Indigo #3 - Juillet/Septembre

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Juil. Août. Sept. 2018 www.indigo-lemag.com

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Réunion I Mayotte. 19 EUR Maurice I Rodrigues. 761 MUR Madagascar. 70 000 MGA Seychelles. 301 SCR Comores. 9350 KMF



“ Voilà l'île Maurice qui nous rejoint, évènement important pour Indigo. Une belle place lui est réservée au sommaire, des textes bien illustrés, avec en sus une certaine audace... Tournez les pages ! ”

Édito

Civilisation créole Plus anglaise que La Réunion, plus française que les Seychelles, entre deux puissances dominantes, l’île Maurice a toujours su ménager la chèvre et le chou, pour au moins tirer du chou ce que la chèvre ne peut donner et vice-versa : on appelle ça tout simplement de la realpolitik. Mais pas seulement ! Car à bien y regarder, nous sommes ici à l’un des postes les plus avancés, et même le plus avancé dans l’océan Indien, grâce à l’île Rodrigues, de cette grande civilisation créole qui vraisemblablement commence sur le littoral malgache du côté de Nosy Boraha (Sainte-Marie) avec ses belles maisons à varangues et son urbanité exquise. Une créolité qui fait encore débat aujourd’hui au sein de la société mauricienne alors qu’on se demande, en pleine célébration du cinquantenaire de l’indépendance, si la langue maternelle, c’est-à-dire le créole, ne devrait pas faire son entrée au Parlement aux côtés de l’anglais ! Après tout, il n’aura jamais fallu attendre que 2012 pour qu’il apparaisse au programme des écoles, et encore comme matière optionnelle ! Maurice terre créole où l’on parle le français, l’anglais, le bohjpuri, le tamoul, l’ourdou, le télougou, l’hindi, le hakka… Tout cela synthétisé et comme sublimé par cette langue de paysans et de marins pêcheurs, mais aussi de poètes, qu’on appelle le créole ! Mais par-delà les Mascareignes et comme un salut à l’île Rouge comment ne pas évoquer la Lémurie ? Chère à l’écrivain malgache Johary Ravaloson, elle hanta longtemps les pensées du poète mauricien Malcolm de Chazal. Cette Lémurie mythique avec ses connexions secrètes pardessous les volcans (dit-on) et dont Indigo semble vouloir recomposer, d’une île à l’autre, la nouvelle cartographie littéraire et artistique. Bienvenue en terre mauricienne. Alain Eid Visuel de couverture. © Isaac Azaly


01. ARTS

Photographie 106 | Naissance du musée de la photo 112 | Portfolio : Jérôme de Souza

Poésie & Littérature 006 | 014 | 022 | 030 | 036 | 040 | 044 | 050 |

Ilots d'Estelle Coppolani Poèmes de Joey Arisoa Interview : Michel Ducasse Nouvelle : Porter l'eau Un livre : Todo Mundo Un livre : Revenir Jean-Luc Raharimanana La littérature indianocéanique

Cinéma 126 | Monique & Sandro Agénor 134 | Interview : Réalisatrice Firoza Zahir-Houssen

Bande dessinée 140 | Liva Rajaobelina 148 | Interview : Pov 152 | One shot : Pov & Cassiau

Théâtre 058 | Vision du théâtre malgache

Musique 064 | Christine SALEM, 20 ans de carriere 070 | The Bunker Rats

Arts plastiques 076 | Carte blanche à Henri Maillot 084 | Les estampes érotiques de Jean-Louis Floch 092 | Evan Sohun

MADAGASCAR

DOSSIER. VOLCANISME DANS L'OCÉAN INDIEN

RÉUNION

MAURICE


02. CULTURES, TRADITIONS & MODERNITÉS

Patrimoine & Tradition 232 | Escapade au Brûlé 236 | La voix du sucre

Environnement & Écologie 242 | L'école du jardin planétaire 246 | Chronique d'une destinée

Société 186 | Alain Gordon-Gentil sur son docu de 52'

Gastronomie 192 | Le zébu dans tous ses états 196 | Les vendeurs de boulettes du Chinatown de Port-Louis

Histoire

03. FEUILLETONS & CARNETS DE VOYAGES

204 | Malcy de Chazal

Ethnologie & Sociologie

Feuilletons

212 | Lolo Mihofa 216 | La vie des gens

252 | Robinson Crusoé à Madagascar (deuxième partie)

Spiritualité

Carnets de voyages

226 | Langage des oiseaux

264 | Géraldine Gabin

258 | L'arroseuse arrosée #3

MADAGASCAR

RÉUNION

MAURICE


ARTS

Poésie & Littérature Théâtre Musique Arts plastiques Photographie Danse Cinéma Bande dessinée


Poésie & Littérature

pages 006 • 055

ILOTS & CAVALES • POÉSIES DE JOEY ARISOA • DES POÈTES FRANÇAIS (PRÉVERT, ETC. ) TRADUITS EN CRÉOLE PAR MICHEL DUCASSE • INTERVIEW DE FOND SUR LE CRÉOLE LITTÉRAIRE. UN LIVRE : "TODO MUNDO" PIERRE LOUIS RIVIERE • UN LIVRE : "REVENIR" JEAN-LUC RAHARIMANANA INTERVIEW DE JEAN-LUC RAHARIMANANA • LA LITTERATURE INDIANOCEANIQUE


LITTÉRATURE & POÉSIE ILOTS & CAVALES

Poésie

Ilots d'Estelle Coppolani

Illustrations. Luko

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LITTÉRATURE & POÉSIE ILOTS & CAVALES

* Ni ancien, ni nouveau monde : rien que des froissements. * Aux flancs de Salazie l'illusion d'une histoire collective qui sédimente sans occulter n'a point poussé. Femmes et hommes vivent dans la contre-allée, simplement. * C'est le propre des formations volcaniques d'endurer le temps, de l'engloutir dans leur fournaise, de cracher magma et de recommencer sans fin. * Est incessament dégrossi, ainsi que carrière de Carrare, ce qui est travaillé par la blessure. Nulle entaille n'est plus efficace à se répandre en vertige de fissures, en tournoiements de veines grises. * Il nous est arrivé de comparer les troncs brunis des bananiers secs aux champs de cannes mais les bananiers morts n'étaient pas assez tristes. * Ce ne peut pas être une île, ceci que les cartes impriment à la chute de l'Afrique, à la pointe du grand océan de l'Inde allé jusqu'à Madagascar : tout au plus une goutte duplique à la Maurice reine (dirent-ils), une négligence quelconque, l'éclaboussure d'une touche où manquait l'attention. * L'Océan indien n'a aucun visage. Ni corps debout, ni grande bouche, comme cette éclatée Caraïbe où s'ébruitent sûrement les couplets de colère. Les Amériques noires n'ont pas taillé la négritude à d'autres dimensions que la leur. C'est pour cela que, franc-bâtard, mon océan peut porter quantité de masques. * J'ai connu une femme qui, à force de retranchement et d'humidité, a fini par se transformer en un archipel d'îles silencieuses. Une après-midi, ses lèvres ont laché : Je ne fleurirai pas. * La parole est la forme de respiration la plus aboutie dans son mariage avec la ruine. C'est pourquoi nulle puissance de dévastation n'a raison des langues créoles. D'ailleurs, si celles-ci venaient à s'incarner, elles iraient chantant : désolation est le prénom de nos vertiges, amour celui de nos torrents. * Les ravines alliées ont plié bouche dès que j'ai cherché à parler : j'ai dû me mettre à murmurer. * La sédentarité dans la langue participe la première de la pétrification de la pensée. Pourtant, le pouvoir de séduction d'un idiome statuaire n'est pas à mépriser. * Certains ont voulu fouiller les terres avec la même ardeur que des animaux blessés et ils y ont laissé leurs mains. D'autres ont jeté leur bouche aux fruits de couleur vive. Eux ont laissé leurs dents.

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* Qui a parlé le premier de l'implant des rocailles établies, fichées aux sols fertiles ? Une à une, les colères sont éteintes par la douleur diffuse de ne jamais atteindre au plein. Voilà pourquoi l'être que le jour atteint et blesse fait croître en lianes dispersées les commencements de son souci. * Le grand imprévu des viols coloniaux est d'avoir enfanté. * La créolité ne peut au mieux désigner qu'un agrégat d'individus ensemble mixtes et lacunaires. La carence définitoire d'un tel groupe ne saurait se résoudre par un bilan historique (non entamé à ce jour) ou par une indemnité territoriale. La plupart des physionomies créoles font penser à des sortes de plantes vénéneuses surgies de fissures que la Terre aurait insinuées dans son bouillon de lave originel. Beaucoup s'épanouissent après la faille où leur croissance prend pied, et leur visage est beau d'être raviné sans considération d'âge. J'ai croisé plus d'une fois ces bêtes solides pareilles à des bidons de pluie de la taille d'un homme où l'eau peine à monter, goutte par goutte, pour finir par s'effondrer généreusement à l'occasion d'une bourrasque. À la fin, c'est là l'écho le plus juste d'un tel touintouin : l'impossible coïncidence d'une foule de corps avec ces quelques pièces de miroir fendues par le milieu. * Nous composerons dans l'insomnie prolongée de nos douleurs ou nous ne composerons pas. * Des rivages nuitamment abordés énumérer les lieux de passage : allées souterraines chemins de traverse ravines cousues de branchages routes à contre-flanc talus glissant eaux passantes chargements de tonnerre éboulis de bruissements versant de lave crête épineuse plaine des Cafres. * Que faire, que faire de ces bouquets de fleurs molles, de ces paquets d'encres-corolles ? Peu de poisons sont aussi longs dans leur aptitude à délier que cette abondance de sucre où s'englutinent les phalanges de tant de nos velléités.

