déclinent.

Mahatsiaro toa fenomanana Efa ho rendrika sy tsy ho hita Inty mihintsana ny lohataona Zary fasana ravi-maina. Dia mifanojo ny lohatondro Ny tondro mihantsin-dRatovovavy Sy ny tondro fola-dravaviantitra Samy tanteraky ny hazavana. Mifanojo ka toa tetezana Ifanohizan' ny alin-kely Efa foy eny an-tendrombohitra Sy ny andro maraina maneno akoho.

Ce ne sont ni plaintes, ni chants qui fleurissent son visage : des larmes l’imprègnent seules au souvenir de tous les morts... Se souvenir... Comme une pleine lune près de chavirer et de n’être plus visible, voici le printemps qui s’effeuille et n’est plus qu’un tombeau de feuilles mortes... Et les doigts se rencontrent : les doigts frêles de la femme-enfant, et les doigts inertes de la vieille femme, doigts pareillement translucides se rencontrent et forment comme une passerelle qui relie le crépuscule déjà éclos sur les collines avec le jour qu’annonce le coq.

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LITTÉRATURE & POÉSIE PRESQUE SONGES

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LITTÉRATURE & POÉSIE PRESQUE SONGES

Sarisarim-bolana Diavolana, diavolana – dia nahoana ? Aza mahery misotro ronono mitobaka avy amin’ny tohatr’ity amboadia vavy toka-maso mivovo eny amin’ny taniaolon’ny laniera, toa te-hiantso ao anaty hain’ny alina ny tarany tsy hita isa manako-maso : kintana alinalina Diavolana, diavolana – dia nahoana ? Hatramin’ny rivotra no mandronono izay manozongozona ny aloka voasokitra ao amin’ny tany, ka mampitombo isa ny fanahy hita mason’ny zavatra rehetra izay toa te-handositra ny vovo mangina nefa manerana hatraiza hatraiza. Diavolana, diavolana – dia nahoana? Hitanao ve ireto vorona morabe mihalehibe ao anaty takamasona-matoatoa? miraotra ny aloka izy. mitsaingoka ny aina. Inona no hameno ny takorobabony rahefa zary hira ao anatin’ny azy ny salohim-bary sy katsaka nangalarin’ny akoholahy? Diavolana, diavolana – dia nahoana ? Izaho, tsy mba tanora intsony aho ka hitady rahavavim-bolana any alatrano aorian’ny sakodan’ny ankizivavy : hiampofo ny zanako mandra-patoriny aho, ary misy boky maromaro hovakianay sy ny vadiko mandra-piovan’ny volana ho tena izy ho anay eo am-pandrana ny vao maraina izay hahatratra anay eo amoron’ny torimaso.

Images lunaires Clair de lune, clair de lune – et après ? Ne bois pas trop le lait qui fuit du pis de cette chienne sauvage et borgne qui aboie dans les ruines du ciel comme pour appeler du fond du désert de la nuit son innombrable progéniture dont s’ouvrent les yeux en myriades d’étoiles. Clair de lune, clair de lune – et après ? Le vent lui-même est laiteux qui ébranle les ombres sculptées sur le sol et augmente le nombre des âmes visibles de toutes les choses qui semblent fuir l’aboiement silencieux mais résonnant partout. Clair de lune, clair de lune - et après ? Vois-tu ces oiseaux pacifiques qui grandissent au cœur du paysage fantomatique ? Ils paissent l’ombre, ils picorent la nuit. De quoi donc leur jabot sera-t-il rempli lorsque deviendront des chants dans le leur les épis de riz et de maïs ravis par les coqs ? Clair de lune, clair de lune – et après ? Moi, je ne suis plus assez jeune pour chercher une sœur lunaire dehors après les rondes enfantines : je tiendrai mes enfants dans mes bras jusqu’à ce qu’ils s’endorment, et il est des livres que je lirai avec ma femme jusqu’à ce que la lune change et devienne pour nous elle-même en l’attente de l’aube qui nous surprendra aux rives du sommeil.

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LITTÉRATURE & POÉSIE PRESQUE SONGES

Terak’andro Efa nahita ny mangiran-dratsy mangala-boakazo tany amin’ny tanimbolin’ny alina va hianao? Inty izay miverina avy any, eny amin’ny lalankely atsinanana rako-tenina mivelatra : misoliti-dronono ny tenany manontolo, toy ny an’ny zaza nobiazan’ny omby taloha; ny tànany mitondra fanilo dia mainty manga toy ny molo-jazavavy mitsako voarohy. Milefa tsirairay eo anoloany Ny vorona nofandrihany.

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Naissance du jour Avez-vous déjà vu l’aube aller en maraude au verger de la nuit ? La voici qui en revient par les sentes de l’Est envahies des glaïeuls en fleurs : elle est toute entière maculée de lait comme ces enfants élevés jadis par des génisses ; ses mains qui portent une torche sont noires et bleues comme des lèvres de fille mâchant des mûres. S’échappent un à un et la précèdent les oiseaux qu’elle a pris au piège.


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LITTÉRATURE & POÉSIE PRESQUE SONGES

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LITTÉRATURE & POÉSIE PRESQUE SONGES

Lamba Vitsy ny hazo mamony tsy misy ravina, vitsy ny vony foy tsy misy hanitra, ary vitsy ny voa masaka tsy misy nofo hianao no ravina, hianao no hanitra, hianao no nofon’ny hazo tranaini –n ny fokoko, ry lamba. Mirima tsara amin’ny ranjo ny nanaranao amin’ilay tena nofinidiko hiaro ny anarako amin’ny fanadinoana, amin’ilay fiteny miresaja amin’ny fanahy raha mipololoatra amin’ny fo ny antsika.

Lambes Peu d’arbres fleurissent sans feuillage, peu de fleurs éclosent sans parfum et peu de fruits mûrissent sans pulpe – tu es le feuillage, tu es le parfum, tu es la pulpe du vieil arbre qu’est ma race, ô lambe. Ton nom rime bien avec jambes dans cette langue que j’ai choisie pour préserver mon nom de l’oubli, dans cette langue qui parle à l’âme alors que la nôtre murmure au cœur.

Mirima tsara min’ny ranjo ny ananaranao amin’ny ranjo saronan’ny hanifinao tantera-pahazavana ; nefa mirima tsara amin-javatra maro hafa koa hianao ao an’eritreritro.

Ton nom rime bien avec jambes– avec les jambes que couvre ta finesse transparente ; mais toi, tu rimes bien avec plusieurs autres choses dans ma pensée.

Mirima amin’ny vatolampy ny fahitana anao, eto Imerina raha misy lanona ka mankeny amin’ny kianja ny vahoaka Amin’ny andiam-boropotsy morabe mandeha mipetraka any amin’ny alan-jozoro raha vao rendrika ny masoandro.

Ton apparition rime avec les rochers, en Imerina, quand il y a fête et que la foule va sur les terrasses ; avec les bandes d’aigrettes pacifiques qui viennent se poser sur les forêts de joncs dès que chavire le soleil.

Amin’ny tanumena ijoroan’ny bararata amin’ny tranotomboka eny amoron’ny ala avo – tohatra inona, feno zazavavy ? Zazavavy inona mihoso-menakazo ? – amin’ny fasika manjopiaka, sy ny lohrano afenin’ny hery ary ny hasoa tsy fantatra rehetra eto amin’ny nosy atsimo izay velominao raha misampina eny an-tsoroky ny havako ianao, nefa hamono ahy amin’ny farany ao anaty fanginan’ny tany hifantsitsiran’ny ezakan’ny ahitra.

Avec la terre rouge qui nourrit les bambous ; avec les huttes qui bordent les futaies – quelles ruches pleines de femmes-enfants ? Quelles femmes-enfants enduites de graisses végétales ? – avec le sable étincelant et les sources que cèlent les ronces, et toutes les beautés inconnues de l’île australe que tu animes enroulé sur les épaules des miens, ô lambe que j’ai délaissé mais qui m’envelopperas, à la fin, dans le silence de la terre d’où jaillira l’élan des herbes.

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LITTÉRATURE & POÉSIE CONTE, LES JACARANDAS CHANTANTS

Conte

Les jacarandas chantants

par Andréa Razafindraibe en hommage à Rakoto Frah1

Illustrations. Annie Andriatsivelany

"On dit que la fleur de jacaranda émet des sons chaque début de mois d’octobre", en tout cas c’est ce que dit la chanson. Pour Lita, cette fleur renferme un mystère. Les histoires de grand-père ne le satisfaisaient jamais. Et grand-père se fait une joie de lui raconter des tas d’histoires autour de ces jacarandas chantants. Un jour, alors que Lita est allé au champ pour écouter sa mélodie préférée au pied d’un de ces arbres, il sentit comme une goutte d’eau lui tomber sur la tête. Il leva les yeux, rien. Il continua sa sieste. Encore une goutte, puis deux. Ses cheveux s’imbibaient d’eau. Son visage suintait et ses vêtements commençaient à absorber les gouttes qui tombaient maintenant de son menton. Il n’en pouvait plus. Il se leva, grimpa sur

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l’arbre, monta de plus en plus haut, scruta les branches, les feuilles, les fleurs. Il est resté làhaut durant des heures pour attendre qu’il se passe quelque chose. Le temps passait. Il désespérait. S’ennuyait presque et décida même de descendre vers la terre ferme. Son pied gauche commençait à tâter l’écorce, cherchant un point d’appui qui pourrait soutenir son corps. Et puis soudain, il remarqua une goutte d’eau sortant d’un calice d’une fleur violacée. Il hésita un instant puis il prit la fleur, regarda à l’intérieur et vit un drôle d’insecte blotti tout au fond du réceptacle violet. Tout content d’avoir fait cette découverte, il descendit précipitamment de l’arbre, il volait presque, pour rentrer chez lui et montrer la fleur à grand-père.

Arrivé à la maison, il mit sa trouvaille à sa table de chevet. Ce jour-là, bizarrement, grand-père n’est pas passé. Il s’est dit qu’il montrerait ce trésor à son aïeul le lendemain. Le soir arriva très vite pour Lita, pressé d’être à demain. Au milieu de la nuit, un son étrange le réveille. Toujours sous ses couvertures, il écouta d’une oreille ce bruit étrange. Le revoilà. Il ressemble à une des notes que les hiragasy2 de grand-père jouent souvent. La note semble se rapprocher de lui de plus en plus. Il sortit de sa couverture. À sa surprise, en face de lui se dresse une petite bête toute maigre avec un accordéon entre ses pattes. “ - Que voilà un instrument étrange pour une si petite bête! s’étonna-t-il. -Vous vous méprenez mon cher petit!


LITTÉRATURE & POÉSIE CONTE, LES JACARANDAS CHANTANTS

On dit que la fleur de jacaranda émet des sons chaque début de mois d’octobre. ”

répliqua le drôle d’insecte. - Oh, la petite bête qui parle! s’exclama-t-il ensuite. - Bien sûr que je parle, répond l’insecte. J’ai toujours su parler voyons ! Écoutez ça ! Et il rejoue la mélodie qui rappelait les hira gasy de grand-père. ” Lita s’est senti transporté, il était léger. Et voilà qu’il s’envole hors de son lit suivant les sautillements d’une petite bête et son petit accordéon. Les deux s’envolèrent par la fenêtre éclairée par une pleine lune. La maison semblait s’agrandir au fur et à mesure qu’ils s’éloignent. Ils virevoltaient dans l’air, sous un ciel étoilé. La brise douce accompagne les mouvements du musicien. Ils descendirent au ras du sol pour saluer les autres créatures. Lita s’était étonné qu’il existe un tel monde. Mais il ne s’était pas étonné du fait qu’il peut les voir et les saluer à son tour. Quelques notes plus tard, la petite bête atterrit, rangea son instrument sous son aile et regarda son nouvel ami qui a un peu du mal à faire son atterrissage. “ - Je m’appelle François, mais mes amis m’appellent Rafrah et vous mon jeune ami? Comment vous appelez-vous? - Je m’appelle Lita, répondit le petit garçon d’un air très enjoué.

Célèbre flutiste et compositeur de musique traditionnel malgache décédé en 2001. 2 Chansons traditionnelles du terroir des Hautes terres malgaches. 1

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LITTÉRATURE & POÉSIE CONTE, LES JACARANDAS CHANTANTS

- Lita, je vous ai emmené ici parce que j’ai besoin de votre aide. Figurez-vous que mon monde est en voie de disparition, et cela à cause des enfants. Lita eut l’air surpris en entendant cela, mais n’osait pas lui couper la parole. - Les enfants ne croient plus en notre musique, reprit Rafrah. - Et que puis-je faire pour vous aider? demande Lita, hésitant. - Je voudrais que vous convainquiez les enfants du village à croire en nous. C’est cette magie qui permet à mon monde d’exister. Depuis longtemps, les enfants ont toujours cru en notre existence. Mais actuellement, la technologie a beaucoup changé les choses,

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les enfants préfèrent écouter de la musique à la radio plutôt que d’écouter la nôtre comme ils le faisaient dans le temps. - Je vais essayer, dit Lita toujours sur un ton hésitant pensant qu’il ne réussirait jamais à faire croire aux autres l’existence de ce monde. Lui qui d’habitude restait seul durant les récréations devait maintenant attirer l’attention des autres pour aider ces pauvres créatures à sauver leur monde. ” Le matin arriva d’un coup de cocorico. Lita s’étire comme d’habitude dans son lit avant de se lever. Soudain il s’arrêta dans son élan. Il regarda autour de lui pensant à ce qui s’est


LITTÉRATURE & POÉSIE CONTE, LES JACARANDAS CHANTANTS

Biographie Andréa Razafindraibe. Aimant écrire depuis bambin en se laissant porter par les douces vagues de l'imagination, écrire fait partie de la vie d'Andrea Razafindraibe depuis toujours. Le pouvoir des mots est si fort qu'en se soumettant à sa force, elle a vogué d'atelier d'écriture en atelier d'écriture, rencontrant des plumes aussi légères et plus rebelles que les siennes. Et puis le temps a passé, une part de ses écrits fait à présent partie d'un recueil de nouvelles, publié dernièrement, aussi merveilleux que troublant.

passé cette nuit. Il regarda la fleur violette sur sa table de chevet, elle était flétrie. Ce qu’il a vécu la nuit dernière n’était peut-être qu’un rêve.

cousin, restaient perplexes. Mais Lita leur proposa de venir avec lui près de l’arbre cette nuit même pour voir de près ce petit monde qu’il a vu.

Ce jour-là, il a prévu d’aller rendre visite à son cousin de l’autre côté de la rivière. Sur le chemin, il entendit une mélodie, encore cette mélodie, la mélodie qui était dans ses rêves. Finalement, cette petite aventure dans les airs ne serait-elle pas la réalité ? Il continue son chemin, tout en ayant le doute sur ce qu’il a vécu la veille.

La nuit tombée, une bande de garçons attendaient près de l’arbre. Lita appela son ami. "Rafrah! Rafrah! s’écria-t-il. Jouez votre musique pour ces garçons!"

Arrivé près du jacaranda, où il a fait sa sieste, la mélodie devint plus forte et plus nuancée. On dirait qu’il y a plusieurs musiciens et plus qu’un seul comme hier. Il leva les yeux vers les fleurs, et les mélodies semblaient venir de celles-ci. Puis, Lita sourit à l’arbre. Il sait maintenant que l’histoire de cette nuit était réelle et qu’il devait faire quelque chose pour aider son nouvel ami. Il courut alors chez son cousin et lui raconta son aventure. Le cousin, saisi d’enthousiasme, emmena Lita auprès de ses camarades qui jouaient près de la rivière. Il a ensuite expliqué aux garçons ce que Lita a vécu. Ces garçons, contrairement à son

Rien ne se passa. Les garçons commencèrent à se moquer de Lita. Heureusement que son cousin était là pour rétorquer aux plaisanteries. Lita rappela Rafrah. Toujours rien. Les garçons décidèrent alors de rentrer chez eux. Mais Lita et son cousin restèrent là en regardant l’arbre et en espérant voir quelque chose. "Tu sais Lita, je sais que tu n’es pas un menteur, réconforta son cousin.Je crois en ton histoire moi." À ces mots, un son provint du jacaranda. Les yeux de Lita et de son cousin s’écarquillèrent. "Hé! Revenez ! cria son cousin. Il se passe quelque chose! J’ai entendu quelque chose." Les garçons se regardèrent puis coururent vers les deux cousins qui sont restés. Un timide son d’accordéon s’échappa d’une des fleurs. Les garçons s’émerveillèrent. Ils n’osaient faire du bruit de peur de ne plus entendre le

son. Ils s’interpellèrent de joie en silence ne laissant entendre que le son de la nuit orné par quelques notes. De son côté, Rafrah incita les autres à suivre son rythme. Une merveilleuse harmonie sortit alors de chaque fleur pour épater ces garçons. Et les garçons dansèrent sur cette musique familière et les petites bêtes jouèrent pour amuser ces garçons. Et depuis, les enfants sortaient durant les pleines lunes d’octobre avant la rentrée scolaire, dansant sur les mélodies du jacaranda sur les paroles du "diavolan-ko lava, kilalao mbola ho ela". Angano, Angano ! Arira, Arira !

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LITTÉRATURE & POÉSIE NOUVELLE : RÊVÉE OU IMAGINÉE

Nouvelle

Rêvée ou Imaginée par Soamiely Andriamananjara traduit du malgache par Mialy Ravelomanana

Illustrations. Catmouse James

Un petit jardin agréable se situe au nord, en aval du Ministère où je travaille. Des arbres ombrageux s’y offrent en refuge contre le soleil au zénith. Quelques bancs de pierre y attendent le fonctionnaire en quête de repos et de tranquillité. Assez étonnamment, mon ami Ramoramiakatra est un des rares à fréquenter le jardin à midi. C’est sans doute parce que le jardin est assez petit et les fonctionnaires préfèrent se diriger en groupe vers les nombreuses gargotes et stands à l’air libre qui entourent le quartier administratif d’Anosy. Ramoramiakatra, par contre, visite le jardin assidûment. Chaque jour on peut le voir sur son banc durant l’heure du déjeuner, entre midi et demi et deux heures et demie. Il est féru de lecture et ne rate aucune occasion de sortir un livre de son cartable et de s’y immerger. Les livres sont ses amis. Il s’en

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nourrit. Il a une collection très complète de livres malgaches. D’ailleurs, c’est grâce aux livres que nous nous sommes connus et que nous sommes devenus amis. Nous apprécions tous les deux la littérature en général et nous passionnons spécialement pour la littérature malgache.

trapue, au visage rond, à l’âge assez avancé, mais dont la beauté passée restait évidente encore. Son comportement laissait voir un esprit intelligent et rapide. Il y eut un échange de regards, puis de salutations, et finalement ils commencèrent le badinage qui traditionnellement précède les conversations sérieuses.

Ramoramiakatra a 29 ans et il est en charge de la communication au Ministère. C’est un homme simple et sans prétentions, avare de mots –  presque timide. Il est effacé, ce n’est pas un homme à exagération, ou comme on dit chez nous, un homme qui trouve du sable dans les rizières même en période sèche. J’ai toutes les raisons de le croire sain de corps et d’esprit, aucune raison de ne pas croire cette histoire qu’il m’a racontée.

"Qu’est-ce qui vous fascine donc autant, mon fils?" demanda-t-elle sur un ton taquin. La question fut suivie d’un sourire. Ramoramiakatra crut qu’elle parlait seulement pour parler, sans attacher d’importance à sa réponse. La plupart des gens se comportent ainsi. Il lui montra le petit livre bleu tout vieux qu’il tenait entre les mains.

Un mardi, une femme drapée de lamba vint s’asseoir sur un banc près de Ramoramiakatra. C’était une femme de petite taille et

“ - Je lis, Madame! - Mais je vois très bien que vous lisez! Mais quelle œuvre lisez-vous donc avec autant de passion, si je puis demander?


LITTÉRATURE & POÉSIE NOUVELLE : RÊVÉE OU IMAGINÉE

- Un livre malgache assez vieux. On le trouve rarement maintenant, alors je ne sais pas si vous le connaissez. Le titre est Voromby et il a été écrit par Randriamiadanarivo. » - Ah oui? » dit la femme. C’est très bien de lire, surtout des ouvrages comme celui-là qui porte sur l’histoire de notre patrie. Il faut poursuivre ! Je vous laisse donc à votre lecture et ne vous dérangerai plus! ” Ramoramiakatra sourit et retourna à son livre. Il releva la tête seulement lorsque l’heure de retourner à son bureau arriva. La femme avait disparu. Le lendemain, alors qu’il avait pris place sur son banc favori et allait se consacrer à sa lecture, la femme fit son entrée dans le jardin, de son pas élégant mais vif, et s’assit de nouveau pas très loin de Ramoramiakatra. “ - Bonjour, Madame ! salua mon ami poliment. - Bonjour! Alors sommes-nous encore plongés dans Voromby de Randriamiadanarivo ? - J’ai fini ce livre-là hier ! J’en lis un autre maintenant. dit Ramoramiakatra, en montrant le livre à la couverture multicolore qu’il avait à la main. Vol à vif par Johary Ravaloson. - Je crois que j’ai entendu parler de ce Ravaloson, mais je ne l’ai pas encore lu. Alors, est-ce un bon livre? » - C’est un livre qui vient de sortir. Ça parle de dahalos. Ça me paraît très bien jusqu’ici ! Ravaloson est déjà un écrivain reconnu, c’est une étoile montante. Il a une très belle plume. - C’est excitant de voir des jeunes auteurs,

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LITTÉRATURE & POÉSIE NOUVELLE : RÊVÉE OU IMAGINÉE

dit la femme. Il ne semble plus y en avoir beaucoup maintenant, sauf si je me trompe. Bonne lecture, alors ! - Merci, Madame. Bonne journée à vous aussi. Ramoramiakatra se remit à lire. ” Les jours suivants se passèrent de la même manière. Une fois Ramoramiakatra assis, la femme apparaissait dans le jardin. Ils badinaient à propos de rien, puis du livre du jour, puis de la littérature en général. Les auteurs discutés allaient d’Andriamalala, Andry Andraina, Ratsifandrihamanana, à Jaomanoro, Rakotoson, Raharimanana, et Naivo. Ils parlèrent des problèmes d’édition à Madagascar et des difficultés à écouler des livres en langue malgache. "Le public n’a plus l’habitude de lire en malgache, parce qu’il y a peu de livres disponibles", dit la femme, un jour. "Les auteurs et les éditeurs pensent qu’il y a peu d’appétit pour les livres en malgache et préfèrent écrire ou produire en langue étrangère." "La langue malgache se meurt-elle donc lentement ?" interjecta Ramoramiakatra. "Peu d’auteurs et peu de lecteurs." Des échanges simples mais profonds prenaient place entre eux. Au fil des jours, ils s’habituèrent à leurs rendez-vous et firent graduellement connaissance. Mon ami attendait maintenant avec impatience ses rencontres avec la femme. Au fil de leurs conversations, Ramoramiakatra apprit des détails sur la femme. Elle s’appelait Odette Rabemila. Elle travaillait à la Biblio42 I

thèque Generale en tant qu’archiviste, pas loin de son Ministère. Elle partageait avec lui un amour pour la culture et la littérature malgaches. Un lundi, elle n’apparut pas au jardin, contrairement à ses habitudes. Ramoramiakatra s’en étonna. Il fut déçu, car il ne se tenait plus de lui montrer un ouvrage de Randza Zanamihoatra qu’il venait d’acheter à un bouquiniste d’Ambohijatovo. Mais il n’accorda pas plus d’importance à cette absence et s’immergea dans son livre. Le lendemain, Ramatoa Rabemila visita de nouveau le jardin. Mon ami la sentait tendue, aux aguets, sous le poids d’une inquiétude lancinante. “ -Q uelque chose de bizarre m’est arrivé hier, dit-elle immédiatement après s’être assise. Je n’ose le dire à personne, j’ai peur qu’on me prenne pour une folle. - Que s’est-il donc passé? demanda Ramoramiakatra, en posant son livre. Qui vous prendrait pour une folle ? - C’est quelque chose d’incroyable, mon fils ! Tu me riras au nez lorsque je te raconterai ce qui est arrivé hier. - Je suis tout oreilles! Mon ami lui fit un sourire encourageant. - Je te le raconterai seulement si tu me promets que tu ne riras pas, tu ne jugeras pas, tu ne diras pas que je suis folle. - Mais racontez-moi donc ! - Ne ris pas, hein! Hier, Rabearivelo est venu me rendre visite au bureau, dit-elle, puis elle s’interrompit pour guetter la réaction de Ramoramiakatra. - Qui est donc ce Rabearivelo ?, demanda ce dernier, sans comprendre.


LITTÉRATURE & POÉSIE NOUVELLE : RÊVÉE OU IMAGINÉE

- RabeariveloRabearivelo, mon fils, tu ne me la joues pas ! - Je ne comprends pas ! Qui est venu à votre bureau? - Rabearivelo, le poète et l’écrivain eh ! - Jean-Joseph Rabearivelo est le seul poète et écrivain que je connaisse. - C’est lui-même qui est venu me rendre visite au bureau! Avec ses cheveux décoiffés et son sourire doux. Ramatoa Rabemila dit ceci le plus sérieusement du monde, le regard fixé sur le visage de Ramoramiakatra. Celui-ci s’étrangla. Peutêtre de surprise ou de rires, on ne sait. - Si je ne me trompe, Rabearivelo s’est suicidé il y a très longtemps ! s’exclama-t-il, perplexe. - En 1939, je crois. - 1937. C’est ce que je croyais aussi, mais je te dis qu’en vérité, je l’ai vu hier, en chair et en os, comme je te vois là, maintenant. - Et que vous a-t-il dit ? Qu’est-ce qu’il a fait ? - Il cherchait un livre : un Dictionnaire des Auteurs et des Ouvrages Malgaches. Il s’est mis en colère quand je lui ai dit que ce livrelà n’existait pas ! - Et après ? Ramoramiakatra faisait un effort immense pour suivre le cours de cette histoire incroyable, mais il avait bien du mal. - Et puis il m’a demandé si personne n’avait fait une anthologie des œuvres de fiction à Madagascar. J’ai répondu que si, et je lui ai montré les anthologies des œuvres en langue française. Mais il a insisté pour celles en langue malgache. - Ah bon, il y en a ? demanda mon ami, tentant une digression. - Je lui ai montré les “Takelaka Notsongaina” de Siméon Rajaona. Là, il a fait un I 43


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Biographie Catmouse James. De son vrai nom Dinah Rajemison, l’artiste Catmouse James a toujours voulu être astronaute et/ou dessinatrice de bandes dessinées. Ayant constamment la tête dans les étoiles, Catmouse James a d’abord suivi un cursus classique, elle a un master en marketing et stratégie, avant de se lancer dans le grand bain en devenant illustratrice freelance. Elle a été sélectionnée pour faire partie de l’équipe de "Ho Avy An-Tsary", aux côtés d’autres talents affirmés. Elle a contribué à l’album collectif "Ho avy an-tsary, un avenir dessiné"

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LITTÉRATURE & POÉSIE NOUVELLE : RÊVÉE OU IMAGINÉE

petit sourire. Puis il a demandé si personne d’autre n’avait rien écrit plus récemment, parce que tous les textes choisis dans cette anthologie étaient vieux et écrits avant l’Indépendence. Il a demandé si les Malgaches n’écrivaient plus de nos jours. Voilà ce que Rabearivelo m’a demandé. - Vraiment ! Je n’aurais jamais cru ça ! Ramoramiakatra ne se retint plus de rire. Cette histoire était vraiment trop étrange. Il éclata de rire, en dépit de tous ses efforts pour rester calme et sérieux. - Et voilà : tu te moques de moi. Je vois que tu ne me crois pas du tout, que tu penses que j’ai le cerveau à l’envers. - Non, vous n’avez pas perdu la raison ! ” Soudainement mon ami regretta son comportement. Il eut pitié de la dame. "Je crois que ceci s’est passé dans votre imagination. Vous croyez que c’est vraiment réel. Croyezvous vraiment que j’allais avaler cette histoire à dormir debout?" RamatoaRabemila perdit son calme en entendant cette réponse. Ses yeux s’emplirent de larmes, ses lèvres se mirent à trembler. Elle se leva et quitta le jardin. En colère. Sans dire au revoir. Furieuse. Le lendemain à midi, elle ne revint pas au jardin. Idem le jour suivant. Idem la semaine suivante. Deux semaines plus tard, Ramatoa Rabemila n’avait toujours pas fait d’apparition. Mon ami s’inquiéta et se demanda si sa réaction avait dépassé les bornes. Lorsque vendredi arriva, il décida d’aller voir son amie à son bureau pour s’excuser de ses actions et exprimer ses regrets. Il avait prépa46 I

ré un petit discours percutant afin de ne pas se retrouver à court de mots devant Ramatoa Rabemila. Il s’était même muni d’un paquet de chocolat en guise de cadeau. La Bibliothèque Generale était très proche du Ministère. Juste avant midi, il approcha l’immeuble impressionnant qui abritait la plus grande bibliothèque de Madagascar. Il se présenta à la réception. Un jeune homme y était disponible pour assister les visiteurs et les chercheurs. “ - J’aimerais parler à Madame Rabemila, s’il vous plaît. - Madame qui? demanda le jeune homme à l’attitude souriante et serviable. - Rabemila, au bureau des Recherches. - Je suis désolé, Monsieur, mais il n’y a personne à ce nom ici. Peut-être utilise-t-elle un autre nom professionnellement ? - Odette Rabemila est son nom. Elle est assez âgée. Elle est élégante et porte le lamba. - Attendez alors. Je vais chercher mon supérieur. ” Après quelque temps, il revint avec une femme habillée à l’occidentale, d’un certain âge. Elle le salua chaleureusement. “ - Est-ce vous qui cherchez Odette Rabemila ? Ne savez-vous pas qu’elle est décédée ? - Comment ça décédée ? Sa surprise fut immense. L’amertume emplit sa bouche. "Mais je l’ai vue il y a trois semaines seulement !" - Parlez-vous de quelqu’un d’autre ? La Directrice de la Bibliothèque Generale eut l’air étonnée. "L’Odette Rabemila dont je parle est morte, il y a très longtemps. Au moins vingt ans!"


LITTÉRATURE & POÉSIE NOUVELLE : RÊVÉE OU IMAGINÉE

- Est-ce vrai ? Ramoramiakatra ne sut que dire. - Mais oui! C’est elle qui a contribué à la création de cette bibliothèque. Elle a été pionnière dans la collection et l’édition des ouvrages malgaches que nous avons ici. Le monde des livres à Madagascar lui doit beaucoup. Malheureusement peu de gens sont au courant de sa contribution. Les gens ne sont plus très livres de nos jours! ” "…" Ramoramiakatra était à court de mots. Mais qui était donc cette femme qui lui avait parlé tous les jours dans le jardin public? Il restait pensif. Avait-il imaginé des choses ou perdu la raison, quelle explication pouvait-il trouver ? “ - En tout cas, son portrait est là-bas, suspendu au mur à l’est du building, si ça vous intéresse.” "…" Mon ami se planta devant le portrait. C’était vraiment Ramatoa Rabemila, son interlocutrice quotidienne au jardin du Ministère. La tête lui tourna. - Vous allez bien, Monsieur ? - Ca va bien! répondit mon ami, encore sonné. "Je suis désolé de vous avoir dérangé, mais je crois que je suis à la recherche de quelqu’un d’autre. Merci de votre aide." - "…" - Un instant! dit-il après un moment. “Puis-je emprunter votre copie de Takelaka Notsongaina?” ”

"J’aimerais te raconter quelque chose de bizarre qui m’est arrivé," me dit-il. Dès sa sortie de la Bibliothèque Générale, il courut me voir à mon bureau. "C’est une histoire sérieuse et non une blague". J’admets que j’ai éclaté de rire et que je n’ai pas cru à son histoire mirabolante. Mais comme je vous ai dit plus haut, il n’y a pas de raison pour ne pas le croire. Quelle motivation aurait-il pour inventer une histoire pareille? "Sois donc sérieux! Tu es sûr que tu n’as pas bu ou fumé quelque chose aujourd’hui ?" lui demandais-je en riant d’un rire dément. Et c’est à ce moment même que ma Directrice passa devant la porte de mon bureau. Elle passa la tête à l’intérieur, étonnée de me voir rire aux éclats. "Qu’est-ce qui vous fait donc rire tout seul ?"demanda-t-elle avec un sourire accompagné d’un regard plein de remontrances. Elle n’attendit pas la réponse et repartit tout de suite. Je regardais autour de moi et réalisais que j’étais tout seul dans mon bureau  —  comme tous les jours durant le déjeuner. Le livre déplié devant moi n’était autre que le Takelaka Notsongaina. Il était ouvert à la page 57: Irene Ralima, une nouvelle de Rabearivelo. C’était ma lecture du jour

Voilà en gros, chers lecteurs, l’histoire que mon ami me raconta.

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LITTÉRATURE & POÉSIE NOUVELLE : FAÏZA

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LITTÉRATURE & POÉSIE NOUVELLE : FAÏZA

Nouvelle

Faïza

par Emmanuel Genvrin

Illustrations. Luko

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LITTÉRATURE & POÉSIE NOUVELLE : FAÏZA

Le Land Rover s’engagea sur la piste ensablée du Trou du Prophète. Faïza reconnut la terrasse désormais couverte d’un toit de tôles tandis que, de l’autre côté de la baie, se dressait le Galawa, un hôtel pour touristes. "Installe-toi avec ta gamine, le patron va vous rejoindre", dit le soldat de la GP1. Faïza trouva l’intérieur changé, avec les murs repeints et des rideaux. Le grand lit était toujours là, avec sa moustiquaire. Bibi, une petite métisse aux yeux clairs, posa son cartable sur la table, sortit un cahier et des crayons et commença à dessiner. Faïza étouffait dans son costume de secrétaire. On était venu la chercher, toutes affaires cessantes, à la concession Peugeot de Moroni. Elle quitta ses escarpins et se déshabilla. Sur une étagère, elle trouva un lamba2 dûment repassé. Elle le noua sur sa poitrine, sortit sur la terrasse et interpella le militaire qui fumait une cigarette à l’ombre d’un eucalyptus. “ - Il vient quand, ton patron ? - J’en sais rien, quand il pourra. - Qu’est-ce que je fais en attendant ? - Ce que tu veux, fais comme chez toi. - Je peux me baigner ? - D’accord mais ne t’éloigne pas. Le GP tira sur sa cigarette. Faïza se tourna vers Bibi. - Tu as chaud ? tu veux aller dans la mer ? Parfois une voisine menait l’enfant à la plage d’Itsandra. - Je ne sais pas nager, répondit-elle. - Moi non plus, on restera au bord. - Je n’ai pas de maillot. - Mets-toi en culotte. ” Bibi ne se fit pas prier. Toute activité avec sa mère était la bienvenue. Faïza retrouva 50 I

le sentier de la petite plage. Le soleil tapait dur, la mer était chaude. Elle prit Bibi dans ses bras et s’accroupit dans l’eau. Elles batifolèrent, s’éclaboussèrent et barbotèrent un moment à avant de sortir. Sous son arbre, le militaire dévorait des yeux le corps de Faïza, transparent sous le lamba. "Toi, regarde ailleurs, c’est pas pour toi !" Bibi, pendue au cou de sa mère répliqua en riant : "C’est pas pour toi, c’est ma maman !" Parvenue à la terrasse, Faïza eut du mal à désunir Bibi littéralement collée à sa poitrine. "Bon c’est fini maintenant, tu es trop lourde." L’enfant se détacha et, le visage grave, retrouva son cahier et ses crayons. Le jour tombait, le soldat était parti au village chercher à manger, de gros nuages s’accumulaient sur la mer. Vêtue d’un teeshirt du colonel, Faïza fumait une cigarette sur la terrasse quand apparut, au bout du chemin, une 604 bleue. Un homme en descendit. Saïd Mustapha Mahdjoub – le mercenaire Bob Denard s’était converti à l’islam – était en complet veston et coiffé du kofia, le petit couvre-chef blanc des musulmans. Il avait le dos voûté, le visage glabre, les traits tirés et boitait plus que d’habitude. Faïza l’aida à gravir les marches et à s’assoir. Il alluma une cigarette. "Va chercher le Gin dans le placard." Faïza entra dans la case, trouva la bouteille et Bibi, qui observait la scène au travers des nacos3, lui tendit un verre. Le colonel but une rasade avant de s’exprimer, d’un trait, le regard fixé

Garde Présidentielle comorienne. Pièce de coton imprimé malgache. 3 Fenêtre composée d’un châssis et de lames de verre facilitant l’aération, en usage dans les pays tropicaux. 1 2


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LITTÉRATURE & POÉSIE NOUVELLE : FAÏZA

sur la mer : "À la mosquée, j’ai fait la fatiah4, et il n’y avait qu’un cadi pour me déclarer innocent du meurtre d’Abdallah… Les autres sont des lâches. Après tout ce que j’ai fait pour eux… Il y a un nouveau président maintenant… La France se débarrasse de moi… Ici je ne peux plus assurer votre sécurité. Demain vous prendrez un avion pour Mayotte avec Bibi. Vous irez à cette adresse. Il sortit avec difficultés un papier de sa poche qu’il tendit à Faïza.

s’approcha et grimpa sur les genoux de son père. Les os de l’homme lui faisaient mal aux fesses. En plus, il sentait l’alcool et le tabac.

“ - Là-bas, ils t’aideront. - Tu as faim ? le GP est parti au ravitaillement. - Non, reverse-moi du Gin. Faïza remplit le verre puis s’assit à ses côtés. Elle lui saisit la main et la serra. - Reste ici cette nuit. Tu te reposeras et on fera l’amour. ”

Puis le colonel la reposa sur le sol, consulta sa montre et se leva. Il repoussa Faïza qui voulut l’aider et descendit les marches en trainant la jambe. Au moment d’atteindre la voiture, il croisa le GP et son sac de victuailles. Le soldat se mit au garde à vous. Bob lui parla à voix basse et lui confia une épaisse enveloppe. Puis il se retourna une dernière fois, haussa les épaules, monta dans sa 604 et démarra. La voiture disparut au bout du chemin quand tombèrent les premières gouttes de l’averse, lourdes et chaudes, qui claquèrent sur le toit de tôle. Le GP s’abrita dans la case et déposa sur la table le repas du soir : riz et poisson frit. Il avait l’œil mauvais, semblait ivre et défoncé au bangé5. En s’asseyant, il posa un regard indécent sur Faïza. « Sors, va bouffer dehors », cracha-t-elle furieuse. Le soldat eut un rictus, se leva sans se presser et palpa insolemment

L’homme se tourna vers le beau visage. Il aurait bien voulu rester. Après dix ans Faïza était toujours une d’une incroyable beauté. Bob s’y connaissait en femmes car, en plus de s’être marié trois fois, il avait entretenu un nombre incalculable de maîtresses. Somalienne ? Nilote ? Yéménite ? La corne de l’Afrique s’était invitée toute entière dans le corps de cette fille à la peau noire et soyeuse, aux attaches fines et à la cambrure vénusienne. “ - Je dois repartir, j’ai mille choses à régler. - Ta femme, Mai-Sara ? - Elle aussi doit fuir. Appelle Bibi, que je lui fasse mes adieux. ” La gamine qui écoutait derrière la porte 52 I

“ - Travaille à l’école, parle français et obéis à ta mère, murmura-t-il à l’oreille de Bibi… Tu es belle comme elle, essaie de ne pas avoir le même caractère. - Pourquoi n’es-tu pas marié avec maman ? - Ce sont des histoires de grandes personnes. ”

n comorien : cérémonie où un cadi valide par E une fatwa la confession d’un fidèle. Bob Denard était accusé d’avoir assassiné le 26 novembre 1989 son protecteur, le président Abdallah des Comores. Pour le déloger, la France lançait le 15 décembre, l’opération Oside, depuis Djibouti, Mayotte et La Réunion. 5 En comorien : cannabis local. 6 En comorien : expression méprisante pour les militaires qui ne font que "manger et dormir". 4

se braguette en sortant. "Néléilalé6, fainéant !" murmura-t-elle. Faïza se barricada dans la chambre avec Bibi et ne ferma pas l’œil de la nuit. L’homme rodait : d’un coup de pied il aurait pu défoncer la porte, battre et violer la jeune femme. Trop saoul le soldat grogna, pesta, pleurnicha, supplia Faïza de lui faire l’amour et de lui accorder le mariage. Comme elle ne répondait pas, il lança des grossièretés et, abandonnant la partie, s’en aller ronfler sur la terrasse. Au matin, Faïza jeta un œil dehors : le GP gisait inanimé sur le carrelage. Elle dénicha du Nescafé et fit bouillir de l’eau. Il restait du riz de la veille qu’elle servit à Bibi en guise de petit déjeuner. Puis les deux attendirent, propres et habillées, que le soldat se réveille. L’homme finit par se présenter. “ - On y va ? - Lave-toi d’abord, tu pues. Bibi surenchérit. - Tu sens mauvais, monsieur. » ” Le type lança un regard haineux à la gamine et s’en alla se débarbouiller à la citerne. Quand il revint, la case était fermée et les deux passagères étaient assises dans le Land Rover. Le GP démarra et prit la route d’Habaya. A hauteur de l’aéroport, une foule d’employés et de voyageurs se pressait devant le portail fermé et certains grimpaient au grillage pour assister au spectacle des navires de guerre croisant au large. Radio cocotier disait depuis plusieurs jours que la France, en accord avec l’Afrique du Sud, retirait son soutien au régime et envoyait des troupes pour chasser les mercenaires. On entendit le bourdonnement de gros insectes qui approchaient de la côte.


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Aussitôt les Puma, imposants hélicoptères de de l’armée française, déversèrent leurs commandos sur la piste. Les soldats postés sur les toits avec des mitraillettes et des RPG s’abstinrent de tirer et levèrent les bras. D’autres s’enfuirent. Dans le Land Rover, le GP était nerveux et ses doigts tapotaient le volant : “ - L es vols commerciaux sont annulés, les Français débarquent, qu’est-ce qu’on fait ? - On va à Mayotte par la mer. Démarre. En chemin, Faïza expliqua son plan : - On passe d’abord chez moi puis on file dans le sud prendre un bateau. - C’est risqué. - Tu t’habilleras en civil et on changera de voiture. ” À ce moment un énorme Puma les survola en direction de la capitale. Puis ils se turent car ils étaient en vue du palais de Beit-Salam. C’était là que le chef de l’Etat n’avait pas voulu reconduire le contrat des mercenaires et avait été abattu lors d’un vrai-faux assaut du palais. Un commando parti à Anjouan exécuter un officier de gendarmerie avait fait choux blanc, des témoins du coup d’Etat avaient été liquidés, une maîtresse du président avait été "suicidée". Le sol s’était dérobé sous les pieds du sultan blanc. On voyait des soldats fébriles, des civils affairés, des véhicules de ministres et d’ambassadeurs garés n’importe où. Au passage le GP salua ses collègues et accéléra. Arrivés à quartier Sahara, Faïza enfila un jean et des baskets et fit ses adieux à Soulé, la petite bonne. “ - Où étiez-vous ? Dit la servante, je me faisais du mauvais sang. J’ai prié Allah.

- On ne peut pas rester, Saïd Mahdjoub commande qu’on aille à Mayotte. Ça ne me déplaît pas de quitter ce fichu pays. Tu rends l’appartement aux proprios, j’emporte quelques affaires et je te donne le reste. Faïza se tourna vers le GP. - Toi, comment tu t’appelles ? - Farid. - Farid, donne-lui de l’argent. Le GP ne broncha pas. - Le colonel t’a donné une enveloppe, non ? En grognant le GP s’exécuta. Faïza s’empara d’un paquet de billets et le tendit à Soulé. - Cours lui chercher des vêtements civils. Soulé sortit dans la rue. Un attroupement s’était formé autour du véhicule kaki. On entendait des "Mercenaires dehors, Denard assassin !" et certains lançaient des regards hostiles en direction de l’appartement. Au travers des rideaux, Faïza vit Soulé disparaître au coin de la rue. - A son retour, tu t’habilles et on prend un taxi. - Pas question, le colonel l’a interdit. -   Alors on ira à la concession Peugeot emprunter une voiture. ” Farid ne répondit pas. Il suait à grosses gouttes. Soulé revint avec des effets masculins. Le GP se changea tandis que Faïza remplissait un baluchon. Avant de sortir, l’homme y glissa son arme et ses munitions. "T’es costaud, à toi de porter les affaires," dit-elle sèchement. Alors le soldat chargea le ballot sur ses épaules tandis que Soulé faisait ses adieux à Bibi : "Tu n’as pas toujours été gentille mais je te pardonne", dit-elle en pleurs. Ils descendirent discrètement les escaliers et s’échappèrent tandis que les badauds étaient occupés à désosser le Land Rover. Il y avait peu de monde dans les rues, les commerces et les administrations du centre-

ville étaient fermés. Le petit groupe traversa la médina et s’engagea dans des petits chemins pour éviter le port, les Puma et les commandos parachutistes. La concession était fermée. Le GP força la porte et Faïza récupéra des clés dans le tiroir de son bureau. Avant de partir, elle voulut téléphoner à un ami coopérant, Lionel. A peine la connexion était-elle établie que le GP arracha les fils du téléphone : "Le patron ne veut pas que tu lui parles. Ce Mzungu est un espion de l’ambassade, un communiste, il va nous dénoncer." Le colonel était jaloux. Au garage ils choisirent une 205 qui démarra au quart de tour puis ils s’engagèrent en direction du sud. Faïza ne décolérait pas et ils ne se parlèrent pas de tout le trajet. Bibi était assise à l’arrière et berçait sa poupée. Elle rayonnait car depuis vingt-quatre heures sa maman la nourrissait, dormait dans le même lit et partageait avec elle des bains de mer. Bibi vivait une aventure excitante au milieu de jeeps, de soldats et d’hélicoptères. Elle dévorait des yeux la nature exubérante de l’île : arbres gigantesques, palmes, bananiers et plantes à parfum. Elle découvrait des villages où quantité de maisons étaient en chantier7, où des grappes d’enfants s’égayaient dans les rues et où les vieux en robes traditionnelles palabraient sur des bancs publics. La population ne semblait pas préoccupée des événements de la capitale. Plus loin la forêt se transforma en une savane sombre et désolée, c’étaient les laves du volcan Karthala qui, en 1977 – année de l’arrivée de Faïza aux Comores – avaient englouti un hameau et ses

Aux Comores, un père doit construire des maisons pour chacune de ses filles en vue du mariage.

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plantations. Faïza observait Farid. Il était bel homme, grand et musclé : ses vêtements civils étaient trop étroits et le boudinaient. Elle rit. Bah, c’était un rustre, un exécutant sans cervelle, juste bon à obéir à ses chefs. Mais il avait l’argent ! Elle calcula que la somme était importante car elle aurait dû prendre l’avion avec Bibi et celui-ci, réservé aux notables et aux Blancs, était hors de prix. Le GP allait-il profiter de la situation pour les dépouiller et s’enfuir ? Le salopard était capable de se débarrasser d’elles sans laisser de traces. Un instant elle croisa le regard inquiétant du GP. Ils parvinrent à Chindini en milieu d’après-midi. Un grand baobab se dressait devant une esplanade de terre battue avec au fond quelques bâtiments gris et, audelà, la plage avec des galawas, pirogues à balancier et des japawas, barques en fibre de verre, oranges et bleues de la coopération japonaise. Farid stoppa la 205 et ne bougea pas de son siège. “ - Va voir s’il y a des passages pour Mayotte, dit Faïza. - Va toi-même. Ils se méfieront moins si c’est une femme. Faïza hésita puis sortit de la voiture. Elle se pencha à la fenêtre : - Bibi, tu restes avec le monsieur, je reviens. ” Dieu sait pourquoi, elle n’imaginait pas qu’il fiche le camp avec sa fille. Aussi bien pouvaitil l’abandonner au bord du chemin ! Faïza marcha jusqu’au rivage : La mer était grise et moutonnait, les rochers étaient noirs, le sable était blanc, la plage était couverte de coques de bateaux et de déchets plastiques. Sur la gauche, il y avait une digue en pierres

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qui protégeait les cases du village, groupées autour d’un minaret. Elle interrogea les pêcheurs : aucun "commandant8" n’allait à Anjouan et encore moins à Mayotte. On naviguait à vue et la seule destination était Mohéli dont on distinguait la côte par temps clair. Va pour Mohéli ! Faïza trouva un pêcheur qui appareillerait le lendemain. En revenant, elle vit que Bibi gambadait sur l’esplanade et que le baluchon gisait sur le sol. Grâce à Dieu, la 205 était toujours là. Faïza informa le GP à travers la portière. Il écoutait d’une oreille distraite alors elle se glissa sur le siège passager : “ - Donne l’argent pour payer le commandant. Le GP tourna la tête. - Non. - Donne de quoi payer la traversée. - Quand est-ce qu’il part ? - Demain, s’il a suffisamment de passagers. Le gars sourit. -Q ue faire en attendant ? Il posa sa main sur la cuisse de Faïza. Tu es trop belle, je t’offre le mariage. - Le Grand ? Il persifla : - Ah ah, le Petit, avec le wastrarabu9. Je dois goûter la marchandise avant. T’es qu’une Sabéna10, une Malgache, une pute bouffeuse de cochon. - Salaud. Il la braqua avec son pistolet. -M aintenant, si tu tiens à ton fric, descends de la voiture.

En comorien : capitaine de bateau. En comorien : Avoir une relation sexuelle avant le mariage. 10 Comoriens rescapés du massacre de Majunga en 1977. Leur nom vient de la compagnie aérienne belge qui les a rapatriés. 8 9


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- Denard te retrouvera et te tuera. - Lui, il est fichu. - Toi aussi. - J e me cacherai au village et je désosserai la voiture. - Donne l’argent. -O n va faire un tour et si tu me satisfais, je paye. - Donne d’abord. Farid hésita. La femme était excitante, il sortit quelques billets de l’enveloppe. - C’est tout ? -L e solde service fait, ricana-t-il. Viens, on va là-bas. ” Il montra la campagne de l’autre côté de la route, des buissons dans un terrain vague. Piégée, Faïza avait le cœur qui battait à cent à l’heure. Elle se retint de se jeter sur lui, de lui voler son arme et de lui coller une balle dans la tête. Trop tard, il contournait la 205 et lui faisait signe de sortir. Comme elle ne bougeait pas, il ouvrit brutalement la portière, saisit Faïza par le bras et lui pressa son arme dans les reins. Elle eut le temps de crier à sa fille : "Reste là, je pars un instant avec le monsieur, garde les affaires. " La petite, terrorisée, les vit s’éloigner et courut se cacher dans la voiture. Dans les buissons le GP arracha le chiromani11 de Faïza et lui ordonna de se dénuder. La jeune femme, hagarde, ôta son jean et ses baskets. "Plus vite, ou tu vas voir !" Il exigea de reluquer sa poitrine : elle ouvrit son corsage en tremblant. Excité, Farid se dit qu’il ferait bien de la violer tout de suite car elle commençait à balancer sa tête de droite à gauche et à murmurer des propos incohérents. Il la pénétra à sec. Faïza poussa un hurlement et plongea dans une sorte de

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transe. Paniqué, Farid saisit son pistolet et lui asséna un coup de crosse. Faïza râla et tomba inanimée. Il retira son sexe en feu et récupéra les billets. "Tu ne vaux rien comme soussou12", grommela-t-il. Puis il s’en retourna mécontent à l’esplanade. Il flanqua en passant un coup de pied dans le baluchon et éjecta Bibi de la voiture. "Va t’occuper de ta mère, là-bas. " Il démarra la 205 dans un nuage de poussière et disparut. Bibi courut dans les buissons et trouva Faïza dénudée, cheveux épars, le front tuméfié et les cuisses entortillées dans le chiromani ensanglanté. Elle l’aida à s’essuyer le sexe, à réajuster ses sous-vêtements et à renfiler son jean et ses baskets. Clopin-clopant les deux rejoignirent l’esplanade où un attroupement s’était formé. Des femmes aidèrent Faïza à se trainer jusqu’au snack où des hommes lui offrirent une limonade. Elle se tourna vers Bibi : "Va chercher le ballot, mes économies sont dedans." Quand la gamine revint, elle trouva sa mère expliquant aux badauds que le conducteur de la 205 était un homme riche qui lui avait promis l’Anda — le Grand Mariage — à Mayotte, mais qu’il l’avait battue et dépouillée avant de disparaître. Avait-elle de la famille à Grande Comore ? Elle déclara qu’elle n’était qu’une pauvre réfugiée Sabéna dont les parents avaient été tués à Majunga et, désignant Bibi, que son unique sœur, décédée, lui avait laissé sa fille : "Regardez-la, elle est presque blanche, ma sœur était mariée à un Mzungu13 et ils sont

Voile traditionnel comorien. En comorien : prostituée. 13 En comorien : Blanc, étranger. Au pluriel, wazungu. 11 12

morts dans un accident de voiture". Bibi, estomaquée, resta sans voix tandis que les femmes la plaignaient, l’embrassaient, caressaient sa peau, lui pinçaient le nez et passaient des doigts dans ses cheveux lisses. Faïza proposa d’appeler au secours un prétendu ami de son beau-frère qui travaillait à l’ambassade de France. On la crut, on la mena à motocyclette chez le cadi qui la laissa prendre une douche et téléphoner à Lionel. Le garçon décrocha aussitôt. Il était inquiet après le coup de fil avorté du matin et promit de les rejoindre à Chindini. Faïza lui enjoignit d’emporter de l’argent car — le conducteur de mobylette écoutait — son "mari" les avait volées et abandonnées, elle et "la nièce". Les cours de l’École Nationale où enseignait Lionel étaient suspendus, les magasins baissaient leurs rideaux et comme les taxibrousses ne circulaient plus, il trouva un collègue pour le mener dans une vieille 4L. Ils achevèrent le voyage à la lueur des phares et à petite vitesse pour éviter les nids de poule. Au bout de deux heures, ils se garèrent sur l’esplanade. L’ami coupa le moteur et ils partirent à la recherche des filles. La nuit était chaude, étoilée avec un croissant de lune. Lionel imagina que la nature fêtait la libération en dessinant dans le ciel le drapeau des Comores14. Les filles ne devaient pas être loin mais il évita de les appeler pour ne pas attirer l’attention. Les histoires de soi-disant "nièce" et "mari" incitaient à la prudence. Ils atteignirent les bâtiments barrant l’accès au rivage, personne. Sur la mer, on distinguait les fanaux des pêcheurs. Ils arpentèrent les lieux, jonchés de détritus : sachets plastiques, filets déchirés, bouts de gilets de sauvetage et restes de poisson en décomposition. "Mzungu ?" — Lionel se retourna. Une petite fille qu’ils n’avaient pas entendu venir, se dressait derrière d’eux.


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“ - Tu es Bibi ? - Oui. Et moi je te connais : tu m’as payé une glace au Sélect15. Lionel s’agenouilla. - Tu as les yeux de ta mère et tu ne souris jamais. - Si, je souris. - Où est Faïza ? - Là-bas, elle dort. Ils s’approchèrent d’un renfoncement dans les rochers. Une forme était enveloppée dans un lamba, à côté d’un ballot. - Maman est fatiguée parce qu’elle a été attaquée par le soldat de la jeep. Elle a été violée. - Tu ne sais même pas ce que ça veut dire, gronda le copain. - Si, je sais. Elle se tourna, effrontée, vers Lionel. - Tu as l’argent ? - Où allez-vous ? - A Mohéli et après à Mayotte, ajouta-t-elle. - Mon ami va repartir mais moi je resterai pour veiller sur toi et ta maman. Les deux hommes s’étaient rapprochés et scrutaient le visage de Faïza. La peau de la jeune femme était sombre mais, grâce à la lune, on distinguait de beaux traits sous la touffe de cheveux. La figure était détendue, paisible malgré une blessure au front. - Elle est belle, ta copine. - Oui, quand elle dort. Lionel le congédia. - Merci de m’avoir accompagné. - Fais signe à ton retour. ”

n croissant et quatre étoiles figurant les îles de U l’archipel, dont Mayotte. 15 Café de Moroni. 14

Lionel posa son sac à dos et s’allongea. Bibi s’intercala, posant sa tête sur le bras du garçon. On aurait dit une famille. Avant de s’endormir, Lionel compta les étoiles. Coup de chance, on était en décembre et il ne pleuvait pas. Un instant après il fermait les yeux. Le garçon se leva aux premiers rayons du soleil, l’air était chaud et humide. La mère et la fille dormaient à poings fermés. Il se dirigea vers les longères, acheta au petit snack un pain léger comme une plume et une limonade tiède. En chemin, les gens le dévisageaient et le saluaient. Il répondit "salam" aux uns, "salam malékum16" aux autres. Les taxis déversaient leur lot de candidats au départ, familles entières de Mohéliens et d’Anjouanais, fonctionnaires, artisans, bazardiers. On chargeait dans les embarcations des régimes de bananes enveloppés dans des toiles de jute, des jerricanes d’essence, des canettes, des boites de conserve, des thons bonites pêchés la nuit et des chèvres vivantes. Lionel réveilla les filles. “ - Il faut y aller, ils mettent les barques à l’eau. Faïza se redressa, encore engourdie, les cheveux en bataille, sourit à Lionel et lui caressa la joue. - Merci d’être venu. Lionel rougit, saisit la main de FaÏza et y déposa un baiser. - Je suis ton chevalier. Elle le repoussa gentiment. - Les Français sont beaux parleurs. ”

les balanciers. La mer commençait à s’agiter et l’horizon se couvrait de nuages. "Il faut faire vite", dit le pilote, un maigrichon en short et en casquette de golf. La dizaine de passagers s’entassa sur les bancs et le commandant tendit à Lionel un gilet de sauvetage. “ -M zungu, le policier t’autorise à traverser — il montra du doigt un képi sur la plage — mais il faut payer un supplément et t’équiper sinon, en cas de naufrage, il aura des ennuis. Lionel désigna Faïza et Bibi : - Et elles ? - Non, pas la peine. ” Lionel régla la note et obtint d’équiper au moins Bibi. Un instant après, la barque fendait les flots. Et deux jours plus tard, après avoir atteint Mohéli et Anjouan, le petit groupe atterrissait à Mtzamboro, un village de pêcheurs au nord de Mayotte. Bibi sauta au cou de Lionel. "Tu es gentil de nous avoir sauvées. Plus tard, quand je serai riche et présidente, je te rembourserai. Et elle ajouta : Quand est-ce que tu te maries avec maman ?"

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En comorien : bonjour et bonjour vous tous

Bibi se jeta sur le pain et la limonade, Faïza boucla son baluchon : pas le temps de faire un brin de toilette car le pêcheur de la veille était venu les chercher. Lionel le paya et ils embarquèrent sur un grand japawa équipé d’un moteur in-bord et dont on avait démonté I 57


LITTÉRATURE & POÉSIE UN LIVRE : TROPIQUE DE LA VIOLENCE

Un livre

Tropique de la violence Natacha Appanah par Marie-Josée Barre

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LITTÉRATURE & POÉSIE UN LIVRE : TROPIQUE DE LA VIOLENCE

Autant vous le dire tout de suite, l’écriture de NATHACHA APPANAH dans son bouquin "Tropique dela violence" est violente. Une violence travaillée avec des phrases hachurées comme pour décrire les âmes tailladées de certains quartiers interlopes de Mayotte. Les kwassas y déposent les cargaisons de détresse des Comoriens et Anjouanais des îles voisines. Hélas, la misère c’est lamisère et une racine de manioc français ne se partage pas avec des clandestins, fussent-ils frères ou cousins. Moïse bébé fera partie des rescapés de la noyade, puis happé par la bande de Bruce son statut de privilégié basculera dans l’impossible survie après la mort de Marie, sa mère adoptive originaire de métropole, elle-même en errance psychologique depuis son divorce pour cause d’infertilité. Sur cette île de Mayotte où les identités familiales ont été déséquilibrées par le nouveau statut, les cicatrices corporelles cachent les gros hématomes à l’âme des adolescents de l’archipel. Le viol et la drogue se justifient, selon eux, par la nécessité de demeurer caïd dans son fief et le meurtre vengeur qui en découle (sans faire exprès dans le récit) devient obligé. Le style est couperet. Les détails foisonnent. Les points, les virgules, les césures,

marquent le temps. Malgré les beaux passages poétiques, le tic-tac des heures, des mois, des années, s’égrène dans l’horloge mécanique pour dire l’infini malêtre. Un rythme implacable. On attend un peu de fluidité dans ce chaos humain pour reprendre souffle, il y en aura peu. Le pendule de l’horloge vous balance son poids en plein cœur à chaque chapitre, aumilieu de la flore tropicale et du bleu océan. En plus du tempo stylistique, l’écrivaine a choisi de donner la parole aux morts et aux vivants, alternativement. Ces monologues modernes sont terriblement performants et font de "Tropique de la violence" un remueur de consciences. L’uppercut littéraire et citoyen envoyé par l’auteure fait mouche et mal. Ce n’est pas un roman, ce n’est pas une fiction mais un focus sur une dure réalité affective et éducative de ghetto. (Que l’on peut rencontrer ailleurs également). Pourtant, il ne serait pas tout à fait juste, après lecture, d’étiqueter Mayotte à la fois d’île idyllique, mais violente car bassin foisonnant de réfugiés sans papiers. Elle est cela mais pas que cela. Elle a surtout les spécificités d’une toute jeune île en mutation, française de confession musulmane, elle cherche des équilibres. Finira-t-elle par les trouver ?

Avis. J’aime le courage de Nathacha APPANAH. À lire pour le talent et les émotions. Prix fémina des lycéens 2016 et prix roman France Télévisions 2017. Gallimard et poche.

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Revue

Kanyar

On vous raconte des histoires par Agnès Antoir

> André Pangrani, scénariste de bandes dessinées & fondateur de Kanyar en 2013.

Kanyar est "une revue réunionnaise de création littéraire et pas seulement de littérature réunionnaise" disait André Pangrani, son fondateur. Lancée en 2012, Kanyar rassemble au départ des artistes, bédéistes, scénaristes, dramaturges, romanciers déjà publiés ou amateurs de littérature au talent prometteur. Tous des amis, réunionnais ou pas, enthousiastes à suivre André dans ses rêves d’une revue originale et culottée. L’aventure s’est poursuivie jusqu’au numéro cinq, en préparation, quand André Pangrani est mort subitement à Moscou, en juillet 2016, quelques jours après l’anniversaire de ses 51 ans. Sa famille, ses amis, ont eu aussitôt la volonté de relever le défi de publier le numéro en chantier. Ils se sont regroupés en une association "Les Amis de Kanyar" pour perpétuer le projet éditorial d’André Pangrani et lui rendre hommage.

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Anpa, c’est sous ce pseudonyme acronyme qu’André Pangrani a commencé à sévir à l’île de la Réunion. Les premiers lecteurs du Cri du Margouillat, revue de BD des années 80, se sont régalés de ses chroniques irrévérencieuses, de ses feuilletons légers et loufoques, de ses scénarios pleins d’humour et de dérision. Amateur de BD, fan de Boris Vian, André Pangrani, a en effet participé aux côtés de Boby Antoir, à la création de ce périodique qui a fait débuter les dessinateurs désormais connus à la Réunion : Tehem, Serge Huo-Chao-Si, Li-An, Goho, Moniri et bien d’autres. Il devient permanent de l’association éditrice du "Cri du Margouillat" quand, en 1991, celle-ci rejoint le théâtre Vollard à Jeumon, friche industrielle transformée en espace artistique. A partir de ce moment, il est la cheville ouvrière de la revue et participe au foisonnement culturel de ce lieu novateur de Saint- Denis à l’origine de l’actuelle Cité des Arts. Il crée un supplément


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allongé dans la chaleur ou qui mord. Pour André Pangrani, "l’esprit kanyar", c’est sortir des sentiers battus et Kanyar se veut un espace de liberté de ton et de modernité. Clin d’œil au titre de la revue, la première nouvelle d’André publiée dans le numéro un "Un galet dans le pare-brise" se termine par l’irruption d’un "kanyar" rebelle qui fascine un enfant, un certain Antioche, double d’André.

à la revue de BD, Le Marg, journal satirique puis Le Margouillat "mensuel endémique et indépendant" dont il est rédacteur en chef. Avec ses amis, Il participe au lancement de Cyclone BD, premier festival international de bande dessinée de Saint -Denis et à la fondation des éditions du "Centre du Monde". Tout un programme ! Parti vivre en métropole, il continue à écrire, publie des nanofictions sur internet, collabore aux éditions Latérit, spécialisées dans les échanges avec Madagascar, puis revient à sa passion pour l’édition. Ce sera KANYAR, revue de nouvelles dont il a l’idée dans ses va-et-vient entre son île et la métropole. Ce sera une revue ultra-marine au double sens, une revue de l’entre-deux, d’un hémisphère à l’autre et d’une île à l’autre… Donc, Kanyar sera revue de "l’île de la Réunion et du monde entier qui l’entoure". Kanyar, titre court, titre choc, provocateur, joue sur la polysémie. En créole, "kanyar" désigne le fainéant, le mauvais garçon. C’est une insulte. En Métropole, "caniar" évoque familièrement le soleil qui cogne, la canicule. Les deux sens se rejoignent puisque l’origine en serait le mot "canidé" : comme le chien

Pour faire concurrence à la tablette numérique, de même format, l’éditeur a une exigence : une grande qualité esthétique. Kanyar doit être un bel objet. D’où la collaboration d’amis de l’univers de la BD : Hobopok alias Jean Christophe Dalléry, de la bande du Margouillat, pour une maquette sobre et classieuse, et pour les couvertures, des dessinateurs reconnus comme Emmanuel Brughera, Conrad Botes, Hippolyte, Jean Philippe Stassen. Les auteurs en partie réunionnais, en partie métropolitains ou "du reste du monde" (Espagne, Etats Unis) ont tous un lien avec la Réunion, parce qu’ils y vivent ou y ont vécu, parce qu’ils y sont nés ou parce qu’ils aimaient chez André sa double identité métisse et qu’il leur donnait envie de voyager.

“ Pour André Pangrani, "l’esprit kanyar", c’est sortir des sentiers battus et Kanyar se veut un espace de liberté de ton et de modernité. ”

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KANYAR #4 Couverture signée Hippolythe

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KANYAR #5 Couverture signée Jean Philippe Stassen


LITTÉRATURE & POÉSIE PRÉSENTATION DE LA REVUE KANYAR

André Pangrani était un vrai découvreur de talents, il savait leur donner l’impulsion pour se lancer. Il voulait que Kanyar soit comme le prolongement littéraire du Cri du Margouillat, une revue qui permette à de futurs écrivains de s’épanouir. Plusieurs auteurs se sont mis à écrire des nouvelles à ses côtés. Emmanuel Genvrin, le dramaturge, connu pour ses pièces historiques dont la mythique Marie Dessembre, depuis entré chez Gallimard, Pierre-Louis Rivière, dramaturge puis romancier, auteur de Notes des derniers jours, déjà feuilletoniste dans le Cri du Margouillat, Olivier Appollodorus scénariste sous le nom d’Appollo, auteur entre autres de la célèbre Grippe coloniale dessinée par Serge Huo-Chao-Si. Et puis Nathalie Legros, Cécile Antoir, Sergio Grondin, Julie Legrand, Teddy Angama et Vincent Constantin. De l’autre côté de la mer, Marie Martinez qui fut étudiante à la Réunion et tient un blog littéraire, Jean Christophe Dalléry, auteur de la BD Le Temps Béni des Colonies, Xavier Marotte, le complice en absurdité qui animait un site littéraire et publiait déjà des nano-fictions et l’ami, voyageur, Emmanuel Gédouin. André assurait le lien entre tous. Puis se sont ajoutés les amis d’amis, ceux la Réunion, d’Afrique ou du Paris multiculturel. Kanyar s’affirme comme revue réunionnaise grâce à la part importante accordée à la langue par ses auteurs insulaires – d’origine ou d’adoption, langue métissée comme celle qu’Axel Gauvin a en son temps imposée dans ses romans et qu’ont adoptée ses admirateurs,

français émaillé de mots et d’images créoles ou textes de plus en plus entrecoupés d’expressions ou de répliques en réunionnais comme ceux d’André Pangrani ou Nathalie Legros, voire entièrement en réunionnais avec traduction en français pour les nouvelles de Vincent Constantin. Pas de fil conducteur, pas de thématique, ce qui fédère les auteurs est ce "vativient" , selon la formule créole, entre la Réunion et l’ailleurs, une "invitation au voyage" comme le disait André Pangrani. Kanyar explore toutes sortes d’univers. La Réunion y est certes référence récurrente mais une Réunion contemporaine, ni figée dans son héritage historique ni fantasmée, ouverte sur l’ailleurs : l’océan Indien, Madagascar, l’Afrique et au-delà, le Brésil, l’Europe. Souvenirs d’enfance, d’adolescence ou histoires familiales avec en toile de fond la vie quotidienne et les croyances réunionnaises, récits de voyage et d’aventures en Afrique ou dans le "Nouveau Monde" et jusqu’aux Kerguelen, fictions inspirées de faits divers insulaires et indiaocéaniques, contes ou récits fantastiques et absurdes, nouvelles d’anticipation ou plongées dans l’intimité d’un personnage : tous les sujets, tous les genres s’entrelacent dans Kanyar. Ce qui donne une tonalité commune aux nouvelles rassemblées dans chaque revue, c’est l’humour et la poésie. Pour le plaisir d’écrire et de lire car dans Kanyar "on vous raconte des histoires"

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LITTÉRATURE & POÉSIE REVUE : TSARA SORATRA

Revue

Tsara Soratra

De belles lettres en bouquet par Lova Rabary-Rakotondravony

>M ialy Ravelomanana & Soamiely Andriamananjara, écrivains & fondateurs de la maison d’édition RanjaSoa Publishing

Tsara Soratra, c’est une aventure dans laquelle deux amoureux, amoureux des belles lettres, amènent ceux qui, comme eux, sont passionnés de littérature malgache. Résidant aux États-Unis, Mialy Ravelomanana et Soamiely Andriamananjara, écrivains et fondateurs de la maison d’édition RanjaSoa Publishing, ont lancé cette revue littéraire semestrielle pour contribuer à la promotion des auteurs malgaches et leurs œuvres en malgache. L’idée est aussi de réconcilier le Malgache avec sa langue et sa culture. Tsara Soratra est un voyage à travers le Madagascar d’antan et de demain, un périple à travers ses villages d’hier et d’aujourd’hui, auquel le couple fondateur de la maison d’édition RanjaSoa Publishing, invite le lecteur. ”Rêve„ Au commencement, il y eut un rêve. Celui

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de Soamiely Andriamananjara, Malgache immigré aux États-Unis. Amoureux des livres, cet économiste de formation et de métier, écrivain à ses heures perdues, aime lire pendant sa pause-déjeuner. Ce jour-là, dans son bureau il était en train de relire une nouvelle écrite par Jean-Joseph Rabearivelo, Irène Ralima, publiée dans le volume II de l’anthologie d’œuvres de fiction en malgache, Takelaka notsongaina, quand le sommeil l’a surpris. Dans son rêve, un de ses amis lui raconte avoir rencontré le fantôme d’une bibliothécaire à qui Jean-Joseph Rabearivelo a confié son regret de ne voir dans la seule anthologie des œuvres de fiction en malgache, le Takelaka Notsongaina, que "des textes vieux et écrits avant l’indépendance. Les Malgaches n’écrivent-ils plus de nos jours ?", aurait demandé l’auteur de Presque-Songes. Dans la vie réelle, il y a eu un état des lieux de la littérature malgache à l’issue duquel Soa-


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miely Andriamananjara et son épouse Mialy Ravelomanana, elle aussi écrivain, se sont "vite rendus compte que, du moins sur papier, la littérature contemporaine n’était pas facilement disponible". "Nous ne trouvions en ligne et dans les librairies que les écrits des auteurs et poètes de naguère, déplore Soamiely Andriamananjara. Les œuvres d’auteurs contemporains d’expression française étaient facilement disponibles, mais la scène littéraire locale nous était inconnue, car peut-être fautil être sur place pour la connaître, ajoute-t-il, regrettant une littérature d’initiés, avec une distribution restreinte de textes". De la conjonction de ce rêve et de cette réalité est née une nouvelle, "Rêvée ou imaginée". Dans l’histoire, c’est la vieille bibliothécaire qui fait un constat, plutôt amer. "Le public n’a plus l’habitude de lire en malgache parce qu’il y a peu de livres disponibles. Les auteurs et les éditeurs pensent qu’il y a peu d’appétit pour les livres en malgache et préfèrent écrire ou produire en langue étrangère". Quand la nouvelle est publiée, Soamiely Andriamananjara engage une correspondance avec Naivo, l’auteur du roman Au-delà des rizières, qui est arrivé à la même conclusion. ”Une rampe pour lancer des carrières„ De cette correspondance jaillit l’idée "d’un guichet unique pour les lecteurs, offrant la découverte d’auteurs de qualité présélectionnés". Car comme le dit l’auteur de Tantaraiko Anao, "nous sommes convaincus qu’il y a beaucoup de très bons auteurs malgaches qui méritent une audience large". Et puis, "nous

sommes persuadés que la demande existe et que nous avons un devoir de la nourrir", ajoute Mialy Ravelomanana qui refuse de croire certaines étiquettes affirmant que "les Malgaches ne lisent pas ou n’aiment pas lire" parce que "notre civilisation est orale et non écrite". Parti d’un rêve, le concept Tsara Soratra prend forme. "Au départ, nous pensions publier une ou deux anthologies, mais pour le moment, la publication d’un journal littéraire s’est avérée plus appropriée", confie Soamiely Andriamananjara, qui coiffe, cette fois, sa casquette d’éditeur, co-fondateur de la maison d’édition RanjaSoa Publishing. Il s’agit, explique Mialy Ravelomanana, directeur général de la maison d’édition, d’une "place d’échanges où les auteurs en quête de visibilité offrent leurs textes, et où les lecteurs trouvent des textes de haute qualité". Mais où aussi, des écrivains ayant déjà une certaine notoriété, côtoient des jeunes talents en devenir. Dans la Revue littéraire semestrielle Tsara Soratra, des œuvres de Naivo, Esther Andriamamonjy, Johary Ravaloson ou Hemerson Andrianetrazafy partagent la scène avec des nouvelles, des poèmes ou des essais de Mina Ilarion, Hanitr’Ony, Volatiana Rahaga, Ny Maoza ou Soanina. On peut même y trouver, comme dans le numéro Un, un portfolio de photos choisies par le photo-reporter Rijasolo. Plus qu’une plateforme de rencontre, Tsara Soratra est aussi une rampe pour lancer des carrières. Comme en écho à la certitude de ses initiateurs sur l’existence à Madagascar de très

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bons auteurs qui ne demandent qu’à être publiés, Tsara Soratra arrive à brasser une soixantaine d’œuvres dès son numéro 00 paru en février 2017. Le nombre de travaux littéraires reçus d’une grande variété d’auteurs dépasse très vite la centaine au premier numéro. Au vu du nombre des soumissions, l’éditeur de la Revue qui se voulait assez libéral dans sa politique d’acceptation des textes a dû très vite se faire « plus rigoureux et plus sélectif » dans ses choix. "Tsara Soratra étant un bouquet de belles lettres écrites par de talentueux écrivains malgaches et offert à tous les lecteurs présents ou futurs intéressés par la littérature malgache, nous recherchons de beaux textes qui resteront appréciés même dans 20, 30, 50 ans", décrit Soamiely Andriamananjara. ”Rigueur, talent et grammaire„ Les textes retenus sont évidemment écrits en malgache. La rigueur et le talent sont les critères principaux de sélection, la maîtrise de la grammaire un peu moins. Car "la grammaire peut intimider les auteurs poten-

tiels", reconnaît Soamiely Andriamananjara qui se permet aussi d’utiliser parfois dans ses œuvres un langage pas toujours soutenu. Pour rassurer ceux qui pourraient avoir "peur de ne pas pouvoir écrire le malgache correctement", l’éditeur confie travailler "avec un groupe de passionnés de grammaire, d’orthographe et d’usage qui éditent et corrigent les textes". "Ce qui importe, c’est d’écrire dans notre belle langue", conclut-il. En lançant Tsara Soratra, Mialy Ravelomanana et Soamiely Andriamananjara entendent faire leur "valimbabena". "C’est notre façon de redonner à notre pays ce qu’il nous a donné, et de contribuer au développement et à la valorisation de notre langue aussi", indique Soamiely Andriamananjara, Soanampoinimialy de son nom de poète. Mais l’écrivain ne cache pas non plus que la Revue soit "un peu notre lifeline, notre cordon ombilical pour nous rassurer que même à 14 000 km, on reste Malgache". "Tsara Soratra nous donne un sentiment d’appartenance et d’identité", ajoute-t-il

Biographies Soamiely et Mialy Andriamananjara ont tous deux grandi au milieu des livres, à Madagascar. Soamiely, ensuite, a déménagé aux États-Unis pour terminer ses études. Mialy, quant à elle, a décroché une bourse pour des études d’ingénieur en France. Aujourd’hui, le couple vit à Washington DC où il a fondé, entre autres projets, la maison d’édition RanjaSoa Publishing et la Revue Tsara Soratra. Économiste de formation et de profession, Soamiely écrit en malgache essentiellement des nouvelles et des essais sur différents aspects de la société malgache. Travaillant dans la gestion de l’information au sein d’une agence fédérale américaine pour la régulation des marchés financiers, Mialy, de son côté, publie principalement des nouvelles, en français et en anglais, dans des revues et des anthologies.