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* C'est une plage de sable noir et un abîme où j'aime à me coucher à la fois. J'ignore d'où bruit mon ascendance mais les vents certains soirs agitent si bien leurs lassos que ma mémoire captive-protégée emprunte aux airs désordonnés leur alliance temporaire avec la précipitation. * De mirage en orage, les intempéries de ma pensée chevaucheront sauvage pour se faire aptes cavalières. * J'ai tant de fois gratté mes peaux que cet état de cendre m'est presque volontaire. * Cette odeur de fougères humides que ne parviennent pas à dissimuler mes jambes croisées m'accapare bien plus que vous. * Le couplage entre l'idée et la phalange agile n'exista jamais pour moi que sur cette photo de mon grand-père la machette à la main. * D'où vient qu'un mot tombant en déshérence puisse lever cent excroissances ? * Où te trouver, ma force ? Qui rempoigna souvent ma fougue... Maintenant te voilà partie – et sur la paroi où s'efforcent de raccommoder mes doigts l'ancien geste siègent à peine les souvenirs de ton ancienne chevelure. * Comme une plante qui ne sait plus s'épanouir ni au soleil ni même à l'eau mais seulement à la présence d'une autre plante, ce silence offre ses abords aux noirs contours d'amples jambages. * Usage radio de la parole qu'on interdit : écoulements sans déversoir bruissements de noms et de palmes battage en boucle et en péril buissonnements artificieux jactance se mée en grains de joie lancers en sentes et en spirales jets, armatures, bousculades roulis-taillis de peaux tendues liaisons étanches herbe sauvage.

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À l'encontre d'un mouvoir donné, une vive tentation de dérive encline à supplanter les tracés – il faudrait accueillir de même cette vacance marrone. * C'est dans ce virage élancé, cette contourne de la pensée vers une portion de jachère cramée par les soleils d'été que ma parole monte enfin son désir comme un cheval de grande course. * En souvenir de quoi écrira-t-on sur ces passages * À partir de quel point devient-on un endroit ? me demandai-je cette autre fois devant ce vieillard au chapeau assis tous les après-midis à l'ombrage d'un grand manguier. * Comme l'écorce de cet arbre, sa peau accumulait en plis la fatigue d'avoir tant de jours aspiré. * De temps à autre le branchage languissamment lâchait un fruit sur le parterre parfumé. * La chaleur tôt densifiait les doucereuses exhalaisons. Le vieillard sur son tabouret stationnait sans moindre remous. * On eût dit à la fin du jour que les odeurs de fruits pourris habitaient peaux et vêtements de ce vieillard devenu plant. * Telle une offrande un peu trop mûre, les corps pesants de souvenirs allient au sucre leur nausée.

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LITTÉRATURE & POÉSIE JOEY ARISOA

Poésie

Poèmes de Joey Arisoa Illustrations. Isaac Azaly

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LITTÉRATURE & POÉSIE JOEY ARISOA

Banquet Le cri est au juste, le banquet au ventru autant d'effluves soulevant les saveurs d'étendards flasques flottant sous le vent de la blanquette de veau du briquet et vin cru de Mallarmé de la larme à l'œil quelque espoir s'y convient des manières conviennent convives joyeux tristes ou grisés qu'on vive lâche ou peureux à l'avant-garde au garde à vous à l'ère des musées immédiats des médias amuse-les muselés justes et ventrus s'attablent au même banquet le cri est au juste, le banquet au ventru

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LITTÉRATURE & POÉSIE JOEY ARISOA

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LITTÉRATURE & POÉSIE JOEY ARISOA

Bibelots amnésiques Un billet de non-retour Imbibé de virtuel Bibelots amnésiques Oublis amnistiés Éternel chapelet Des prières numériques Apprentis charpentiers Des rivières chimériques Criminels à crédit Dans les cris de la mine Flots avides des crayons De nos rivières aux milles chyles

Complicité phallique Condition de femme indulgence enchaînée tolérance humaine sollicitude engagée complicité phallique émanation pudique femme est

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LITTÉRATURE & POÉSIE JOEY ARISOA

Nuit noire Elle égrène les étoiles Tamise le ciel Elle se tenait ainsi Comme je me tiens aujourd’hui Il faisait nuit noire Noir absolu Sous ce soleil vif de corrompus Chaperon d’étoiles filantes déterrées Fil zouavesse En marche En flammes En vie En liesse

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Mon Sud Les gentilles colombines Les froufrous de leurs ailes Agaçent ces passants Qui soit dit en passant Bons apprentis tisserands En mailles serrées tissent demain Elles s’en allaient vers mon Sud Où soit dit en passant C’est chaque jour la Saint-Jean On s’y amuse à gober Gras d’épines et grises écailles


LITTÉRATURE & POÉSIE JOEY ARISOA

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LITTÉRATURE & POÉSIE JOEY ARISOA

Manifeste des manivelles La roue immense tourne au gré des mannes festives Des manifestes, des manivelles Des caravelles Au gré des gloires et des triomphes Des dés pipés jeu de pipeau La roue bancale grince Elle est voilée elle est de rouille Elle s’envole vrille S’affale en plein banquet des convives incontestés

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LITTÉRATURE & POÉSIE ENN BOUKE BWA TANBOUR - MICHEL DUCASSE

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LITTÉRATURE & POÉSIE ENN BOUKE BWA TANBOUR - MICHEL DUCASSE

Interview

Michel Ducasse

“On croit que le créole, c’est juste pour faire rire„ par Aline Groëme-Harmon et Alain Eid

Traduire en créole Apollinaire, Baudelaire, Blake, Césaire, Tagore… C’est le cadeau que s’est offert le Mauricien Michel Ducasse pour ses 40 ans de poésie. Plus d’une vingtaine de poèmes et leur traduction publiés en octobre 2017 sous le titre "Enn bouke bwa tanbour", aux éditions Vilaz Métis. Une manière d’exprimer son admiration pour ses maîtres en poésie. Mais aussi un pari sur la pertinence du créole littéraire… Indigo. Pourquoi ce livre et quelle méthode avez-vous suivi au ni-

veau de la sélection des auteurs ?

Michel Ducasse. Il y a environ douze ans, j’ai traduit L’Albatros de

Baudelaire en kreol morisien. Et je me suis alors dit qu’il serait intéressant de rendre hommage à ma manière aux poètes qui ont marqué mon parcours, en traduisant un de leurs textes en kreol. Le temps a passé, j’ai publié deux autres recueils de poésie, traduit du kreol au français les chansons de trois albums (Richard Beaugendre, Ziskakan et Maya Kamaty; les deux derniers du créole réunionnais au français, N.D.L.R.). Il y a trois ans, le projet de traduction est revenu me hanter. J’ai fait un choix de poètes et de textes, en commençant par ceux que j’ai étudiés au collège. Toute ma scolarité s’est faite dans des écoles mauriciennes. D’où le choix de Shakespeare, Keats, Blake, des auteurs qui étaient au programme de

Form VI (l’équivalent mauricien de la première et de la terminale dans le système français, N.D.L.R.). Les autres auteurs que j’ai choisis sont dans le prolongement de mon parcours de poète. Ceux que j’ai découverts lorsque j’étais à Nancy pour mes études de lettres et de linguistique au début des années 1980 ; d’autres un peu plus tard, au fil des lectures et des coups de cœur. I. Vous insistez sur le fait que "Enn bouke bwa tanbour" est une

anthologie personnelle…

MD. Chaque texte qui y figure est lié à un moment particulier de mon

parcours poétique. Pour donner deux exemples, Barbara de Prévert et l’extrait de En mémoire du mémorable d’Édouard Maunick sont présents dans les deux premiers recueils que j’ai achetés avec mon argent de poche, à 15-16 ans, à mes débuts en poésie. Une fois effectué le choix des textes, j’ai souhaité bâtir le livre en quatre parties. Pour faire court : l’écriture poétique ; l’amour ; l’engagement ; le temps qui passe et la mort. Comme le parcours, en quatre étapes, d’une vie… J’ai choisi de respecter la métrique des textes originaux et de rester au plus près du sens. Pour illustrer treize poèmes du recueil (qui en compte vingt-six), j’ai fait appel au plasticien Ennri Kums. Je sais qu’il aime la poésie, qu’il y est sensible. Je lui ai donné carte blanche et il a souhaité s’inspirer de mes traductions

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LITTÉRATURE & POÉSIE ENN BOUKE BWA TANBOUR - MICHEL DUCASSE

> Enn bouke bwa tanbour, 26 poèmes traduits en kreol morisien par Michel Ducasse, mise en images : Ennri Kums. Édition Vilaz Métis, octobre 2017, 66 pages. Prix : Rs 800 (20 €).

des objectifs du livre est de montrer justement la force poétique que peut avoir le kreol, que l’on traduise un poème classique ou un texte surréaliste. Mais je le fais aussi lorsque j’écris directement en kreol. I. Pratiquer le créole littéraire, c’est donner du prestige à une

langue qui en manque ?

et non pas des textes originaux. Ennri Kums a "traduit" à sa façon, en technique mixte, ces treize poèmes. Son travail est remarquable. I. S’agissant majoritairement de poètes français inscrits en France

au programme des lycées (treize sur vingt-six), ne craignez-vous pas de faire allégeance à un certain académisme et d’avoir une vision du monde singulièrement resserrée sur la culture française ? Le créole est-il condamné à être l’éternel enfant pauvre du français ?