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Avant Tsara Soratra, il y a évidemment eu RanjaSoa Publishing, la maison d’édition fondée par le couple en 2014. Celle-ci se présentait alors comme la solution au problème chronique rencontré par les écrivains malgaches : l’insuffisance, voire l’absence, d’éditeurs d’ouvrages en langue malgache. Mais elle répondait aussi à la volonté de ses fondateurs de garder le lien et le contact avec le pays en écrivant en malgache. Son objectif était d’abord de publier leurs œuvres en malgache. Alors que Mialy Ravelomanana qui écrit soit en anglais soit en français a sa signature dans des anthologies publiées dans ces langues, Soamiely Andriamananjara qui manie la plume dans sa langue maternelle devait, jusqu’en 2014, se contenter des blogs pour publier ses écrits.

RanjaSoaPublishing Une maison d’édition pour soutenir les auteurs malgaches

La première publication de RanjaSoa Publishing est donc une compilation d’essais sur divers aspects de Madagascar et de la société malgache écrits par son co-fondateur, Ambony Ambany. D’autres recueils, d’essais, Soratsarotra, de poèmes, Volana sy Vinany, puis de nouvelles, Tantaraiko anao, vont suivre. Puis, l’écrivain Mossieur Njo leur propose une collaboration pour la publication de son roman Lisy Mianjoria. "Cette collaboration a permis de clarifier notre business-model : une structure flexible pour soutenir les auteurs malgaches en fonction de leurs besoins éditoriaux spécifiques", indique Soamiely Andriamananjara. Tsara Soratra s’inscrira de facto dans cette ligne.

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PORTRAIT : DANIEL LÉOCADIE LE THÉÂTRE UTILE DE LA COMPAGNIE MIANGALY


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Portrait

Daniel Léocadie Kisa ou lé...

par David Rautureau I Photos. Corine Tellier

Les œuvres les plus abouties sont celles dont les thèmes a priori singuliers, tendent vers l’universel. C’est le cas de Kisa mi lé (Qui suis-je?) qui met en scène la dualité entre les deux faces, créole et française, de son personnage. L’auteur et comédien réunionnais, Daniel Léocadie, évoque ici la genèse de sa pièce, son parcours personnel et ses projets. Elégant dans la ponctualité comme dans l’allure, Daniel Léocadie a dans l’expression quelque chose d’impeccable. Sa voix, sa manière de la poser, son phrasé. Au jeu du Qui est qui ?, on lui collerait l’étiquette de Comédien sans hésiter. Autant pour la qualité de son élocution que pour la précision de sa pensée. On le sent clair et organisé, Daniel, équilibré. Il voit où aller. Il sait d’où il vient. ”Le désir de scène„ Sa rencontre, décisive, avec le théâtre au début des années 2000, se joue à la FAC de Saint-Denis, au sein d’une équipe d’impro dont il fut d’ailleurs le responsable : "Avec les copains on avait monté un petit spectacle comique, avec quelques sketches. En trois soirées, on a accueilli une centaine de personnes. Et là, je me suis dit que je voulais faire ça toute ma vie."De ces moments

fondateurs, il lui reste le plaisir qu’il ressentit d’emblée sur scène. Le sentiment de liberté aussi et la surprise de voir que les gens pouvaient rester là, à l’écouter, à rire, à réagir à ses mots. La culture de Daniel est alors quasiment vierge de théâtre. Il ne se plongera dans les textes que plus tard : "Certes, nous étions devenus champions d'impro de la Réunion mais je sentais que je touchais les limites du genre. J'avais envie d'aller plus loin." Ce monde est totalement nouveau pour l’enfant d’une aide-ménagère et d’un routier qu’il est. Pourtant le soutien est sans faille autour de Daniel, sur le plan affectif et matériel. Certes, comme dans la plupart des familles, on aurait préféré le voir suivre un cursus plus "sûr"avant de penser à la scène : "Encore aujourd'hui, s’amuse t-il, mes parents me demandent si je vais bientôt décrocher un CDI ! C'est une blague récurrente dans la famille !" Tout s’organise pour qu’il puisse s’engager dans la voie qu’il s’est choisie. Les idées du jeune Léocadie sont déjà claires et grande est sa force de persuasion. En toute logique, il intègre donc le Conservatoire de la Réunion qui "renaît alors de ses cendres" comme il dit. Il y découvre

Shakespeare et son Richard III, "l'une des plus belles rencontres théâtrales et textuelles"qu’il ait pu faire. C’est un monument auquel l’habitué de l’impro doit littéralement se confronter et s’accrocher parfois. Des textes de Tchekhov suivront, de Picq, de Kermann... A cette période, des regards avisés et bienveillants se posent sur celui qui ne détournera pas le sien de son objectif. Ainsi, il trouve à ses côtés, Pascal Papini, alors directeur du Centre Dramatique de l’océan Indien - Théâtre du Grand Marché, qui l’encourage à rester encore un peu à la Réunion pour bénéficier de toute une dynamique naissante. Il peut aussi compter sur deux professeurs du Conservatoire à Rayonnement Régional de la Réunion : Jean-Louis Levasseur qui venait d’intégrer l’équipe et Didier Ibao. ”Apprendre„ Daniel, qui poursuit en même temps son master 1 en médiation et diversité interculturelle, n’aura pas le temps de soutenir son mémoire car il est appelé au Conservatoire d’Avignon : "Pour un jeune Réunionnais, ce parcours induisait un passage vers la métropole, constate- t-il. Je le vi-

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vais comme un départ vers l'Eldorado. Pas comme un départ triste mais comme une aventure à vivre pour mieux revenir." Là-bas, on lui fait remarquer qu’il est bilingue et on l’encourage à garder sa langue maternelle, le créole, et à prendre conscience de cette richesse culturelle. "Je n'y avais pas fait attention, reconnaît t-il. Ca faisait partie de mon quotidien comme la mer ou la montagne. Et lorsqu'on part, ce trésor vous saute aux yeux, vraiment." Son cursus qui le mène du Conservatoire d’Avignon à l’Ecole nationale supérieure des arts et techniques du théâtre (ENSATT) de Lyon, se déroule bien. C’est en lui que les choses sont un peu plus chaotiques avec ce complexe d’infériorité qui ne le quitte jamais. Issu d’une famille modeste, il ne se sent en effet pas légitime dans ce milieu où il se voit "comme un accident". Il a aussi l’impression de partir de plus loin que les autres en tant qu’ultramarin : "Je me voyais comme le petit Créole débarqué en métropole. Je parlais de moi, non sans fierté d'ailleurs, comme le p'tit Yab au sein d'une grande institution. Ca peut paraître affectueux ou sympathique mais ça cache un vrai problème d'identité." Daniel, met le doigt sur cette réalité, as-

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sez tard, jusqu’alors persuadé de devoir travailler deux fois plus pour légitimer sa place mais sans en connaître la raison. Au bord du découragement, pétri de doutes, le jeune comédien sait pourtant qu’il lui est impossible de retourner à la Réunion sans son diplôme: il a les sacrifices de la famille en tête et de l’orgueil aussi. L’échec n’est donc pas au programme. La profonde et douloureuse introspection est salutaire : il n’y aura plus de "p'tit Yab". Daniel Léocadie est désormais "libéré de son petit boulet" comme il dit. Tout sera désormais possible et l’avenir le lui prouvera : le théâtre bien sûr, le cinéma, la télévision, le doublage et même l’opéra... ”Kisa mi lé„ Nous sommes en 2013. Daniel Léocadie se prépare à l’épreuve du solo que l’ENSATT impose à ses élèves. La consigne est simple : choisir un texte, l’interpréter seul en scène pendant vingt minutes. Ni scénographie, ni décor, ni costume. "Je voulais travailler autour de la dualité, de la part de monstre qui est en nous, se souvient Daniel. Je ne trouvais pas les textes qui correspondaient à mon envie." Contraint et forcé par le manque de matière littéraire, il se met à écrire pour la pre-

mière fois une courte pièce. Si le propos n’est pas à proprement parler autobiographique, le comédien puise toutefois dans son expérience personnelle pour nourrir son sujet. Kisa mi lé, qui mêle français et créole, est né. A cette époque, Daniel fait partie d’une compagnie lyonnaise, Les non alignés, à qui un théâtre de la ville vient de faire une proposition. Jérôme Cochet, son collègue et complice, l’incite à retravailler son solo, à l’enrichir, et à le passer de vingt à cinquante minutes. Dans ce qui ne devait être qu’un exercice d’étude, le comédien est pourtant convaincu d’avoir tout dit. Là, encore, en se remettant à l’écriture, il comprend que le sujet est loin d’être clos : "J'ai fouillé, cherché à être insolent avec moi-même. Le passage du spectacle en créole s'est étoffé. Bref, tout ça n'a pas mal marché en fait..." La récente prise de conscience de sa double culture, française et créole, les questionnements sur la manière de vivre en paix avec les deux langues en les plaçant sur le même pied d’égalité sont au cœur de la pièce. Deux autres sources, extérieures à Daniel, ont aussi nourri le processus d’écriture. D’abord, la sombre histoire des Enfants de la Creuse. Ensuite le témoignage, sur une radio réunionnaise, d’un grand-père qui ré-


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Mon but c'est de mettre du théâtre à La-Rivière-Saint-Louis, le berceau de ma famille, là où j'habite. C'est ça mon cheval de bataille, mon projet de vie.”

primandait son petit-fils lorsqu’il s’exprimait en créole. Il jugeait que le jeune s’en sortirait mieux en soignant son français et que le créole ne lui servirait à rien sauf à l’handicaper dans sa recherche d’emploi. Kisa mi lé est donc né à la fois d’une envie d’écrire favorisée par la distance qui séparait le comédien de son île natale et d’un problème local lié à la légitimité du créole. "Pas si local que ça en fait, note Daniel. A Lyon, des spectateurs d'ascendance italienne me disaient vivre la même chose. Ils portaient un nom italien mais ne savaient rien de cette partie de leur culture et vivaient ça comme une terrible injustice. Ca concerne tout déraciné en fait." Le spectacle met sur la table des discussions la hiérarchie des langues et des cultures. Il met en exergue les souffrances, les conséquences parfois désastreuses que les rapports entre une langue officielle et d’autres dites minoritaires peuvent instaurer durablement dans les esprits, les identités et dans les sociétés. "A la fin d'une représentation à la Réunion, relate Daniel, une dame est venue me voir et m'a dit : "Vous m'avez racontée. Vous avez mis des mots sur ce que j'ai toujours pensé, toujours senti..." Bien sûr, au-delà de la dimension artistique

et professionnelle, l’écriture et le jeu de Kisa mi lé ont eu des effets sur son auteur. Il a gagné en sérénité, conscient d’équilibrer en lui les deux pendants de sa culture. Et il joue maintenant avec les deux langues, sur scène, comme jamais il ne l’avait fait avant  : "J'ai pris plaisir à écrire ce dialogue, parfois rapide, entre les deux personnages que j'incarne, au même moment, dans la pièce  : le locuteur créole et le locuteur français. Avant je parlais l'une ou l'autre langue de façon bien dissociée selon le contexte. Là je jongle avec les deux expressions." La création de Kisa mi lé, dans sa forme aboutie, coïncide avec le retour de Daniel à la Réunion. C’était important de revenir avec de la matière, un spectacle à proposer aux salles locales, un socle sur lequel bâtir de nouveaux projets, ici. La stratégie porte ses fruits : rapidement, Kisa milé est programmé au Théâtre du Grand Marché ce qui lui offre la meilleure des visibilités. Les retours des professionnels et du public sont très positifs et le bouche-à-oreille efficace. A ce jour, sur la saison 2017-2018, le spectacle est programmé une quinzaine de fois entre la métropole et la Réunion. Il sera bientôt joué à Paris puis de nouveau à Lyon. ”Y revenir„

De retour au pays, s’il se concentre sur son spectacle et sur de nombreux projets, Daniel n’en oublie pas son objectif premier qui a motivé en grande partie son choix de revenir : "Mon but c'est de mettre du théâtre à La-Rivière-Saint-Louis, le berceau de ma famille, là où j'habite. C'est ça mon cheval de bataille, mon projet de vie." Et cet ambitieux dessein passe par toute une palette d’actions, sans compter les imprévisibles réactions en chaîne. L’an dernier, au Théâtre sous les arbres du Port, Daniel est allévoir le Kabar de Patrice Treuthardt dont on lui avait dit que c’était un "grand Monsieur" mais qu’il n’avait jamais rencontré. Il y voit des gens jouer en français et en créole de façon magnifique mais il repart surtout avec une pile de livres de littérature réunionnaise dont des ouvrages signés, entre autres, Patrice Treuthard, Danyèl Waro, Daniel Honoré, Jean-Claude Carpanin Marimoutou..."Je me suis dit qu'il fallait en faire quelque chose, confie Daniel. J'ai extrait des textes, j'ai acheté un pupitre et sans prévenir personne, sans aucune communication, je me suis installé sur la place de la mairie de La-Rivière-Saint-Louis." Aux extraits choisis, le comédien ajoute des textes de Kisa mi lé. Contre toute attente,

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un petit groupe de passants se réunit devant lui et restera là, à l’écouter, durant toute sa lecture. Satisfait de cet exercice, Daniel envisage de le renouveler, peut-être en collaboration avec la bibliothèque municipale et de façon plus organisée. "Je ne pensais pas travailler aussi vite et autant à la Réunion, constate Daniel Léocadie. C'était important pour moi de restituer à mes proches le résultat de mon parcours et qu'ils puissent comprendre que je fais un vrai métier." Les sollicitations s’enchaînent et les projets pleuvent. L’ancien élève du Conservatoire de la Réunion y est maintenant artiste-intervenant en cycle 1 et s’adresse donc aux nouveaux élèves. Cette expérience comble le comédien soucieux de transmettre son expérience aux jeunes  : "A leur contact, analyse t-il, je mesure ce que je sais et ce que je ne sais pas. J'apprends encore sur moi-même en fait et c'est la même chose avec les acteurs et les comédiens que je côtoie." La passion du théâtre est totale chez Daniel. L’exigence permanente. Elle lui permet d’aller au bout de ses objectifs et d’être en perpétuel mouvement. Le comédien se nourrit du public, s’enrichit de l’expérience des autres. Il apprend sans cesse des collègues que sa carrière l’amène à rencontrer. Il en va de même des metteurs en scène,

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parfois réputés comme Bernard Sobel qui a connu Brecht et Chéreau et qui l’a récemment mis en scène aux côtés de Denis Lavant. Conscient de la sclérose qui peut gagner tout artiste, Daniel Léocadie est en perpétuelle évolution et refuse de se reposer sur son beau parcours. Il a des idées concrètes pour la Réunion, prône l’émergence de petites salles, plus adaptées aux petites jauges et aux créations, invite la nouvelle génération à tourner le regard un peu moins vers la métropole et plus vers l’océan Indien. Sa définition du comédien résume bien sa vision du métier et sa démarche :

Un bon comédien, c'est quelqu'un qui connaît bien son métier techniquement tel un artisan, qui est à l'écoute du public et généreux dans le partage.”

Tout Daniel Léocadie en somme.


THÉÂTRE KISA OU LÉ, DANIEL LÉOCADIE

Daniel Léocadie, en résidence à Dos d'Âne

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THÉÂTRE LE THÉÂTRE UTILE DE LA COMPAGNIE MIANGALY

Le théâtre utile de la compagnie Miangaly par Lova Rabary-Rakotondravony

L’image que les Malgaches ont du théâtre fait que l’on pense que cet art n’existe plus à Madagascar. Mais s’il n’y a pas de théâtre malgache, c’est parce qu’il existe plusieurs théâtres malgaches. Chaque compagnie vit de son théâtre et le fait exister malgré les difficultés. La compagnie Miangaly dirigée par Christiane Ramanantsoa et Fela Razafiarison met son théâtre au service de la société et des individus. Les deux femmes parlent d’un "théâtre utile" et d’un "théâtre outil".

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tation collective esthétisée et didactique et rendent compte des changements et des permanences d’une culture malgache qui a toujours été caractérisée par une perméabilité aux éléments extérieurs, en même temps par une forte conscience de ses spécificités", avait-il alors expliqué. Pour la compagnie Miangaly, celle qu’a fondée et que dirige Christiane Ramanantsoa, metteur en scène, comédienne et auteure, et qu’administre Fela Razafiarison, comédienne, le théâtre allie plusieurs formes artistiques et plusieurs expressions culturelles.

D’un côté, la jeune femme. Fela Razafiarison. La trentaine environ. Aux cheveux courts. Des yeux qui pétillent de malice. Le sourire éclatant. De l’autre, l’aînée, les cheveux grisonnants en catogan. Christiane Ramanantsoa. Le regard plus mûr mais tout aussi étincelant. Un sourire chatoyant. Son ton estplus mesuré, plus lent quand elle parle, alors que chez sa cadette, le débit est plus fluide, plus rapide. Pendant que l’une donne l’impression de chercher ses mots, de réfléchir avant de s’exprimer, l’autre se montre volontiers plus volubile, très à l’aise pendant l’interview. Mais les deux femmes sont animées de la même passion. Leur amour pour le théâtre, on le sent, vient du plus profond d’ellesmêmes. Sont-elles d’ailleurs en représentation quand elles répondent aux questions ? Les répliques paraissent sincères. Sans artifice. Sans mise en scène. Mais le théâtre n’est-il pas, de toute façon, l’expression de ce que les gens ont au fond d’eux-mêmes ?

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Quand bien même auraient-elles été dans un jeu d’acteur, elles n’auraient interprété que leur propre rôle : celui de deux femmes qui promeuvent leur art, et qui défendent, envers et contre tout, la manière dont elles l’adaptent à l’air du temps et au contexte de Madagascar. ”Repésentation collective esthétisée et didactique„ Parce qu’aujourd’hui, il n’y a plus de théâtre malgache qui tienne. Il y a des théâtres malgaches. Des théâtres qui diffèrent selon "les lieux, les supports, les répertoires, les codes", comme le disait déjà en 2007 Mbato Ravaloson, président de l’Association des artistes du théâtre malgache (FMTM) dans une interview accordée à Dominique Ranaivoson pour le numéro 23 de la Revue des Études littéraires africaines. "Tous participent d’un goût de la représen-

Selon la pièce, il intègre slam, danse, vidéo, musique ou d’autres disciplines. Il se joue aussi partout, "là où on peut, et là où on peut être en relation avec un public", glisse Fela Razafiarison. Pas seulement au théâtre. Parce que "dans le circuit classique, il n’y a rien de chez rien". Les seules salles de théâtre qui existent dans la capitale malgache, par exemple, ne le sont plus que de nom. "Elles sont louées à d’autres fins, notamment à des associations cultuelles", regrette la comédienne. Il y a bien les salles de spectacle de l’Institut français de Madagascar (IFM), ou de l’Alliance française de Tananarive (AFT), ou du Cercle germano-malgache (CGM), mais "elles ne sont pas uniquement destinées au théâtre", poursuit-elle. ”Créations à la demande„ On peut donc retrouver la Compagnie Miangaly jouer sur des scènes aussi improbables que le Palais d’Andafiavaratra, des jardins publics, des salles de réunion ou des cours de récréation. Dans ces endroits, elle ne joue pas toujours ses propres pièces. Elle en produit d’ailleurs de moins en moins ces derniers temps. Hors les salles traditionnelles, elle présente plutôt des créations réalisées sur commande. Une expression


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L’administrateur de la compagnie parle d’un "théâtre utile". Non pas que la forme plus classique de cet art ne le soit pas. Mais dans le cadre du théâtre d’intervention, il devient un outil au service de la société” “

que la compagnie n’aime pas trop quand elle évoque le théâtre d’intervention dans laquelle elle s’est aussi fait une réputation. "Je préfère parler de projets car il s’agit de véritables créations que nous montons, sur la base, certes, d’une demande, mais réalisées en conformité avec nos valeurs, nos principes et nos ressentis", martèle Christiane Ramanantsoa. Elle insiste sur les travaux de réflexion et de recherche que la compagnie fait avant de se lancer dans la mise en œuvre du projet. "Nous ne jouons que ce qui nous ressemble. "S’il n’y a pas d’entente ou si la demande ne correspond pas à nos valeurs, nous refusons", ajoute Fela Razafiarison. Ce qui, à l’entendre, est déjà arrivé sur un projet où le client avait tenté d’imposer un contenu. "Pas question de mentir au public ou de le tromper", explique-t-elle.

un outil au service de la société. Ce théâtre utile, la compagnie Miangaly l’utilise aussi "pour aider les individus". "Parce que le théâtre nous a beaucoup apporté, et continue de nous en apporter, nous sommes heureux d’en faire profiter les gens", indique Fela Razafiarison. La confiance en soi, la connaissance de soi, l’esprit d’équipe sont autant de qualités que les membres de la compagnie ont acquises grâce au théâtre.

En théâtre d’intervention, la compagnie Miangaly met en en scène des thématiques à la demande dans l’objectif de sensibiliser un public aux sujets abordés. La pièce peut alors parler du cancer, dans le cadre de la journée mondiale de lutte contre le cancer, comme elle peut évoquer le paiement des impôts, dans le cadre d’une campagne de sensibilisation citoyenne des contribuables. "À travers des fragments de vie et des fragments d’histoire mis en scène, nous nous adressons à l’émotion des gens", précise Fela Razafiarison. Et de là, les amener à agir, à réagir par rapport à une situation. Ou du moins à réfléchir. Car que ce soit dans une salle de spectacle, ou en dehors, "notre travail consiste à faire battre le cœur des gens et à les faire réfléchir", poursuit Christiane Ramanantsoa.

Dans ces ateliers, les techniques du théâtre sont exploitées pour renforcer les compétences des participants dans leur manière de communiquer, de prendre la parole en public ou tout simplement de s’exprimer. Les bases du théâtre s’acquièrent à travers le travail de la voix, du corps, de la respiration, du regard, des gestes. Les mises en situation et l’utilisation des jeux de rôle les amènent ensuite à mieux se connaître, à découvrir leurs propres potentiels et à développer leur confiance en eux. "On les amène aussi à puiser dans leur corps et dans leurs émotions. Comme un metteur en scène le fait avec les comédiens quand ceux-ci construisent un personnage, on les amène à découvrir ce qu’ils sont, ce qu’ils sont capables de faire et comment ils fonctionnent face à une situation", raconte Fela Razafiarison.

L’administrateur de la compagnie parle d’un "théâtre utile". Non pas que la forme plus classique de cet art ne le soit pas. Mais dans le cadre du théâtre d’intervention, il devient

Il se passe dans les ateliers de développement personnel ou les team-building organisés par la compagnie Miangaly la même

À défaut de pouvoir donner régulièrement des représentations, ceux-ci ont donc décidé de capitaliser leurs acquis, et de les partager au public dans le cadre d’ateliers de développement personnel ou de team-building à la demande des entreprises ou plus généralement des organisations. ”Développement personnel„

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THÉÂTRE LE THÉÂTRE UTILE DE LA COMPAGNIE MIANGALY

chose que ce qui se passe dans les ateliers théâtre qu’elle anime. "La seule différence réside dans l’objectif", précise Christiane Ramanantsoa. "Dans un atelier théâtre, l’objectif, au bout, c’est une représentation théâtrale, ce qui n’est pas toujours le cas d’un atelier de développement personnel ou d’un team-building". Car si des participants à ces ateliers ont besoin des acquis en vue d’un projet précis, telle que la soutenance d’un mémoire ou d’une thèse, ou encore la présentation d’un exposé, ce qui pourrait être perçu comme une représentation, certains entendent bien les mettre à profit dans leurs activités quotidiennes. Même sans formation académique approfondie, la compagnie Miangaly n’a pas eu trop de mal à mettre en place les ateliers de développement personnel basés sur les techniques du théâtre. Son théâtre étant fondé sur le talent des acteurs, tout le travail de la compagnie part de la personne, de son vécu et de son environnement. Pour la compagnie de Christiane Ramanantsoa, un comédien est unique, tout comme sa façon de jouer un personnage. Le metteur en scène compose donc avec la personnalité qu’il a en face de lui. Si celle-ci ne peut avoir tout vécu, le metteur en scène va jouer sur l’empathie de son interlocuteur et il l’amènera à décoder et à comprendre les vécus du personnage qu’il est censé interpréter. Avec cette approche, transposer le travail sur les acteurs vers d’autres cibles s’est avéré plus facile. Mais la compagnie ne saura mettre un nom sur ladite approche. "Il n’y a pas de mot pour qualifier ce que nous faisons. Notre théâtre est un théâtre qui se nourrit de nos vécus et de nos rencontres", concluent en chœur Fela Razafiarison et Christiane Ramanantsoa. Elles savent juste que si elles ne peuvent pas toujours être sur scène, elles peuvent néanmoins continuer à vivre leur passion et à faire exister leur art à Madagascar

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THÉÂTRE LE THÉÂTRE UTILE DE LA COMPAGNIE MIANGALY

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INTERVIEWS : LO GRYO, FIFI H PORTRAITS : HILAIRE CHAFFRE, CHRISTELLE RATRI


MUSIQUE LE RÊVE D’HILAIRE

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MUSIQUE LE RÊVE D’HILAIRE

Portrait

Hilaire Chaffre Le rêve d'Hilaire

par David Rautureau I Photos. Corine Tellier

Dans la vie de Hil, Hilaire Chaffre, la musique occupe une place importante. La sienne d’abord - l’homme est auteur, compositeur, interprète - et puis toutes les autres dans leur diversité. Hil fait même un rêve pour la Réunion : la voir bâtir avec les iles voisines un grand projet musical commun.

”La tentation antillaise„

aux Mascareignes et à Madagascar et qui rayonnerait loin de son berceau. Il a même un nom pour ce style créé de toutes pièces  : la ZMBOI (prononcez Zemboi), acronyme de Zone Musique Bassin Océan indien. Une musique née de l’union de tous les styles, somme toute assez proches, que l’on retrouve sur ce territoire géographique. Le musicien sait de quoi il parle, lui qui instaure des va-et-vient réguliers entre la Réunion et Mada, collaborant avec les artistes les plus doués des deux îles, au gré de ses projets d’albums et des tournées. Hil prend pour modèle le Zouk, ce genre musical créé au début des années 80 par des artistes antillais et cite volontiers l’exemple de Kassav et Malavoi qui ont porté cette musique un peu partout sur la planète. Il imagine pour la Réunion et ses voisins un pareil mouvement dont il se voit l’un des artisans, un mouvement vitaliste et fédérateur qui dépasserait les faux clivages, une grande aventure artistique en somme. Un style musical nouveau bien que construit sur des rythmes et des sonorités existants de l’Océan indien, une sorte d’étendard de cette région à l’international.

Hilaire Chaffre rêve d’une musique qui dépasserait la Réunion, qui serait commune

Hilaire Chaffre étaie ses idées et sa vision d’un dépassement de l’île sur une étude

En autodidacte fidèle à son amour de la musique, Hil ne fait partie d’aucune chapelle. Cette liberté de ton et de pensée lui offre une carrière artistique singulière et des rencontres d’une grande richesse. Des chapelles, il y en a partout et toujours trop, ici et ailleurs : celle du maloya, du séga réunionnais et mauricien, du salegy ou du tsapiky, les traditionnalistes, les modernes..."Personnellement, j’aime bien jouer avec les styles pour créer ma propre musique, confie Hilaire. Dans mes chansons, le maloya est parfois présent mais c’est comme l’épice dans un plat. Celle dont on saurait qu’elle est là mais qu’on aurait du mal à reconnaître totalement."

qu’il mène depuis des années et pour encore quelque temps. A terme, cette analyse au long cours, à laquelle il se consacre régulièrement, prendra la forme d’un film. L’homme, à l’occasion de quelques déplacements ou quand son agenda le lui permet, interroge le quidam sur l’idée qu’il se fait de la musique réunionnaise. C’est un travail, quasiment une thèse, portant sur l’identité musicale réunionnaise et son rayonnement au-delà des frontières de l’île. "Il faut écouter les réponses que les gens me font quand je leur demande s’ils connaissent les musiques locales, s’exclame Hil. On me parle du reggae, du zouk, de la kizomba même !" Pourtant, Hilaire est le premier à reconnaître le talent et la capacité à s’exporter des artistes réunionnais, les Christine Salem, Danyèl Waro, Lindigo, Ziskakan, Baster, plus récemment Grèn Sémé. Il constate pourtant le manque de lisibilité de cette musique, souvent considérée comme exotique, et regrette des mécanismes intérieurs qui n’arrangent rien : "Sur les radios et dans les programmes musicaux des télévisions locales, on passe un tout petit peu de maloya, pas mal de séga et beaucoup de zouk et autres musiques dansantes." Paradoxalement, alors qu’elle est la mu-

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Paradoxalement, alors qu’elle est la musique qui voyage le plus en dehors de la Réunion, le maloya est celle qu’on entend le moins dans les médias de l’île. ”

sique qui voyage le plus en dehors de la Réunion, le maloya est celle qu’on entend le moins dans les médias de l’île. Tout est ainsi mis au même niveau et ce dernier n’est pas toujours très élevé : les chansons faciles en écrasent d’autres, plus ambitieuses artistiquement et imposent un modèle standard aux auditeurs, parfois jusqu’à l’ivresse. Tout est mélangé, sans toujours la vision artistique nécessaire à l’accompagnement des projets les plus innovants. Ce qui est vrai pour les médias grand public l’est aussi, parfois, pour les collectivités, grandes organisatrices d’animations : "Pour ma part, j’ai toujours refusé de monter sur les scènes de fêtes foraines, confie Hilaire. Je n’accepte que les invitations des théâtres. Je suis dans le partage certes mais pour ça, le public doit être dans de bonnes conditions d’écoute, attentif." Il est aussi farouchement opposé à la gratuité de la culture qui n’encourage pas le spectateur à être actif, à se positionner. Et puis, souligne-t-il : "Dans le tout gratuit, quand vous êtes musicien et que vous cherchez à vous produire, votre concurrent c’est l’Etat et les institutions qui eux ont les moyens de programmer les artistes de leur choix."

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”Ailleurs l'herbe est plus verte„ C’est un fait, il y a souvent à la Réunion un manque d’engouement général, une réticence à s’enthousiasmer collectivement autour d’une réussite locale. Là encore un des effets de l’esprit de chapelles. "Je prends toujours l’exemple d’un Réunionnais qui serait champion du monde de ski, explique Hilaire,et qui se serait formé loin d’ici. Au moins la moitié de l’île dirait "La Rénion na poin de ski. Sa y sor pa d’ici sa !" au lieu de se réjouir de cette réussite. Hilaire pose les bonnes questions, quitte à déranger : Le maloya est inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2009 mais qu’est-ce que ça nous apporte concrètement ? Qui sait que Ziskakan en 2007 puis Davy Sicard en 2009 ont été sacrés meilleurs artistes de l’année aux Trophées des Arts Afro-Caribéens ? Les Réunionnais l’ont-ils tous su ? Ont-ils fêté ça comme il se devait ? C’est toujours mieux ailleurs. Dans le registre des comparaisons avec d’autres pays voisins, Hilaire raconte : "Dans le sud de Madagascar, à Morondava, j’ai vu des concerts payants de 20 000 personnes sur des terrains de foot. J’ai vu des groupes malgaches remplir le Coliseum de Tana dont la capacité est de 75 000 spectateurs !"

Ici, chacun donc fait comme il peut. Les artistes avec les moyens qu’ils ont et qu’on leur donne. Le public avec l’information qu’il reçoit et les tendances du moment. Bien sûr les choses ont évolué depuis l’époque où Hilaire peinait pendant deux ans pour enfin pouvoir présenter son travail à un directeur de théâtre et des beaux projets ont émergé. Animé par la passion et l’espoir de changement, le chanteur prépare son cinquième album tout en poursuivant sa croisade. Il continue donc sa recherche empirique sur l’image que se fait le public des musiques de la Réunion afin de nous sensibiliser à ce qui est pour lui être un vrai problème. Hilaire Chaffre ne désespère pas de voir un jour une musique produite ici, dans cette partie de l’océan Indien, fruit d’une action collective, fraternelle et fédératrice où la Réunion aurait toute sa place. Une musique qui gagnerait le monde comme en leur temps celles qui partirent de Jamaïque, d’Haïti, de Cuba et du Cap vert : la ZMBOI


MUSIQUE LE RÊVE D’HILAIRE

Hilaire Chaffre, dans son studio sur les hauteurs de la Bretagne

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MUSIQUE LO GRIYO, FRÈRES DE SON

De gauche à droite. Sami Pageaux-Waro (koraïste, chanteur) Luc Joly (saxophoniste, flûtiste)

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MUSIQUE LO GRIYO, FRÈRES DE SON

Interview

Lo Griyo Frères de son

par David Rautureau I Photos. Corine Tellier

Pour ses dix ans d’existence, le quartet jazz fusion Lo griyo organise une série de concerts auxquels sont conviés d’autres artistes qui partagent le même amour de la musique. Un troisième album est en préparation. Belle occasion de s’entretenir avec les deux membres historiques de l’une des formations les plus créatives de la Réunion : Sami Pageaux-Waro et Luc Joly.

Luc JOLY. Je me souviens d’avoir trouvé le projet très chouette dès le début car très créatif. Le fait d’être deux sur scène apportait un côté challenge qui me plaisait bien. Ca n’a plus rien à voir musicalement avec ce qu’on fait maintenant à quatre mais ce qui est certain c’est qu’on aimait déjà expérimenter des choses ensemble. Comme on dit toujours : ce qui nous intéresse c’est autant chercher que trouver !

Indigo. Quels souvenirs gardez-vous de la naissance de Lo griyo ?

I. Comment la musique de Lo griyo a-t-elle évolué en dix ans ?

Sami Pageaux-Waro. Ce projet est d’abord né de ma rencontre avec

S.P.W. Disons qu’on est passé de la chanson world naïve à un rock jazz

la kora, un instrument qu’on m’avait offert quelques mois auparavant et que j’avais laissé dans un coin car j’en avais un peu peur… Moi je sortais d’une collaboration de sept ans avec Nathalie Natiembé et j’avais aussi l’expérience du groupe Pil Kat qu’avait créé Luc Joly autour d’un répertoire maloya revisité, tourné vers le jazz. J’ai commencé à composer dans l’idée d’être un peu comme un homme-orchestre avec ma kora et un système de loops (boucles musicales NDLR) que je découvrais, mes percussions et ma voix. Et puis, lors du premier concert au Kabardock, en novembre 2006, j’ai invité Luc à m’accompagner au saxo et à la clarinette sur quelques titres. Il était donc présent dès le début. Comme on s’entendait bien et que je n’avais plus envie d’être seul sur scène, je lui ai proposé de rentrer dans la danse avec moi.

capillotracté rythmiquement ! (rires) C’est vrai que ma nouvelle kora offre des sonorités et toute une gamme de notes que n’avait pas celle, diatonique, des débuts. Sans compter tout le travail du son autour de nos compositions qui permet vraiment une grande ouverture par rapport au répertoire traditionnel. Sur ce point, l’apport de Brice Nauroy, au clavier et aux effets, a été important dans l’évolution de notre musique.

L.J. Oui, on est passé d’un style assez acoustique, même s’il y avait des

samples dès le début, à un style qui l’est beaucoup moins. Pour schématiser, on est moins dans le domaine du traditionnel que des "musiques actuelles" maintenant : rock, rock progressif, jazz, à la limite du free parfois.

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MUSIQUE LO GRIYO, FRÈRES DE SON

Disons qu’on est passé de la chanson world naïve à un rock jazz capillotracté rythmiquement !”

I. Pouvez-vous, chacun, nous parler des qualités de l’autre ? L.J. Sami c’est une formidable éponge : il absorbe vite, il comprend vite, il entend vite. Il est exigeant, n’aime pas la routine. Comme nous tous, il n’aime vraiment pas se répéter, tourner en rond. S.P.W. Luc est généreux. Il m’a appris beaucoup de choses, une grande partie de ce que je sais aujourd’hui. Il te pousse à y aller. Les élèves qui l’ont comme professeur pourraient dire la même chose. Avec lui, tout est possible, il n’y a pas de barrières. Et surtout, il a le goût du risque. Quand je lui ai proposé de me rejoindre sur mon terrain, celui de la world, de la musique ethnique, il a tout de suite dit oui. Beaucoup auraient hésité à sa place. I. L o griyo est un groupe très scénique. Comment vivez-vous

l’entrée en scène ?