MD. Comme je l’ai dit plus tôt, le choix des poèmes est très personnel. J’ai

été à l’école mauricienne, où la langue d’enseignement est l’anglais, et à l’université en France. Mes deux langues d’écriture sont le kreol et le français. Dans mes cinq précédents recueils, on trouve des poèmes dans ces deux langues. Je n’ai pas l’impression d’être un auteur obnubilé par la reconnaissance de la France. Le kreol morisien est à base lexicale française, avec des apports de plusieurs autres langues qui l’ont façonné. Pour moi, il n’a jamais été question qu’il soit "l’enfant pauvre" du français. C’est une langue relativement jeune qui est amenée à s’enrichir, à évoluer. Et, à mon sens, les poètes contribuent à leur manière à son enrichissement et à son cheminement. C’est du moins ce que j’essaye de faire lorsque j’écris directement en kreol et quand je traduis des textes dans cette langue. Un

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MD. Qu’est-ce que l’on entend par créole littéraire ? Celui des livres ?

Il existe depuis François Chrestien (1767-1846, auteur des Essais d’un bobre africain, N.D.L.R.). On a tendance à penser que le créole n’est qu’une langue orale. Il y va de la responsabilité des auteurs pour prouver que ce n’est pas qu’une langue humoristique, parce que ça aussi, ça fait partie des stéréotypes. On croit que le créole c’est juste pour faire rire. On entend aussi dire que c’est une langue vulgaire, pour des raisons assez simples d’ailleurs. C’est dans sa langue maternelle que l’on jure. Beaucoup ont longtemps considéré que le créole n’avait pas de valeur littéraire. Même dans Charles Baissac (auteur d’une Étude sur le patois créole mauricien parue en 1880, N.D.L.R.), qui a recueilli des histoires et des "sirandanes" (devinettes en langue créole pratiquée à Maurice, ainsi que dans certaines îles voisines), on est totalement dans l’oralité.

I. Donc le créole littéraire est très récent ? MD. Il date du début des années 1970. Je considère que le premier à

lui avoir donné ses lettres de noblesse est Dev Virahsawmy (dramaturge, poète qui a notamment traduit plusieurs pièces et sonnets de Shakespeare, ou encore la Bible en créole mauricien, N.D.L.R.). Dès ses premiers recueils, il montre déjà que contrairement à ce qui se disait, le créole n’est pas qu’une langue vulgaire ou qui fait rire, mais qu’on peut l’utiliser pour


LITTÉRATURE & POÉSIE ENN BOUKE BWA TANBOUR - MICHEL DUCASSE

Il y va de la responsabilité des auteurs pour prouver que ce n’est pas qu’une langue humoristique, parce que ça aussi, ça fait partie des stéréotypes.”

faire réfléchir. Évidemment Dev Virahsawmy a son côté engagé, dans le contexte de l’extrême-gauche des années 1970. Dans ses premiers textes, il y a indéniablement une valeur politique donnée à la langue. Je suis un peu choqué que sa contribution soit souvent occultée. Il faut aussi citer Sedley Richard Assonne (poète et écrivain mauricien, N.D.L.R.). Je me rends compte que nous ne sommes pas si nombreux que cela à écrire en créole. On ne peut pas non plus nier la contribution de Ledikasyon Pu Travayer (association qui fait la promotion de la langue maternelle à Maurice et qui propose des cours d’alphabétisation, N.D.L.R.). Ni celle d’Henri Favory dans le domaine du théâtre. La langue créole, ce n’est pas que la poésie. I. Est-ce qu’écrire en créole s’apparente à un acte politique, quand

on sait qu’à Maurice on lui refuse l’entrée officielle à l’Assemblée nationale, où l’anglais est de rigueur ?

MD. Écrire est de toute façon un acte politique. C’est encore plus vrai

dans le cas du créole, parce qu’on a subi la colonisation de deux grandes langues : le français d’abord puis l’anglais. On a tendance à oublier que la langue créole est, jusqu’à la fin des années 1960 et le début des années 1970, occultée à la radio, à la télévision, partout. Ne parlons même pas de sa présence à l’école où il n’a fait son entrée comme matière optionnelle qu’en 2012 ! Quand j’étais en primaire, à l’école de Goodlands, les professeurs expliquaient les choses de temps en temps en créole. Mais ce n’était pas admis officiellement. Cette langue brimée pendant des années, les premiers à la défendre, il se trouve que ce furent aussi des politiques comme Dev Virahsawmy.

I. La langue créole a aussi ses limites, il lui manque des mots pour

exprimer certains concepts un peu pointus. Le rôle du créole littéraire est-il d’aider à combler ces trous ?

MD. Certains disent qu’il n’y a pas de richesse linguistique en créole, mais

Arnaud Carpooran (auteur du Diksioner Morisien et actuel responsable de la Faculté des sciences sociales et humaines à l’Université de Maurice, N.D.L.R.) dira qu’il faut mettre en place un comité scientifique et technique pour équiper la langue. Le coup d’envoi de ces travaux scientifiques a été annoncé dans le cadre de la Journée de la langue maternelle, le 21 février dernier. Ce sont les traducteurs et des spécialistes de différents domaines qui doivent trouver des équivalences. À l’exemple des Québécois, qui, sentant le danger, ont mis en place des comités de terminologie. Dans mes premiers recueils, comme la langue n’était pas fixée, j’écrivais le créole avec des accents et je m’étais dit que le jour où il y aurait un dictionnaire, je le respecterais. C’est le cas aujourd’hui. Alors, quand je vois qu’un publicitaire qui ne tolèrerait pas qu’il y ait des fautes dans une campagne en français, trouve normal de ne pas respecter le dictionnaire quand il s’agit du créole, je me dis qu’il y a encore beaucoup de gens qui sont colonisés dans leur tête.

I. En quoi la traduction de poèmes en français et en anglais parti-

cipe-t-elle au processus de décolonisation des mentalités ?

MD. Bruno Jean François (universitaire et auteur mauricien, N.D.L.R.),

qui a écrit la préface de mon livre, dit que cela "décloisonne les imaginaires". En tout cas, Enn bouke bwa tanbour prouve que l’on peut prendre des poèmes très connus et les restituer en créole, avec la même

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Je n’ai rien contre les idéologues mais ils tiennent parfois des discours d’enfermement de la langue [...] Tout ce qui enferme la langue me gêne.”

qualité. Avec forcément des adaptations. Les derniers vers de Victor Hugo dans Demain, dès l’aube… "Je mettrai sur ta tombe / Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur". J’ai cherché un équivalent au houx, parce que culturellement ça ne correspond pas. Sur Internet, je suis tombé sur un répertoire de plantes endémiques. En le feuilletant, j’ai découvert le bois tambour (bwa tanbour). Ce processus de trouver des équivalences va prendre un peu de temps. Certains ont l’impression que la langue française s’est structurée en seulement dix ans. Alors qu’on est passé du latin au vieux français, puis au moyen français où l’on écrivait encore un mot de trois ou quatre manières différentes. Autant dire des siècles de maturation. I. Qui est le lecteur de cette poésie en créole quand on sait que

la majeure partie du public mauricien éprouve des difficultés à lire couramment la langue, ou même tout simplement à s’acheter un livre ?

MD. Je suis conscient que tout le monde ne peut pas acheter un livre à

> Allégeance de René Char, par Ennri Kums.

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Rs 800 (environ 19 euros). Mais une bibliothèque scolaire peut se le permettre. Je ne dis pas ça uniquement pour mon livre. Quand on entend des universitaires d’ici parler uniquement des auteurs mauriciens publiés chez Gallimard, les Éditions de l’Olivier ou Julliard en France, il y a un autre problème. Tout comme il est inquiétant de voir des manuels de français où aucun auteur mauricien n’est cité, même pas Khal Torabully ou Édouard Maunick. On en revient aux mentalités de colonisés. Mais même entre créoles, la partie n’est pas gagnée. Mon dernier recueil, Souf tapaz lavi, est peu diffusé à La Réunion, qui est juste à côté, parce que nous ne pratiquons pas le même créole. Je n’ai rien contre les idéologues mais ils tiennent parfois des discours d’enfermement de la langue. Comme si c’était une chasse gardée et qu’ils étaient les seuls à avoir autorité pour écrire et revendiquer le créole. Tout ce qui enferme la langue me gêne.


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> Gitanjali de Rabindranath Tagore, par Ennri Kums. > L’Albatros de Charles Baudelaire, par Ennri Kums.