S.P.W. Autrefois, j’avais le trac, j’étais vraiment flippé. Surtout dans les

En général, je ressens une grande excitation avant un spectacle, une sorte de nervosité heureuse. I. Comment allez-vous fêter les dix ans du groupe cette année ? S.P.W. L’idée de départ c’était d’organiser dix concerts pour nos dix ans avec

dix invités différents. On a commencé en novembre dernier, au TEAT de Champ-fleuri, avec une pointure, Médéric Collignon. On poursuit en mars, à LESPAS de Saint-Paul, avec le marocain Medhi Nassouli, chanteur et joueur de Hajhouj qui avait collaboré à notre deuxième album. A l’occasion de la sortie du troisième, en septembre prochain, nous accueillerons Bojan Zulfikarpašić, le grand pianiste de jazz franco-serbe, au Kabardock du Port. En novembre, au théâtre Vladimir Canter de Saint-Denis, nos invités seront les Réunionnais Bastien Picot et Gilles Lauret qui ajouteront leurs voix à Lo Griyo. Ensuite nous devrions recevoir les frères Beaulieu : Mickaël Beaulieu, claviériste – pianiste de Grèn Sémé, et Nicolas Beaulieu, guitariste du Waloo quartet, de Baster et Identités, le groupe de Gaël Horellou. Moi je rejoindrai Cyril Faivre en deuxième batterie et les deux frères auront les parties de kora et de synthés. On ne connaît pas encore le lieu du concert. On devrait arriver aux dix invités prévus sans problème. On continue de caler tout ça.

premiers concerts de Lo Griyo puisqu’il y avait là un enjeu. Et puis c’était assez casse-gueule avec les loops à gérer. Sur le plan technique, il suffisait d’un petit dysfonctionnement et ça ajoutait aussitôt du stress. On ne kiffait pas vraiment le concert en fait. J’ai l’impression qu’avec l’arrivée de Brice puis du quatrième élément, le batteur Cyril Faivre, il y a quelque chose de beaucoup plus relâché. J’ai remarqué que lorsqu’on monte sur scène sans trop se mettre la pression, on est plus dans la musique. Chacun est moins refermé sur sa propre partie. On est vraiment ensemble.

I. Pouvez-vous nous parler de ce troisième album en préparation ?

L.J. Oui c’est vrai qu’on est en recherche de lâcher-prise. Etre concentré sans être crispé. C’est compliqué car on a des arrangements très précis qu’il faut avoir en tête tout en les oubliant. Il faut savoir ne pas être trop scolaires, trop appliqués pour que l’ensemble décolle.

L.J. Il est quasiment enregistré. Le mixage a commencé. Il sortira en septembre prochain. C’est dans la continuité de ce qu’on a fait auparavant avec les thèmes qui nous sont chers tout en étant nouveau musicalement. S.P.W. Voilà. Le répertoire reste composé et arrangé par Luc Joly et Sami

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MUSIQUE LO GRIYO, FRÈRES DE SON

Pageaux-Waro. On retrouve donc la signature Lo griyo même si l’instrumentarium a un peu évolué. Là on est allé chercher encore plus de matière dans le son à l’enregistrement et au mixage. Même pendant les sessions en studio, on continue toujours à trouver de nouvelles idées. I. En juillet 2015, le groupe a été victime d’un vol d’instruments

et de matériel lors d’une date à Marseille. Comment avezvous vécu ce sombre épisode ?

L.J. On est passé tout près de la dépression. Moi je m’en suis plutôt bien

sorti, je ne me suis fait voler que du petit matériel. D’ailleurs je remercie les organisateurs de la soirée de soutien au groupe que le Kabardock avait organisée peu après et tous ceux qui ont œuvré à la campagne de financement participatif qui nous a permis de sortir la tête de l’eau. On a frôlé de près la fin du groupe.

S.P.W. Moi j’ai perdu ma kora, mes pédales, tout. Gilles Lauret qui jouait

alors avec nous, s’est fait voler la guitare de son père disparu, avec toute la valeur affective qu’on peut imaginer et qui ne se chiffre pas. Sur le coup ça nous a tous éteints. Ensuite ça m’a permis personnellement de faire le point. C’était l’occasion de recommencer et de repenser un projet tout neuf. Ca nous a permis de nous recentrer sur l’essentiel : être ensemble, avoir la possibilité de jouer la musique qu’on aime dans de bonnes conditions, de la partager avec le public et les invités qui nous rejoignent régulièrement. Je sais maintenant que je préfère vivre la scène devant 300 personnes avec un grand artiste comme Médéric Collignon que seul face à 10 000 spectateurs. Ca me fait grandir, ça nous fait tous beaucoup grandir.

Là on est allé chercher encore plus de matière dans le son à l’enregistrement et au mixage. Même pendant les sessions en studio, on continue toujours à trouver de nouvelles idées.”

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MUSIQUE CHRISTELLE RATRI

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MUSIQUE CHRISTELLE RATRI

Portrait

Christelle Ratri

Porte-voix des musiques actuelles malgaches par Domoina Ratsara I Photos. Ange

Leader du trio Kristel, Christelle Ratri devient le fer de lance d’une nouvelle génération de musiciens qui explorent de nouveaux univers sonores. Jeune, audacieuse et talentueuse. Portrait au son d’une ligne de basse. Une jeune femme à la basse, la première image qui vient à l’esprit, c’est celle de Christelle Ratrimoarivony, Christelle Ratri pour la scène. Le style « boyish », les cheveux en bataille, derrière cette apparence, une bassiste posée, lucide et un brin féministe. Elle se trouve aujourd’hui à la tête du trio Kristel qui a fait sensation dans quelques festivals étrangers, du One Live Musik Festival à Maurice aux Bars en Trans en passant par le MaMA Festival & Convention à Paris. ”Vertus graves„ Issue d’une famille de mélomanes, Christelle a très tôt succombé aux "vertus graves des quatre cordes d’acier". "J’aime ce son grave qui va droit au cœur !" confie-t-elle. L’esprit jovial et la mélancolie de Jaco Pastorius résonnent encore dans sa tête. Et c’est dans le milieu du jazz qu’elle a fait ses débuts. Un parcours qui s’est avéré déterminant par la suite. Si elle ne se revendique

d’aucun héritage particulier, elle avoue sa passion pour la musique de Samoëla. "Il fut un temps où je ne ratais aucun de ses concerts !". Elle évoque aussi le bout de chemin qu’elle a fait avec Mafonja et insiste sur tout le bénéfice qu’elle a tiré d’avoir travaillé avec le grand Silo avec qui elle a compris la nécessité de développer ses propres concepts loin des sentiers battus. Depuis son enfance, Christelle Ratri a développé une culture musicale bien large et ne se confine pas dans un genre particulier. "J’écoute un peu de tout, Rihanna, Beyoncé, Selah Sue, Imagine Dragons, Ayo, Davy Sicard,... ". Diverses influences qui participent à forger ce style qui a la fougue du rock, l’énergie de l’électro et la liberté du jazz. ”Champ nouveau„ Après quelques années à accompagner des artistes d’horizons divers, elle a décidé de se lancer avec son frère Benkheli Ratri, guitariste. "C’est bien d’évoluer aux côtés des autres. On apprend beaucoup, à être à l’écoute, à faire des efforts pour être à la hauteur de nos exigences mais à un moment donné, on a envie de développer nos propres projets".

C’est ainsi qu’est venue l’idée d’un trio. Une occasion pour elle d’évoluer sur un champ totalement nouveau, d’aborder ces espaces de liberté qui ont pour seules frontières les limites de l’imagination. Pour cela, la rencontre avec Andry Sylvano, un remarquable créateur d’ambiance, a été déterminante. Révélation du Festival Libertalia en 2017, son trio – Kristel – se positionne pour être le porte-voix des musiques actuelles de Madagascar et ce, sur le plan international. Christelle Ratri a trouvé dans ce trio un espace d’épanouissement et d’implication pour l’élaboration d’une idée collective avec toutes les exigences que cela induit. ”La fraîcheur sans compromis„ Avec un EP intitulé TNM (Tao ny maraina), sorti il y a quelques mois, aux couleurs d’un pop rock matinée de sonorités électro, Kristel rejoint cette nouvelle génération d’artistes qui surprend avec sa fraîcheur et cette réelle volonté exploratrice. Une véritable plongée, sans concession aucune, au cœur de quatre titres qui subjuguent par une incroyable alternance entre fougue, jeunesse et légèreté. Dans ce disque, trois identités s’expriment. Christelle, au chant et à la basse. Avec son jeu qui transpire une

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MUSIQUE CHRISTELLE RATRI

certaine intelligence rythmique, elle ravive le rôle intrinsèque de la basse pour mieux servir la mélodie. Le brillant autodidacte, Benkheli à la guitare avec son sens avéré du riff ; et Andry Sylvano, le batteur, qui a un rapport naturel au rythme mais qui témoigne aussi d’une intelligence musicale dans son utilisation raisonnée des effets électroniques. Le tout sonne de façon joyeuse et énergique avec le tonitruant TNM dans laquelle la chanteuse aborde un sujet trivial, la gueule de bois, mais distillée par une voix sensuelle qui s’impose sur une atmosphère tantôt aérienne, tantôt lourde. Ceux qui veulent une sérieuse dose de rock seront servis vers le

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milieu du morceau et peuvent savourer les quelques minutes en apesanteur qui transcendent le morceau. ”Dialogue„ Le trio survitaminé se fait plaisir dans Tsarovy avec une basse obstinée couplée avec une batterie généreuse ponctuée parcimonieusement par les riffs de Benkheli. Mais c’est surtout la qualité de la voix de Christelle et l’aura qui s’en dégage qu’on apprécie dans ce morceau. Akao met en évidence une basse plus mélodique que rythmique. Un morceau tonique, groovy et efficace. Les sons saturés sont au rendez-vous dans Ratake (le verlan de Taraiky, qui signifie "en

retard" mais le morceau parle plus d’un rendez-vous manqué). Un rock généreux soutenu par le groove puissant du binôme rythmique Andry-Christelle ponctué par des moments de dialogue avec le guitariste Benkheli Biographie Domoina Ratsara. Doimoina Ratsara est une journaliste culturelle. Elle a travaillé pendant de longues années au sein d’un quotidien de la capitale malgache avant de voler de ses propres ailes. Aujourd’hui, elle collabore pour diverses publications. Elle est spécialisée dans la critique cinéma et contribue pour le magazine panafricain. Elle a fondé une association des journalistes culturels de Madagascar avec d’autres consœurs et confrères.


MUSIQUE CHRISTELLE RATRI

Le label Libertalia Music Records a été créé en juin 2012 par Gilles Lejamble, entrepreneur depuis longtemps impliqué dans la culture (producteur du seul film malgache présenté à Cannes, Tabataba en 1988). Son objectif : promouvoir les musiques actuelles et les exporter. Pourquoi la musique ? "Parce qu’à Madagascar, la musique reste un art majeur. La musique est présente dans tous les aspects de la vie à Madagascar", explique l’entrepreneur. Les musiques actuelles se développent énormément mais n’arrivent pas à trouver leur place, d’où ce choix. La professionnalisation s’est imposée comme une évidence pour donner une chance à des musiciens malgaches de se faire une place sur le marché international. Car c’est surtout à ce marché que se prédestinent les poulains de Libertalia. Très vite, les outils sont mis en place, un studio et un festival. Ce dernier a été initié pour servir de plateforme de découverte desnouveaux talents malgaches. Tel un marché, des professionnels sont invités à venir y assister.

Libertalia Music Records

Il a fallu pourtant attendre 2015 pour voir émerger les Dizzy Brains qui sont devenus la coqueluche de la scène rock internationale. En 2017, la révélation de Kristel marque le début d’une nouvelle aventure pour le label. Le festival Libertalia entrera dans sa cinquième édition en mai 2018. Cette année, il prendra une dimension particulière car l’événement se tiendra sur l’île de Nosy-Be et se fera en partenariat avec un festival de renom de la région océan Indien. À suivre de près.

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MUSIQUE INTERVIEW : FIFI H

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MUSIQUE INTERVIEW : FIFI H

Interview

Fifih

La voix à suivre par Raoto Andriamanambe

Née dans une famille de musiciens, Mariah Fifih Rabaronina, Fifih, a baigné dans la musique depuis son plus jeune âge. C'est pendant la période du lycée qu'elle commence à chanter et écrire ses textes. Elle n'a jamais arrêté et elle veut vivre de sa passion.

Aux premiers abords, quand on la rencontre pour la première fois, Fifih dégage une candeur enfantine. Discrète comme une ombre, timide et frêle, elle parle peu, mais son sourire est rayonnant. Elle est encore jeune mais quand on l’entend chanter, on la sent habitée par une "présence" inexplicable. Une aura magnétique se dégage de la voix suave et puissante de la jeune artiste. Une rencontre avec Fifih avec en bande sonore, des protest song et autres chansons à texte qui ont marqué les générations. Indigo. Tu as une voix peu commune. Une texture vocale mature pour ton jeune âge, quel est ton secret ?

F.H. Pour moi, la chanson et la musique sont

un héritage. En effet, ma grand-mère était guitariste. Mon père et mon oncle, chanteurs. D’ailleurs, mon père chante toujours occasionnellement des "kalon’ny fahiny". J’ai commencé à chanter depuis ma tendre enfance vers l'âge de 5 ou 6 ans, voire plus tôt. Un peu plus tard, mes parents ont remarqué que j'avais du talent et ils ont commencé à m'aider à m'épanouir dans ma passion, même si aujourd’hui mon père aimerait que je suive un cursus plus classique. Mon environnement m’a permis d'entrer dans le monde de la chanson et d’apprendre les techniques vocales et la musique en général sans grande difficulté. J'ai intégré Ny Ainga, une formation malgache très populaire, en 2016. Je n’avais que 17 ans et j'ai pu chanter avec eux pendant un an et demi en effectuant des tournées avec le groupe. Cela m’a appris beaucoup sur les rudiments du métier. Plus tard, j'ai quitté le groupe pour me lancer dans une carrière solo.

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MUSIQUE INTERVIEW : FIFI H

I. Tu as pu te faire une réputation grâce

à tes vidéos postées sur YouTube. D’où t’es venue l’idée de les publier ainsi ?

F.H. Je fais partie de la génération des "millen-

nials"! Cette idée m’est venue tout naturellement. Je suis souvent connectée, j’ai voulu faire ma promotion et partager ma passion au plus grand nombre. Je pense que les réseaux sociaux sont de grands outils qui promeuvent les artistes rapidement sans devoir passer par les matraquages radiophoniques et télévisuels usuels. Effectivement, mes premiers succès sont les vidéos que j'ai réalisées et postées sur ma page Facebook personnelle. C’était dans un but purement ludique. Au départ, j'ai réalisé plusieurs interprétations. Après, j’ai insufflé – par petites doses – mes propres créations. Le fruit du hasard a fait que j’ai suivi la page Facebook de NosyLab, un label implanté à Nosy Be,qui, sitôt après, m’a contactée pour un petit essai. Nous avons fini par organiser une rencontre à Nosy Be. Le promoteur de NosyLab voulait mieux cerner ma voix. Et cela a abouti à un partenariat entre nous qui, j’espère, s’inscrira dans la durée.

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MUSIQUE INTERVIEW : FIFI H

Je pense que les réseaux sociaux sont de grands outils qui promeuvent les artistes rapidement sans devoir passer par les matraquages radiophoniques et télévisuels usuels. ”

I. S ur le plan musical, quels sont tes

genres de musique et qu’est-ce que tu aimerais faire ?

F.H. J’aime bien interpréter divers genres mu-

sicaux mais j’apprécie régulièrement de mettre un peu d' "épices" dans mes créations. J’aime y ajouter, par exemple, des variations comme le rock ou le reggae. Ces "épices", comme je les appelle, donnent une saveur particulière aux créations. J’essaie d’ajouter divers ingrédients pour avoir un style original. C’est un véritable parti-pris pour mes fans et... pour moi-même. En général, j’ai un goût musical éclectique : j’écoute aussi bien du rap, du reggae, du jazz que du salegy. Cependant, j’avoue que j’ai un faible pour Tracy Chapman et Jason Mraz. I. J ustement, on sent un peu de Tracy

Chapman dans ton timbre vocal...

celles qui se sont engagé.e.s à travers la chanson ? F.H. J’écris mes chansons en fonction de ce que je constate au sein de la société ou bien à travers le prisme de ce que je ressens personnellement. C’est pour cela que je ne compose pas trop de chansons romantiques pour l’instant. De là à dire que je suis engagée, on ne peut pas encore le définir ainsi clairement, même si j’aimerais bien suivre ce cheminement.

Cependant, il ne faut pas se faire d’illusion, selon moi, les artistes ne sont pas forcément appelés à être engagés. La musique est un instrument qu'on utilise pour raconter une histoire ou tout simplement pour divertir. Les artistes ont leur personnalité et inspiration propre qui leur permettent de créer mais ce sont les auditeurs qui valorisent les œuvres.

Mon timbre vocal est tout simplement naturel. Je l’entretiens à travers des vocalises quasi quotidiennes. Pour la ressemblance, je pense qu’à force d'écouter Tracy Chapman, celle-ci a fini par se déteindre sur moi.

F.H. Les artistes malgaches qui m'inspirent sont Théo Rakotovao, Silo, Njava, D'Gary et Dama.

I. Veux-tu suivre la voie de ceux et de

I. Ces chanteurs sont surtout les locomo-

I. Quelles sont tes références locales ?

tives des chansons du terroir... Ces artistes sont très engagés. Ils défendent des causes nobles et ils peuvent exprimer librement leurs idées. Comme je l’ai dit, j'aimerais vraiment devenir une chanteuse engagée. J’ai conscience que je suis encore très jeune et qu’il y a plusieurs aspects de la vie que je ne connais pas encore. Mais je voudrais apporter ma contribution artistique pour la société, en évoquant par exemple, les problèmes de la jeunesse. J’écris moi-même mes chansons et les inspirations me viennent en regardant autour de moi, en analysant les faits et en tentant de comprendre si mes pensées sont cohérentes. I. À quoi aspires-tu musicalement par-

lant ?

F.H. À court et moyen termes, j’aspire à sor-

tir 5 titres avec leurs clips respectifs. Je veux vraiment foncer sur la musique. J’ai déjà eu quelques contrats à Nosy Be et à Antsiranana, mais je veux percer davantage. Pour le moment, je ne fais rien d'autre que de la musique et j’y suis totalement engagée.

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Arts plastiques pages 101 • 134

PORTRAIT : KID KRÉOL & BOOGIE L'ORÉE, UNE ŒUVRE DE KID KRÉOL & BOOGIE • PORTRAIT : THIERRY FONTAINE INTERVIEW / PORTFOLIO : JERY RAZAFINDRANAIVO • INTERVIEW : ALAIN RASOLOFOSON


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Portrait

Kid kréol & Boogie Fabricants d'âmes

par David Rautureau I Photos. Corine Tellier

Voilà tout juste dix ans que le duo de plasticiens Kid kreol & Boogie parsème ses étranges dessins sur les murs des villes et sur les cimaises des galeries. Jouant avec l’imaginaire collectif et les sensibilités individuelles, leurs images fascinent, dérangent peut-être, surprennent toujours. Rencontre avec deux des plus brillants ambassadeurs de la culture réunionnaise. Aux murs, des jouets d’enfants dans des vitrines, des figurines, des statuettes, des livres et des œuvres... En cette matinée de janvier, lumineuse et chaude, Il règne dans la maison-atelier de Kid kreol & Boogie un calme propice à l’élaboration de leurs fascinantes images. Du calme et du temps, les deux plasticiens vont en avoir besoin tant l’année s’annonce chargée pour eux. Ca fait dix ans que Jean-Sébastien Clain, né en 84, et Yannis Nanguet, né en 83, respectivement Kid Kreol & Boogie, construisent un monde d’images qui prend corps sur les murs des villes du monde, sur toile ou

sur papier. Réduire leur expression au seul domaine du graff serait une erreur tant les questions de l’image et de son support, du format et de la couleur, sont au cœur de leurs réflexions. Il faut dire que les deux artistes ont bénéficié d’une solide formation à l’Ecole des Beaux-arts du Port où ils obtiennent leur Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique à la fin des années 2000 et là où leur amitié commence. Suivront la naissance d’une signature commune, la fréquentation du collectif LERKA (espace de recherche et de création en arts actuels de Saint-Denis) et de nombreuses réalisations sur les murs de la ville : "Il y avait un environnement favorable à cette expression, remarque Boogie. Le mouvement graff s’est développé très tôt à la Réunion. On considère qu’il était déjà là, à la fin des années 80." Pour le moment, aucune envie de projets individuels ni pour l’un ni pour l’autre. Nul besoin de sortir de cette belle mécanique

à deux moteurs. Kid kreol & Boogie est une marque de fabrique qui assure assez d’activité, de satisfaction et de projets à ses créateurs."On aimerait juste pouvoir consacrer plus de temps aux interventions en milieu scolaire, regrette Kid. C’est vrai que ça devient difficile de trouver ce temps." ”Un univers à part„ Si l’association dure et connait autant de succès, c’est grâce à un univers graphique singulier qui s’est construit à quatre mains mais c’est aussi le fait d’épatantes complémentarités. Ainsi selon Boogie : "Kid a la faculté d’imaginer le dessin dans son rendu final. C’est une grande qualité." Et pour Kid : "Boogie est plus intuitif et plus polyvalent que moi, notamment dès qu’il est question de sortir de l’image pour aller vers des installations ou de la vidéo." Certes, l’œuvre de Kid kreol & Boogie est nourrie des imaginaires réunionnais mais elle n’est pas narrative. Elle se pense

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Réaffecter les murs en désaffection. Réanimer des lieux sans âmes. Repousser un peu plus la mort par la création. ”

comme un trait d’union entre elle et le public et comme une passerelle avec toutes les mythologies. Elle ne se veut pas locale mais universelle. Cette recherche de spiritualité qui était présente dès le début a certainement à voir avec leurs premières fresques murales qui cherchaient à réveiller l’esprit des lieux désaffectés où elles se posaient : "A la Réunion, il y a beaucoup d’histoires d’âmes errantes qu’il faudrait craindre, surtout le soir," explique Boogie. "On voulait réinjecter cette matière à certains endroits et la réinstaller dans l’inconscient collectif". Réaffecter les murs en désaffection. Réanimer des lieux sans âmes. Repousser un peu plus la mort par la création. Lorsqu’on sait la place des esprits dans la culture réunionnaise, quels que soient les ascendances et les croyances des Créoles, puiser ainsi dans l’inconscient collectif est une vraie démarche artistique, profonde et libre. : "Quand on a commencé à conceptualiser notre démarche, on s’est rendu compte qu’on cherchait à développer une démarche à nous, plus créole qu’occidentale", analyse Kid. "D’où cet intérêt pour la mort, la mélancolie, une spiritualité un peu sombre." Au fond, les Kid Kreol & Boogie, lorsqu’ils

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interviennent dans la ville, se placent dans l’ancestrale lignée des fresquistes. Le mur est le support mais il est aussi le corps et la peau de l’image qui s’y révèle. Tout fait sens. La pierre, le plein, le creux. L’œuvre absolue pour ces deux artistes, ce serait peut-être une ville qui leur serait totalement offerte et dans laquelle leurs étranges créatures et leurs paysages luxuriants viendraient ponctuer les rues et réveiller les imaginaires des hommes. Un titan qui porte l’univers en façade d’un immeuble HLM de Saint Denis, une flore tropicale et un personnage gigantesques sur les bâtiments de la Société Réunionnaise de Produits Pétroliers du Port, un géant en position fœtale flottant dans l’univers à la Cité des arts... ”La quête de l’universel„ Si les deux dessinateurs se reconnaissent volontiers une parenté, en termes d’inspiration, avec l’œuvre de Hayao Miyazaki (les mythes, l’animisme, la nature), ils ont aussi à voir avec un personnage plus local : Jules Hermann, maire de Saint-Pierre, président du Conseil général de la Réunion, avocat puis notaire. Hermann fait partie de ces nombreux savants, pourvoyeurs de sciences


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En juillet, Kid kreol & Boogie, présenteront à la Cité des Arts un travail débuté en 2013 et portant sur Saint-Expédit.”

et de fantasmes, que l’effervescence du XIXe a enfantés. Entre autres théories, dans ses recherches sur les origines de la Réunion, Hermann croit reconnaître dans les paysages des Hauts, la trace de géants. Ces hypothèses fantaisistes, les artistes n’en ont pris connaissance que très récemment. Elles n’ont donc pas été une source d’inspiration pour eux mais plutôt la confirmation d’un particularisme réunionnais : "Quand on parcourt la Réunion, reconnait Boogie, il se passe toujours quelque chose." Il doit bien y avoir du tellurique sur ce petit caillou pour provoquer autant de spiritualité et de poésie. Du cosmique pour réussir à faire se rencontrer, d’une époque à l’autre, les grands esprits...Comble de la consécration et connexion ultime : récemment, Kid kreol & Boogie ont illustré les couvertures des ouvrages de Jules Hermann à l’occasion de leur réédition... La recherche permanente de sources d’inspiration, de sujets à développer, leur permet de rester en éveil. Alors qu’aucun d’entre eux n’est issu d’un milieu intellectuel ou artistique, tout deux montrent un insatiable appétit d’informations diverses. "On a beaucoup de bouquins dans l’atelier, souligne Boogie. On s’inspire de l’ethnologie,

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des arts classiques et contemporains, de tout ce qui peut se passer dans le monde." Kid d’ajouter qu’ils ne manquent jamais de visiter le musée du Quai Branly lors d’un passage par Paris. Que de chemin parcouru depuis les "Tigrou faisant du skate" que Jean-Sébastien, alors au collège, dessinait dans ses cahiers et les "Robots géants" que représentaient sur les murs de sa chambre, avec le consentement de ses parents, un petit Yannis déjà fresquiste et son frère. Leur curiosité n’a d’égal que leur opiniâtreté. En juillet, Kid kreol & Boogie, présenteront à la Cité des Arts un travail débuté en 2013 et portant sur Saint-Expédit. La Réunion compte environ 350 lieux dédiés au culte de ce commandant romain converti au christianisme mais que l’on retrouve dans la plupart des religions présentes ici. L’entreprise à laquelle se sont attelés les deux plasticiens a pour but de dessiner la plupart des endroits répertoriés. Le style est volontairement épuré. On y voit l’autel dans sa plus simple architecture, sa plus sobre expression, frontal, dénué d’ornements et de fleurs. L’ensemble fera l’objet d’un livre dans lequel une carte des lieux de culte sera insérée. Des écrits

de différents chercheurs, historiens, ethnologues devraient accompagner les dessins. On peut voir dans cette figure du fameux syncrétisme réunionnais, la transversalité de l’œuvre de Kid kreol & Boogie dont l’imaginaire cherche à embrasser toutes les spiritualités et toutes les disciplines. Paradoxalement, c’est derrière leurs pseudonymes accrocheurs, des blazes portés comme ces masques qui parsèment leurs créations, que Yannis et Jean-Sébastien se réalisent en tant qu’artistes et en tant qu’hommes. A partir de là se dessine une question hautement philosophique qui ne manquerait pas de piquer leur esprit vif et fécond : "Au fond, qui de l’œuvre et de l’artiste réalise l’autre ?"


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Une œuvre

L'Orée

Une œuvre réalisée par Kid kreol & Boogie Remerciements. FRAC Réunion, Cité des Arts & la Ville du Port Assistants. TATA & Mickaël GRAVINA I Photos. Pixeldealer

"Lors de nos études à l'école des BeauxArts du Port, le paysage est une des choses qui nous ont marqués. Lorsque que l'on se met dos à la mer, et que l'on voit les montagnes, on est happé par l'ouverture de la Rivière des Galets. Ce chemin sinueux vers la liberté et le mystique, nous mène, dans la culture populaire réunionnaise, à un véritable sanctuaire. L’Orée est une porte vers celui-ci. Végétation, racines, roches, sont ici un imaginaire proche du méditatif. Un dessin qui nous amène ailleurs, un endroit inconnu mais familier où l'on peut contempler. Le Personnage fait de pierre, qui se trouvera sur la citerne, est tel un menhir, goulou, bondié galé. C'est le gardien du sanctuaire, il veille à ce que l’équilibre entre le ciel et la terre ne soit pas perturbé. C'est lui qui relie ces éléments. On ne reproduit pas un paysage mais on s’immerge dans celui-ci. On ne met pas de distance. Le dessin est comme un nid, on y entre et on se pose. Ces deux grandes surfaces très différentes en terme de format et de compositions sont situées dans une zone industrielle et

portuaire, partie très aride du Port. Nous gardons en tête que ces œuvres font partie désormais du quotidien des gens travaillant sur le site. Il était donc important pour nous de créer un aller-retour entre les hauts et les bas. Habituellement nous travaillons le noir et blanc, mais nous avons choisi pour ce projet d’utiliser de la couleur, afin de trancher avec cet environnement industriel et sec. Il ne s'agit pas de représenter la nature telle qu'on la voit mais plutôt comment on la ressent." Le travail de KID KRÉOL & BOOGIE consiste en la révélation d’un imaginaire créole réunionnais. Il prend racine dans l’océan Indien, dans ses croyances qui s’estompent. Là où celles-ci se transmettent essentiellement par la musique ou par l'oralité dans certains cercles familiaux. En tant que plasticiens leur but est de proposer et de réinventer de l’Image.

rue, plus précisément dans des friches ou autres lieux abandonnés apparaissant alors comme catalyseurs du message. Puis vient le temps de la recherche et de la création en atelier, vers l’émergence du mythe manquant. Influencés directement des rites et des différents contes et légendes que l’on peut retrouver dans les cultures animistes, leur propos est de manipuler un contenu "ancestral" de manière contemporaine, et de confronter réel et imaginaire. Nés en 1984 et 1983, à Saint-Denis, Jean-Sébastien Clain et Yannis Nanguet se rencontrent au cours de leurs études aux Beaux-Arts et décident de former le duo KID KRÉOL & BOOGIE en 2008. Actifs dans le milieu du street-art, ils ont travaillé dans des pays tel que l’Afrique du Sud, le Brésil, Madagascar, la Slovaquie et autres, aussi bien pour des festivals, des expositions ou des performances en direct. Ils vivent et travaillent à Saint-Denis de la Réunion

Pour vulgariser cet imaginaire visuellement, l’acte premier est de peindre dans la I 109


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Vue d'ensemble de la fresque Détail en couverture du magazine © KID KREOL & BOOGIE - courtesy Rubis Mécénat cultural fund, la SRPP - 2017 © Photographies de Lenz, Pixeldealer - Archives Rubis Mécénat cultural fund, la SRPP - 2017


ARTS PLASTIQUES THIERRY FONTAINE

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ARTS PLASTIQUES THIERRY FONTAINE

Portrait

Thierry Fontaine Funambule grand format par Béatrice Delteil

> Page de gauche A partir de quand fait-on partie du monde ? Paris, 2005 Comme toutes les photos de Thierry Fontaine, celle qui porte ce joli titre : "À partir de quand fait-on partie du monde ?" est une création de toutes pièces. Thierry Fontaine ne se contente pas de photographier une scène de la vie quotidienne au débotté. Il la met en scène. C’est le travail du plasticien qui photographie son idée de création. Dans celle-ci l’objet central ce sont deux mains qui tiennent un livre ouvert. Les photos de Thierry Fontaine tournent souvent autour du centre, s’y attachent, nous y concentrent. La personne qui lit est hors champ. Le jeu de notre lecture à nous peut commencer. Et on saute à cloche-pied d’un indice à l’autre. Le regard du spectateur collecte les informations. On fait des va-et-vient entre le sujet central et la périphérie, on pioche, on farfouille, on s’interroge : qu’est-ce qui fait sens ? Qu’est-ce qui nous amuse, nous bluffe, nous intrigue ? On cherche. Et c’est la force

des photos de cet artiste : il convoque nos interrogations. Là, il nous laisse imaginer que la scène se déroule sur un quai de gare, ou alors de métro, on imagine un lieu de partances et de destinations ; et c’est une femme, peutêtre bien portante, peut-être d’un certain âge, qui appuie ses deux mains contre un sac… Peut-être bon marché ? Pieds à terre, volte-face, on poursuit. Le livre, lui, est neuf, ou presque, en tout cas on en a pris soin. Édition Gallimard, et pas n’importe laquelle : "la Blanche". On est dans la cour des grands. Le titre nous ramène à davantage de profondeur, on se concentre sur le titre de la couverture : "Chaque homme est une île". L’inattendu fait partie du jeu de Thierry Fontaine. À la juste-limite-en-équilibre-parfait entre l’irrévérencieux et l’absurde, mais un iota en deçà. Le livre est signé… Thierry Fontaine. Ciel ! Il écrira son premier livre seulement deux ans plus tard. Sourire.

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ARTS PLASTIQUES THIERRY FONTAINE

Mr Fontaine a accepté de livrer quelquesunes de ses réflexions d’artiste au magazine Indigo. Thierry Fontaine est un monsieur d’apparence réservée, loin de l’exubérance. Il observe. Lorsqu’il prend la parole c’est d’une voix grave et posée. On a l’impression qu’il a déjà analysé mille détails qui échappent au commun des mortels. Son travail d’artiste n’est certes pas étranger à l’impression qu’il dégage. Son œuvre est inclassable, l’individu lui-même semble impossible à ranger dans des cases. Il nous a un peu parlé de lui-même pendant le séminaire. Très peu pour un artiste de sa renommée en fait. Il y a déjà là un indice. Par exemple très simplement il nous a dit préférer la dérision à l’humour. Et il y a déjà là la nuance qui semble s’appliquer à tout le personnage. Toutes les tentatives de décryptages et d’explications de son œuvre le sont sous le sceau de la nuance, d’un équilibre subtil entre différentes notions, qui se côtoient et se recouvrent. Ou pas. "Les œuvres de Thierry Fontaine nous offrent

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un espace pour penser." Cette certitude a fait l’unanimité parmi les intervenants de ce séminaire. C’est peut-être la caractéristique principale de cet artiste, si tant est qu’il puisse y en avoir une d’ailleurs ! Il entame notre entretien en me rappelant, de façon très simple, presque bienveillante aurais-je envie de dire, que le propre d’un artiste c’est que ce sont ses images qui parlent pour lui. Il ne peut pas se substituer à elles. Mais il a aimablement accepté de me parler de quatre de ses œuvres, qu’il a lui-même choisies. "Il y a trois choses qui m’intéressent, il y a un fil conducteur dans mon travail. L’idée du déplacement, de la rencontre et de l’échange. C’est-à-dire que l’on peut retrouver ces trois thèmes dans chaque image que je fabrique. Il faut savoir que toutes les images sont fabriquées, il n’y a aucune image trouvée. Même si elles peuvent en avoir l’air, c’est-à-dire des scènes que je vais rencontrer et photographier : ça n’est pas le cas. Même s’il existe une espèce d’ambiguïté autour de ça". "Le fabricant de rêve" illustre exactement son propos.

De gauche à droite. Le fabricant de rêves, Nouvelle-Calédonie 2008 Paysages, Brisbane, 2007 Page de droite. Echo, Réunion 2005


ARTS PLASTIQUES THIERRY FONTAINE

L’artiste inclassable prend un petit moment pour lever mon interrogation quant au mystère entourant ses œuvres. Sans me donner l’impression de me contredire il est pourtant catégorique : "Il n’y en a pas. Un processus de création, bien sûr, mais aucun mystère." Les photos de ses œuvres sont devant nous, sur la table, sa main plane au-dessus et il reprend le fil de son idée : "Je vous ai envoyé ces quatre images parce qu’elles illustrent à peu près quatre volets qui peuvent exister dans le corpus, qui sont assez différents les uns des autres et qui en même temps parlent au fond de la même chose, de ces idées de rencontre, de déplacement et d’échange auxquelles je tiens. Ce qui m’intéresse, en tant que plasticien, c’est faire des expériences. C’est-à-dire de créer des formes que je n’ai jamais vues, mais que j’ai envie de voir, donc du coup de montrer. Là, par exemple (c’est de l’œuvre intitulée

"Paysage" dont il parle) le fait de planter un clou dans une plaque de verre c’est une chose qui peut se faire, à la limite, mais on sait qu’en le faisant on va juste détruire la plaque de verre. Ce qui m’intéressait c’est qu’en faisant ça dans ce qui est en l’occurrence un miroir, je pouvais créer une forme qui pourrait m’intéresser. Ça donne comme ça cette espèce de constellation (je ne sais pas si c’en est une, ça peut également être autre chose) dans ce miroir qui est brisé et non pas éclaté, en tout cas, in fine, ça donne cette image qui me plaît."

Il y a trois choses qui m’intéressent, il y a un fil conducteur dans mon travail. L’idée du déplacement, de la rencontre et de l’échange.”