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LITTÉRATURE & POÉSIE ENN BOUKE BWA TANBOUR - MICHEL DUCASSE

J’arrive où je suis étranger Rien n’est précaire comme vivre Rien comme être n’est passager C’est un peu fondre pour le givre Et pour le vent être léger J’arrive où je suis étranger

Peu à peu tu te fais silence Mais pas assez vite pourtant Pour ne sentir ta dissemblance Et sur le toi-même d’antan Tomber la poussière du temps

Un jour tu passes la frontière D’où viens-tu mais où vas-tu donc Demain qu’importe et qu’importe hier Le cœur change avec le chardon Tout est sans rime ni pardon

C’est long vieillir au bout du compte Le sable en fuit entre nos doigts C’est comme une eau froide qui monte C’est comme une honte qui croît Un cuir à crier qu’on corroie

Passe ton doigt là sur ta tempe Touche l’enfance de tes yeux Mieux vaut laisser basses les lampes La nuit plus longtemps nous va mieux C’est le grand jour qui se fait vieux

C’est long d’être un homme une chose C’est long de renoncer à tout Et sens-tu les métamorphoses Qui se font au-dedans de nous Lentement plier nos genoux

Les arbres sont beaux en automne Mais l’enfant qu’est-il devenu Je me regarde et je m’étonne De ce voyageur inconnu De son visage et ses pieds nus

Ô mer amère ô mer profonde Quelle est l’heure de tes marées Combien faut-il d’années-secondes À l’homme pour l’homme abjurer Pourquoi pourquoi ces simagrées

Louis Aragon, Le Voyage de Hollande et autres poèmes. © Seghers

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LITTÉRATURE & POÉSIE ENN BOUKE BWA TANBOUR - MICHEL DUCASSE

Mw’ariv kot mo nepli nanye Pena pli frazil ki lavi Pena pli frel ki existe Kouma dir brouyar vinn lapli Wadire divan ki leze Mw’ariv kot mo nepli nanye

Tigit tigit to fer silans Me pa ase vit, tro dousman Pou santi to prop diferans Ant zordi ek lepok lontan Kan balie lapousier letan

Enn zour to fransi lafrontier Kot to sorti kot to pe’ale Ki serti dime, zordi, yer Dan fler raket leker sanze Tou perdi sans perdi sime

Li pran letan pou nou vinn vie Disab file ant nou ledwa Kouma dilo fre ki fronte Kouma laont dan so fraka Enn bout feray pou bat matla

Pas to ledwa lor to latanp E kares lanfans to lizie Vo mie bes lekleraz lalanp Lanwit pli bon pou tou le de Se gran lizour ki pe vinn vie

Vinn kikenn, kiksoz, pran letan Pran letan pou nou renonse Eski to santi tou sanzman Ki antie lekor traverse Nou pliye zenou nou kourbe

Dan lotonn tou pie pli zoli Zanfan la ki li’nn devenir Mo get momem e mo sezi Divan vwayazer so figir Ki mars pieni ver lavenir

Lamer amer lamer profon Dir mwa ki ler to lamare Komie lane-segonn o fon Pou ki enn zom abandone Kifer otan rise-pouse

Louis Aragon, Le Voyage de Hollande et autres poèmes. © Seghers

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LITTÉRATURE & POÉSIE NOUVELLE : PORTER L'EAU

Nouvelle

Porter l'eau par Tsiky Rabenimanga

Illustration. Tefy Kaita I Photos. Ange

Il y a bien des fleurs qui poussent dans le sable. Fabien Marsaud

Voninkazo adaladala ! Voninkazo tsy misaina Fa mamony samirery eo an-tany karankaina Ny manodidina rehetra efa ringitra avokoa Efa tapitra matory … ! Izy irery no mifoha. Rado

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On passe souvent par ce chemin. Mais on ne la remarque presque jamais. Cette présence, cette silhouette… C’est le petit matin. Tous les bidons jaunes se mettent en place. L’eau doit parvenir à chaque destinataire. La boutique de Mofo Gasy ne fonctionnera pas sans eau et sans mofo gasy, les gens n'ont pas de quoi manger le matin. Chaque foyer a besoin de sa ration d’eau pour fonctionner durant la journée et subvenir à ses besoins quotidiens. Je passe souvent par ce chemin. Et puis, la voilà ! Elle est là. Toujours présente. Vêtue de ses couleurs fauves et vives… Dans ce cadre gris d’oisiveté et d’indifférence, elle s’affaire sans rien compter, sans rien calculer. Mais dis-moi, où puises-tu cette énergie que tu tiens tant à mettre à l'épreuve ? Le peu qu’elle gagne grâce à son travail de porteuse d’eau et de blanchisseuse, elle l’utilise pour offrir à manger aux gamins du coin. Ces gamins si bien soignés qu’ils semblent prêts pour l’école. Elle s’occupe d’eux comme s’ils étaient les siens. Et ils sont impeccables. Where do the dreams go ? Les rêves de chaque vie somnolent toujours, semblet-il, ailleurs. Ailleurs qu’ici. Ailleurs et surtout pas ici. Mais ils s’incarnent d’une façon ou d’une autre. Du tréfonds de l’inconscient réprimé et opprimé, ils se subliment. De l’âme mutilée et muselée, ils poussent parmi les pierres. Where do the dreams go ?

Le jour d’après, sa détermination inébranlable à s’occuper des éternels bidons jaunes est toujours là. Encore et encore. Dans son coin, sans que personne ne la remarque, elle se met à jouer avec cette eau qu’elle va porter. Elle est simplement heureuse d’être là. Et elle prend soin de ses membres déformés par cette eau. Est-ce là l’unique récompense, un petit temps rapide juste pour elle au milieu de tant d’efforts ? Cette vie que nous voudrions prendre comme une promesse… Cette vie qui, pourtant, nous teste dans notre sang et dans notre chair… Cette terre, cette mère-nation qui est la nôtre, que cherche-t-elle à nous dire ? Avons-nous jamais su l’écouter ? Cette fois, c’est le crépuscule. Il fait presque noir. La voilà encore, bien au chaud dans ses habits, marchant bien droit malgré son corps déformé. Je sais qu’elle a eu une journée longue et bien remplie, mais sa posture est droite et sa démarche solide et assurée. Même les militaires ne marchent pas ainsi. Et son regard reste rivé sur le chemin de son quotidien. Les injustices qu’on ne se donne même plus la peine de compter… L’origine de ces larmes qui ne mérite plus qu’on s’y attarde … Les cris de désespoir et de révolte qu’on a décidé d’étouffer… Les colères légitimes qui semblent se diluer au milieu de rien mais qui ressurgissent au fond de tout… Écoute… Écoute, ma Chérie… Écoute, ma Belle… Ma Petite Fleur, écoute… Cet autre jour, je l’entendais engueuler les jeunes gens désœuvrés du coin. Je voyais leur air hébété. Je n’avais pas entendu ce qu’elle

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disait mais je perçus le cri du tréfonds de ses entrailles. Les mots pour le dire… Ils coulent comme l’eau dans le silence des grottes inconnues et lointaines. L’eau que tu cherches à inonder… Dans l’eau que tu cherches à inonder, laisses-moi y mettre l’espoir de pouvoir sourire aux doutes avec certitude. Dans les méandres du vide que tu ne tolères pas, laisses-moi y faire couler l’intarissable volonté de croire à l’essentiel de ce qui reste. J’ai perdu la force de crier. Laisse-moi juste cet instant pour arriver au bout de tout. L’or de cet instant, laisse-le couler en moi. Et elle ne se lasse jamais. Elle demeure et reste dans ce coin-là. Chaque matin, à chaque pas qu’elle fait revivre, la présence demeure. Les couleurs chatoient. Les fauves rugissent tranquillement. Ainsi, l’eau inonde doucement chaque recoin des interstices de la terre.

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Ma Petite Fleur, Chante… Ma Chérie, Marche … Ma Belle, Bats-toi et continue. Bats-toi mais jamais pour te mesurer à autrui, Encore moins pour régner sur eux. Ma Belle, Bats-toi. Avec la tête haute et les yeux perdus dans l’horizon. Bats-toi Pour ne rien laisser au hasard. Ma Belle, Bats-toi. Et lorsque les batailles et guerres cesseront, Lâche les armes pour accueillir la lumière. Bats-toi. Et à la fin, souris. Souris comme si la vie ne t’a jamais demandé des comptes à rendre.

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LITTÉRATURE & POÉSIE NOUVELLE : PORTER L'EAU

Biographie Tsiky Rabenimanga est née à Antananarivo, Madagascar. Elle a étudié la littérature et est diplômée de l’Université d’Antananarivo. Tsiky Rabenimanga écrit essentiellement de la poésie. Porter l’eau est sa première expérience en écriture de nouvelle, qui s’apparente plutôt à un texte d’impression ou à un support de méditation. Ce texte s’est inspiré d’une scène de vie quotidienne que l’on rencontre bien souvent à Antananarivo. Elle est également une enseignante.

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LITTÉRATURE & POÉSIE UN LIVRE : TODO MUNDO

Un livre

Todo Mundo

Pierre Louis Rivière par Agnès Antoir

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LITTÉRATURE & POÉSIE UN LIVRE : TODO MUNDO

Todo mundo, troisième roman de la trilogie de Pierre Louis Rivière, après Notes des derniers jours et Le vaste monde, met de nouveau en scène les incessantes déambulations d’un personnage en marche dans les rues. Mais ici, l’espace s’est élargi : après celui de la Réunion, de Saint Denis en particulier, puis celui qui ouvre sur l’aventure en des horizons incertains et désordonnés de l’espace mental, Todo mundo, en écho au « vaste monde » explore les mondes créoles selon ce va et vient cher à Pierre Louis, d’une île à l’autre d’un continent à l’autre dans ces pays où tout le monde se croise et se mélange. Les limites urbaines et insulaires que les personnages des deux premiers romans, empêtrés dans leurs errances, ne réussissent pas à franchir dans le réel, voici qu’elles volent en éclat dans Todo mundo pour former une chaîne d’espaces similaires. Todo mundo s’ouvre sur des disparitions : celle de la jeune photographe Cécilià entrevue au hasard dans la foule de Bahia et dont l’objectif semble traquer le narrateur, puis la disparition du cahier jaune où étaient consignées des notes sur

la pratique théâtrale "la meilleure manière de quitter la scène" !, enfin la disparition de la voisine de l’île de la Réunion dont les traces à Maurice, aux Seychelles et au Cap en Afrique du Sud, se sont perdues comme s’est effacé le souvenir de son prénom. Todo mundo sera donc le roman d’une quête, de la résolution d’une énigme : quelles correspondances, incarnées par la voisine disparue, existent entre "ces lieux dispersés" ? Le narrateur, sans doute homme de théâtre, se perdra-t-il dans la fuite, comme dans une sortie de scène, manipulé par un metteur en scène malicieux ? ou trouvera-t-il le fil conducteur qui donnera sens à ces « trajectoires aléatoires » qui lui ont fait croiser le chemin de la jeune photographe ? Voici les interrogations lancées dans la première partie du roman qui place cette enquête sous l’égide de Saint Antoine de Padoue, le saint des objets perdus mais aussi des navigateurs naufragés : coïncidence opportune, celui-ci donne son patronyme à la colline de Bahia où se déroule le récit principal. Comme dans les autres romans de Pierre Louis Rivière, le personnage - narrateur de Todo mundo, à la recherche d’indices sur des personnages insaisissables, arpente inlassablement les villes, suit d’autres

apercevoir quelque chose d’insaisissable, une parenté, la similitude dispersée de nos peuples bâtards” “

p.235

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[...] nos pays où les violences de l’histoire ont créé le grand mélange, et où la sueur et le sang des hommes se sont ironiquement mêlés à la suavité du sucre ?” p.232

marcheurs et se perd dans l’enchevêtrement des rues de Salvador de Bahia. A l’occasion de la rencontre avec un gymnaste nommé Héraclito, il se lance dans un double salto, expérience ultime et irréversible qui le propulse dans un espace instable, reliant des pays différents, effaçant les limites et lui donnant la sensation d’ubiquité et bientôt de confusion des époques. A partir de là, les récits de fragments de vie, peuvent s’égrainer de la Réunion à Madagascar, d’Afrique du Sud à un retour pour la Réunion. Les lieux, les époques se télescopent. Les personnages s’emmêlent : Gino et Tony, les jumeaux de la ville du Port, l’un meurtrier et l’autre victime, se superposent à ceux de la place de Piedade. Elma à Bishop Lavis n’est-elle pas la voisine disparue du narrateur ? Qu’ont en commun Milène, la jeune fille de Diego Suarez, Mylène de Saint Denis, Elma à Bishop Lavis, Yvette de la Grande Île et Ivete de Bahia ? Et toutes ces jeunes femmes avec Cecilià, la photographe énigmatique de Salvador ? Les unes ne pourraient -elles pas se substituer aux autres, avec leur regard pareillement distrait et inquiet ? Leur ressemblance ne tiendrait-elle pas à « une incertitude originelle » ? Tel une novella à part entière, chaque petit

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récit situé dans quelque espace "créole", loin du Brésil, vient s’enchâsser, avec son poids de secret familial, de tragique et de violence, dans l’histoire du personnage principal menant son enquête improbable dans l’écheveau des rues de Salvador. Le narrateur se lance d’abord dans la filature d’un homme à la marche erratique qui semble l’entraîner pour mieux s’évanouir dans la ville. Il se livre aussi à l’observation "compulsive" des liens qui se font et se défont au sein de la petite compagnie bohême de San Antonio dont il essaie de comprendre les intrigues souterraines. Et l’ambiguïté de la gémellité et même du déguisement vient ajouter de l’épaisseur au mystère des personnages extravagants, qui apparaissent et disparaissent, sur la colline centrale de Bahia. Cécilià, surtout, la photographe, l’intrigue et le séduit, avec son caractère taciturne et son étrangeté : pourquoi photographietelle tous ces inconnus dans la foule ? Que veut -elle saisir dans ces rencontres urbaines anonymes et éphémères ? Que cherche-t-elle à travers ses photographies vides, en apparence « ratées » de gens qui s’éclipsent du cadre, déformés par leur mouvement de fuite ? ces photos de murs délabrés, en ruine, voués à la disparition


LITTÉRATURE & POÉSIE UN LIVRE : TODO MUNDO

de la mémoire, qui disent l’absence de ceux qui les ont quittés : fascination pour le désastre ? ou plutôt attente de quelque chose qui se prépare comme une réponse à sa quête des origines ? Trouvera-t-elle un signe dans cette foule urbaine ? Le narrateur lui-même, pourquoi s’intéresset-il à ce personnage insaisissable qu’en homme cultivé, il a appelé "Personne" : qui est-il ? un autre lui-même ? Quel fil ténu suit - il, lui dont l’esprit s’égare de lieux en lieux, de Bahia à la Havane, de Port au Prince à Diego Suarez, pour toujours revenir aux souvenirs de "l’Île Montagneuse" qu’il nomme Réunion seulement à la fin. ? Peut-il identifier les "figures invisibles", "les incertitudes communes", les manières d’être qui lient tous ces mondes ? Existet-il une "carte secrète" qui éviterait aux gens qui lui ressemblent de se perdre et permettrait de remonter aux origines et de trouver une direction claire ? Ce sont toutes les questions que pose Todo Mundo qui aurait pu s’intituler "Créoles". Pierre Louis Rivière dans ce

livre dense où l’on a plaisir à se perdre, prend des chemins de traverse pour questionner l’identité créole. Qu’est-ce qu’être "créole" ? qu’est-ce qui relie tous ces pays éloignés des îles india-océaniques aux îles caribéennes, de l’Amérique du Sud à L’Afrique du Sud avec ses "Colored" - des lieux "au joyeux débraillé" plutôt que de larges espaces. Que partagent ces êtres à l’humeur changeante, souvent inquiets, parfois d’une gaieté exubérante, issus de la "batarcité" ? Par petites touches, dans ce livre mosaïque, l’auteur nous donne des pistes : certes le sentiment de disparition, de perte, de vide, l’absence de mythe des origines, d’unicité. Mais surtout le défi de la diversité, la richesse de l’altérité, le franchissement des limites. Car le monde entier se créolise. Dans ce roman, dont le sous-titre Tout domonn, "Tout le monde", joue sur la proximité phonétique du créole avec le portugais brésilien du titre, Pierre Louis reprend cette belle formule d’Octavio Paz : "Tout est porte tout est pont."

> Pierre-Louis Rivière

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LITTÉRATURE & POÉSIE UN LIVRE : REVENIR

Un livre

Revenir

Hira, chantre des souvenirs

Raharimanana par Raoto Andriamanambe

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Pour qu’il puisse "incruster" son histoire au sein de celle de son île natale, JeanLuc Raharimanana a écrit Revenir. Une thérapie utile, magistralement exécutée et passionnante. "Belle eau claire sur une mer haute prenant le soleil, se noyer faillir, le vent sur les vagues pour les tremblements des départs, sublime paysage de minerai et d’océan". À travers ces premières lignes du roman, l’on peut sentir la tiédeur réconfortante de l’océan. Jean-Luc Raharimanana nous met en condition pour (re)vivre à travers son protagoniste principal, Hira. Opulence

Hira, écrivain malgache, né le jour du septième anniversaire de l’Indépendance de Madagascar, regarde le monde à travers le prisme des souvenirs de son île. Comme Hira, nous sommes rapidement emportés par les ressacs des verbes de Jean-Luc Raharimanana au fil des pages et par les houles de l’histoire malgache contemporaine. Le récit familial se dissout avec l’Histoire du pays à mesure que surgissent les récits des émeutes de 1947, les images bien vivantes des soulèvements étudiants de 1972, des lynchages de 1984… "Une sensation de bonheur intense le submerge. L’eau est fraîche. Le rose s’assombrit de plus en plus, le bleu devient noir. La montagne est de plus en plus présente, la mer de plus en plus confondue avec le ciel. L’horizon s’efface. Seules les lumières des bateaux indiquent la séparation des mondes". À travers les proses d’une opulence rare, et tout en étant

exhaustif, Jean-Luc Raharimanana raconte une histoire – son histoire, – empreinte de nostalgie, de violence et de poésie. Pan

Comme son titre l’évoque, Jean-Luc Raharimanana explore le "retour" sous toutes les formes. Revenir est le roman le plus personnel et le plus autobiographique de cet artiste protéiforme (lire notre interview par ailleurs). C’est un récit intimiste qui nous emmène dans les tumultes du passé de Hira. Avec le romancier, nous sillonnons les pistes chaotiques de la vie, de l’enfance ainsi que la quête de l’identité car Hira/Jean-Luc Raharimanana a des origines malgaches, indiennes et françaises. Le narrateur nous dévoile un petit pan du récit de ce grand-père trop tôt disparu et qui a légué ce qui deviendra le patronyme familial : Ramanana, qui donnera Raharimanana. Il nous narre l’enfance difficile du père orphelin à 3 ans, souffre-douleur de son oncle qui le laisse pour mort ainsi que sa rencontre avec sa femme et les années extrêmement difficiles traversées durant la crise politique de 2002. Revenir est un roman majuscule avec ses textes ciselés, ses envolées lyriques – "la femme est la renaissance de l’homme" –, le tout servi par une écriture furieuse et suave. Avec les récents évènements politiques qui ont secoué, une nouvelle fois hélas, la Grande île, Jean-Luc Raharimanana fait l’écho de ce questionnement perpétuel sur l’avenir du pays.