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ARTS PLASTIQUES THIERRY FONTAINE

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ARTS PLASTIQUES THIERRY FONTAINE

Les photos sont manipulées, interverties, c’est "L’île habitée" que Thierry Fontaine me désigne à présent : "Ici par exemple il s’agit à proprement parler d’une sculpture. C’est-à-dire qu’à la base je suis sculpteur. Je le suis toujours. Je fabrique mes sculptures, je les mets en scène et je les photographie. Là une sculpture assez minimale puisqu’il s’agit simplement de recouvrir le visage d’un individu existant avec de l’argile et de le photographier. Le fait de le placer dans la mer c’est quelque chose qui m’intéresse parce que ça peut évoquer une espèce d’île, c’est d’ailleurs le titre de la photo." Avoir le sens de l’humour ne consiste pas forcément à se frapper sur les cuisses de rire. Il en existe d’autres déclinaisons. Dont celle de Thierry Fontaine. Notre conversation prend un instant la tangente au sujet des fameuses « séries » dans lesquelles on peut parfois entendre classer ses photos. Il m’explique que les photographes traditionnels travaillent en général sur des séries avec un début et une fin. Chez lui ce découpage n’existe pas. Nous nous penchons maintenant sur cette œuvre esthétique aboutie qui s’intitule "Echo". L’une des plus connue (et reconnue) de son répertoire. "Il s’agit d’un geste très simple, prendre un objet, le manipuler, et en changeant sa façon de le regarder on peut dire autre chose. Là en l’occurrence, le fait de le prendre et le mettre devant mon visage créé une bouche complètement "écartelée" et qui crie, a priori." Je lui demande comment s’organise le processus de création pour lui : est-ce que la situation engendre une idée ou alors l’inspiration vient-elle avant même la mise en œuvre réelle ? "En fait les deux. Ce qui est sûr c’est que ce que je vois ne m’intéresse pas. Je ne photographie pas ce que je vois… Ce que je vois

va me nourrir, me donner des idées mais ce qui m’intéresse c’est de créer des choses et de les photographier. C’est en cela que je ne suis pas à proprement parler un photographe, même si je suis le photographe de mes œuvres." Je vais avoir l’occasion d’entendre parler d’une autre façon de la création artistique de Mr Thierry Fontaine grâce à Mme Dominique Abensour. Elle prolonge cet échange avec sa vision de commissaire d’exposition reconnue. Elle est également critique d’art ainsi que professeur à l’école européenne supérieure d’art de la ville de Rennes Dominique Abensour parle d’une photographie qui surprend plus qu’elle n’évoque, il n’y a pas de qualité "expressive", il y a plutôt un débordement de lectures possibles qui renvoie chaque regardeur à son expérience et à l’exploration de son expérience. Aucune lecture spécifique n’est imposée. J’ai regardé le travail de Thierry Fontaine en analysant le langage photographique et le langage de la sculpture. Le langage de la photographie je pense qu’il en utilise tous les ressorts, en particulier son "effet de réel" vraiment magistral, mais aussi sa manière d’esthétiser, d’idéaliser ces dimensions fictives et narratives qu’il exploite. On voit bien que la pluralité, la diversité, c’est bien cela que l’on retrouve dans la photographie, puisqu’il en utilise à la fois les genres et les modèles. C’est finalement une sorte de dialogue, de collaboration, de discussion… C’est une œuvre qui est extraordinaire parce que les images sont à la fois ambiguës, énigmatiques, elles s’ouvrent au jeu de l’interprétation de manière extrêmement généreuse, et c’est très étonnant, car on est toujours surpris par les cohabitations qu’il peut faire à l’intérieur de ses images.

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ARTS PLASTIQUES JERY RAZAFINDRANAIVO

Interview I Portfolio

Jery Razafindranaivo “Je retombe en enfance quand je crée” par Raoto Andriamanambe I Photos. Ange

Dans le monde féérique de Jery, Jery Razafindranaivo dans la vie civile, des animaux qui ressemblent vaguement à des lémuriens, cohabitent avec les mouches ayant des formes insolites ou une machine tout droit sortie du film Transformers.

Son bestiaire fantastique semble tout droit sortie de l’imagination d’un auteur d'heroic fantasy. Mais pour le talentueux sculpteur, il s’agit d’une démarche créative emplie d’émotion et d’une certaine candeur empruntée à l’enfance. Rencontre dans l’atelier de l’artiste, un jardin aménagé, à Alasora, à quelques kilomètres de la capitale. Indigo. Quand as-tu commencé la sculpture ? Jery. J’ai débuté la sculpture en 1996. Mais j’étais déjà initié aux arts, à

travers le dessin, depuis bien longtemps. Et je n’ai fait que dessiner durant de longues années. J’ai appris aux côtés d’un de mes maitres à penser, le Belge Luc Michez, de l’Académie supérieure royale des Beaux-arts de Bruxelles. Il m’a appris l’essence de la création dans la sculpture alors que j’étais plutôt adroit pour le dessin. Pendant longtemps, j’ai cherché des matières pour réaliser des œuvres assez originales. Tour à tour, je me suis essayé à donner des formes aux

grillages combinés avec du papier mâché, inspiré par le Sénégalais Selassié Michaël Bethe, mais ils n’étaient pas assez solides pour constituer des œuvres pérennes. J’ai cherché d’autres matières qui seraient autrement plus résistantes et j’ai jeté mon dévolu sur les tôles en acier qui sont malléables et résistantes. Cependant, il fallait que j’apprenne les bases de la soudure avant de me lancer. Un ami garagiste m’a initié à cet art de la soudure autogène. Le plus dur restait à faire : fusionner mes acquis sur la soudure et le traitement de la tôle d’acier avec ma vision particulière pour en faire un art à part entière. Frapper la tôle, souder, assembler... nécessitent de la force physique et une énergie particulière mais il n’y a rien de difficile, tout est question de technique. I. Sur quelle matière préfères-tu travailler ? J. J’aime plutôt travailler avec les tôles d’acier. C’est lié à ma relation avec

le feu. L’odeur qui émane quand je soude est magnifiée par le bruit qui se dégage, ce qui offre une sonorité rythmée et une mélodie joyeuse. Après ces efforts intenses, j’obtiens une immense satisfaction en admirant mes œuvres.

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ARTS PLASTIQUES JERY RAZAFINDRANAIVO

I. Q uelle est ta méthodologie de travail ? Laisses-tu

libre cours à ton imagination ou as-tu besoin de scénariser tes créations ?

J. C’est à partir d’un dessin en 2D que je donne forme et "vie" aux tôles. En général, je pars toujours d’un dessin, c’est la méthode que j’ai apprise et qui me sied à merveille. Mais des fois, j’aime aussi créer librement à partir de pièces mécaniques auxquelles je vais adjoindre d’autres éléments décoratifs. J’ai pu enrichir la palette de mes connaissances à travers cette technique que j’ai maîtrisée lors d’un stage. L’on obtient ainsi une nouvelle forme. D’ailleurs, j’ai commencé à utiliser ce genre de matière brute depuis 2005. À travers la manipulation de chaque pièce mécanique, je peux aboutir à un résultat original, car les textures diffèrent selon mon choix de pièces mécaniques. Au fil des années, j’ai étoffé mes approches créatives. J’ai appris à utiliser diverses matières comme les cornes de zébus, les tissus, etc. J’ai vraiment embrassé diverses facettes de la création : j’ai même effectué un stage de poterie auprès du centre de formation du Centre national de l'artisanat malgache (Cenam). C’est ce qui fait qu’actuellement mes créations sont riches en forme, car chaque matière a ses spécificités et sa résonnance particulière.

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Mes créations sont une sorte d’éducation à l’environnement. Je transmets des messages écologistes par le biais de mes réalisations.”

I. D ans ton atelier on peut constater un "bestiaire" fantastique

peuplé d’animaux et de végétaux étranges. Confie-nous, qu’est-ce qui t’inspire ?

très pertinent dans son œuvre. Quand je commence à créer, je me mets dans cette situation. Je me remémore l’enfant que j’ai été. J’ai besoin de calme pour "retomber" en enfance et je m’enferme dans une bulle.

J. Mon inspiration vient surtout des animaux, des végétaux et de la nature

I. Aujourd’hui, es-tu épanoui en vivant uniquement de ton art ?

en général. Mais même les minéraux, faisant partie intégrante de la nature, peuvent être utilisés pour créer des formes et des couleurs très originales. Du côté des artistes, j’aime Henry Moore pour la rondeur qu’il donne à ses œuvres, Mirό pour son côté enfantin, Calder pour ses pièces en mouvement. Les formes d’animaux que je réalise reflètent surtout une certaine idée de retour aux sources, à la nature. Je suis quelqu’un qui est éperdument amoureux de la nature. Mes créations sont une sorte d’éducation à l’environnement. Je transmets des messages écologistes par le biais de mes réalisations. Parfois, le client a un déclic en s’apercevant que c’est un lémurien qui a inspiré une telle ou telle sculpture. Il saisit l’importance de la conservation de ces animaux. C’est un petit pas qui compte beaucoup...

J. Oui. Ce, depuis l’âge de 16 ans. Certes mes parents m’ont encouragé à

continuer mes études, mais j’avais vraiment en tête de devenir un artiste. Je savais qu’il y avait un énorme énergie en moi et j’ai persévéré dans l’art en abandonnant l’école. C’est une question d’amour et de choix. À l’âge de 20 ans, j’ai pu réaliser ma première exposition au Centre Culturel Albert Camus (CCAC devenu aujourd’hui l’Institut Français de Madagascar).

I. Pourquoi ne donnes-tu pas de nom à tes œuvres ?

I. Dans quel état d’esprit es-tu quand tu crées ?

J. C’est un choix délibéré. Je donne juste des pistes de réflexion à mes clients et je les laisse choisir les noms qu’ils veulent. Cette liberté de choisir fait partie de l’art.

J. Je retombe en enfance quand je crée une œuvre. Entre 8 et 12 ans, un

I. Les autres formes d’expression artistique t’attirent-elles ?

enfant a encore l’esprit libre. Il se retrouve dans un état de "pureté" artistique. Il n’est pas pollué par les évènements extérieurs. Les enfants laissent librement voguer leur imagination au gré de leur sentiment. Les enfants ont plus de liberté dans la création de leurs œuvres, dans leurs dessins. Même en dessinant un motif abstrait, il y aura toujours quelque chose de

J. J’aime bien le chant et la danse. Pour cette dernière, c’est le mouvement qui me fascine. Sans lui, les créations ne reflètent pas la vie.

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J’aimerais donc qu’un jour, la ville fasse appel à nous, artistes et artisans, pour que puissions embellir, à notre manière, la capitale malgache.”

I. Pour toi, l’art a-t-il une place privilégiée sous nos

vertes contrées ?

J. Grâce à la mondialisation, les jeunes créent des liens et se

passionnent pour l’art. Cette ébullition est prometteuse pour le futur. Les jeunes Malgaches sont talentueux mais il faudrait des structures pour les soutenir et les accompagner. J’ai eu la chance d’avoir eu des mentors comme Christian Cailloux, Luc Michez, Christophe Merliou Selassié et Michaël Bethe.

I. T u te revendiques en tant qu’"artiste-citoyen". Com-

ment cette dualité se manifeste-elle ?

J. Toutes les villes du monde ont leur monument historique. Co-

penhague a par exemple la petite sirène d’Andersen, Bruxelles son Manneken-Pis, Paris a la Tour Eiffel, etc. Ces monuments contribuent à la renommée de ces cités. Antananarivo n’a pas beaucoup de sculptures emblématiques. J’aimerais donc qu’un jour, la ville fasse appel à nous, artistes et artisans, pour que nous puissions embellir, à notre manière, la capitale malgache. C’est un acte citoyen qui sera bénéfique pour tous. Le vrai problème est que la valorisation de la culture fait tristement défaut sous nos latitudes. Mais c’est au niveau de l’État et de la mairie que reposent le problème... et la solution. J’ai réalisé la sculpture d’un lémurien de 3 mètres de haut sur 2,80 mètre de long pour l’American School d’Antananarvo. Ils en ont fait un symbole. J’aimerais développer cette même approche pour la capitale malgache. Pour le moment, j’ai l’intention de partager mon talent, afin d’initier les enfants aux dessins, à l’art et aux sculptures dans les écoles primaires. Une sorte d’éveil artistique et culturel dont je serai un déclencheur !

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Jery Razafindranaivo en quelques dates 2000 Sa première exposition au CCAC 2004 Participation au Dak’art, au Sénégal

2010 Exposition au Tanà Waterfront, Antananarivo 2011 Il prend part aux Jeux de la Francophonie à

Ottawa, au Canada

Depuis 2012 Exposition permanente chez Max et les

ferrailleurs, Antananarivo


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ARTS PLASTIQUES JERY RAZAFINDRANAIVO

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Lapin, 2014 J’ai choisi des couleurs vives pour que les regards soient attirés immédiatement par cette création.

Oiseau, 2014 On peut apprécier une forme ressemblant vaguement à un dodo, mais je me suis inspiré en fait du légendaire "vorombe" malgache

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ARTS PLASTIQUES JERY RAZAFINDRANAIVO

Cygne, 2014 La rondeur et la bonhomie de cet oiseau rappellent la douceur de l’enfance.

Escargot, 2018 C’est encore lié au monde enfantin. La rondeur rappelle également d’une certaine manière la générosité.

Cygne, 2014 La rondeur et la bonhomie de cet oiseau rappellent la douceur de l’enfance.

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Abeille, 2010 Je me suis essayé à la sculpture sur bois. J’ai délibérément laissé les coups de ciseau à bois pour dénoter l’aspect encore brut de l’œuvre.

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ARTS PLASTIQUES JERY RAZAFINDRANAIVO

Dragon, 2017 Cette création est née de mon imagination. C’est ainsi que je représente un dragon.

Chat, 2017 Les chats sont des compagnons des artistes et des créateurs. J’ai voulu illustrer cette idée à travers cette création.

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ARTS PLASTIQUES ALAIN RASOLOFOSON

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Interview

Alain Rasolofoson

“Je sors de mon adolescence artistique” par Raoto Andriamanambe I Photos. Ange

Les tableaux d’Alain Rasolofoson dégagent une aura particulière. Ils brassent la culture du grand Sud malgache tout en mettant au cœur un personnage, essentiellement féminin avec une posture sérieuse.

L’artiste vit essentiellement à Antsirabe, à une centaine de kilomètres de la capitale. Nous avons profité d’un de ses courts séjours à Antananarivo pour le questionner sur son art et sur sa personnalité. Une rencontre avec une valeur sûre de la peinture malgache. Indigo. Comment êtes-vous tombé dans la peinture ? Alain. J'ai commencé à peindre en 1991. J’ai surtout débuté avec les portraits en noir et blanc. J'ai fait en sorte de m'améliorer au fil des années. Le fait que mon père ait été peintre m'a beaucoup aidé. Il m'a appris les rudiments mais j'ai surtout été autodidacte. Bien sûr, il a fallu que j’apprenne les bases techniques à travers des cours dont j'ai bénéficié à l’école Saint François Xavier à Fianarantsoa.

Depuis, j'ai évolué. J’ai fait en sorte d’accroitre mes connaissances et mes compétences en peinture au fur et à mesure des années et de mes expériences.

J'ai rencontré d'autres illustres peintres, comme Noely Razafintsalama, mon père et Pierrot Men, qui m'ont poussé à approfondir la peinture. Ce sont en quelque sorte mes mentors. I. Quel a été le déclic ? A. En 1991, je me souviens précisément de l’année, j'avais essayé d’exé-

cuter un portrait en noir et blanc d'un couple. J'avais réussi le portrait de l'homme. C'est là que le déclic m’est venu. Je savais au fond de moimême que j’avais suffisamment de talent. Il fallait juste que je commence à l’utiliser et à faire les efforts nécessaires pour faire ressortir ce que j'ai de meilleur.

I. …Quid de la femme pour votre premier portrait ?

Le portrait sommeille dans mon atelier. Je n'ai pas réussi à achever le dessin de la femme jusqu’à aujourd’hui ! (rire) Plus sérieusement, depuis que j’ai réalisé cette « moitié » de portrait, je me suis voué corps et âme à la peinture. Le goût de peindre a toujours coulé dans mes veines. Quand j'étais enfant, mon père ne voulait pas que je passe mon temps à dessiner. Il me grondait souvent pour que je fasse plus d'effort dans mes études. Mais je ne l'ai pas écouté. J'ai trouvé que ma vocation, c'était la peinture.

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ARTS PLASTIQUES ALAIN RASOLOFOSON

Les aloalos [...] trônent aux côtés du style Zafimaniry. Ces deux éléments sont pour moi des symboles authentiques de l'identité malgache.”

I. Vos tableaux sont reconnaissables entre mille grâce à un style

particulier qui mélange l’art figuratif et l’art funéraire. Pourquoi avez-vous choisi cette voie ?

A. J'ai personnellement choisi ce style particulier car je voulais être unique.

Ceux qui regardent mes tableaux peuvent reconnaître immédiatement l’authenticité de mon style. Avec ce style donc, je peux asseoir mon identité ce qui me démarque des autres. Cela ne m'empêche pas de réaliser des œuvres que la plupart des peintres font, comme les portraits ou les paysages, sans nul doute plus classiques.

I. Pourquoi affichez-vous cette volonté de mettre en avant les

aloalo ?

A. Les aloalos figurent presque toujours dans mes peintures. Ils trônent aux

I. Les tresses sont également des éléments récurrents dans vos

créations…

A. À un moment donné, la coiffure et l'esthétique ont été des éléments fon-

damentaux. Les tresses des différentes ethnies m'ont principalement fasciné. De ce fait, j'ai fait des recherches afin de découvrir comment elles avaient été réalisées, afin que je puisse les reproduire en dessin. Jusqu'ici, je me suis concentré sur les coiffures du Sud de Madagascar. Mais je projette, dans un futur proche, de découvrir toutes les coiffures typiques des autres régions de la Grande île. De manière générale, je dessine plus des modèles féminins que masculins.

I. À force de peindre des aloalo, n’êtes-vous pas tenté de faire de

la sculpture ?

côtés du style Zafimaniry. Ces deux éléments sont pour moi des symboles authentiques de l'identité malgache. Voilà pourquoi ils reviennent souvent dans mes toiles. De plus, je suis né à Toliary et les aloalo me permettent de me soutenir et que je rende hommage à ma terre natale.

A. La sculpture m'intéresse aussi énormément, vu que les aloalos et les

C'est vrai que les aloalo symbolisent les rites funéraires de la tribu Mahafaly dans le sud de la Grande île, cependant si je les peins, c'est surtout pour faire ressortir le côté artistiques de ces monuments et aussi pour mettre en exergue l'inspiration des artistes qui les ont créés. D’une manière générale, ces œuvres fascinent les étrangers et les touristes. Je trouve cela déplorable que les nationaux ne portent pas d'intérêt aussi vif à ces créations qui sont une figure emblématique de Madagascar.

I. Vos tableaux ont une gamme chromatique restreinte et recon-

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arts Zafimaniry sont des des œuvres de sculpteurs. Mais, faute de temps, je n'ai pu m'initier à cet art ni l'approfondir. J'ai par contre déjà quelques idées en tête que j'aimerais bien réaliser un jour.

naissable. Est-ce une volonté délibérée de vous démarquer ?

A. Je réalise des tableaux que je qualifierai de typiquement malgache et

qui illustrent la culture, la lumière et les couleurs dans le Sud de l'île. C’est la raison pour laquelle j'utilise autant les couleurs ocre, marron et celles de la terre. Je voudrais même essayer de peindre avec directement de la terre,


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Madagascar regorge d'artistes. Cependant, beaucoup manquent de motivation car ils ne sont pas estimés à leur juste valeur.”

mais jusqu'ici cela demeure irréalisable sur le plan technique. I. Vous vous attachez à donner du relief à vos tableaux. Pourquoi ce choix s’est-il imposé ? A. Mes tableaux ont du volume et du relief et je les réalise ainsi pour

que l’on puisse vivre une expérience des sens. Les motifs rappellent ceux employés par les Zafimaniry qui sont inscrits dans le patrimoine mondial de l’Unesco. Pour arriver à de tels résultats, j'utilise un rouleau et un couteau avec de la peinture à l’huile. La superposition des couches permet de donner le volume voulu pour une création.

I. Les Zafimaniry vous influencent énormément. N’avez-vous

jamais tenté de vous immerger dans leur culture ?

A. Je ne suis jamais allé à Antoetra, par contre je suis déjà allé à Ambosi-

tra. J'y ai des amis sculpteurs Zafimaniry. Les voir à l'œuvre me donne envie de m’adonner à cette autre forme d’art, seulement, il va falloir que je consacre du temps pour cela. Ce que je n’ai pas encore pour le moment.

I. Avez-vous des repères particuliers ? Qui sont vos phares ? A. L'artiste qui m'a le plus inspiré est sans nul autre mon père. Il m'a initié

à la peinture et j'ai toujours admiré son style, surtout en ce qui concerne le choix des couleurs. Je voue une admiration particulière aussi pour d'autres peintres et je suis toujours étonné de voir la manière comment ils domptent les gammes chromatiques alors que je me limite à seulement

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certaines d'entres elles. I. Pourquoi ne tentez-vous pas l’aventure de la rupture en proposant d’autres styles ? A. En tant qu'artiste, cela fait maintenant à peu près 25 ans que je me

suis mis à la peinture. Je maîtrise cet art, mais j'ai encore beaucoup à apprendre. J'ai encore besoin de mettre plus de « maturité » dans mes tableaux, afin de devenir un vrai professionnel. En ce sens, il est possible que mon style change radicalement un de ces jours. Je pourrais certainement me mettre à utiliser plus de couleurs par exemple.

A. La réalisation d'un grand tableau me prend jusqu'à un mois. Parfois je

suis même insatisfait. Un tableau peut se trouver dans mon atelier pendant une année, je trouverai toujours quelque chose à modifier, un détail à régler, si bien que je m’impose une deadline. Et je m'y conforme pour ne pas trop m'attarder.

I. Votre réputation est assez établie. Comment jugez-vous le

monde artistique malgache ?

A. Madagascar regorge d'artistes. Cependant, beaucoup manquent de

Actuellement, j'ai des idées, mais elles demeurent à ce stade. J’attends encore d'avoir de l'audace et l’élan qui puissent me permettre de faire autre chose, de changer de style. En effet, une certaine crainte réside encore en moi. Ce n’est pas tellement la peur de perdre des clients mais l'hésitation de ne pas pouvoir ressortir mes inspirations comme il le faut.

motivation car ils ne sont pas estimés à leur juste valeur. Seuls les peintres qui sont plus ou moins connus arrivent à vivre de leur art. C'est pourquoi nos artistes cherchent souvent des moyens pour aller à l'étranger. Je vis actuellement de la peinture et cela me permet de vivre plus ou moins décemment. Cependant, mes ventes dépendent énormément de la situation que vit la Nation. Ce qui est parfois affligeant, mais c'est ainsi.

I. Comment votre processus de création se déroule-t-il ?

I. Dans votre cheminement artistique, si vous devez vous défi-

A. J'aime écouter des chansons. Cela m'inspire beaucoup. C'est comme si

le fait d'écouter de la musique donnait l’impulsion à ma main pour dessiner ce que j'entends. Les voyages et les promenades me sont également des sources d’inspiration.

I. Combien de temps vous faut-il pour exécuter un tableau ?

nir, vous êtes à quel stade ?

A. Je sors de l’adolescence !

Je vais entamer ma vingt-septième année de carrière, je suis de plus en plus mature artistiquement et j’essaie de m’améliorer et d’apprendre constamment. J’aimerais bien organiser une rétrospective dans les années à venir pour faire le bilan et peut-être pour passer à autre chose.

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PORTRAIT/PORTFOLIO : TOLOTRA RAMBOASOLO • PORTFOLIO : LUC PERROT PORTFOLIO : LES TENUES TRADITIONNELLES MALGACHES


PHOTOGRAPHIE TOLOTRA RAMBOASOLO

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PHOTOGRAPHIE TOLOTRA RAMBOASOLO

Portrait I Portfolio

Tolotra Ramboasolo Un talent mis à nu par Raoto Andriamanambe

Il veut s’affranchir du superflu à travers ses clichés. Pour Tolotra Ramboasolo, le corps humain suffit pour raconter une histoire. Drôle, discret mais à l’affut avec son regard noir de jais, Tolotra Ramboasolo a le geste économe. Ses paroles sont pesées mais il sait également placer de bonnes vannes entre deux phrases un peu plus sérieuses. Dans la photo, il a également adoptée cette démarche de sérieux mais tout en ne perdant pas un certain second degré. ”Démarche d’humilité„ Tolotra Ramboasolo ne découvre la photo qu’en 2009, "de manière inopinée", mais c’est immédiatement le coup de foudre. "Durant la crise de 2009, j’ai voulu juste essayer la photo par curiosité mais je ne suis plus arrivé à décrocher. J’ai tout de suite apprécié cette forme d’expression artistique". Il essaie, puis s’initie à la photographie, à coup d’apprentissages et de recherches personnelles, une démarche d’humilité nécessaire quand on débute. "Je n’ai pas honte de dire que j’ai beaucoup appris sur internet. Malheureusement, nous

”Trouver un horizon„

il décide de changer de cap. Au gré de ses pérégrinations artistiques, et après moult tâtonnements, Tolotra Ramboasolo jette son dévolu sur un genre particulier : le nu artistique, qu’il considère comme étant "la forme artistique la plus pure". Les photographes locaux sont encore assez rétifs sur ce genre à cause d’un tabou lié à la sexualité qui est toujours très prégnant. Tolotra Ramboasolo, n’en a cure. Il veut casser les codes. "Je voulais aussi apporter ma brique à l’"éducation photographique" de la société malgache. Quelques photographes font des nus artistiques mais laissent les clichés sommeiller dans leur ordinateur, par timidité ou par peur du "qu'en dira-t-on". En 2015, il expose ses photos de nu artistique à l’Is’art galerie d’Ampasanimalo sous le thème du "Langage du corps féminin". L’accueil du public est chaleureux. Il ne veut pas s’arrêter en si bon chemin et, pour éviter la répétition, il cogite pour que sa quête du nu artistique parfait puisse trouver un nouvel horizon. "Je veux casser un tabou : la nudité ne rime pas avec la vulgarité", tranche-t-il.

Après avoir garni son portfolio de scènes de la vie quotidienne ou de photoreportages,

En 2017, il refait sensation, au même endroit, avec "Imprimer la lumière". Cette

n’avons pas encore d’écoles spécialisées dans l’image. Il faut apprendre et faire avec les moyens du bord", déplore-t-il. Le photographe est d’ailleurs affamé de technicité et n’hésite pas à aller toquer à la porte de ses amis photographes pour apprendre les bons réglages. Il faut dire qu’il fréquente un cercle de jeunes initiés pleins de talent et de fougue comme Tony Andrianjafitsara qui lui apprend les rudiments de la photo. "Quand je prends une photo, j’apprécie le fait que mon regard se prolonge par le prisme de l’objectif. Les réalités ne sont pas déformées, elles sont magnifiées. Immortaliser un instant n’est pas un acte banal, c’est en quelque sorte une démarche de création". Pour Tolotra Ramboasolo, la photo ne reste pas qu’une passion. Il va en faire son gagne-pain en fondant un studio photo puis une agence de communication. Un prolongement naturel des arts graphiques.

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fois-ci, le corps nu est habillé d’ombres et de lumières. Le photographe utilise le corps de la femme comme support et non plus comme sujet. Avec un œil expert et félin, il met en relief la silhouette, les formes et les courbes à travers l’exposition d’ombres. Un délicat exercice à mener et qui n’a pas été simple. "J’ai dû faire beaucoup d’essais et de tests avant d’arriver à un résultat satisfaisant. Mais j’ai été soutenu. Ma femme m’épaule durant les prises de vue". ”Revenir aux fondamentaux„ Quand il publie ponctuellement un cliché issu de son exposition sur sa page Facebook, il suscite toujours autant de commentaires et des louanges. "Je n’ai eu que des retours positifs. J’ai été surpris par l’accueil du public". "Imprimer la lumière" est également un moyen de revenir aux fondamentaux de la photographie. "La première base de l’apprentissage de la photo est la gestion de la lumière. C’est vraiment un retour à la source", commente-il. Le photographe donne déjà rendez-vous pour son exposition annuelle.

Aujourd’hui, Tolotra Ramboasolo est en quête d’ailleurs mais se focalise toujours sur le corps féminin qu’il idéalise et qu’il adule. Il est aussi en mode "partage", lui qui est déjà membre de l'Union des Photographes Professionnels de Madagascar (UPPM), ayant pour vocation de "légitimer, promouvoir et valoriser le métier de photographe". Pour son prochain projet, il pense mettre en avant un jeune photographe pour partager avec lui la scène. "Je ne suis pas le dépositaire du nu artistique. Je veux partager mes connaissances. Plus qu’un mot, le partage est un précepte de vie"

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Portfolio

Luc Perrot

Y tire la Réunion dan’ fénoir

Reconnu parmi les meilleurs astrophotographes mondiaux, c’est en associant plusieurs données presque scientifiques que Luc crée ses prises de vues uniques à la Réunion. Il magnifie les paysages de l’île sous le regard bienveillant d’une Voie Lactée ou tout simplement d’un ciel étoilé, où, les conjonctions de Mars, Vénus et Jupiter enchantent les connaisseurs ou les novices. Il a aussi cet art incroyable de nous présenter notre volcan comme un véritable personnage fantastique. Ses albums : "Réunion Éternelle" et "Réunion céleste" Récompensé à 6 reprises par la NASA pour sa rubrique "Photo astronomique du jour". 1er prix du "International Earth and Sky Photo Contest" en 2014 1er prix du "Photo nightscape awards" en 2016

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Les tenues traditionnelles malgaches par Raoto Andriamanambe I Photos. Tsilavo Rakoto

Mettre en valeur le patrimoine vestimentaire et culturelle malgache. Telle est la philosophie adoptée par Tsilavo Rakoto s’aventurant vers un portrait artistique. Il est question de saisir la richesse culturelle des différentes composantes de ce magnifique patchwork qu’est le peuple malgache.

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Antandroy. "Ceux qui vivent dans les épines". Ils vivent dans l’extrême Sud de l’île, dans une zone désertique et aride.

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Merina. "Ceux qui vivent dans la région centrale". Les Merina vivent dans la partie nord des hautes terres centrales de Madagascar, gravitant autour de la région d'Antananarivo.

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Betsileo. "Les nombreux invincibles". Ils vivent dans les Hautes terres centrales. C’est un peuple d’agriculteurs et d’éleveurs.

Sakalava. "Ceux des grandes vallées". Ils occupent le quart Ouest de la Grande île, depuis Toliara au Sud jusqu'à Sambirano, au Nord.

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Sihanaka. "Ceux qui vivent aux alentours des marécages". Ils sont établis principalement autour de la région du lac Alaotra, le plus grand de Madagascar.

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Betsimisaraka. "Les nombreux indivisibles". Ils occupent la majeure partie de la façade orientale de l’île.


PHOTOGRAPHIE LES TENUES TRADITIONNELLES MALGACHES

Antakarana. "Ceux qui peuplent la montagne rocheuse". Ils vivent dans la pointe Nord du pays, dans la région d’Antsiranana.

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Merina. "Ceux qui vivent dans la région centrale". Les Merina vivent dans la partie nord des hautes terres centrales de Madagascar, gravitant autour de la région d'Antananarivo.

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Tsimihety. "Ceux qui ne se coupent pas les cheveux". Ils vivent dans une région enclavée délimitée par les Sihanaka au sud, les Antakarana au nord, les Betsimisaraka à l’est et les Sakalava à l’Ouest.


PHOTOGRAPHIE LES TENUES TRADITIONNELLES MALGACHES

Antambahoaka. "Ceux qui viennent du peuple". Ils vivent dans la région Sud-est de l’île, notamment autour de la ville de Mananjary.

Betsimisaraka. "Les nombreux indivisibles". Ils occupent la majeure partie de la façade orientale de l’île.

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SÉMINAIRE FRAC - ART CONTEMPORAIN


ÉVÈNEMENT SÉMINAIRE FRAC - ART CONTEMPORAIN

VOUS AVEZ DIT ART CONTEMPORAIN ? par Béatrice Delteil

Les 26 et 27 octobre 2017 s’est tenu le séminaire "A partir de quand faiton partie du monde ?" mis en œuvre par le FRAC de la Réunion. Il n’estpas inintéressant de bavarder avec vous sur cet événement dédié à l’Art Contemporain. Un art qui, parfois, divise les esthètes... Mais ceci est un autre sujet ! C’est dans l’enceinte de l’École Supérieure d’Art de la Réunion (anciennement École des Beaux-Arts) située au Port et dirigée par Mme Patricia de Bollivier, que se sont réunis quelques éminents spécialistes de leurs disciplines : Mme Abensour, critique d’art, commissaire d’exposition et professeur à l’École européenne supérieure d’art de Rennes ; Mme Joëlle Zask, professeur de philosophie à l’université Aix Marseille et de l’Institut d’histoire de la philosophie (IHP) ; Salim Currimjee, artiste mauricien également architecte, grand collectionneur et créateur de l’Institute of Contemporary Art Indian Ocean (ICAIO), une fondation à but non lucratif dont l’objectif est d’organiser des activités visant à faire découvrir l’art contemporain aux Mauriciens. Mme Kabelo Malatsie, commissaire vivant à Johannesburg, faisait partie des intervenants de ce séminaire également. Elle est titulaire d’un baccalauréat en commissariat de l’Université de Cape Town et d’un baccalauréat en administration du marketing BCOM de l’Université de Johannesburg. L’intitulé du séminaire a été emprunté au titre d’une œuvre de Thierry Fontaine et l’ensemble du séminaire, qui traitait de la création et la monstration des œuvres dans l’océan Indien, a donné l’occasion de connaître un peu mieux cet artiste Réunionnais hors normes, talentueux et discret à qui nous avons consacré des pages spéciales dans ce même numéro. BOX ART Deux artistes plasticiens Réunionnais, Myriam Omar Awadi et Yohann Quëland de St Pern, ont été conviés pour intervenir sur le sujet et ils ont présenté la Box. C’est à la fois un programme de recherche à dimension variable et un lieu de production et d’exposition initié par Thierry Rivière et Yohann Quëland de SaintPern en 2015. Sa fonction est de réunir des artistes, des techniciens, des scientifiques autour de la question de la création et de la circulation des formes au sein de différents contextes sociétaux et géographiques. Véritable project space, la BOX est mise en œuvre par des artistes pour des artistes. Myriam Omar Awadi et Yohann Quëland de Saint-Pern se sont appuyés sur ce projet et sur d’autres

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ÉVÈNEMENT SÉMINAIRE FRAC - ART CONTEMPORAIN

Les missions du FRAC Béatrice Binoche exemples collaboratifs pour aborder ces questions de contexte de fabrication de l’art aujourd’hui. PETITES PRÉSENTATIONS Yohann Quëland de Saint-Pern est né en 1980. Artiste visuel et réalisateur, il est diplômé de l’ESAB de Rouen (DNSEP) et d’un master assistant de réalisation. "La démarche de YQDSP est profondément motivée par une attitude philosophique et politique de refus des principes d’autorité qui régissent l’organisation sociale. Au moyen de performances vidéo et plus récemment de dessins, où priment le dérisoire et l’absurde, il propose une lecture décalée ainsi qu’une réévaluation de la réalité." Myriam Omar Awadi, née en 1983, vit et travaille actuellement à l’île de la Réunion. À travers une pratique tournée vers divers médiums (dessin, vidéo, céramique, installation...), l’artiste développe une poétique de l’inaction, caractérisée par une esthétique ténue et une poésie du langage, jouant notamment sur la notion d’écriture et avec divers mondes sémantiques (du populaire au savant). Le sujet abordé dans ce séminaire est suffisamment complexe et vaste pour ne pas donner envie au magazine Indigo d’en savoir davantage. Et surtout donner la parole aux acteurs principalement concernés : les artistes plasticiens Réunionnais. Le magazine Indigo se fera un plaisir de retourner vers eux dans un prochain numéro.

Femme d’influence et de communication, la Directrice du Fonds Régional d’Art Contemporain de la Réunion, Mme Béatrice Binoche, consacre un peu de son temps au magazine Indigo pour brosser en quelques mots, précis et d’une grande clarté, les missions du FRAC :

née, chacune dure environ un trimestre. D’une durée assez longue pour permettre aux écoles de travailler car il y a tout un travail que l’on fait en amont, dans lequel nous réalisons des livrets pédagogiques pour chacune de ces expos.

Avant de prendre la Direction du FRAC j’ai travaillé dans le milieu culturel, j’ai longtemps tenu une galerie d’Art Contemporain à St Denis et j’étais conseiller communication et projets culturels. J’ai commencé à travailler à ce poste le 1erjuillet 2015. Il existe un FRAC par région de France, celui de la Réunion est le seul d’Outremer.

C’est la Direction qui a la programmation et la décision artistique. Depuis que je suis là toutes les expositions se font à partir de la collection. J’invite des commissaires à monter les expositions, et ils partent de la collection pour « raconter une histoire » et invitent d’autres artistes s’ils le veulent. Jusqu’à présent, à une exception près, j’ai confié les commissariats. Il y a une volonté de ma part d’accompagner la professionnalisation à la Réunion, parce qu’il y a très peu de commissaires. J’ai sollicité des artistes pour porter ces commissariats, pour élargir un peu, que ça ne soit pas toujours les mêmes dans le même champ d’action.

La toute première mission d’un FRAC c’est d’abord de constituer une collection. Et ensuite, autour de cette collection, de la diffuser et de faire de la médiation à partir de ce fonds. Chaque année une ligne budgétaire est dédiée aux acquisitions, qui sont nécessaires et obligatoires. Une autre aux actions, à la médiation, à l’édition. Ce second pôle, celui du fonctionnement et des actions culturelles, est celui qui réclame le plus de budget. Nous prêtons des œuvres, qui sont mises en dépôt, mais uniquement à des organismes publics. Par exemple nous prêtons très régulièrement aux collèges et lycées qui font des expositions, dans le cadre d’un dispositif qui dépend du Ministère de la Culture et qui s’appelle "Un établissement, une œuvre." Le plus gros de notre travail c’est la médiation. Nous montrons des expositions, il y en a toute l’an-

La mécanique de la mise en œuvre

Il y a un deuxième rayon qui se passe au Pavillon Martin, qui est un espace plus alternatif, où il y a des propositions qui vont de la résidence, de l’atelier, du workshop, à l’exposition, la performance. Où là, effectivement, nous avons des artistes, ou des collectifs, ou des compagnies, qui nous sollicitent et en fonction des propositions, des disponibilités, de nos budgets, nous sélectionnons un projet ou un autre.

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INTERVIEW : JÉRÔME BRABANT


DANSE JÉRÔME BRABANT

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DANSE JÉRÔME BRABANT

Interview

Jérôme Brabant La danse et au-delà

par David Rautureau I Photos. Corine Tellier

Jérôme Brabant, danseur et chorégraphe, vit et travaille à Reims. Comme pour garder un lien physique et nécessaire avec son île natale, il a basé sa compagnie, L’octogonale, à TerreSainte, là où il a grandi jusqu’à ses 14 ans. Cette Réunion, subtil mélange de souvenirs plus ou moins précis et de fantasmes, lui offre une matière inépuisable qui infuse de manière récurrente ses créations. I. Vous rappelez-vous, Jérôme, le moment où la danse est entrée

dans votre vie ?