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LITTÉRATURE & POÉSIE UN LIVRE : REVENIR

Appel

Par le biais du narrateur, Jean-Luc Raharimanana se questionne aussi bien sur la pauvreté ("Ici, en plein milieu de la rue, l’on ne cache rien. La richesse comme la pauvreté. Elle est même exaltée, Madame la Pauvreté ! Elle est nue ! Elle est sensuelle ! Elle est humaine ! Elle est simple ! Elle a le sourire !"), sur la corruption ("Et ce présent de corruption où les dictatures embrassent à pleine bouche les démocraties") que sur les bégaiements de l’histoire. D’ailleurs, le lendemain des manifestations politiques entachées de violences survenues le 21 avril dans la capitale malgache, Jean-Luc Raharimanana s’était fendu d’un vibrant appel : "non, la crise n’est pas notre destinée, trop entendu, trop, que notre île est pauvre, que la misère est notre dû et fatalité, que l’histoire ne fait que recommencer. Nous avons nos chemins, semés d’embûches certes, semés de violences, mais c’est le regard qui nous

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manque, la vision, l’œil défricheur et la volonté d’aller de l’avant, la solidarité d’ouvrir ensemble l’horizon, et de s’y engouffrer sans repousser l’autre, notre propre compatriote, sans lui interdire l’accès, sans le piétiner, sans l’empêcher de regarder vers ce qui lui semble juste, bien". Lire Revenir, c’est comme boire une gorgée de toaka gasy (le rhum traditionnel malgache). Au début, l’aridité du goût vous prend à la gorge. Vous êtes étourdi, puis les notes boisées vous apaisent et laissent deviner la richesse du terroir sur lequel la canne a poussé et l’histoire des hommes qui l’ont mis en fut. "Toute l’eau de mon âme pétrifiée à tes désirs. C’est une autre rive à tes heures. Un temps perdu à te contempler à plaisir. Un temps perdu à ne plus rien se dire que revenir. Et je reviens au rêve de toi qui m’a fait ton avenir". Revenir, édition des Rivages.


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> Raharimanana

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LITTÉRATURE & POÉSIE JEAN-LUC RAHARIMANANA

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Interview

Jean-Luc Raharimanana “Le créateur regarde la lumière. De la luciole, il en fait un soleil„ par Raoto Andriamanambe I Photos. Jocelyn Maille

C’est un artiste protéiforme qui nous accorde un entretien. Jean-Luc Raharimanana est le digne héritier des grandes plumes malgaches. Touche à tout, il refuse d’être catalogué dans un genre particulier et d’être enfermé dans un registre précis, mais les évènements du 29 Mars 19471 constituent pour lui un fil rouge. Indigo. Nour, l’essai Madagascar 47 ainsi que votre pièce Rano, rano

ont les évènements du 29 Mars 1947 comme fil conducteur. Pourquoi vous y êtes-vous intéressé ?

Jean-Luc Raharimanana. Je me suis toujours intéressé à "47" depuis l’en-

fance, quand je me promenais vers Ambohimanambola, vers Ambohimangakely, quand on prenait le train vers Antsirabe, on voyait des traces de balles sur les murs des gares. Alors, je posais des questions aux parents, mon père m’expliquait, toutes les personnes à qui je posais des questions expliquaient à leurs manières, parfois difficilement, parfois trop abondamment. Or à l’école, c’est à peine si on nous l’enseignait, cela m’avait à la fois étonné et frustré. Alors quand j’ai commencé à publier des livres, j’avais en tête de traiter ce sujet. C’est en écrivant que j’ai réalisé l’ampleur de ce fait de notre histoire. Beaucoup de lecteurs m’ont suivi à partir de Nour, j’ai senti que je ne pouvais pas arrêter comme ça, avec un seul livre, il fallait entretenir ce devoir de mémoire.

I. V ous dites que vos livres sont des "linceuls pour ensevelir la mé-

moire des insurgés de 1947". Or vous ferraillez également pour que les souvenirs de 1947 demeurent vivaces et vivants pour la génération actuelle. Comment expliquer ce contraste ?

JLR. Ce n’est pas un contraste. Le linceul n’est pas un oubli. Dans notre

tradition, on prend soin des morts en les recouvrant de linceul (lamba). Le linceul est une manière de se rappeler car il faut le changer régulièrement, réunir toute la famille et évoquer la mémoire du défunt. Les morts en "47" n’ont pas eu de sépultures. C’est la plus grande tragédie qu’on peut connaître dans notre culture, de ne pas avoir de sépultures, ne pas retourner dans la terre des ancêtres. Alors, oui, le tombeau est un monument érigé à la mémoire de quelqu’un, on marque l’endroit, on indique que c’est là. Nos morts en "47" ont été jetés n’importe où, beaucoup de corps n’ont pas été retrouvés. Mes mots seront leurs tombeaux et leurs linceuls. Étymologiquement, ensevelir n’est pas faire disparaître, c’est envelopper de linceul, c’est donner une sépulture. Écrire sur 1947, pour moi, c’est honorer cette mémoire. En cela, je ne suis pas historien, je suis juste un Malgache qui refuse le manque de reconnaissance de cette mémoire.

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[...] à partir du moment où l’accès à la connaissance est favorisé, je ne doute pas un seul instant que les Malgaches y reviennent, à la curiosité et à la connaissance de leur histoire.”

I. N ous avons commémoré les 70 ans de 29 Mars 1947 l’année der-

nière. Cette commémoration a-t-elle eu une résonance particulière chez vous ?

moment où on laisse faire les historiens, à partir du moment où l’accès à la connaissance est favorisé, je ne doute pas un seul instant que les Malgaches y reviennent, à la curiosité et à la connaissance de leur histoire.

JLR. Je n’attends pas les commémorations pour que 1947 ait une réso-

I. E n 2002, vous avez quitté votre métier d’enseignant pour no-

nance particulière pour moi. Depuis le début de l’écriture de mon roman Nour, 1947 en 1991, ce sujet ne m’a jamais quitté. I. C omment jugez-vous la lente perte d’intérêt qu’ont les jeunes

Malgaches pour le 29 Mars 1947 et pour l’Histoire en général ?

JLR. Ce n’est pas une perte d’intérêt, c’est juste un manque de connais-

sance. On ne leur apprend pas cette histoire, c’est à nos politiques qu’il faut poser cette question, pourquoi ils ont si peu d’intérêt pour notre histoire en général ? Pas seulement pour "47" ? Chaque fois que je parle de "47" à de jeunes Malgaches, ça résonne en eux, ils ne savent pas, mais une fois qu’ils se rendent compte, ils sont effarés de leurs méconnaissances. Et ils nous reprochent, à nous adultes, de ne pas en avoir parlé. C’est la même chose pour l’Histoire, il faut trouver l’approche qui touche, l’approche qui explique que ça les concerne aussi, et que s’ils vivent dans ce présent, leur présent, c’est que ça vient de quelque part, avant… Je ne désespère pas de la jeunesse, ils ont bien plus de questions et d’implications qu’on ne le pense.

I. Comment redonner goût ou, plus exactement, comment récon-

cilier les Malgaches avec leur Histoire ?

JLR. En mettant en route un véritable enseignement de l’Histoire, nous

avons les outils, nous avons les matières, beaucoup d’historiens, malgaches comme occidentaux, ont écrit sur l’île. Mais on nous présente une histoire biaisée, une histoire fortement idéologique. Les Malgaches ne sont pas fous, ils comprennent que ce n’est pas ça, ils s’en détournent. Mais à partir du

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tamment défendre votre père, professeur d’Histoire à l’Université d’Antananarivo, arrêté puis torturé en juin 2002 par les autorités malgaches. Nous sommes en période électorale, n’avez-vous pas peur que resurgissent, pour la société malgache, ces ombres d’un passé récent ?

JLR. Nous sommes comme beaucoup de pays d’Afrique, les élections deviennent des moments dangereux, car c'est à la fois le moment des espérances et à la fois du désabusement. Les élections, dans l’absolu, sont des moments d’espérance, on vote, on fait entendre notre voix pour que des dirigeants nous mènent vers de vies meilleures, mais du fait d’une situation politique qui ne tient aucun compte du peuple, elles deviennent des moments de désabusement qui tournent vite vers la violence. Nous devons faire en sorte de briser ce cercle de la violence. Nous devons refuser d’être manipulés par les politiques, avoir une attitude libre et lucide, ne jamais accepter de verser dans la violence. Nous n’avons pas le choix. Nous devons réussir les prochaines élections. Et ensuite obliger le Président élu à tenir compte de la population, de mettre en place une politique favorable à l’île, à son présent, à son avenir. I. P arlons à présent de la langue malgache, une génération qui a

vécu dans la malgachisation a été baptisée "génération sacrifiée". Pour autant, elle s’en en bien sortie. La génération actuelle a autant de mal à écrire en français qu’en malgache. Quels sont vos points de vue sur cette question épineuse ?