Jérôme. La danse a toujours été présente quand j’y pense : mes premiers dessins représentaient déjà des danseuses et des danseurs. Ensuite, je me souviens avoir eu un cours, quand je devais avoir dix ans, chez Chantal et Basil Brown, à la MJC de Saint-Pierre, à la Réunion. Un peu plus tard, c’est par la télé que la danse s’est rappelée à moi. Je suis tombé sur un spectacle d’Anne Teresa de Keersmaeker, "Hoppla !" C’est difficile pour moi d’expliquer ce que j’ai ressenti alors mais je sais que je me suis dit : c’est ça que je veux faire ! Et puis, il y a eu un grand laps de temps où il ne s’est rien passé en fait. Je suis arrivé en métropole avec ma mère quand j’avais 14 ans. J’ai fait du théâtre et c’est ma recherche d’une expression plus corporelle qui m’a conduit vers la danse à

22 ans. J’ai tout fait pour retarder le moment je pense mais ce sont mes professeurs qui m’ont encouragé à devenir danseur. I. Quels ont été les artistes et les œuvres qui vous ont nourri ? J.B. Voir ce que font les autres chorégraphes (Forsythe, Platel, Berrettini, De Keersmaeker) me permet de me situer mais j’avoue que ce qui me nourrit vraiment c’est toutes les autres disciplines : les arts plastiques, les expositions, les musées. La nature aussi, les échanges avec les gens. Le cinéma aussi a été une grande source d’inspiration pour mes premiers spectacles. La science-fiction notamment avec Blade runner, Dune et cette lenteur dans les mouvements des personnages et des plans qu’on retrouve dans mes pièces. I. On a souvent une impression d’un apprentissage très dur

lorsqu’on évoque la danse.

J.B. C’est très exigeant, très dur et j’en ai vraiment bavé ! Il y a quelque chose de l’ordre de l’oubli de soi qui réclame une grande rigueur. Dans l’apprentissage classique, on forme l’esprit et le corps de l’enfant afin qu’il soit disponible à toute forme de chorégraphies ensuite. Il faut se dépasser. Moi, à 22 ans, j’ai eu du mal à redevenir un soldat. J’étais formé et j’avais

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DANSE JÉRÔME BRABANT

J’aimerais bien voir chaque spectateur entamer un voyage transcendantal, oublier son corps et sentir son imaginaire flotter au-dessus de lui !”

déjà un avis sur la danse. J’y suis pourtant arrivé. Nous devons être des instruments au service d’une œuvre. Mon corps c’est mon outil. Moi qui suis passé par l’école Marcel Marceau puis par le Centre de Développement Chorégraphique de Toulouse, je me suis surpris à être plus efficace que d’autres grâce à cette rigueur apprise et à pouvoir aller plus loin. Mon prof de classique disait toujours qu’il n’y avait pas d’art sans technique. Une fois que tu as acquis cette discipline, tu as la liberté d’en faire ce que tu veux. I. Dans quel état d’esprit êtes-vous lorsque vous vous mettez au

service d’un autre chorégraphe ?

J.B. Je fais mon travail d’interprète exactement comme on m’a appris

à le faire à l’école. Je suis donc discipliné et rigoureux, au service de ce que mon employeur me demande. C’est un métier. Maintenant, comme je suis quelqu’un de sensible, je travaille avec des auteurs qui partagent les mêmes émotions, la même sensibilité, les mêmes goûts artistiques que moi. Du coup, ça réduit très vite l’étendue des collaborations. Par exemple, je travaille depuis sept ans avec la chorégraphe Mié Coquempot car je me reconnais dans son langage. C’est donc assez simple pour moi d’être au service d’une écriture qui m’est proche.

I. C’est un travail de tous les instants d’entretenir son corps, cet

outil de travail ?

J.B.Oh oui ! Là je le vois bien, j’ai un peu levé le pied. Je danse moins, je

cours moins, j’ai 44 ans, je vieillis, je vois mon corps changer. C’est un entretien constant, régulier. Il ne faut pas lâcher l’affaire. Je fais du yoga à la

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maison ou alors je cours, je fais du vélo. Et puis c’est comme une drogue, mon corps réclame ça. I. Etait-ce une évidence pour vous de monter votre compagnie,

L’octogonale, basée à Terre-Sainte, à la Réunion ?

J.B. Non, ce n’était pas du tout prévu. J’imaginais être interprète toute ma vie. Maintenant, au fond de moi, il y avait probablement quelque chose qui m’appelait à monter ma compagnie, être chorégraphe, devenir chef d’entreprise et gérer ma propre affaire. Quand j’ai fait ma première pièce, j’ai créé une association. On m’a alors encouragé à me structurer pour mieux accompagner mes projets à l’avenir. I. Quelle ligne selon toi traverse votre œuvre de bout en bout ? J.B. Pour moi, il n’y a pas qu’une ligne, il y en a dix, il y a des courbes,

des formes géométriques ! (rires) Comment répondre à ça ? II y a quelque chose de l’ordre de la transe qui traverse toutes mes pièces. Un travail autour du mouvement répétitif qui mène vers un un état second aussi bien chez le danseur que chez le public que j’espère faire entrer dans un état de conscience modifié. J’aimerais bien voir chaque spectateur entamer un voyage transcendantal, oublier son corps et sentir son imaginaire flotter au-dessus de lui ! En tant qu’interprète, j’aime la notion de défi : celui d’aller au-delà de ce qu’on peut faire en temps normal. Il y a dans la fatigue que procure la répétition d’un geste, parfois à la limite de la rupture, quelque chose qui m’intéresse. J’adore perdre mes repères sur scène par exemple. Il m’est déjà arrivé d’être à la fois concentré sur ma technique et comme en dehors de mon corps.


DANSE JÉRÔME BRABANT

I. Comment la Réunion s’inscrit-elle dans votre œuvre ? J.B. Les religions sont très présentes à la Réunion et on grandit avec elles. Inconsciemment, on baigne dedans. Ca nourrit mon travail. Je pense aux cérémonies tamoules au cours desquelles j’entendais la clochette et les tambours sonner pendant des heures, enfant. Les retraites des Catholiques aussi, qui allaient prier pendant des jours et des jours. Tout ça s’est déposé en moi. Ces sons que le vent de Terre Sainte portait et amplifiait. Ces rites répétitifs qui doivent certainement m’attirer. Ca c’est une des lignes qui traversent mes spectacles. Heimat et IMPAIR, sont deux pièces qui parlent des origines. Elles sont empreintes de la culture réunionnaise, de ses croyances populaires, de ses mythes. Elles sont toutes deux néesd’un retour que j’ai fait en 2009 et au cours duquel j’ai redécouvert ma famille, ma grand-mère paternelle notamment que je voyais pour la première fois.

Là, après des années d’absence, j’ai compris d’où je venais en fait. Dans IMPAIR, il est question de tisaneurs et de magnétiseurs. Ca fait partie des mes racines : mon arrière grand-père était Bébé Lauret, un célèbre tisaneur. I. Que ressentez-vous sur scène ? J.B. J’ai l’impression d’être chez moi, là où je me sens le mieux. C’est un

grand bonheur après des mois de recherches et de répétitions, de donner forme à la pièce. Sur scène c’est le danger qui me plaît bien et qui est absent des répétitions en studio. L’imprévu qui à tout moment peut surgir et enrichir le spectacle. Et puis l’immédiateté qui est l’essence même de la scène. Au soir de la création, je suis très fatigué mais je dis « encore »’. Ca aussi c’est comme une drogue. J’ai envie que le spectacle vive, sur le plus de dates possibles, pour le partager.

I. Quels sont vos projets dans l’année qui vient ? J.B. J’ai plusieurs projets en cours dont une pièce que je dois créer pour

l’édition 2018 de Total danse au TEAT Champ fleuri de Saint-Denis, en tant qu’artiste associé. Là, je sors de cinq années d’écriture de mon dernier spectacle, A taste of Ted (un superbe hommage au couple de pionniers de la danse contemporaine, les Américains Ted Shawn et Ruth Saint Denis NDLR) et j’avoue que je suis un peu vidé. Entreprendre quelque chose après ça, ce n’est pas facile. Il faut du temps pour se ressourcer. Ce que je sais c’est que je vais continuer, sur ma prochaine création qui s’appellera Spectre, à développer ce côté mystérieux, mystique..

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ECLAIRAGE SUR LE NOUVEAU CINEMA MALGACHE FESTIVAL DU COURT MÉTRAGE ST PIERRE


CINÉMA ÉCLAIRAGE SUR LE NOUVEAU CINÉMA MALGACHE

Rayon de lumière sur les salles obscures par Domoina Ratsara & Lova Rabary-Rakotondravony

Après plus de 20 ans sans une vraie salle obscure digne de ce nom, Madagascar renoue timidement avec les salles de cinéma aux normes internationales. Après l’inauguration en décembre 2017 d’une salle de cinéma installée dans un vieil amphithéâtre délabré, l’ouverture d’un multiplex dans un centre commercial d’Antananarivo est l’événement majeur de 2018. En attendant la construction en 2019 d’une salle de cinéma pilote sur l’initiative des autorités.

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De l'autre côté du hall, il a fallu passer commande une heure auparavant si on voulait avoir son cornet de pop-corn pendant la projection du film.”

Trente mille ariary (7,50 €) pour une place de cinéma. "Le prix est abusé", se plaint une fan de Christian Grey, le héros masculin de la saga Cinquante nuances de Grey, film tiré du roman du même titre. Elle a quand même acheté le ticket pour voir le dernier volet de la trilogie que le Plaza, la nouvelle salle de cinéma d’Antananarivo, a diffusé le 14 février 2018, une semaine à peine après sa sortie en salle en France. "Mais c’est bien la dernière fois que je regarde un film dans cette salle", lance-telle, sans beaucoup de conviction. ”Le "vrai" cinéma„ Pour les films ou animations moins récents, le tarif est réduit de moitié. Mais quel que soit le prix affiché, le Plaza, érigé à partir d’un vieil amphithéâtre délabré du ministère de l’Éducation nationale, a fait le plein à la plupart de ses séances. Lors des premières semaines après l’ouverture de la salle en décembre 2017, ses 800 sièges n’ont pas suffi pour accueillir tous ceux qui ont voulu assister aux différentes projections. Toutes les séances se sont jouées à guichet fermé. Aux séances tout public, des quadragénaires et quinquagénaires nostalgiques

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viennent en famille, ravis de retrouver les sensations de leur "jeunesse", et heureux de faire découvrir à leur progéniture les émotions d’un film en salle obscure. Les adolescents et les jeunes adultes qui ont fini par enfin connaître ce que c’est que le vrai cinéma sortent "impressionnés" de la salle même si les films projetés ne sont pas tous récents. "J’ai déjà vu La Revanche de Salazar, le cinquième volet des Pirates des Caraïbes en DVD à la maison, mais ici, c’est vraiment différent", glisse timidement Gaëlle, 18 ans, encore émue de sa première fois en salle obscure. Elle venait de regarder l’un des films projetés dans le cadre de la promotion de la nouvelle salle. Le grand écran de mur à mur, du sol au plafond, le système sonore haute définition Atmos, la dernière technologie de son pour le cinéma de Dolby, les fauteuils confortables et en gradins : tout est nouveau pour la jeune femme. "Une expérience sensorielle que je ne saurai décrire", sourit-elle. ”Engouement„ Elle se dit tout aussi "surprise" par l’ambiance à la sortie de la salle. Comme par-

tout ailleurs, le Plaza soigne l’accueil des spectateurs. À l’entrée, les produits dérivés et services annexes foisonnent. Figurines de personnages de dessins animés, des goodies à l’effigie de ces personnages et autres gadgets en tout genre lors des séances animations de la première semaine. De l’autre côté du hall, l’offre a largement dépassé la demande : il a fallu passer commande une heure auparavant si on voulait avoir son cornet de pop-corn pendant la projection du film. Promotion ou pas, la ruée vers le Plaza, malgré les prix d’entrée et certains films presque "passés de mode", témoigne de l’engouement des spectateurs qui n’attendaient que l’ouverture pour s’y précipiter. Un engouement qui ne date pas d’hier. Le phénomène Malok’ila de ces dernières années, projeté dans les vieilles salles en alternance avec les cultes qui s’y tiennent toutes les semaines, renforce l’idée que la salle reste un lieu important en tant que "lieu originel et unique de consommation collective". En plus d’être un lieu de diffusion qui permet la circulation des œuvres, les salles représentent un maillon déterminant pour la chaîne sans lesquelles c’est toute la filière


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L’association Rencontres du Film Court [...], évoque un projet de salle de cinéma plutôt axée vers les films "art et essai". [...] elle vise surtout à faire découvrir les films produits dans le cadre du festival.”

qui se trouve fragilisée. En Europe et aux États-Unis, la force et la vitalité du cinéma existent grâce aux revenus de la filière cinéma provenant directement des salles. Les salles participent activement au bon fonctionnement de la chaîne, de la production à l’exploitation en passant par la distribution. Elles peuvent également contribuer à la promotion du septième art dans un pays. Lova Nantenaina, cinéaste malgache, réalisateur entre autres du film Ady Gasy, donne l’exemple des pays où "une petite somme pour chaque ticket vendu est reversé au Centre national du cinéma afin que ce dernier puisse soutenir avec plusieurs types de fonds d’aide leur propre cinéma". ”Multiplex„ L’ouverture du Plaza en décembre 2017 est assurément un tournant dans le développement de l’industrie du film à Madagascar. L’adoption de la Politique nationale du cinéma en 2017 semblait être le déclic au déclenchement des initiatives à chaque stade de cette industrie renaissante. Le festival des Rencontres du Film Court (RFC), dont le travail en amont a permis de relancer la production, arrive cette année à sa 13è édition, tandis que la dernière chaîne de la filière,

l’exploitation, semble intéresser de plus en plus les investisseurs privés malgré l’absence d’une véritable production nationale. L’entrée en scène dans le courant de l’année 2018 du premier multiplex d’Antananarivo au cœur d’un centre commercial est particulièrement attendue. Après plus de vingt ans sans une vraie salle de cinéma digne de ce nom, la Grande île semble prête à accueillir la troisième génération de salles dont le concept est importé des États-Unis avec plus de huit écrans. À entendre Bon Temps Ramitandrinarivo, directeur général de l’Office malgache du Cinéma (Omaci), la construction par les autorités étatiques d’une nouvelle infrastructure pilote de qualité est en projet et devrait se concrétiser dès 2019. L’idée est ensuite "d’édifier des salles pour les grandes villes qui ont une potentialité en matière de cinéma". "Ces infrastructures ne seront pas seulement réservées aux acteurs nationaux mais aussi aux exploitants étrangers qui souhaitent investir dans le milieu", souligne-t-il. Dans la capitale, l’Institut Français de Madagascar (IFM), le seul établissement qui propose une salle répondant aux normes internationales et qui offre une véritable

expérience cinéma, s’est dotée en 2017 du nouveau système de projection numérique (DCP) et d’un son Dolby. Fort de cette acquisition, le centre culturel français offre une programmation cinéma ouverte sur le monde et accueille régulièrement des événements autour du cinéma. ”Fonds d’aide„ L’association Rencontres du Film Court (RFC), de son côté, évoque un projet de salle de cinéma plutôt axée vers les films "art et essai". D’une taille moyenne, elle vise surtout à faire découvrir les films produits dans le cadre du festival. Cette initiative viendra ainsi apporter de la diversité au paysage. Le Ritz accueille aussi de manière ponctuelle, pour des sorties de films malgaches ou des festivals de films thématiques, des projections. En attendant que les particuliers repreneurs des anciennes salles de cinéma emblématiques, aujourd’hui vétustes et dans un état de délabrement avancé, se décident aussi à mettre celles-ci aux normes et à leur faire retrouver leur lustre d’antan. Le cri de cœur de la fan de Christian Grey sur le coût des tickets d’entrée fait néanmoins se poser des questions sur la péren-

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nité de l’exploitation des salles de cinéma. Leur exploitation, notamment la création et la modernisation, devrait, certes, au même titre que la création et la distribution d’œuvres, bénéficier du soutien financier du Fonds d’aide au cinéma et à l’image animée qui sera institué auprès de l’Omaci. Mais la présence du public est plus que jamais importante d’autant que la taxe sur le prix des entrées aux séances organisées dans les salles fait partie des ressources dudit Fonds. La concurrence imposée par les chaînes de télévision et la vidéo constitue par ailleurs un paramètre auquel le cinéma doit faire face. Les taxes sur les entreprises de télévision et sur leur service, ainsi que les taxes sur les ventes et les locations des vidéogrammes devront aussi contribuer à alimenter le Fonds d’aide au cinéma et à l’image animée, mais leur taux reste tributaire des lois de finances, et un éventuel lobbying du milieu de la télévision peut constituer un frein. ”Valeurs du cinéma„ Canal 7 vidéo & events, exploitant du Plaza, en tout cas, a très vite compris qu’il faut déployer toute une stratégie pour faire face

à la concurrence imposée par les chaînes télévisées. Pour s’assurer d’avoir le maximum de monde, il est allé plus loin lors de la semaine de lancement avec le Festival Disney. Le dernier jour du festival, un tirage au sort a permis à une spectatrice de gagner un voyage à Hong-Kong pour visiter Disneyland. La formule, si elle est pérennisée, pourrait stabiliser ou même augmenter la fréquentation. Mais la meilleure stratégie est de faire aimer le cinéma en général, et les projections en salle en particulier. "La question sur la manière de familiariser la population au 7ème art est justement posée dans le document-cadre d’actions prioritaires pour la relance du cinéma", explique Bon Temps Ramitandrinarivo. Et dans ce contexte, ajoute-t-il, "nous avons programmé le cinéma de proximité et le ciné-club dans tous les centres universitaires et les lycées publics afin d’initier nos jeunes à la culture du cinéma". Il espère que "lorsque les valeurs du cinéma seront inculquées dans le cadre du programme d’enseignement, les cinéphiles contribueront à réduire, voire à endiguer le phénomène du piratage"

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CINÉMA FESTIVAL DU FILM COURT DE ST-PIERRE

Festival du Film Court de St-Pierre par Béatrice Delteil

La deuxième édition du Festival du Film Court de la ville de St Pierre s’est tenue du 15 au 19 novembre 2017, au cinéma "Moulin à Café" à Ravine-Des-Cabris. Le film qui a obtenu le Prix du Public est "Tangente" de Julie Jouve, celui-là même qui est sélectionné pour participer à la prestigieuse compétition des Césars 2018. Un pur produit Réunionnais, percutant et émouvant, les spectateurs de ce petit quartier rural ne s’y sont pas trompés. Cette édition a vu environ une soixantaine de court-métrages se répartir dans plusieurs compétitions, plus une soirée en plein air gratuite, sous le sceau de l’humour. Avec en invités d’honneur Séverine Ferrer et Thierry Samitier entre autres. Le Festival de cette année a élargi la provenance des films à l’international : en plus de la Réunion et de la France continentale, Palestine, Madagascar, Inde, Pérou, Sénégal, Canada, Côte d’Ivoire et Espagne ont été en lice pour le prix du Public 2017. La programmation, et en amont la sélection des œuvres proposées au public, est le fruit

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de la collaboration entre Mr Armand Dauphin et Mme Colette Hoarau. Avec une longue expérience (30 ans) au service Culturel de la Ville de St Pierre, sur le pôle cinéma, théâtre et danse, Mme Hoarau a repris la Direction du petit cinéma de quartier. Un endroit certes loin du clinquant chuintant des salles modernes mais qui a une âme. Peut-être parce qu’il est né dans l’enceinte d’une ancienne exploitation de café. Et qu’un splendide sandragon centenaire le surplombe et veille sur lui ? Allez savoir... L’accueil y est fort sympathique, les fauteuils confortables et la programmation idéale pour les amoureux de cinéma. N’espérez pas y voir le dernier blockbuster. Ca n’est pas le style de la maison ! Par contre la salle est classée Art et Essai. Une programmation de qualité est l’exigence première. La Directrice y veille. "Ici je fais de la version originale sous-titrée en français." Lorsque Colette Hoarau parle de ses films, de ceux qui sont diffusés dans sa salle, on sent qu’elle vante de la belle ouvrage. "Je suis la seule et la dernière salle de l’île à le faire."

"Je danserais si je veux", "A mon âge je me cache encore pour fumer", "Noces", "Chanda une mère indienne", "Félicité", "Le vénérable W." ont séjourné en ces lieux. Plusieurs fois par an elle propose des semaines à thèmes. Par exemple la semaine de la Femme, du cinéma Méditerranéen, du cinéma Asiatique, et beaucoup d’autres. La programmation est facile à surveiller sur le site de la ville de St Pierre. Sa rencontre avec Mr Dauphin s’est faite du temps d’Ecran Jeunes, il y a une vingtaine d’années. Elle a aussi fait partie de l’équipe des bénévoles du Festival du Court qui a eu un énorme succès pendant dix ans à St Benoit. Largement le temps d’attraper le virus. Colette le dit elle-même: "J’aime autant le Court que le long métrage. Pour sélectionner les œuvres proposées au public nous nous rendons à Clermont-Ferrand et nous y faisons notre choix." (Au Festival International, sorte de Mecque du court métrage et plateforme de rencontre des producteurs, diffuseurs et financeurs européens.)


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De haut en bas. 01. Le cinéma Moulin à Café au pied du sandragon centenaire. 02. Madame Colette Hoarau

"C’est un grand Festival, on voit de tout, ils osent tout ! L’événement est tellement énorme qu’ils peuvent prendre des risques de programmation et diffuser toute sorte de films. Il y a des salles avec 1000, 1500 places ! Nous, pour notre public, nous faisons notre sélection au coup de cœur. Il n’y a pas de thématique spécifique." Cette petite salle de cinéma existe depuis trente ans. Combien d’émotions cinématographiques a-t-elle couvé ? Nul ne pourrait le dire, mais cette seule évocation inquantifiable pourrait justifier la constance dans la recherche de qualité de programmation. Mme Hoarau avoue volontiers "écouter les suggestions des spectateurs". Et l’on comprend qu’elle a su s’entourer de personnalités compétentes pour faire tourner cet endroit. Des bénévoles, attachés à leur action, un guide cinéphile sûr en la personne de Mr Armand Dauphin, ainsi que Jérôme, l’intrigant projectionniste anachronique comme tout, qui se rapproche volontiers de l’ancien projecteur 35 mm qui trône magistralement dans l’entrée et le détaille, l’explique, comme un palefrenier le ferait de sa monture. Que de beauxvoyages dans le 7ème Art ont démarré ici !

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Affiche du film Tangente de Julie Jouve, prix du Public et sélectionné pour la compétition des Césars 2018.

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Interview

Armand Dauphin Passeur d’images

par Béatrice Delteil I Photos. Corine Tellier

Armand Dauphin est connu comme le loup blanc dans le milieu cinéphile de l’île. C’est peu de le dire. Je rencontre pourtant un homme qui a su rester abordable, d’agréable compagnie et qui aime partager son univers de prédilection : le cinéma. Je commence par l’interroger sur la somme colossale de travail nécessaire à la réalisation de tous ses projets : le Festival International du Court Métrage de Saint-Benoit pendant dix ans, Festival du Film Policier de Sainte-Marie pendant deux ans, le Réunion Film Festival à St-Leu en 2001 et depuis 2016 le Festival du Film Court de Saint-Pierre.Entre beaucoup d’autres activités liées au cinéma, dont Ohana cinéma, que les cinéphiles connaissent immanquablement. Indigo. Quelle est votre recette pour mener à bien ces activités

pléthoriques ?

Armand. La passion, je suis passionné de cinéma.

Un très court instant m’a traversé la vision d’Indiana Jones, ou alors celle d’un chercheur d’or, l’image m’a échappée, je ne sais plus...

I. Vous avez la particularité, un peu comme une marque de fabrique, de mettre de l’authenticité dans et autour des événements que vous créez. On pourrait presque dire que vous vous attachez à ne pas mettre de barrières entre les deux mondes, celui des invités de marque et celui des spectateurs. A. L’important dans mon travail c’est quand même le public. Nous fai-

sons en sorte qu’il y ait un vrai lien entre les invités et les personnes qui viennent assister aux Festivals. Garder cette convivialité, faire en sorte que les gens se côtoient à l’intérieur du Festival Le Festival du Film Court de la ville de St Pierre a lieu au Moulin à Café pour la deuxième édition. L’année passée avait été l’occasion d’une jolie expérience. Je lui demande de me parler du film "Mahavel" :

L’idée n’étant pas d’arriver avec nos gros sabots pour faire un festival au sein de La Ravine-Des-Cabris, notre idée a été de réfléchir à comment intégrer les habitants au projet. J’ai proposé plusieurs actions, comme faire une entrée à deux euros pour les habitants du quartier, car c’est une zone qui n’est pas spécialement favorisée économiquement. La seconde chose a été de se dire : "Nous allons intégrer les habitants avec un film autour

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Le Court arrive à faire passer une idée, du rire, de l’émotion, en quelques minutes. C’est un format qui passe à travers le temps, qui reste.”

de la Ravine-Des-Cabris. Donc on a rencontré un certain nombre de personnes et travaillé avec des associations pour aboutir à ce film. L’envie était que les gens trouvent une satisfaction à se voir à l’écran." L’équipe avait pour objectif de laisser s’exprimer les habitants. Et les anciens, davantage que les jeunes, se sont livrés dans des séries de témoignages émouvants sur leur passé, celui de leurs parents, la vie lontan ainsi que... Grand-mère Kalle. (Cette figure de la Réunion serait d'ailleurs née à Ravine-Des-Cabris plutôt qu’à St Joseph. Qu’on se le tienne pour dit !) I. A vez-vous touché à d’autres domaines que celui de la diffusion

en matière de cinéma ?

A. Je

suis dans la distribution via Ohana et via le Festival du Court, je m’occupe également de la coordination "Ecoles collèges et lycées au cinéma" au sein de l’Académie de la Réunion. 60 000 élèves par an vont au cinéma. Le but c’est de leur montrer des films qu’ils n’iraient pas voir tous seuls. J’ai également été dans les relations Presse, j’ai fait de la radio, j’ai présenté des chroniques Art et Essai à la télévision (sur Télé Kréol et dans "C’est du cinéma" d’Estelle Jomaron), j’ai produit deux courts métrages "Dan lo lao" de Laurent Morel et "Noces rouges" de Sonia Janin. J’ai aussi monté "Passeur d’images" quelques années consécutives... I. P asseur

d’images... Très justement. Armand Dauphin est intarissable sur le cinéma. Il aime en parler,il en parle bien et pourrait très certainement écrire un livre, voire plusieurs, sur le sujet. Il ne s’en vante pas un instant mais je sais que ce monsieur souriant, attentif et aimable a eu le talent de convaincre des acteurs et actrices renommés de venir à la Réunion. Très

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modestement il parle de plusieurs ingrédients : la chance, des plannings favorables, des concours de circonstances... et un petit peu de son réseau. Mais la liste est impressionnante : Nathalie Baye, François Morel, Emmanuelle Béart, Pascal Légitimus, Richard Bohringer, Chiara Mastroiani, Vincent Elbaz, Yolande Moreau, Ticky Holgado, Jean-Luc Goossens, Mouss Diouf, Alexandre Arcady, Michel Alexandre, Daniel Prévost, Philippe Duquesne, Bruno Lochet, Christophe Barratier, Virginie Efira, Noémie Lenoir, Marie Gillain, Thomas Gilou, Antonio Fargas, Axelle Lafont, Bruno Gaccio, Bruno Salomone, Sagamore Stevenin... (NDLR : Pour être parfaitement honnête : j’ai arbitrairement supprimé un bon tiers de cette liste pour des raisons bassement pratiques.) I. A vec

une curiosité légitime teintée d’étonnement j’insiste un peu : Vous n’avez jamais été à la réalisation ?

A. La

réalisation m’intéresse énormément. Mais il se trouve que ma vie a pris d’autres chemins. Pour être sincère, il y a certainement eu aussi, pendant des années, une certaine crainte de ma part pour passer ce cap qui me tient très à cœur. Mais ce qui est sûr c’est que maintenant je me sens prêt à le franchir, et c’est vrai que j’ai commencé à travailler sur un scénario.

I. P uisque

notre sujet est le dernier Festival du Court-métrage je lui demande de m’en dire davantage sur ce genre si particulier de la production cinématographique. Si particulier pas seulement pour des raisons de contraintes formelles. (Officiellement un court métrage dure entre une et cinquante neuf minutes.)


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A. C’est un véritable exercice de style, passionnant. Le Court arrive à faire

passer une idée, du rire, de l’émotion, en quelques minutes. C’est un format qui passe à travers le temps, qui reste. Qui va même prendre un nouvel essor avec les nouvelles générations, celles qui vont sur YouTube, celles qui vont vite. Sur la place qu’il accorde à ces jeunes artistes il m’indique que la Festival leur fait déjà une place, la Mission Locale Sud et l’ILOI (Institut de L’image de l’Océan Indien) présentent des films dans la programmation du Festival. Dans l’avenir faire un appel pour inciter à la création de façon plus large est tout à fait envisageable pour eux. Il poursuit sur le sujet : "Dans le Court Il y a des petits chefs d’œuvre, comme "Le voyageur Noir" par exemple. C’est très simple, ça dure huit minutes, ça se passe dans un tramway, il y a une vieille dame et un homme Noir vient s’asseoir à côté d’elle..." Je baisse le curseur puis coupe le son totalement. Car mettre des mots à la suite les uns des autres ne suffit pas à égaler le talent de mon interlocuteur. En quelques phrases il donne envie d’aller voir. En peu de mots finalement, il éveille la curiosité, et accomplit le travail du "vrai" Passeur. Celui qui ne laisse pas son auditoire indemne ou neutre : Ah oui, tiens... nous susurre la part curieuse de chacun d’entre nous... et si je prenais quelques minutes de mon temps pour compléter ces petits tableaux cinématographiques si joliment évoqués ?

I. A

venir ? Sur ses projets il reste discret et se contente de me dire qu’il en a trois.

A. A

la Réunion on est sensibilisés à la musique et au théâtre mais on peut également faire des festivals de cinéma qui ont une vraie vocation populaire. L’Image est un média extrêmement formateur et fondamental dans la vision que l’on peut avoir du monde. J’aime aussi dire que faire voir des films c’est montrer des choses pour que ça échange tout autour. Pour faire prendre conscience aux gens qu’il y a plein de choses à changer dans le monde où l’on vit, et que ça commence tout simplement à côté... Le cinéma a cette force, celle de faire passer un message parfois beaucoup mieux que de grands discours. Je ne sais pas vous, mais je vais suivre le court trajet du "Voyageur Noir", on le trouve facilement sous son titre original "Schwarzfahrer", et puis Mr Dauphin m’a donné envie de prendre "Omnibus" en route, celui de Sam Karman. De fil en aiguille vous vous resservirez certainement, et la modération n’est pas de mise en matière de Courts : vous en voudrez d’autres et vous aurez raison, tant de pépites vous attendent !

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Bande Dessinée pages 189 • 204

PORTRAIT : DODA RAZAFY • CHRONIQUE DE DODA RAZAFY AFIF BEN HAMIDA • DES NOUVELLES DE LA BD DE L'OCÉAN INDIEN


BANDE DESSINÉE DODA RAZAFY

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BANDE DESSINÉE DODA RAZAFY

Portrait

Doda Razafy

"Encré" dans la réalité malgache par Raoto Andriamanambe

On le surnomme parfois le Dubout Malgache. Comme le dessinateur humoristique, Doda Razafy, ses tableaux possèdent un imaginaire rempli de foules et de personnages. C’est un artiste prolixe, un peu comme ses œuvres d’ailleurs, qui se dresse devant nous. Les dessins de Doda fourmillent de détails. Ses planches sont d’une étonnante opulence, même quand elles traitent de la pauvreté. Doda Razafy jongle avec traits précis et couleurs chatoyantes. Dans ses œuvres, il met en scène l’opulence des rues tananariviennes, les scènes banales du quotidien malgache. ”Politique„ De son vrai nom William André Razafindrainibe, il est né en décembre 1954, d’un père musicien, et a fait toute sorte de métiers pour faire vivre une nombreuse famille : huit enfants – cinq garçons et trois filles. Il est né dans une lignée d’artistes, ses trois frères sont également dessinateurs. D’ailleurs, son frère,

Aimé Razafy était un illustre caricaturiste qui n’a cessé de croquer, avec son regard incisif, la vie politique malgache et les politiciens, jusqu’à sa mort. Il a écumé les rédactions et a obtenu le respect des politiciens de de tous bords. Quant à Doda Razafy, il a décidé d’exceller dans les scènes de vie. "Je n’ai jamais osé faire de la politique, même si de nombreuses rédactions m’ont sollicité et le font jusqu’à aujourd’hui". Sa politique à lui, "c’est la politique du ventre", comme le martelait Philibert Tsiranana, le premier président malgache. La question de "survie" est fondamentale dans ses œuvres à travers les vendeurs de soupe à l’œuvre, ou les petites gargotes qui animent bien souvent la vie de quartier dans les quatre coins de la Grande île. ”Instantané„ Chaque dessin de Doda raconte une histoire, ou plutôt des histoires, car son niveau de lecture est souvent multiple. C’est le signe indéniable d’un grand talent qui s’est affiné

au fil des années et des expérimentations. "On a été éduqués dans l’art, commente-il entre deux cigarettes. J’ai surtout appris aux côtés de mon frère". Le b.a.-ba du dessin, il l’apprend également à travers un cours par correspondance auprès de l’école ABC. Mais Doda s’est amélioré au gré des rencontres et des...commandes d’établissements hôteliers qui voient, à travers les dessins de Doda, une authenticité au parfum de la Grande île. "J’aime flâner dans la ville. J’observe les mille détails du quotidien. L’avantage du dessinateur est qu’il peut figer et immortaliser les détails qui peuvent nous échapper". Doda Razafy utilise de préférence l’encre de Chine et la gouache pour réaliser ses tableaux qui font le bonheur des touristes souhaitant acquérir un "instantané" des réalités malgaches. "Malheureusement, peu de nationaux achètent mes tableaux", se désolet-il. Cette question de reconnaissance est la quête que l’artiste entreprend actuellement. Après avoir fait le tour de l’île... en dessins

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Extrait BD

Afif Ben Hamida Sombre

Afif Ben Hamida, franco–tunisien de 45 ans, vit à l’île de La Réunion depuis plus de 20 ans. Il signe son premier album de bande dessinée en 2013, avec la complicité du scénariste Patrice Bavoillot. Ce premier tome lance la série d’Héroïc Fantasy NOGARD, aux éditions Les Bulles dans l’Océan. La série s’achève en 2017 avec la sortie d’un coffret regroupant les 3 tomes. Professeur d’arts plastiques, il participe régulièrement au festival d’Angoulême, au sein d’une équipe d’auteurs emmenée par son éditeur Jean-Luc Schneider. Il travaille actuellement sur deux projets : Il poursuit sa collaboration avec Patrice Bavoillot, avec qui il co-écrit SOMBRE, un western sur une enquête à travers l’Ouest américain. Il entame une série intitulée LES CHRONIQUES AMERICAINES, scénarisée par Philippe Pelaez.

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QUELQUES NOUVELLES DE LA BD DE L’OCÉAN INDIEN par Christophe Cassiau-Haurie

Les amateurs de Bande dessinée de la sous-région ont été gâtés en 2017 avec une production particulièrement riche aussi bien en qualité qu’en quantité. Après une productive campagne de financement participatif sur Sandawe, le Mauricien Eric Koo sin Lin a pu publier son très bel album [Aventures] ou la traversée des océans en octobre1. Roman graphique divisé en chapitres qui peuvent être lus comme de courtes histoires autonomes, [AVENTURES] ou la traversée des océans reconstitue le parcours d'Elena, le personnage central, à travers ses rencontres dans un pays nouveau, ses souvenirs de la vieille Europe ou encore son enfance dans une île lointaine des mers du sud ressemblant beaucoup à l’île Maurice. Servi par un graphisme élégant et sensuel, ainsi que des dialogues ciselés, l’album se lit sur un faux rythme, sur un mode très intimiste et érotique. Un superbe ouvrage que l’on peut recommander vivement.

1. Pour voir un extrait : https://www.sandawe.com/fr/projets-auto-finances/fragments

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Les éditions Des bulles dans l’océan ont sorti cette année trois ouvrages d’auteurs malgaches. Depuis quelques années, le duo Pov et Dwa entraine les lecteurs à la découverte d’un Madagascar contemporain, bien loin des habituels clichés misérables. Après avoir abordé – chez le même éditeur - les élections de représentants des étudiants au sein de l’université (Méga complots à Tana en 2011, Coup d’État à Tamatave en 2014), ils s’attaquent aux évènements insurrectionnels de janvier 2009 avec leur dernier opus, Lundi noir sur l'île rouge. Alors que Tananarive s’embrase, Looms, un jeune musicien, sauve Nina, piégée dans un magasin en feu. Peu à peu, dans un pays en pleine effervescence, les deux jeunes gens se sentent attirés l’un envers l’autre...

Le diptyque Tangala, dessiné par le malgache Tojo et scénarisé par le réunionnais Motus, entraine le lecteur dans le Madagascar de 1947 en pleine insurrection contre la tutelle française. Deux amis, Séverin, un colon français respectueux de la société locale et Tangala, un jeune Malgache commerçant pro indépendantiste vont se déchirer. Tangala Ne supportant pas que son ami "vahaza" soit épris de sa sœur, Tangala fait ainsi basculer celui-ci vers une haine farouche du pays. Les deux hommes vont se déchirer. S’appuyant sur une solide documentation historique et un joli dessin réaliste, ce récit très rythmé et plein de rebondissements entraine le lecteur à la découverte de l'île rouge, au lendemain de la seconde guerre mondiale.

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Quatre ans après l’étonnant album de Ndrematoa (Tana blues - L’harmattan BD en 2013) La réunion Kely, l’histoire de Fabrice, signé par Dwa et Liva, aborde à nouveau le thème de la survie quotidienne des milliers de miséreux (sur)vivant à Tananarive. La réunion Kely raconte l’histoire de Fabrice qui, comme des milliers d’autres paysans pauvres malgaches, a dû quitter son village pour la capitale. Il s'est installé dans le plus important bidonville de la ville, Réunion kely et fait survivre sa famille en vendant les objets qu’il récupère au milieu des ordures. L’album raconte son histoire, ses combats quotidiens mais aussi ses espoirs et sa foi en l’avenir. Un très beau témoignage, magnifiquement mis en valeur par la technique « à la sanguine » de Liva, à savoir un mélange de croix au stylo bille et de grattage à la lame de rasoir sur du papier lisse et épais.

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Enfin, l’année 2017 a vu le retour de la revue péï Le cri du margouillat avec la sortie de deux numéros (le 30 et le 31) en moins d’une année, près de quinze ans après la dernière parution en 2002. Avec une formule éditoriale combinant interviews, articles, reportages et planches de BD, chaque numéro propose plus de 200 pages en français et en créole. En matière de BD, ces deux numéros rassemblent des auteurs historiques de la revue (Appollo, Tehem, Michel Faure, Hobopok, Li-An, Stéphane Bertaud, Boby, Joe Dog, Ronan Lancelot), des invités prestigieux (Lewis Trondheim, Guy Delisle, Hervé Tanquerelle, Jérôme Anfré...) et une nouvelle génération d’auteurs regroupant beaucoup d’étudiants des Beaux-Arts, dont une majorité de filles (Anjale, Maca Rosee, Emma Cezerac, Anna Vitry, Emelyne Chan, Sara Quod, Sophie Awaad, etc...). Tout au long de cette série d’histoires et de dessins cocasses, drôles, engagés, absurdes ou poétiques, le lecteur découvrira des styles et univers divers et cosmopolites qui illustrent parfaitement la richesse et le dynamisme de la BD réunionnaise et Indiaocéanienne. Après plus de trente années d’existence, Le cri du margouillat reste encore LA référence en matière de 9ème art dans la région ! Bonne lecture à tous !

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C U LT U R E S , T R A D I T I O N S & MODERNITÉS

Histoire Sociologie


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MARIUS CAZENEUVE


HISTOIRE MARIUS CAZENEUVE

Marius Cazeneuve

Un prestidigitateur à la cour de Ranavalona III par Annick de Comarmond I Illustrations. Tefy Nirina Andiambololoson

11 octobre 1886. La jeune reine de Madagascar – Ranavalona III – monte, suivie de quelques proches de sa cour, au deuxième étage de son palais qui domine Tananarive. On lui a dit qu’un incendie s’était déclaré dans un quartier assez proche en contrebas. Inquiète, elle sort sur la varangue ouest pour voir ce qu’il en est. Elle se penche à la balustrade de pierre tandis que le serviteur qui se doit de la protéger du soleil ou des embruns dès qu’elle n’est plus à l’intérieur d’un bâtiment essaie de son bras tendu de maintenir tant bien que mal au-dessus du joli visage de la souveraine le parasol rouge aux franges d’or. Bien que l’interdiction de bâtir en pierres ou en briques ait été levée en 1869, les habitations de la capitale restent en majorité faites de bois et régulièrement un brasier se déclare. Ce 11 octobre l’incendie est particulièrement grave et la reine se désole. "Les flammes escaladaient les toits en pente rapide des maisons, grimpaient jusqu’au faite et éclataient en feu d’artifices, en dispersant de tous côtés des étincelles. De longues langues brillantes

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venaient lécher les murailles qui s’écroulaient avec fracas." Au milieu de l’incendie, Ranavalona aperçoit soudainement une petite silhouette noire qui se détache sur fond de lueurs écarlates. La silhouette va et vient, se démène : "Quel est donc ce petit diable qui court dans les flammes ?", demande-t-elle. Ce petit diable, c’est Marius Cazeneuve et c’est la première fois qu’elle l’aperçoit. Marius Cazeneuve est loin d’être un personnage ordinaire. Il a 44 ans lorsqu’il débarque à Madagascar et il est doté d’un impressionnant CV. Il a étudié les mathématiques, la chimie, la physique, l’astronomie et a de bonnes connaissances médicales. Né à Toulouse, il a tout d’abord occupé un emploi d’interprète dans un cirque et y a rencontré le fameux prestidigitateur Bartolomeo Bosco qui l’a initié à la magie. Mais l’élève a égalé rapidement le maître puis l’a surpassé si bien qu’il est invité à se produire devant de nombreux spectateurs

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arius Cazeneuve. M À la cour de Madagascar, magie et diplomatie.

prestigieux : Napoléon III, le tsar de Russie, le sultan de Constantinople, celui du Maroc, le roi d’Italie Victor-Emmanuel, le roi d’Espagne, celui du Portugal. Chacun d’entre eux, impressionné par ses tours de magie, le décore de titres divers, si bien qu’il collectionne un nombre incroyable de médailles et de titres honorifiques. Le "Petit Journal", quotidien français de l’époque, le qualifie "d’homme le plus décoré des cinq parties du monde". Le bey de Tunis l’a nommé Commandeur ; c’est le titre qu’il préfère et accole à son nom systématiquement. Même Victor Hugo, avec lequel il correspond, lui consacre un quatrain qui montre à quel point sa réputation est étendue : Il étonne les yeux, il confond la raison, Il ouvre à la pensée un charmant horizon, Il ferait en ses mains danser Paris et Rome Et ce tout petit homme est plus grand qu’un grand homme. Avant son voyage à Madagascar en 1886, il a accompli quatre fois le tour du monde. D’ailleurs, il a déjà brièvement fait un voyage dans le sud de la grande ile, vers Fort Dauphin, en 1860.


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En 1886, alors qu’il se repose à l’île de la Réunion, il lui vient l’idée de proposer ses services de prestidigitateur par l’intermédiaire de Joël Le Savoureux, vice-résident français à Tamatave à Le Myre de Vilers, résident français à Antananarivo. Suite à la première guerre franco-malgache qui a duré de 1883 à 1885 et s’est terminée par une sorte de protectorat non déclaré qui fut appelé protectorat fantôme, Madagascar et la France entretiennent des relations difficiles et complexes. La France a toujours des visées colonialistes sur la grande île mais n’a pas les moyens financiers de ses ambitions, prise par son action au Tonkin. Parallèlement les Anglais, qui rêvent, eux aussi d’élargir leur empire, tentent d’assoir leur influence à Madagascar. C’est le premier ministre Rainilaiarivony qui gouverne le pays depuis 1864 : intelligent, rusé, autoritaire, il se bat pour que Madagascar conserve son indépendance. Une soi-disant tradition stipule que le premier ministre doit être l’époux de la reine. Cette habitude qui venait de Ranavalona I laquelle faisait de ses amants les plus intelligents ses ministres a été habilement récupérée et ancrée dans la tête du peuple. Rainilaiarivony en a profité largement et, au décès de Ranavalona II en 1883, est même allé plus loin en interprétant à sa façon l’ordre de succession au trône : c’est ainsi qu’il a désigné la jeune et jolie princesse Razafindrahety, 22 ans, comme nouvelle reine et donc comme son épouse. C’est la troisième fois qu’il se marie avec une reine. En 1886, lorsque Cazeneuve débarque à Madagascar, le premier ministre a 58 ans et Razafindrahety qui règne désormais sous le nom de Ranavalona III en a 25. Le projet

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de Cazeneuve qui a entendu dire que la jeune reine aimait énormément la magie, c’est de tenter de l’aborder et de lui plaire grâce à ses talents de prestidigitateur puis de l’influencer, afin qu’elle se rapproche de la France et surtout que les Anglais soient écartés. Est-ce Cazeneuve lui-même qui a entendu parler de l’aide du célèbre magicien Robert Houdin (dit Houdini) dans la conquête de l’Algérie, est-ce le ministre des colonies2 ? Toujours est-il que son projet est accepté et qu’il débarque à Madagascar dans le but officiel de distraire Ranavalona III. Il arrive à Tananarive le 10 octobre 1886 accompagné de son assistant, un nommé Pappasogly. Et c’est le lendemain, 11 octobre, que se déclare l’incendie qui menace de ravager une bonne partie de la ville. Cazeneuve, Pappasogly ainsi que Rigaud, l’architecte de la résidence de France, armés de haches vont couper des poutres, abattre des pans de mur et réussir à empêcher le feu de se propager. C’est à cette circonstance que Marius Cazeneuve doit d’avoir été invité à se produire très vite devant la reine curieuse de connaitre le diable noir qu’elle a aperçu au milieu de l’incendie. C’est du moins ce que l’illusionniste nous raconte dans un livre qu’il a intitulé "A la cour de Madagascar, magie et diplomatie", paru en 1896. Un récit très agréable à lire à maints points de vue : on y apprend pas mal de détails sur la vie

n 1856 le chef du bureau politique à Alger fait E appel à Houdin . Il a pour mission officielle de montrer aux Algériens que les marabouts ne possèdent pas plus que lui de pouvoir inspiré de Dieu et qu'ils ne sont que des usurpateurs, de faux prophètes. 3 La fête du fandroana, textuellement la fête du bain, car la reine prend ce jour-là un bain rituel a lieu une fois par an ; elle est l’occasion de multiples réjouissances, de cadeaux. 2

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quotidienne à Madagascar, les vêtements des Malgaches, le salaire des porteurs, la nourriture, le déroulement de la fête du fandroana3, etc. On y lit de jolies descriptions de paysages et d’animaux aperçus entre Tamatave et la capitale. Suit l’arrivée à Tananarive même qui ne compte à l’époque que 100 000 habitants et dont les habitations sont toutes accrochées sur les flancs des collines : "(…) le reste de la ville descend par molles ondulations vers les rizières qui l’entourent. La position est en tout point admirable ; on comprend que les Malgaches soient fiers de leur capitale et qu’ils l’appellent : Antananarivo la belle !". La reine et le premier ministre sont également dépeints : elle, jeune, belle, élégante, charmante - "toute sa personne respire la grâce et la distinction" -, lui vieux mais les yeux vifs, l’air autoritaire ; il est extrêmement soigné de sa personne, ses vêtements immaculés ont une coupe parfaite, il se teint les cheveux et la moustache. Mais une bonne partie du livre est la relation qu’il donne de ses tours de magie. Citons quelques-uns de ces tours : le plus fameux et probablement le plus impressionnant qui semble être le favori de Cazeneuve est celui de la tête coupée : il demande à son assistant de le décapiter à l’aide d’un sabre puis il se promène avec sa tête posée sur un plateau. Mais il fait aussi jaillir du feu de la terre à l’aide d’une baguette magique, rase la barbe d’un volontaire à plusieurs reprises car elle repousse instantanément, escamote une carte à jouer qui est ensuite retrouvée dans un piano fermé à clef depuis des années, cache le mouchoir de la reine dans un œuf… Il fait également disparaitre, un veau, un paon, un lémurien. Il ressuscite un petit chien avalé par un crocodile (Il a néanmoins la gentillesse de nous expliquer qu’il a caché le petit chien en question toute une nuit ayant fait croire qu’il avait été dévoré) De nombreux tours qu’il nous rapporte ont pour but de se moquer des Anglais. Cette an-

glophobie du personnage, anglophobie probablement partagée par de nombreux Français si on en croit d’autres relations de voyage de cette époque, est tellement exagérée chez lui qu’elle en devient grotesque. Les Anglais sont parés de tous les défauts et tous les vices et l’idée fixe de Marius Cazeneuve est de les ridiculiser aux yeux de la reine et du premier ministre. Il se fait tirer dessus par des armes et des cartouches anglaises. Évidemment il n’est pas blessé et les cartouches sont retrouvées, l’une entre ses dents et les autres dans sa main. D’autres tours dignes de plaisanteries de collégiens provoquent la colère des Anglais. Ainsi l’illusionniste fait attacher un cornet à piston à un lustre et lui commande de jouer la Marseillaise ; l’instrument s’exécute. Puis il propose aux spectateurs de choisir un air et de le demander au cornet à piston. Les Anglais présents réclament le God save the queen mais à la place ils entendent la première fois "J’ai du bon tabac, tu n’en auras pas !" et la seconde fois "Malbrough s’en va en guerre". Cazeneuve tend l’instrument au consul anglais Pickersgill pour qu’il l’examine et voici ce dernier couvert d’un nuage de farine qui s’échappe du cornet à piston. Nous n’avons aucune raison de mettre en doute le talent de prestidigitateur de Cazeneuve. Les marques de satisfaction qu’il a reçues de différents monarques, sa réputation, les solides connaissances scientifiques attestées par diverses inventions, tout cela plaide en sa faveur. On sait également qu’il est arrivé dans la capitale de Madagascar avec un matériel impressionnant (il avait une soixantaine de porteurs de filanzana4 pour venir de Tamatave) nécessaire à ses tours. Mais que penser de l’influence qu’il prétend

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Chaise à porteurs


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avoir eue sur la reine et par conséquent sur la politique malgache. Il se targue d’avoir été son médecin et conseiller. En effet, ce sont les titres qu’il se donne lors de la parution de son livre dans l’édition de Delagrave de 1896 : "A la cour de Madagascar, magie et diplomatie par Marius Cazeneuve, médecin et conseiller intime de la reine Ranavalo manjaka". Et il insiste : "ce n’est pas un roman ; c’est de l’histoire". D’après lui, Ranavalona III, ayant été éblouie par ses tours de prestidigitateur, entend ensuite parler de ses talents de médecin et lui demande conseil à plusieurs reprises. "Si j’acceptai, écrit-il, quoique n’ayant pas le titre de docteur, de donner des soins à la reine, c’est que je m’en sentais capable et que je l’étais en effet. Pour elle j’étais un docteur hors ligne ; je me gardai bien de détruire cette opinion, qui devait aider à établir l’influence que je voulais prendre sur son esprit". Ce n’est certes pas la modestie qui est la qualité principale de Cazeneuve mais il semble d’après le résident général lui-même que ses affirmations soient fondées. Voici ce qu’écrit le Myre de Vilers dans une lettre datée du 9 novembre 1886 : "Nous avons ici un prestidigitateur français, M. Cazeneuve, de Toulouse. C’est un homme instruit, intelligent, très habile dans son art, ayant beaucoup d’entregent. Il n’a pas tardé à acquérir une grande réputation. Dans l’Emyrne, il passe pour sorcier et le Premier Ministre voulant éclairer ses sujets a invité les principaux officiers à une soirée au Palais, payante bien entendu. Mais il s’est laissé prendre lui-même à la prestidigitation et M Cazeneuve, heureusement quelque peu officier de santé, est devenu le médecin de la reine qui suit aveuglément ses prescriptions ; il l’a visitée, contre-visitée, etc. La pauvre femme meurt d’ennui dans le palais dont elle ne sort guère, elle ne prend pas d’exercice, sa santé est détraquée…". Il semble donc que l’on puisse accorder à Marius Cazeneuve le titre de médecin de la reine, mais qu’en est-il de celui de conseiller intime ? Quelle influence prétend-il avoir eue et doit-

on se fier à son récit ? Dès les premières pages le prestidigitateur étale ses talents de diplomate. En effet, il raconte que le résident Le Myre de Vilers, est très mécontent de la tournure que prennent ses relations avec le premier ministre qui ne se résout pas à accepter les termes du traité mettant fin à la guerre de 1883-85 et ne veut même plus en discuter. Le Myre aurait donc décidé de quitter Madagascar. Cazeneuve le convainc en quelques minutes, lors du premier rendez-vous qu’il a avec lui, d’attendre son intervention. Puis il réussit à obtenir de Rainilaiarivony qu’il vienne passer la soirée du lendemain à la résidence, soirée qui se passe fort bien. Et il conclut ainsi : "On devine ma satisfaction en voyant que j’étais arrivé, en si peu de temps, à produire un revirement pareil, et les augures que j’en tirais pour l’avenir." Le ton employé, la rapidité du soi-disant revirement du premier ministre laissent le lecteur perplexe surtout lorsque l’on sait les interminables discussions et courriers auxquels le fameux traité a donné lieu5. Quant à l’amitié de plus en plus étroite qui le lie à la reine, le lecteur a bien envie d’y croire. Il souhaite que la jolie reine "aux beaux yeux veloutés" affublée d’un vieux mari autoritaire soit consolée – même sur un plan purement amical, car Cazeneuve insiste sur la "pureté" de leurs relations – par le magicien qu’on devine divertissant. De plus il ne manque pas de charme : pas très grand, il est mince, élégant et son visage aux traits réguliers est barré d’une moustache aux pointes effilées à la mode de ce temps-là. Cependant Savaron6, bien renseigné, affirme dans Mes souvenirs à Madagascar que "la reine était trop bien gardée pour qu’il pût l’approcher" et qualifie le récit de Cazeneuve de "tissu de fantaisie". Yvan Paillard, essayant à son tour de démêler le vrai du faux dans la relation de voyage du prestidigitateur n’hésite pas à le traiter de

mythomane dans un article intitulé "Madagascar et les fantasmes européens à la fin du XIX° siècle". Paillard pointe les nombreuses invraisemblances dans le récit : les rendez-vous secrets que la reine lui aurait accordés alors qu’elle est en permanence surveillée, les paroles rapportées de la souveraine qui aurait fait des progrès invraisemblables dans la langue française, langue qu’elle possédait fort mal de l’aveu même de Cazeneuve lorsqu’il arrive. En effet il entre dans la capitale le 10 octobre. Et s’il ne précise pas la date de son départ, néanmoins deux indices nous permettent de la connaitre approximativement : d’une part une lettre datée du 10 décembre 1886 qu’il écrit à Le Myre de Vilers de Tamatave juste avant qu’il ne parte de Madagascar ; d’autre part, montant sur le bateau qui le ramène en France il mentionne la présence de monsieur Suberbie qui, dit-il, vient d’obtenir l’autorisation d’exploiter les mines d’or de Maevatanana. Vérification faite, cette autorisation date de 1886. La présence du magicien dans la capitale malgache s’étend donc sur une période d’environ deux mois7… Peu probable que la reine en deux mois se soit mise à parler le français couramment au point de pouvoir se passer d’interprète dans ses tête à tête avec Cazeneuve. N’importe, le romanesque et l’exotique tiennent le lecteur en haleine.

L e traité qui mit fin à la guerre de 1885 restait vague sur certains points et Rainilaiarivony demanda des précisions qui donnèrent lieu à de multiples discussions et courriers. 6 Savaron arriva en 1885 à Madagascar comme sergent, fit partie de l’escorte de Le Myre de Vilers puis en 1886 il remplaça l’ingénieur Rigaud que le premier ministre avait pris à son service pour superviser les travaux de construction de la résidence. 5

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Biographie Annick de Comarmond . La Française née au Maroc, vit à Madagascar depuis de nombreuses années. Elle est profondément ancrée à la Grande île. Elle enseigne l'histoire au Lycée Français d’Antananarivo. Elle s’intéresse de près à l’Histoire de la Grande île et à déjà publié sous le nom de Cohen-Bessy des ouvrages relatifs à Madagascar au XIXesiècle. Elle a reçu le grand prix Géo 2010 du voyage extraordinaire pour le roman « Loin sous les ravenales ».

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Une scène montre Ranavalona III en larmes suite aux reproches que lui fait Cazeneuve pour avoir accepté d’emprunter les dix millions que Madagascar doit à la France comme dommages de guerre à une banque anglaise, la maison Kingdon. "Je n’aime pas les traitres !" assène-t-il à la reine lors d’une entrevue secrète. Celle-ci, désolée, déchire le document déjà signé qu’elle s’apprêtait à remettre aux Anglais. Elle promet d’user de son influence auprès de son vieux mari, Rainilaiarivony, afin que cet emprunt soit fait auprès d’une banque française, le Comptoir d’Escompte de Paris. Cette entrevue, mélodramatique à souhait, semble bien peu vraisemblable. Même si effectivement ce fut le Comptoir d’escompte qui, finalement, prêta la somme, on imagine bien que le Myre de Vilers avait des moyens de pression suffisants pour y contraindre le gouvernement malgache. Une autre scène est décrite avec maints détails : la reine et Cazeneuve se seraient retrouvés, encore une fois en secret, dans une maison de campagne que le magicien est incapable de situer, sinon qu’elle est à plusieurs heures de filanzana de la capitale. La raison de ce rendez-vous secret est le désir que Ranavalona a de procéder avec Cazeneuve au fatidra8, c’est-à-dire à l’alliance du sang. Cette alliance est un engagement solennel que prennent deux personnes de se soutenir dans toutes les circonstances difficiles de l’existence. Elle interdit qu’entre ces deux individus il puisse y avoir autre chose qu’un lien de pure amitié. Ils doivent se considérer comme frères ou dans ce cas précis comme frère et sœur. Mais cet engagement est scellé par une cérémonie que Cazeneuve met magistralement en scène : une case en terre sert de décor, l’officiant est un vieillard, "blanc de poil au nez fortement busqué et aplati", qui est assis sur une natte. Il tire d’un étui une longue épine d’acacia qu’il enfonce légèrement sous la mamelle gauche

des deux alliés qui ont dénudé leur poitrine, il récite des incantations, mélange les gouttes de sang recueillies à de l’eau, fait prononcer à chacun les serments de fidélité obligatoires à cette occasion. Là encore il est difficile de croire que la reine ait pu aller, simplement accompagnée d’une servante, à la campagne, difficile de croire que Cazeneuve ait pu la rejoindre sans que les porteurs de filanzana ne commettent d’indiscrétions. Mais c’est une si jolie mise en scène que Pierre Benoit la reprendra en 1960 dans un roman intitulé "Le Commandeur". Il ira même plus loin, au mépris du respect du serment du fatidra. Il fera de la reine et de Cazeneuve des amants. Mais si le romancier a tous les droits, il n’en va pas de même pour Cazeneuve qui insiste sur l’authenticité de ses allégations. En 1891, le 27 mars, cinq ans avant que ne soit publié son livre, il donne deux interviews à des quotidiens français9. Au cours de la première il insiste sur son intimité avec la reine, son influence sur elle. La Myre, qui se trouve en France, répond à cette interview en termes modérés, convenant que le prestidigitateur "est un très brave homme et qu’il lui est reconnaissant des services rendus". Mais lors d’une deuxième interview Cazeneuve va trop loin ; il raconte que c’est lui qui "tenait à Madagascar tous les fils de la diplomatie", et certainement pas le résident puis il revient à l’une de ses entrevues avec la reine, décrit comment elle s’est jetée à ses pieds et a déchiré le contrat Kingdon qui la liait à la banque anglaise. Et il se plaint de n’avoir même pas eu la Légion d’honneur pour cela. Cette fois Le Myre de Vilers perd patience10 et se moque : "Ce bon M. Cazeneuve ! C’est un de ces Méridionaux qui finissent par croire aux fables qu’ils ont souvent racontées…". Il raille le prestidigitateur qui décidemment a "la manie des décorations", car, se souvient-il, il en était couvert lors

de leur première entrevue. Certainement vexé, Cazeneuve trouve en 1896 un éditeur qui accepte de publier son livre. Cette année-là, la France vient de conquérir Madagascar, la grande île est au centre de l’intérêt et le récit du magicien plait. Mais l’histoire n’est pas tout à fait finie. Selon le quotidien "Le Télégramme" de Toulouse, le jeudi 25 juillet 1901, alors que la reine, exilée en Algérie depuis 1897, fait un voyage en France, elle prend à Bordeaux un train qui doit l’amener à Marseille. Marius Cazeneuve la rejoint à Agen et reste avec elle dans le train jusqu’à Toulouse. Là, ils déjeunent ensemble au buffet de la gare puis Ranavalona reprend ensuite un autre train pour Marseille. Ranavalona III décèdera en 1917. Il ne serait pas étonnant qu’un jour ou l’autre un membre de son entourage l’ait informée de la parution du livre de Cazeneuve. Mais on ne saura jamais si la reine l’a lu et, si c’est le cas, ce qu’elle en a pensé... n effet, les jalousies, les calomnies hâtèrent le E départ de Cazeneuve qui se sentit menacé. 8 Cazeneuve orthographie ainsi le mot : fattidrah. 9 Il s’agit de La France et Le Soir. 10 Par l’intermédiaire de deux journaux : la France et La Lanterne. 7

Sources. • Marius Cazeneuve, Delagrave, A la cour de Madagascar, magie et diplomatie, ed. Delagrave 1896, 342p • Jean Valette, A propos du Commandeur, Bulletin de Madagascar, Tananarive, décembre 1961, pp1063-1066 • Pierre Benoit, Le Commandeur, ed. Albin Michel, 1960 • Yvan Paillard, Outre-Mers. Revue d’histoire, 1990, pp159176. Visions mythiques d’une Afrique "colonisable". Madagascar et les fantasmes européens à la fin du XIX° siècle. • Calixte Savaron, Mes souvenirs. A Madagascar avant et après la conquête (1885-1895) Tananarive, Mémoires de l’Académie malgache, 1932, 332p • Pierre Salies, Le commandeur Marius Cazeneuve, ed. Milan,1983 • Hubert Delobette, Aventuriers extraordinaires du Sud, ed. Le papillon rouge, 2009 • René Laquier, Magie blanche, Magie noire en ville rose, ed Loubatières 2004

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Antananarivo Une ville en marche(s) par Raoto Andriamanambe. I Photos. Ange

Il est vrai qu’Antanananarivo ressemble à un escalier : un nom à rallonge qui nous invite à prendre de la hauteur. Chaque syllabe ressemble à s’y méprendre à une marche. Le déclamer, c’est un peu gravir ces marches de ses multitudes d’escaliers qui desservent les ruelles et qui désenclavent les quartiers. 6H00. Le soleil de l’été austral est déjà au rendez-vous. La brume matinale a à peine eu le temps de se dissiper que la petite ruelle est emplie de vie. Jean Louis, la quarantaine, nettoie la devanture de sa petite échoppe. Nous sommes à Ankadifotsy, mais nous pourrions être ailleurs, mais à Antananarivo, tant les quartiers se ressemblent. Dans ces fokontany agglutinés le long des escaliers, la vie grouille. Invariablement, il y a toujours ces habitants accoudés aux remparts, la grandmère qui tance les petits bambins un peu trop taquins et bruyants. La petite échoppe de la marchande de légumes ou de brèdes. Le rythme effréné qui est lié à la ville ne semble pas avoir emprise dans ces lieux de vie, sauf quand un monsieur en col blanc heurte sans faire exprès un petit bambin voulant acheter son mofo gasy au gargotier du coin. 7H00. Des écoliers en uniforme serpentent joyeusement le trottoir escarpé d’Anjohy pour rejoindre le lycée Gallieni, situé sur les hauteurs d’Andohalo. Nous sommes passés de la moyenne à la Haute ville en quelques marches. Nous avons remonté le temps. Le royaume Merina, qui a connu son essor vers la fin du 18è siècle, a préalablement

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Outre leurs valeurs culturelles et historiques, les venelles servent depuis toujours de lieux d’échange et d’interaction entre la population : les petits métiers y trouvent grâce.”

siégé autour d’une série de collines bordée d’une immense plaine. De cette conquête de royaume est née Antananarivo qui est à l’origine un rocher. La cité est bâtie sur une des nombreuses forteresses naturelles parsemant la région du centre de la Grande île. C’est la structure isoclinale aux pentes subvertieuses qui a rendu nécessaire la mise en place de voies de communication entre les collines d’Isotry-Ambatonakanga, qui se réunissent à la longue croupe de Faravohitra au col d’Ambohijatovo. Que serait Antananarivo sans ses escaliers ? La cité ne mettra sans doute pas en avant son côté "ville-pyramide", comme le photographe Jacques Hannebique l’avait expliqué. "Il faut en avoir grimpé les escaliers aux mille marches à en perdre le souffle, dévalé les ruelles raides et tortueuses pour se retrouver à Mahamasina, et y avoir vu les jacarandas du lac Anosy en fin d'année pleurer sous l'orage leurs larmes violettes", pour saisir l’âme de la Ville des Mille. 9H00. La présidente du fokontany vient d’ouvrir son bureau. "L’escalier d’Ambondrona est actuellement utilisé comme étant le marché du fokontany, avec une autorisation délivrée par la commune. C’est un lieu de vie. Beaucoup de Tananariviens empruntent cet axe. C’est

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l’une des artères", commente Louisette Razafindramiza, la cheffe Fokontany d’Ambondrona, Ambodifilao, Soarano et Analakely (AASA). La totalité des marchands, inscrits au niveau du Fokontany, participent obligatoirement à l’entretien et au nettoyage de l’escalier à travers une contribution de 200 ariary par étalage. Cette somme sera utilisée pour rémunérer les trois agents de nettoyage du Fokontany qui travaillent chaque matin et chaque soir. Outre leurs valeurs culturelles et historiques, les venelles servent depuis toujours de lieux d’échange et d’interaction entre la population : les petits métiers y trouvent grâce. Avec l’architecture pittoresque de certains, le caractère exigu et inaperçu d’autres, les escaliers offrent tout simplement un paysage urbanistique particulier à la ville d’Antananarivo. Jérôme Chenal, architecte et urbaniste suisse spécialiste des villes africaines, apostrophe : "Tana est une ville qui est singulière à bien des égards en Afrique. Les escaliers qui desservent les quartiers offrent un regard original". Les plus connus sont certainement les jumeaux d’Antaninarenina et d’Ambondrona, Razafindrazay qui relie Mahamasina et Andohalo et Lalantsara Rasalama entre Ambatonakanga et Imarivolanitra. "Ces escaliers


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attirent énormément les touristes. Avec leurs histoires, ils offrent un charme extraordinaire à la ville et une vue panoramique sur la capitale", note Avotra Rabearisoa, guide auprès de l’Office régional du tourisme à Analamanga (ORTANA). 11H00. Un groupe de touristes japonais ne rate pas une miette du spectacle offert par l’escalier d’Antaninarenina, une des attractions touristiques d’Antananarivo, les petits artisans exécutent leurs travaux avec minutie, c’est tout un spectacle que l’on peut observer. L’Office du tourisme de la ville d’Antananarivo veut mettre les bouchées doubles pour que cet atout puisse être fructifié. "En s’engageant pour un tourisme solidaire, équitable et durable, il nous faut établir une bonne relation avec la population locale", commente-t-on du côté de l’organisme. Le but étant de faire profiter aux artisans et commerçants malgaches du passage des touristes au niveau des escaliers. Grâce à un peu de marketing du guide, les visiteurs soutiennent directement ou indirectement le développement des activités artisanales. L’office régional veut également sensibiliser les élèves et les étudiants tananariviens issus des établissements publics et privés à apprécier et à adopter une démarche de respecter et de conservation de ces monuments. "L’idée est juste d’éduquer les citoyens à ne pas jeter les ordures n’importe où. C’est déjà une action en faveur de la ville", explique le guide. 12H00. Des travailleurs et des étudiants empruntent un escalier exigu et anonyme reliant Amparibe et Mahamasina. Le brassage social et la

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Outre leur position géographique, les trois grandes parties de la ville (haute, moyenne et basse) sont également différenciées par les "caractéristiques sociales" de leurs habitants.”

mosaïque culturelle de la société malgache se dessinent avec force durant ces moments. Les tohatoha-bato, littéralement les escaliers de pierres, "donnent un aperçu global du mode de vie des citadins. Ils utilisaient alors ces passages pour aller au travail ou à l’école, depuis même l’époque où les champs de culture et les rizières se situaient sur la grande plaine du Betsimitatatra, située au pied de la colline", précise un sociologue. Outre leur position géographique, les trois grandes parties de la ville (haute, moyenne et basse) sont également différenciées par les "caractéristiques sociales" de leurs habitants. Déjà, à l’origine, la société tananarivienne était structurée d’une manière hiérarchique, une délimitation née de l’histoire même de l’édification de la Ville. Ce phénomène a engendré ce que l’on appelle "un effet de quartier"véhiculé par la composition sociologique de la population influençant, jusqu’à nos jours, sur leur mode de vie et sa qualité.

passage est également un terrain d’entrainement privilégié des jeunes et des sportifs. "Les infrastructures sportives font défaut. Nous avons ici l’avantage de la gratuité et de la proximité", souffle Solofo, capitaine de l’équipe de rugby de l’US Ikopa, entre deux séries de fentes en avant. Avec ses coéquipiers, ils se déplacent souvent en meute pour avaler les marches des 416 au rythme des exercices.

14H00. On aborde l’escalier Razafindrazay, "les 416" pour les initiés. La venelle tourne l’épaule à la ville et permet d’accéder à la Haute ville à partir de l’ancienne plaine de Mahamasina. Construit en 1880 par les Jésuites, cet escalier est le plus éprouvant et l’un des plus longs de la capitale avec ses 416 marches qui lui valent son surnom de 416 ou de Tsiafakantitra (celui que les vieux ne peuvent pas gravir). Dans le sens contraire, il permet de dévaler rapidement le dénivelé. Cet étroit

16H00. Au fur et à mesure de l’ascension, les muscles tisonnent, la mécanique s’essouffle. Nous sommes à Ambanidia, dans le versant sud-est de la capitale. La petite épicerie qui ponctue la montée à mi-chemin ressemble fort à une oasis pour se reposer. Une fois en haut, juste en contrebas de la cité royale, Antananarivo s’offre de façon magnifique avec ses rues qui distribuent des quartiers de béton et de curiosités architecturales. Les quelques édifices verticaux décrépits

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Les corps meuvent sous le regard désintéressé des écoliers ou des employés de bureau qui ont l’habitude de tels efforts. "Nous venons ici tous les mercredis et les vendredis, soit très tôt le matin, soit après le travail". Même scène du côté du théâtre de verdure d’Antsahamanitra, où une petite aire le long d’un escalier, est devenue le repaire des culturistes. Les escaliers sont également un révélateur de la carence de la capitale de Madagascar, en termes d’infrastructures.

troublés de fenêtres fendent modestement le ciel. À pareilles altitudes, l’âme s’élève autant que l’esprit. Aux alentours, la ville se réduit en un hameau avec les petites cases en bois et une vie loin des turpitudes de la cité. Ces myriades de venelles permettent aussi de constater que l’ascenseur social est encore en panne. Quelques quartiers populaires insalubres se nichent en second plan, là où il n’y a plus d’accès en voiture et c’est tout un réseau de venelles et d’escaliers qui dessert des quartiers et des maisons accessibles uniquement à pied. "Antananarivo est la jonction entre la ruralité et la modernité", comme aime le répéter Bekoto, sociologue, membre du groupe Mahaleo. 19H00. Alors que les cols bleus prennent le chemin du retour, une joyeuse bande chante bruyamment du kaiamba dans un bar accroché à un flanc de colline à Ankadifotsy. Une petite case en bois et des bancs suffisent à transformer en un lieu de détente un de ces saloons qui pullulent dans la ville. Le THB coule à flot et les masikita embaument l’air. La force des Tananariviens, c’est sans nul doute aussi cette ingéniosité et cette volonté permanentes de dompter le relief, avec plus ou moins de bonheur, à travers une architecture sauvage, où le bricolage génial transforme des petites cases en bois en magasin, en maison d’habitation ou en bar. Grâce à son réseau de venelles, le cœur d’Antananarivo bat intensément


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Feuilletons Carnets de Voyages


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ROBINSON CRUSOÉ À MADAGASCAR #1 L'ARROSEUSE ARROSÉE #2


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Robin Crusoé à Madagascar par Olivier Soufflet Illustrations. Luko

En1719, Daniel Defoe ne fit pas paraître pas un, mais deux livres pour relater les aventures de Robinson Crusoe. Dans le deuxième tome, Robinson Crusoe, devenu un négociant prospère, s’ennuie et cède à nouveau à l’appel de l’aventure. Le voilà reparti sur son île dix ansaprès l’avoir quittée. Il y retrouve les personnages qu’il y avait laissés, à commencer par Vendredi et les Espagnols. Mais Robinson Crusoe n’est que de passage. Il poursuit sa route vers l’océan Indien en direction de l’Inde, puis de la Chine, d’où ilrevient en Angleterre en traversant la Russie et l’Europe par tous les moyens imaginables de transports terrestres, dont le rail, bouclant ainsi son tour du monde. Ayant quitté le Cap, le navire dont il est l’un des affréteurs fait escale à Madagascar, où Daniel Defoe place l’épisode le plus saisissant de la suite des Aventures de Robinson Crusoe : rien moins

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que le récit des événements conduisant au massacre d’un village malgache par l’équipage dunavire. Le "massacre de Madagascar" : telle est l’expression qu’emploie Daniel Defoe pour qualifier cet acte de barbarie perpétré pour venger la mort d’un membre de l’équipage, tué par les Malgaches parce qu'il avait violé une jeune fille du village. Robinson Crusoe assiste, impuissant, à l’explosion de cette violence qu’il réprouve. Et l’on peut penser qu’à travers lui, c’est Daniel Defoe qui s’exprime en s’inspirant de faits réels. Son compte rendu témoigne des conditions dans lesquelles des atrocités de ce genre, impliquant des équipages européens, furent commises au cours des grands voyages maritimes commerciaux. Il montre aussi quele public européen du début du XVIIIè siècle n’ignorait rien de ces actes. C’est pourquoi, autant qu’une curiosi-


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té littéraire, ce passage a valeur de document. A quelle source Daniel Defoe a-t-il puisé pour relater ce drame ? Il n’a évidemment pas choisi dele situer à Madagascar par hasard. L’œuvre du célèbre écrivain britannique a d’autres liens avec Madagascar. C’est là que l’entraînent nombre desbiographies de pirates qui font également sa réputation de narrateur. Il faut en conclure que Daniel Defoe disposait d’une documentation non négligeable pour l’époque sur laGrande île. La Suite des Aventures de Robinson Crusoe, qui fut écrite dansla foulée du succès remporté parle premier livre, n’a pas résisté au temps. Elle a sombré dans l’oubli. Rien d’étonnant puisqu’elle rompt avec tout ce qui faisait la nouveauté, la singularité etla séduction du premier livre, avec tout ce qui fera de Robinson Crusoe un mythe moderne. Le rêve d’un éden terrestre a fait long feu. Daniel Defoe va jusqu’à faire trépasser Vendredi en quelques lignes ! Il n’existe qu’une seule édition française relativement contemporaine (1959) de la deuxième partie des aventures de Robinson Crusoe : Vie et aventures de Robinson Crusoe, Bibliothèque de la Pléiade. Notre extrait est tirée d’une autre édition, une édition belge datant de 1926. Nous publions ce récit