LITTÉRATURE & POÉSIE JEAN-LUC RAHARIMANANA

Le créateur regarde d’abord la lumière. De la luciole, il en fait un soleil.”

JLR. On ne doit pas tout jeter de la "malgachisation"2. Elle nous a permis

déjà d’être fiers de nous et de faire comprendre que nous avons notre propre culture, c’est très important. Nous ne devons pas abandonner cette voie, de mettre en avant notre langue, notre culture. "Andrianiko ny teniko, ny an’ny hafa koa feheziko" disait notre cher poète regretté Henri Rahaingoson. Tout est toujours une question d’enseignement, de lecture, de mise à disposition de la connaissance. Je suis un éternel optimiste. Et je lis souvent le poème de Rabearivelo : Il y aura, un jour, un jeune poète/qui réalisera ton vœu impossible/pour avoir connu tes livres/rares comme les fleurs souterraines/ tes livres écrits pour cent amis,/et non pour un, et non pour mille. Alors, je dis, les générations ne meurent pas, elles trouvent toujours les moyens de s’en sortir, faisons confiance mais préparons-leur le chemin de notre mieux. I. Plus globalement, il est, semble-t-il, si facile pour les intellec-

tuels malgaches de réfléchir ou de penser et d’écrire en français. Pourquoi le malgache est en recul même dans les esprits ?

JLR. Une question simplement de mise à disposition de la connaissance.

Le français est partout, le malgache beaucoup moins. Il faut partir de là. Équilibrer l’accès à la connaissance des deux langues. Et redonner une espérance au malgache, que cette langue nous permettra de nous réaliser aussi. Là, vous et moi, on fait l’entretien en français, ce n’est pas normal, même si j’écris principalement en français, je n’en suis pas moins un Malgache, on aurait pu faire l’entretien en malagasy. Mais auriez-vous pu, ou osé, publier cet entretien ?

I. L e Malgache s’est-il réapproprié le malgache et avions-nous ré-

glé nos problèmes avec la langue ?

JLR. Non bien sûr, nous pensons que c’est une langue qui ne nous mènera nulle part, le matérialisme nous étouffe, nous pensons que le français ou l’anglais nous permettra mieux de réussir, de nous enrichir, de gravir

l’échelle sociale… I. Que pensez-vous de ces néologismes qui enrichissent la langue ?

Finalement, la jeunesse n’est-elle pas un terreau fertile pour que la langue revive ?

JLR. Les néologismes sont événements naturels d’une langue, la langue se

renouvelle sans cesse, nous avons pris à l’arabe, au bantou, au swahili, au français, à l’anglais, c’est normal que la jeunesse mette son grain de sel, la langue, c’est le présent aussi. I. V ous voulez "Inscrire l’imaginaire" malgache dans une dé-

marche créative. Cependant, les images négatives que renvoie le pays et une certaine tendance au "malgacho-pessimisme", cela ne relève-t-il pas relève de la gageure ?

JLR. Le créateur regarde d’abord la lumière. De la luciole, il en fait un

soleil.

I. Quelle est la muse qui vous incite et/ou vous force à écrire ? JLR. Je ne suis pas dans cette logique de la muse. La parole est forte en moi, la parole est forte dans la nature, la parole est forte parmi les humains. Je me laisse juste pénétrer par la parole. I. Quelles sont vos inspirations ? JLR. La beauté, et d’abord la beauté, la beauté de l’âme, de la nature, de l’amour, de la justice, etc., mais sur le chemin de la beauté, beaucoup de laideurs sont visibles. Alors, je ramasse tout, et j’écris. I. A ctuellement, pourrions-nous définir en quelque sorte un nou-

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LITTÉRATURE & POÉSIE JEAN-LUC RAHARIMANANA

vel âge d’or de la littérature malgache avec de nombreux jeunes écrivains mus par les courants culturels contemporains comme le slam. Qu’en pensez-vous ? JLR. Je ne sais pas, ma distance avec le pays me pénalise sur ce point. Mais je veux juste dire que le slam n’est que l’antichambre de la poésie. Il ne faut pas s’illusionner. Les mots n’ont pas attendu le slam pour être poétiques. Je ne sais pas vraiment, j’ai peu de liens avec les slameurs malgaches, je ne connais pas leurs œuvres. Mais j’espère vraiment que ces courants culturels perdurent et que les slameurs ne restent pas juste dans l’éphémère et la performance pure. I. Quel regard portez-vous sur le monde artistique actuel ? JLR. Je n’aime pas juger les artistes comme moi, un artiste ne se juge pas,

il s’apprécie. Dans sa totalité. J’aime des artistes comme Temandrota, Joël Andrianomearisoa, Laza, Caylah, Rijasolo, j’essaie de suivre comme je peux… J’inverse la question, quel regard portons-nous sur le monde artistique actuel, lui donnons-nous une réelle place ? Je trouve que les artistes malgaches sont bien seuls, les espaces d’expression sont à créer, encore et encore, ils ne demandent que ça, un espace pour s’exprimer. I. À travers des auteurs comme vous, Nathacha Appanah (Tropique

de la violence), Ali Zamir (Anguille sous roche), etc. l’océan Indien se réveille. Peut-on penser à un mouvement de l’"océaninditude" en écho à la négritude ?

JLR. Il ne faut pas comparer, la négritude était née dans une situation très

particulière où l’homme noir n’acceptait plus le regard qu’on portait sur lui. "L’océaninditude", comme vous dites, – je ne sais même pas si c’est le terme et l’orthographe exacts –, c’est plus un fantasme de critique littéraire pour l’instant, je ne vois pas de mouvement dans ce sens. Nous nous connaissons tous, nous reconnaissons dans nos œuvres des similitudes, mais il n’y a pas

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de réelle volonté collective de faire "mouvement". Il y a bien une joie à nous retrouver, comme pour des revues telles que Project’îles de notre ami Nassuf Djailani, ou Les lettres de Lémurie initiées par Johary Ravaloson et les éditions Dodo Vole, mais de-là à en faire un mouvement littéraire comme la négritude, je ne franchirai pas le pas. I. Vous êtes un artiste que l’on peut qualifier de protéiforme. Quel

genre vous séduit le plus ?

Le genre n’est pas mon problème, ce genre de question, au fond, n’a aucune importance pour moi. Chaque œuvre choisit sa forme, et c’est bien le plus important, le désir de l’œuvre. I. En milieu urbain, les contes – qui ont tant nourri votre imagi-

naire – se perdent. Est-ce inéluctable au vu des percées technologiques ?

Rien n’est inéluctable, et les contes sont éternels. Je n’ai aucune inquiétude là-dessus. Les contes resurgiront dans les avancées technologiques, ils sont même déjà très fortement présents dans les films, dans les jeux vidéo. Bien sûr, les séances de conte au pied du baobab ou du manguier se feront plus rares, mais qu’importe la forme de la transmission, le tout est que les contes perdurent. I. Votre dernière œuvre porte le titre évocateur de Revenir. Pour

vous, un retour est-il envisageable ? Ou suivrez-vous la voie/voix de Jacques Rabemananjara3 ?

Revenir ne signifie pas retour au pays. On peut revenir à plein de choses, à l’amour, à la justice, à la mémoire, au présent, à l’essentiel. Jacques Rabemananjara a tracé sa voie, je tracerai la mienne propre. Elle est assez avancée déjà.


LITTÉRATURE & POÉSIE JEAN-LUC RAHARIMANANA

Je trouve que les artistes malgaches sont bien seuls, les espaces d’expression sont à créer, encore et encore, ils ne demandent que ça, un espace pour s’exprimer.”

1. Le 29 mars 1947 éclate une insurrection à Madagascar qui était encore sous la colonisation française. La répression va provoquer plusieurs milliers ou dizaines de milliers de victimes. La répression donne lieu à de nombreux débordements et crimes de guerre : tortures, exécutions sommaires, regroupements forcés, mises à feu de villages. 2. Dès son accession à la présidence du pays, Didier Ratsiraka, d’obédience socialiste-marxiste, met en route le programme de la "malgachisation" (fanagasiana) de l'enseignement. 3. Le poète et homme politique malgache était l’exécuteur testamentaire de Jean Jospeh Rabearivelo. Après la révolution de 1972, il choisit l'exil en France et ne reviendra que vingt ans plus tard. Après l’échec qu’il a subi lors de la présidentielle de 1992, il retourne en France et y meurt en 2005.