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hallucinant en deux parties, la première débutant alors que Robinson Crusoe, ayant quitté Le Cap, fait route vers Madagascar. Nous ne demeurâmes au Cap que le temps nécessaire pour prendre de l'eau et nous fîmes route en toute diligence pour la côte de Coromandel. De fait, nous étions informés qu'un vaisseau de guerre français de cinquante canons et deux gros bâtiments marchands étaient partis aux Indes, et comme je savais quenous étions en guerre avec la France, je n'étais pas sans quelque appréhension à leur égard : mais ils poursuivirent leur chemin, et nous n'en eûmes plus de nouvelles. Je n'enchevêtrerai point mon récit nile lecteur dansla description des lieux, le journal de nos voyages, les variations du compas, les latitudes, les distances, les moussons, la situation des ports, et autres choses semblables dont presque toutes les histoires de longue navigation sont pleines, choses qui rendent leur lecture assez fastidieuse, et sont parfaitement insignifiantes pour tout le monde, excepté seulement pour ceux qui sont allés eux-mêmes dans ces mêmes parages. C'est bien assez de nommer les ports et les lieux où nous relâchâmes, et de rapporter ce qui nous arriva dans le trajet de l'un à l’autre. Nous touchâmes d'abord à l'île de Madagascar, où, quoiqu'ils soient farouches et perfides, et particulièrement très bien armés de lances et d'arcs, dont ils se servent avec une incon-

cevable dextérité, nous nous entendîmes pas trop mal avec les naturels pendant quelque temps : ils nous traitaient avec beaucoup de civilité, et pour quelques bagatelles que nous leur donnâmes, telles que couteaux, ciseaux, et cetera, ils nous amenèrent onze bons et gras bouvillons, de moyenne taille, mais fort bien en chair, que nous embarquâmes, partie comme provisions fraîches pour notre subsistance présente, partie pour être salée pour l'avitaillement dunavire. Après avoir fait nos approvisionnements, nous fûmes obligés de demeurer là quelque temps; et moi, toujours aussi curieux d'examiner chaque recoin du monde où j'allais, je descendais à terre aussi souvent que possible. Un soir, nous débarquâmes sur le côté oriental de l'île, les habitants, qui, soit dit en passant, sont très nombreux, vinrent en foule autour de nous, et tout en nous épiant, s'arrêtèrent à quelque distance. Comme nous avions trafiqué librement avec eux et qu'ils en avaient fort bien usé avec nous, nous ne nous crûmes point en danger : mais, en voyant cette multitude, nous coupâmes trois branches d'arbre et les fichâmes à terre à quelques pas de nous, ce qui est, à ce qu'il paraît, dans ce pays une marque de paix et d'amitié. Quand le manifeste est accepté, l'autre parti plante aussi trois rameaux ou pieux en signe d'adhésion à la trêve. Alors, c'est une condition reconnue de la paix, que vous ne devez point passer par-devers eux au-delà de leurs trois pieux, nieux venir par-devers vous en deçà des trois vôtres, de sorte que vous êtes parfaitement en


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sûreté derrière vos trois perches. Tout l'espace entre vos jalons et les leurs est réservé comme un marché pour converser librement, pour troquer et trafiquer. Quand vous vous rendez là, vous ne devez point porter vos armes avec vous, et pour eux, quand ils viennent sur ce terrain, ils laissent près de leurs pieux leur zagaies et leurs lances, et s'avancent désarmés. Mais si quelque violence leur est faite, si, par là, latrêve est rompue, ils s'élancent aux pieux, saisissent leurs armes, et alors adieu la paix. Il advint un soir où nous étions au rivage, que les habitants descendirent vers nousen plus grand nombre que coutume, mais tous affables et bienveillants. Ils nous apportèrent plusieurs sortes de provisions, pour lesquelles nous leur donnâmes quelques babioles que nous avions : leurs femmes nous apportèrent aussi du lait, des racines, et différentes choses pour nous très acceptables, et tout demeura paisible. Nous fîmes une petite tente ou hutte avec quelques branches d'arbres pour passer la nuit à terre. Je ne sais à quelle occasion, mais je ne me sentis passi satisfait de coucher à terre que les autres ; et le canot se tenant à l'ancre à environ un jet de pierre de la rive, avec deux hommes pour le garder, j'ordonnai à l'un d'eux de mettre pied à terre ; puis, ayant cueilli quelques branches d'arbres pour nous couvrir aussi dans la barque, j'étendis la voile dans le fond, et passai la nuit à bord, sous l'abri de ces rameaux. A deux heures du matin environ, nous enten-

dîmes un de nos hommes faire grand bruit sur le rivage, nous criant, au nom de Dieu, d'amener l'esquif et de venir à leur secours, car ils allaient être tous assassinés. Au même instant, j'entendis la détonation de cinq mousquets, c'était le nombre des armes que se trouvaient avoir nos compagnons, - et cela à trois reprises. Les naturels de ce pays, à ce qu'il paraît, ne s'effraient pas aussi aisément des coups de feu que les Sauvages d'Amérique auxquels j'avais eu affaire. Ignorant la cause de ce tumulte, mais arraché subitement à mon sommeil, je fis avancer l'esquif, et je résolus, armés des trois fusils que nous avions à bord, de débarquer et de secourir notre monde. Nous aurions bientôt gagné le rivage ; mais nos gens étaient en si grande hâte qu'arrivés au bord de l'eau ils plongèrent pour atteindre vitement la barque : trois ou quatre cents hommes les poursuivaient. Eux n'étaient que neuf en tout ; cinq seulement avaient des fusils : les autres, à vrai dire, portaient bien des pistolets et des sabres : mais ils ne leur avaient pas servi à grand'chose. Nous en recueillîmes sept avec assez de peine, trois d'entre eux étant grièvement blessés. Le pire de tout, c'est que tandis que nous étions arrêtés pour les prendre à bord, nous nous trouvions exposés au même danger qu'ils avaient essuyé à terre. Les naturels faisaient pleuvoir sur nous une telle grêle de flèches, que nous fûmes obligés de barricader un des

côtés de la barque avec des bancs et deux ou trois planches détachées qu'à notre grande satisfaction, par un pur hasard, ou plutôt providentiellement, nous trouvâmes dans l'esquif. Toutefois, ils étaient, ce semble, tellement adroits tireurs que, s'il eût fait jour et qu'ils eussent pu apercevoir la moindre partie de notre corps, ils auraient été sûrs de nous. A la clarté de la lune on les entrevoyait, et comme du rivage où ils étaient arrêtés ils nous lançaient des zagaies et des flèches, ayant rechargé nos armes, nous leur envoyâmes une fusillade que nous jugeâmes avoir fait merveille aux cris que jetèrent quelques-uns d'eux. Néanmoins, ils demeurèrent rangés en bataille sur la grève jusqu'à la pointe du jour, sans doute, nous le supposâmes, pour être à même de nous mieux ajuster. Nous gardâmes aussi la même position, ne sachant comment faire pour lever l'ancre etmettre notre voile au vent, parce qu'il nous eût fallu pour cela nous tenir debout dans le bateau, et qu'alors ils auraient été aussi certains de nous frapper que nous le serions d'atteindre avec de la cendrée un oiseau perché sur un arbre. Nous adressâmes des signaux de détresse au navire, et quoiqu'il fût mouillé à une lieue, entendant notre mousquetade, et, à l'aide de longues-vues, découvrant dans quelle attitude nous étions et que nous faisions feu sur le rivage, mon neveu nous comprit de reste. Levant l'ancre en toute hâte, il fit avancer le vaisseau aussi près de terre que possible ; puis, pour nous secourir, nous dépêcha une

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autre embarcation montée par dix hommes. Nous leur criâmes de ne point trop s'approcher, en leur faisant connaître notre situation. Nonobstant, ils s'avancèrent fort près de nous  ; puis l'un d'eux prenant à la main le bout d'une amarre, et gardant toujours notre esquif entre lui et l'ennemi, si bien qu'il ne pouvait parfaitement l'apercevoir, gagna notre bord à la nage et y attacha l'amarre. Sur ce, nous filâmes par le bout notre petit câble, et, abandonnant notre ancre, nous fûmes remorqués hors de la portée des flèches. Nous, durant toute cette opération, nous demeurâmes cachés derrière la barricade que nous avions faite. Sitôt que nous n'offusquâmes plus le navire, afin de présenter le flanc aux ennemis, il prolongea la côte et leur envoya une bordée chargée de morceaux de fer et de plomb, de balles et autre mitraille, sans compter les boulets, laquelle fit parmi eux un terrible ravage. Quand nous fûmes rentrés à bord et hors de danger, nous recherchâmes tout à loisir la cause de cette bagarre ; et notre subrécargue, qui souvent avait visité ces parages,me mit sur la voie : - "Je suis sûr, dit-il, que les habitants nenous auraient point touchés après unet rêve conclue sinous n'avions rien fait pour les y provoquer. -" Enfin il nous revint qu'une vieille femme était venue pour nous vendre du lait et l'avait apporté dans l'espace libre entre nos pieux, accompagnée d'une jeune fille qui nous apportait aussi des herbes et des racines. Tandis que la vieille, - était-ce ou non la mère de la jeune personne, nous l'ignorions, - débitait

son laitage, un de nos hommes avait voulu prendre quelque grossière privauté avec la jeune Malgache, de quoi la vieille avait fait grand bruit. Néanmoins, le matelot n'avait pas voulu lâcher sa capture, et l'avait entraînée hors de la vue de la vieille sous les arbres ; il faisait presque nuit. La vieille femme s'était donc enallée sans elle, et sans doute, onle suppose, ayant par ses clameurs ameuté le peuple, en trois ou quatre heures, toute cette grande armée s'était rassemblée contre nous. Nous l'avions échappé belle. Un des nôtres avait été tué d'un coup de lance dès le commencement de l'attaque, comme il sortait de la hutte que nous avions dressée ; les autres s'étaient sauvés, tous, hormis le drille qui était la cause de tout le méchef, et qui paya bien cher sa noire maîtresse : nous ne pûmes de quelque temps savoir ce qu'il était devenu. Nous demeurâmes encore sur la côte pendant deux jours, bien que le vent donna, en ous lui fîmes des signaux, et notre chaloupe côtoya et recôtoya le rivage l'espace de plusieurs lieues, mais en vain. Nous nous vîmes donc dans la nécessité de l'abandonner. Après tout, si lui seul eût souffert de sa faute, ce n'eût pas été grand dommage. Je ne pus cependant me décider à partir sans m'aventurer une fois encore à terre, pour voir s'il ne serait pas possible d'apprendre quelque chose sur lui et les autres. Ce fut la troisième nuit après l'action que j'eus un vif désir d'en venir à connaître, s'il était possible, par n'importe quel moyen, quel dégât nous avions fait

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et quel jeu se jouait du côté des Indiens. J'eus soin de me mettre en campagne durant l'obscurité, de peur d'une nouvelle attaque ; mais j'aurais dû aussi m'assurer que les hommes qui m'accompagnaient étaient bien sous mon commandement, avant de m'engager dans une entreprise si hasardeuse et si dangereuse, comme inconsidérément je fis. Nous nous adjoignîmes, le subrécargue et moi, vingt compagnons des plus hardis, et nous débarquâmes deux heures avant minuit, au même endroit où les Indiens s'étaient rangés en bataille l'autre soir. J'abordai là parce que mon dessein, comme je l'ai dit, était surtout de voir s'ils avaient levé le camp et s'ils n'avaient pas laissé derrière eux quelques traces du dommage que nous leur avions fait. Je pensais que, s'il nous était possible d'en surprendre un ou deux, nous pourrions peutêtre ravoir notre homme en échange. Nous mîmes pied à terre sans bruit, et nous divisâmes notre monde en deux bandes : le bosseman en commandait une, et moi l'autre. Nous n'entendîmes ni ne vîmes personne bouger quand nous opérâmes notre descente ; nous poussâmes donc en avant vers le lieu du combat, gardant quelque distance entre nos deux bataillons. De prime abord, nous n'aperçûmes rien : il faisait très noir ; mais, peu après, notre maître d'équipage, qui conduisait l'avant-garde, broncha, et tomba sur un cadavre. Là-dessus tous firent halte, et, jugeant par cette circonstance qu'ils se trouvaient à la place même où les Indiens avaient

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pris position, ils attendirent mon arrivée. Alors nous résolûmes de demeurer là jusqu'à ce que, à la lueur de la lune, qui devait monter à l'horizon avant une heure,nous pussions reconnaître la perte que nous leur avions fait essuyer. Nous comptâmes trente-deux corps restés sur la place, dont deux n'étaient pas tout à fait morts. Les uns avaient un bras de moins, les autres une jambe, un autre la tête. Les blessés, à ce que nous supposâmes, avaient été enlevés. Quant à mon sens nous eûmes fait une complète découverte de tout ce que nous pouvions espérer connaître, je me disposai à retourner à bord ; mais le maître d'équipage et sa bande me firent savoir qu'ils étaient déterminés à faire une visite à la ville indienne où ces chiens comme ils les appelaient, faisaient leur demeure, et me prièrent de venir avec eux. S'ils pouvaient y pénétrer, comme ils se l'imaginaient, ils ne doutaient pas, disaient-ils, de faire un riche butin, et peut-être d'y retrouver Thomas Jeffrys. C'était le nom de l'homme que nous avions perdu. S'ils m'avaient envoyé demander la permission d'y aller, je sais quelle eût été ma réponse  ; je leur eus intimé l'ordre sur le champ de retourner à bord ; car ce n'était point à nous à courir à de pareils hasards, nous qui avions un navire et son chargement sous notre responsabilité, et à accomplir un voyage qui reposait totalement sur la vie de l'équipage ; mais comme ils me firent dire qu'ils étaient résolus à partir, et seulement demandèrent à

moi et à mon escouade de les accompagner, je refusai net, et je me levai - car j'étais assis à terre - pour regagner l'embarcation. Un ou deux de mes hommes se mirent alors à m'importuner pour que je prisse part à l'expédition, et comme je m'y refusais toujours positivement, ils commencèrent à murmurer et dire qu'ils n'étaient point sous mes ordres et qu'ils voulaient marcher. - "Viens, Jack, dit l'un d'eux ; veux-tu venir avec moi ? sinon j'irai tout seul." - Jack répondit qu'il voulait bien, un autre le suivit, puis un autre. Bref, tous me laissèrent, excepté un auquel, non sans beaucoup de difficultés, je persuadai de rester. Ainsi le subrécargue et moi, et cet homme, nous regagnâmes la chaloupe où, leur dîmes-nous, nous allions les attendre et veiller pour recueillir ceux d'entre eux qui pourraient s'en tirer ; - "Car, leur répétai-je, c'est une mauvaise chose que vous allez faire, et je redoute que la plupart de vous ne subissent le sort de Thomas Jeffrys." Ils me répondirent, en vrais marins, qu'ils gageaient d'en revenir, qu'ils se tiendraient sur leur garde, et cetera ; et ils partirent. Je les conjurai de prendre en considération le navire etla traversée ; je leur représentai que leur vie ne leur appartenait pas, qu'elle était en quelque sorte incorporée au voyage ; que s'il leur mésarrivait le vaisseau serait perdu faute de leur assistance et qu'ils seraient sans excuses devant Dieu et devant les hommes. Je leur dis bien des choses encore sur cet article, mais c'était comme si j'eusse parlé au grand


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mât du navire. Cette incursion leur avait tourné la tête ; seulement ils me donnèrent de bonnes paroles, me prièrent de ne pas me fâcher, m'assurèrent qu'ils seraient prudents, et que, sans aucun doute, ils seraient de retour dans une heure au plus tard, car le village indien, disaient-ils, n'était pas à plus d'un demi-mille au-delà. Ils n'en marchèrent pas moins deux milles et plus, avant d'y arriver. Ils partirent donc, comme on l'a vu plus haut, et quoi que ce fût une entreprise désespérée et telle que des fous seuls s'y pouvaient jeter, toutefois, c'est justice à leur rendre, ils s'y prirent aussi prudemment que hardiment. Ils étaient galamment armés, tout de bon, car chaque homme avait un fusil ou un mousquet, une baïonnette et un pistolet. Quelques-uns portaient de gros poignards, d'autres des coutelas, et le maître d'équipage ainsi que deux autres brandissaient des haches d'armes. Outre tout cela, ils étaient munis de treize grenades. Jamais au monde compagnons plus téméraires et mieux pourvus ne partirent pourun mauvais coup. En partant, leur principal dessein était le pillage : ils se promettaient beaucoup de trouver de l'or ; mais une circonstance qu'aucun d'eux n'avait prévue, les remplit du feu delavengeance, et fit d'eux tous des démons. Quand ils arrivèrent aux quelques maisons indiennes qu'ils avaient prises pourla ville, et qui n'étaient pas éloignées de plus d'un demi-mille, grand fut leur désappointement, car il y avait là tout au plus douze ou treize

cases, et où était la ville, et quelle était son importance, ils ne le savaient. Ils se consultèrent donc sur ce qu'ils devaient faire, et demeurèrent quelque temps sans pouvoir rien résoudre : s'ils tombaient sur ces habitants, il fallait leur couper la gorge à tous ; pourtant il y avait dix à parier contre un que quelqu'un d'entre eux s'échapperait à la faveur de la nuit, bien que la lune fût levée, et, si un seul s'échappait, qu'il s'enfuirait pour donner l'alerte à toute la ville, de sorte qu'ils se verraient une armée entière sur les bras. D'autre part s'ils passaient outre et laissaient ces habitants en paix, - car ils étaient tous plongés dans le sommeil, - ils ne savaient par quel chemin chercher la ville. Cependant ce dernier cas leur semblant le meilleur, ils se déterminèrent à laisser intactes ces habitations, et à se mettre enquête de la ville comme ils pourraient. Après avoir fait un bout de chemin ils trouvèrent une vache attachée à un arbre, et sur le champ il leur vint à l'idée qu'elle pourrait être unbon guide : - "Sûrement, se disaient-ils, cette vache appartient au village que nous cherchons ouau hameau que nous laissons, etenla déliant nous verrons de quel côté elle ira : si elle retourne en arrière, tant pis ; mais si elle marche en avant, nous n'aurons qu'à la suivre." Ils coupèrent donc la corde faite de glayeuls tortillés, et la vache partit devant. Bref, cette vache les conduisit directement au village, qui, d'après leur rapport, se composait de plus de deux cents maisons ou cabanes. Dans quelques-unes plusieurs familles vivaient ensemble.

Là régnait partout le silence et cette sécurité profonde que pouvait goûter dans le sommeil une contrée qui n'avait jamais vu pareil ennemi. Pour aviser à ce qu'ils devaient faire, ils tinrent de nouveau conseil, et bref, ils se déterminèrent à se diviser en trois bandes et à mettre le feu à trois maisons sur trois différents points du village ; puis à mesure que des habitants sortiraient de s'en saisir et de les garroter. Bref, la plupart des infortunés qui se trouvaient dans l’entrée de la hutte furent tués ou blessés par cette grenade, hormis deux ou trois qui se précipitèrent à la porte que gardaient le maître d’équipage et deux autres compagnons, avec la baïonnette au bout dufusil, pour dépêcher tous ceux qui prendraient ce chemin. Il y avait un autre logement dansla maison où le Prince ou Roi, n’importe, et quelques autres, se trouvaient ; là, on les retint jusqu’à ce que l’habitation, qui pour lors était tout en flamme, croula sur eux. Ils furent étouffés ou brûlés tous ensemble. Fin de la première partie

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FEUILLETON L'ARROSEUSE ARROSÉE #2

L'arroseuse arrosée Episode 2

par Marie-Josée Barre Illustrations. Luko

Résumé de l’épisode 1. M’zel Abel, personnage drôle et enquiquineuse, a grandi dans le quartier Bouvet où elle n’a cessé d’agacer tout le monde avec ses rouspétances. Heureusement qu’elle s’en fut travailler dans l’administration ! Hélas, arriva le jour de sa retraite et les "commères"eurent, de nouveau, à subir chaque jour son bouillant caractère de "chipèque".* Tout le petit monde de Bouvet avait à peine vieilli au rythme de la médecine moderne. Dans le même temps le quartier s’était gonflé d’enfants, de petits-enfants, de brus, de gendres et de tit pères. La plupart des cases des rues d’Alsace et de Lorraine avaient laissé place à des immeubles pour loger cette nouvelle population. Les commères émirent une généreuse idée : celle de faire honneur, à leur tour, vers Noël, à la retraite de M’zelle, en supputant qu’à son âge, après avoir tant usé ses reins dans les bureaux de l’État, elle resterait bien tranquille dans sa case à cultiver son petit carré de jardin, ou, à dessiner.

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Il n’en fut rien. En tous les cas pas dans ce sens et la petite fête, à peine ébauchée, avorta. Pourtant les premières semaines donnèrent raison au petit monde de Bouvet. On ne la croisa guère, juste chez Ah-Fioume, ou à l’église. Muette, fermée, distante. On la voyait arpenter les rues de ses grands pieds plats, la robe fleurie dans le vent, l’air maussade. Chacun fut ravi  : "Sa maussaderie la rendrait fréquentable au moins ! On pourrait enfin l’aborder avec bienveillance, discuter avec elle tranquillement, la plaindre, l’inviter chez soi, même !" C’était ce que pensaient les commères, jusqu’au jour où Madame Honorine - poussée par les autres - eut la malencontreuse idée de lui parler du club du 3è âge du quartier Bouvet, et comment on s’y distrayait. M’zelle Abel l’envoya paître dans les grandes largeurs avec ses dominos et ses cavaliers de tangos argentins aux cheveux blancs crépus et gominés. Elle lui dit sa fureur de constater que durant ses quarante-cinq années de travail, personne n’avait pris soin du quartier Bouvet, pas étonnant que les moustiques se soient réveillés pour apporter la maladie, qu’il n’y

avait qu’à voir à quoi ressemblait la rue d’Alsace et pire encore la rue de Lorraine ! Quel je-m’enfoutisme ! Que les espèces d’immeubles galeux étaient des poulaillers sales et puants qui étouffaient tout le monde. Et d’ailleurs quel monde ? Que des étrangers ! Qu’elle en a vu des choses incompréhensibles au service des passeports ! Que cela ne se passera plus comme ça à Bouvet et qu’au lieu d’aller faire frotti-frotta au club du 3è âge, les vieux bonzhommes, et elles, les vieilles tantines, feraient mieux d’astiquer devant leurs cases, s’ils en avaient encore une ! Et enfin qu’elle, elle allait s’occuper de dégager toutes ces mauvaises herbes zoumines puisque tout le monde s’en fichait. Elle congédia, de l’un de ses trottoirs, une pauvre Madame Honorine tout ébouriffée et bouche bée, en exigeant qu’elle aille répéter tout son causement à l’entourage, sous l’arbre à prière si elle voulait, ou de case en case si elle préférait... Et surtout de bien passer à toutes les commères sa convocation sur un sujet de la plus haute importance, pour le lundi de la semaine d’après sous le badamier.


FEUILLETON L'ARROSEUSE ARROSÉE #2

Sur ces entrefaites elle s’enferma chez elle. On ne la vit plus. M’zelle Abel échafaudait un plan, l’esprit bouillonnant, contre les Comoriens. Au bout de trois jours, elle sortit. Le petit monde de Bouvet la surprit à tourner et virer dans le quartier, à s’engouffrer dans les immeubles gris et y rester des heures, à se poster devant la mosquée et prendre des notes. Que faisait-elle donc ? Chacun y allait de son idée sur le sujet de la plus haute importance qui devait être débattu ce lundi. Allait-elle, grâce à ses connaissances, faire remettre à neuf le quartier ? Faire repeindre les immeubles ? Faire construire une piscine ? Une crèche ? Les belles suppositions furent brisées comme bois sec.

aux oiseaux, alors que le petit monde était déjà installé, qui sur le muret, qui sur les racines, qui sur son petit banc, et, brandissant ses feuillets, attaqua d’un seul jet sans même dire bonjour : "Un CAC ! Il faut former un Comité Anti Comoriens ! Depuis 15 ans ils vivent sur notre quartier Bouvet en toute illégalité ! Avec des passeports truqués de noms à rallonges incontrôlables ! Ils ne parlent même pas français, encore moins le créole ! Ils font plein d’enfants avec plein de femmes, touchent des sommes astronomiques avec les allocations familiales ! Tous les jours il y a des arrivées! Si ! C’était vrai ! Après ? Eh bien, après les envahisseurs se prélassent dans les appartements qui reviennent aux créoles ! Quel scandale ! Les immeubles étaient devenus de véritables bidonvilles en béton ! On attendait quoi encore ? Qu’ils nous chassent de la rue d’Alsace et de Lorraine ? Qu’ils construisent une école coranique dans la rue du Général de Gaulle ?"

M’zelle Abel débarqua sous le gros badamier

Il fallait réagir. Elle avait préparé une pétition.

Elle exigeait que, non seulement chacune signe devant elle, mais encore se charge de faire circuler les feuilles CAC partout. Elle répéta: "Partout ! Dans tout Saint-Denis, dans toute l’île ! Dehors les cent mille immigrés !" Les commères se mirent à piailler doucement, un peu sonnées, puis le murmure se fit volcan. Avec de grands gestes et les pieds tapant le sol, elles s’opposèrent : "Impossible, Mayotte est une île française ! Les immigrés Mahorais sont français comme nous, ils ont aussi leur place ici, ils ne volent rien du tout, c’est le créole qui ne veut pas travailler qui dit qu’ils volent les emplois ! Même ceux des Grandes Comores ont des passeports français. Ils sont très gentils et polis, les femmes aussi, pas comme certaines créoles qui se croient supérieures parce qu’elles ont travaillé à la Préfecture... Non et non ! C’est un peu notre famille, cela fait des années que mariages et concubinages se sont faits ! On ne va pas voter

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FEUILLETON L'ARROSEUSE ARROSÉE #2

contre nos petits-enfants tout de même ! Non mais ! On ne veut pas du CAC !" Sur ce dire à grands cris, elles s’en allèrent en colonie tempétueuse, laissant une M’zelle Abel folle de rage avec ses pétitions vierges à la main. La réunion de grande importance fut brève. M’zelle Abel ne s’avoua pas vaincue. Dès le lendemain elle passa au point numéro deux de son plan : le plus crucial : LE PLAN PREF’. Elle transmit une lettre à la Préfecture dans laquelle elle demandait humblement audience au Secrétaire Général, avec pour seul objet discret : "Passeports". Elle ne reçut aucune réponse. Elle se décida alors pour le point numéro trois, celui de s’exprimer sur les ondes de radio-Freedom, celle qui recueillait chaque matin les paroles ubuesques de la population. Elle exposa, véhémente, l’envahissement du quartier Bouvet par les Comoriens. On la laissa parler quelques minutes. Avant même qu’elle eût le temps de présenter son CAC et de donner son numéro de téléphone, on lui coupa l’antenne et l’on passa la parole à d’autres personnes qui souhaitaient réagir sur le sujet. Ce fut un brouhaha gigantesque, une foire d’empoigne radiophonique, une cacophonie d’opinions. Un râlé-poussé lamentable. L’animatrice ne savait comment mettre fin à la joute interminable. Un intervenant lui en donna l’occasion en accusant les Comoriens d’avoir introduit à la Réunion le virus du chikungunya. Le forum s’emballa sur la démoustication et les

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pouvoirs publics qui ne faisaient rien. M’zelle Abel fut abasourdie par le carrousel de cris et disputes à la radio mais encore plus folle de rage de n’avoir pu placer son CAC ! Il ne lui restait plus qu’à échafauder une nouvelle stratégie. Ce qu’elle engagea illico presto par écrit, sur ses feuillets vierges. Le chikungunya avait fait naître dans son esprit une vengeance diabolique. Jodee Marie-Victoire avait repéré un nouvel arrivant Comorien, seul dans son appartement au rez-de-chaussée. Sûr que ses femmes et trâlées de marmailles, n’allaient pas tarder à arriver avec de faux passeports ! Il lui faudrait agir vite. Elle avait remarqué, devant la mosquée, qu’il traînait difficilement de la patte en s’appuyant sur une canne, il avait un certain âge certes, mais elle en était certaine : il avait le chikungunya ! Évidemment, il avait ramené cette saleté de maladie des Comores ! Eh bien, ils allaient tous être courbés les envahisseurs ! M’zelle Abel travailla toute la nuit sur son nouveau plan. Elle irait trouver ce bonhomme, elle lui proposerait de faire sa vaisselle gratuitement puisqu’il souffrait tant. Il y aurait forcément des moustiques contaminés chez lui...Il suffira alors de les capturer sans qu’il ne s’en aperçoive. Comment ? Tout simplement avec un carré de tulle qu’elle découperait dans sa moustiquaire. Schlap ! Comme pour les papillons ! Après, elle se sau-

verait avec l’Aedès remplie d’œufs, elle l’obligerait à pondre dans un pot d’eau stagnante, elle y mettrait par-dessus une moustiquaire, tout ça au soleil et hop ! Dépêchez-vous à naître les larves ! Puis elle irait introduire les nouvelles femelles moustiques porteuses du chik, chez tous les Comoriens du quartier Bouvet. Pas question de demander l’aide des commères, toutes des traîtresses ! Non, elle agirait toute seule : Elle ira en pleine nuit, à petits pas de souris, dans les couloirs des immeubles bidonvilles avec sa panoplie, et pscht, pscht, par chaque trou de serrure, elle injectera un ou deux insectes dans chaque appartement ! Oui, mais avec quoi ? M’zelle Abel calcula et dessina ses plans : autant d’entonnoirs très petits que de trous de serrure, autant de morceaux de tulle pour la capture des insectes nés dans son laboratoire, autant de bouts de ficelle pour nouer le tulle au pourtour de l’entonnoir, un bouchon de papier de l’autre côté, c’est tout. À chaque trou de serrure : sloop ! Que je t’enlève le papier journal et que je pompe le moustique dans le trou. Voilà ! Bien fait pour vous ! Soyez tous malades à en crever ! Retournez dans votre pays ! Laissez les créoles en paix ! La terrible Jodee-Marie-Victoire, raciste en diable, va-t-elle réussir son plan diabolique ? Nous connaîtrons la fin de "L’arroseuse arrosée" dans le prochain numéro d’INDIGO.


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NOS ÉQUIPES RÉUNION & MADAGASCAR

Dominique Aiss

Pierre Delattre

Corine Tellier

Une vie sur mer, une vie en Afrique, puis l’océan Indien et... coup de foudre pour La Réunion ! Après 25 ans de vie commune, la synergie ne s’est pas démentie. Une ONG "Terre Rouge" est créée avec des amis pour apporter des soins aux voisins malgaches. La passion des arts et des cultures pour cet espace qu’est l’Indo-Océanie fait naître Indigo.

Vous avez dit "Indigo, une revue à caractère artistique, graphique et culturelle ?" "Je dis OUI !" Voilà ce qui caractérise Pierre. Toujours avide de projets inattendus & artistiques, surtout quand ceux-ci fédèrent autant de personnes de talent. Pierre est un amoureux du design & de la création graphique, toujours à la souris et jamais à la palette. Un petit côté "old school" pour cet enfant bercé par la culture pop.

"J’ai connu hier, je n’ai pas peur de demain et j’aime aujourd’hui". Corine Tellier est une globe rêveuse…entre photographie et journalisme, Corine continue à vivre de ses passions…arrivée en 1990 à La Réunion, gérante de Carpe Diem depuis 2000, elle aime par-dessus tout les êtres humains et la vie ! Corine poursuit son voyage côté Indigo, un ouvrage 100 % culture positive !

Luko

David Rautureau

Luc-Olivier Yvin-Leymarie, de son identité complète, aime les raccourcis exotiques. Il n’a jamais lâché sa boîte à chaussures débordante de feutres. Il dessine, recherche dans la gribouille, déconstruit les styles pour dialoguer le plus honnêtement possible avec les mots. Le ludique, l’inattendu, l’accident sont des fers de lance puissants de création. L’escale dans les tourbillonnantes mers d’indigo en est sans aucun doute prometteuse.

Organisateur d’expositions d’art, rédacteur en chef de deux magazines territoriaux, chroniqueur TV hebdomadaire, journaliste culturel. D’un océan à l’autre, de la métropole à La Réunion, une carrière à révéler les talents de toutes sortes. Je me suis toujours défini en tant que médiateur, à la croisée d’un propos, d’un auteur et d’un public. La Réunion est pour moi une terre de cœur. Ma femme y est née, métisse aux ascendances indiennes, malgaches, mauriciennes, réunionnaises. Sur l’île donc, des parents, des amis, de nouvelles rencontres, l’Océan indien à portée de plume et au-delà, de nouveaux horizons. Enfin Indigo, formidable révélateur des trésors des îles Vanille qui retisse les liens entre ces sœurs de cultures et d’histoires. « La vie c’est l’art des rencontres » disait le poète Vinicius de Moraes. Cette phrase prend tout son sens ici.

Directeur de Publication

Plus qu’un magazine c’est le fruit d’une alchimie amoureuse…

Marie-Thérèse Cazal Directrice adjointe

"Je suis passionnée par l’Histoire et les sciences du Vivant. J’aime fouiner les petits détails qui révèlent les Hommes. Le monde des cultures des arts et des peuples est vertigineux. Faire naître Indigo est le cadeau qui nourrit cette passion dans l’océan qui est le mien."

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Direction artistique & Design Graphique

Direction artistique & Illustrations

Photographe

Rédacteur


NOS ÉQUIPES RÉUNION & MADAGASCAR

Béatrice Delteil

Raoto Andriamanambe

Lova Rabary

"La vie est un fait divers..." dit l’un. "Même en été !" enchaîne l’autre. Ravis de leur trouvaille mes deux potes en font des tonnes. Ces moments-là, en suspension dans l’air, qui croustillent, particules de poudre d’Escampette, me font toujours sourire. Pas vous ?

J’estime qu’un texte bien agencé et une histoire bien écrite équivalent à un bijou digne des orfèvres les plus talentueux. Une romance littéraire matérialisée par un cursus en communication médiatique après le bac. Après ces études, j’ai immédiatement intégré une rédaction. Personnellement, le bassin indo-océan symbolise la fraternité. C’est une source riche et vivifiante de cultures et de talents.

Ecrire est une passion. Informer une vocation. J’ai la chance de gagner mon pain quotidien en combinant les deux. Mais au-delà, je me suis enrichie des rencontres, des voyages et des découvertes que le journalisme m’a permis de faire. Après avoir parcouru quinze longues années de carrière dans la presse écrite, avec une incursion plus ou moins sporadique à la radio et à la télé, j’ai pris la décision d’élargir encore la route sur laquelle je chemine en y incluant le partage des connaissances et la formation. Indigo fait aujourd’hui partie de cette belle aventure qu’est ma vie.

Rédactrice

Mihanta Ramanantsoa Directrice Adjointe

Eternelle voyageuse, les autres cultures sont des terreaux fertiles pour la mienne. Je suis fortement arrimée à mon identité de princesse mahafaly du Sud-ouest malgache. J’ambitionne de devenir l’ambassadrice des rituels de beauté malgaches, valorisés par mes connaissances scientifiques en tant que docteur en pharmacie et phyto-aromathérapeute. Je me sens appartenir à ce fond commun de cultures de l’océan Indien que je suis heureuse de promouvoir dans la création de cette aventure Indigo.

Rédacteur en Chef

Rédactrice en Chef adjointe

Natacha Rakotoarivelo Directrice de Production

Ma vie est constamment rythmée par les challenges et les aventures. C’est la passion pour les défis qui m’a amenée à me lancer dans cette aventure passionnante d’Indigo. Un cursus universitaire en matière de communication organisationnelle m’a conduite à apprécier les relations humaines et les cultures à travers les organisations. La soif perpétuelle de nouveaux défis me fait détester les actes routiniers. Pour moi, la vie ressemble à l’océan Indien : un grand espace d’échanges et d’influences mutuelles.

Ange

Photographe Depuis mon enfance, l’image m’a toujours parlé. Je pratiquais déjà de manière dilettante l’art de la photographie avec mes cousins, mais c’est au contact de professionnels comme Rijasolo que j’ai appris les fondamentaux. J’aime « figer » l’instant présent dans mes photos. La rue et les grands espaces sont des terrains de jeu qui m’inspirent. Mais, parfois, saisir une expression ou immortaliser une expression à travers un portrait m’enthousiasment.

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OURS

Directeur de la publication Dominique Aiss

Team Réunion. Comité de rédaction Edmond René Lauret

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erlauret@indogo-lemag.com

Directrice adjointe de la publication Réunion Marie-Thérèse Cazal

David Rautureau ardelay@yahoo.fr

Béatrice Delteil

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delteil.beatrice@orange.fr

Avec la collaboration rédactionnelle d'Agnès Antoir.

Directrice adjointe de la publication Madagascar Mihanta Ramanantsoa

Photographe Corine Tellier

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Direction artistique, création graphique Pierre Delattre pierre@tigreblanc.fr

Direction artistique, illustrations Luko lucolivier.yvinleymarie@gmail.com

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Chargée de communication Hélène Redon redonmartinhelene@gmail.com

Webmaster Thierry Fontaine Logistique & diffusion Dominique Cadet

Team Madagascar. Direction de la production Natacha Rakotoarivelo natacha@indigo-lemag.com

Redacteurs en chef Raoto Andriamanambe

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Photographe Ange

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Site web & vidéo Rajao Naï Sandrine Gobert Contributeurs. Annick de Comarmond, Annie Andriatsivelany Doda Razafy, Domoina Ratsara Dwa, Isaac Azaly, Catmouse James Tefy Nirina Andiambololoson

Contributeurs. Emmanuel Genvrin, Olivier Soufflet Marie-Josée Barre, Denis Vierge Inel Hoarau, Afif Ben Hamida, Luc Perrot

Rédaction Madagascar. redactionmada@indigo-lemag.com

Diffusion, abonnement, achat au numéro. lemag@indigo-lemag.com

Rédaction Réunion. redactionrun@indigo-lemag.com

Plateforme Web. webmaster@indigo-lemag.com

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ISSN 2607-5369 - ISBN 3782967019000 Une publication de la SARL "TROPIQUE DU CAPRICORNE". Dépôt légal fait à parution. Tous droits de reproduction interdits. Imprimé en Belgique par LESSAFRE. contact@indigo-lemag.com www.indigo-lemag.com


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