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Océan Indien

La nitescence des littératures insulaires par Pascaline BABLEE ANDRIEU

Le bassin indianocéanique compte approximativement deux siècles de productions littéraires1. Bien que l’écriture soit déjà présente chez le peuple Antaimoro installé sur la côte sud-est de Madagascar entre le XIIIe et le XVIe siècle, c’est une presse datant de 1866 qui permet à la littérature malgache contemporaine de se développer au début du XXe siècle avec des auteurs publiant dans des journaux, puis dans des recueils édités tels que Rabearivelo, Ranaivo, ou Rabemananjara. C’est néanmoins les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix qui marqueront "l’avènement d’une nouvelle et ample génération d’écrivains2". À la Réunion, une vie littéraire se développe réellement vers le milieu du XIXe siècle bien que l’imprimerie existe depuis 1792 et compte une toute première publication de Louis Héry en 1828 intitulée Fables créoles. Il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle, (1951) pour voir apparaître une écriture vraiment originale avec le poète Jean Albany, et même les années soixantedix pour qu’émerge le roman réunionnais avec des auteurs tels qu’Anne Cheynet, Axel Gauvin, Jean-François Sam-Long, Firmin Lacpatia, Daniel Honoré, entre autres. Sur l’île voisine, l’imprimerie s’installe dès 1768 suite à l’intervention de Pierre Poivre, mais c’est en 1832 que s’ouvre le champ littéraire mauricien grâce au quotidien le Cernéen, "spécialisé dans la publication d’ouvrages3". Des maisons d’imprimerie telles que l’Imprimerie du Mauricien, la Central Printing Establishment, la Standard Printing Establishment, la General Printing and Stationery Cy Ltd, la Typographie Moderne et la General Printing naîtront ensuite et publieront de nombreuses produtions locales. Cependant, le roman mauricien apparaît réellement dans l’entre-deux-guerres avec Savinien Mérédac pour ensuite s’émanciper et mûrir entre la seconde moitié et la fin du XXè siècle. 1

L’espace est limité à Madagascar, la Réunion et Maurice, les trois îles les plus représentatives du dynamisme littéraire qui s’y déploie ; on ne mentionne pas ici les quelques écrivains qui ont pu émerger dans d’autres îles de la région comme les Seychelles et les Comores. 2 Martine Mathieu-Job, "Le jaillissement des années quatre-vingt", Littératures francophones III. Afrique noire, Océan Indien, Éditions Belin, Paris 1998, p. 166. 3 Jean-Louis Joubert, Histoire Littéraire de La Francophonie, Littératures de L’Océan Indien, EDICEF, Vanves 1991, p. 106.

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Il est donc question d’une vaste production littéraire témoignant d’un champ prolifique mais surtout en constante évolution. Dans la littérature préromantique et romantique de l’ère coloniale, l’imagerie merveilleuse de l’île présente dans les ouvrages fondateurs tels qu’Utopie4 de Thomas More, Robinson Crusoé5 de Daniel Defoë, et L’île au trésor6 de Robert Louis Stevenson, atteint une fulgurance paroxystique. Dans son ouvrage Paul et Virginie7, Bernardin de SaintPierre reconstruit délibérément le mythe paradisiaque8 préalablement mis à mal dans son récit réaliste, Voyage à l’Isle de France9 dans lequel il s’oppose au "mirage des îles10", aux "mythes fallacieux de l’exotisme11" primaire et aux "prestige de l’ailleurs12." Parallèlement, Indiana13 de George Sand et Georges14 d’Alexandre Dumas montrent la recherche d’évasion et de ravissement au sein d’une nature sublimée mais surtout opposée à la morosité du Vieux Continent. Il faut aussi souligner que cette entreprise agreste est possible grâce aux récits nourriciers de Jules Néraud15, surnommé le Malgache suite à ses voyages à Madagascar et à l’île Bourbon ainsi qu’à la collaboration de Félicien Mallefille16 car Sand et Dumas n’ont jamais visité l’océan Indien. Une pastorale insulaire qui ne faiblit pas dans les productions coloniales propres au bassin indianocéanique bien qu’elle soit plus nuancée. Arthur Martial dans La poupée de chair17 et Clément Charroux dans Ameenah18 délaissent graduellement le tropisme marin réitéré dans les romans, Les Tortues19 et Le Notaire des Noirs20 d’un Loys Masson en situation d’exil pour un exotisme de la plantation exacerbé par la présence des descendants de coolies sur l’île ; un imaginaire apparenté à celui de Marius-Ary Leblond qui ont théorisé et développé inlassablement une idéologie coloniale depuis la publication de leur manifeste, Après l’exotisme de Loti, Le Roman colonial21 en 1926. Quant à Malcolm de Chazal, il s’inspire des observations de Robert-Edward Hart - Le Cycle de Pierre Flandre22 et de l’onirisme de Jules Herman - Les Révélations du grand Océan23 pour renouer avec le mythe insulaire dans son roman cosmogonique, Petrusmok24. Par ailleurs, dans la littérature indianocéanique de première génération, les expressions postcoloniales25 sont présentes sans pour autant faire disparaître toutes les idéologies coloniales. Nous pensons notamment à Marcelle Lagesse - La diligence s’éloigne à l’aube26 et à Marcel Cabon - Namasté27, Brasse-au-vent28, écrivant et publiant dans la période préindépendance et post-indépendance de Maurice. Un temps de bouleversements politiques et linguistiques où la pratique et l’usage du français étaient un signe d’appartenance à des communautés bien précises.

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Thomas More, Utopia, 1516. 5 Daniel Defoe, Robinson Crusoe, Londres, 1719. 6 Robert Louis Stevenson, Treasure Island, Londres, 1883. 7 Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, Paris, 1787. 8 Bien qu’on note dans Paul et Virginie un reliquat de la réalité douloureuse présente dans l’essai scientifique, Voyage à l’Isle de France à travers la description de relations humaines tendues, cruelles et mesquines. 9 Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l’Isle de France, Paris, 1773. 10 Jean-Michel Racault, Mémoires du Grand Océan, Des relations de voyages aux littératures francophones de l’océan Indien, PUPS, Paris, 2007, p.109. 11, 12 Idem. 13 George Sand, Indiana, Éditions J.-P. Roret, Paris 1832. 14 Alexandre Dumas, Georges, Paris, 1843. 15 Pour Indiana. 16 Pour Georges. 17 Arthur Martial, La poupée de chair, île Maurice, 1931. 18 Clément Charroux, Ameenah, The general printing and stationery, île Maurice, 1935. 19 Loys Masson, Les Tortues, Éditions Robert Lafont, Paris, 1956. 20 Loys Masson, Le Notaire des Noirs, Éditions Robert Lafont, Paris, 1961. 21 Marius-Ary Leblond, Après l’exotisme de Loti, Le Roman colonial, Éditions Vald Rasmussen, Paris, 1926. 22 Robert Edward-Hart, Le Cycle de Pierre Flandre, Éditions La Typographie Moderne, Port-Louis, 1921-1934. 23 Jules Hermann, Les Révélations du grand Océan, Saint-Denis, 1927. 24 Malcolm de Chazal, Petrusmok, The Standard Printing, île Maurice, 1951. 25 "Postcolonial" écrit sans trait d’union "désigne tout un ensemble théorique interdisciplinaire ou pluridisciplinaire - sociologie, psychanalyse, histoire, sciences politiques - qui s’interroge sur les discours, la réécriture de l’histoire, l’évolution des mentalités et des imaginaires et se sent concerné par une quantité croissante de données touchant à l’identité - diasporas, immigrés, appartenance plurielle, nativisme, nationalisme - ou encore au couple dominant/résistance en touchant au féminisme, aux situations minoritaires.", Jacqueline Bardolph, Études Postcoloniales et Littérature, Éditions Honoré Champion, Paris, 2002, p.11. 26 Marcelle Lagesse, La diligence s’éloigne à l’aube, 1958. 27 Marcel Cabon, Namasté, 1965. 28 Marcel Cabon, Brasse-au-vent, 1968.

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Jean-Joseph Rabearivelo

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De plus, Cabon et Lagesse écrivaient dans le sillage de Martial, Charoux et de Chazal, ces héritiers de la colonisation française pour qui le français et sa littérature étaient un symbole de résistance envers l’empire britannique présent sur l’île Maurice depuis 1810. Jean-Marie G. Le Clézio de son côté - bien qu’il ne soit pas à proprement parler un écrivain de l’océan Indien puisqu’il est né à Nice mais possède néanmoins des origines mauriciennes29 à travers son aïeul, Alexis Jules Eugène Le Clézio, renouera avec une figuration coloniale d’une insularité relativement béate dans son roman, Le chercheur d’or30. La poésie d’Édouard Maunick - Anthologie personnelle31 ainsi que l’écriture de Marie-Thérèse Humbert - À l’autre bout de moi, Le Volkameria et Les désancrés32, trancheront finalement le noeud gordien en proposant une vision déconstruite33 de l’imagerie insulaire. C’est toutefois les écrivains indianocéaniques de seconde génération qui feront voler en éclats les parangons coloniaux avec détermination en proposant un nouvel imaginaire insulaire. Nous retenons principalement les oeuvres d’Axel Gauvin - Quartier Trois-Lettres, Faims d’enfance, L’Aimé et Train fou34, de Raharimanana - Lucarne, L’Arbre anthropophage et Za35, de Carl de Souza - La maison qui marchait vers le large, Les jours Kaya, Ceux qu’on jette à la mer et En chute libre36, de Shenaz Patel - Sensitive, Le silence des Chagos et Paradis blues37, de Barlen Pyamootoo - Bénarès, Le tour de Babylone et L’île au poisson venimeux38, d’Amal Sewtohul - Made in Mauritius39, de Nathacha Appanah - Les rochers de Poudre d’Or, Blue Bay Palace, La noce d’Anna, Le dernier frère, En attendant demain et Tropique de la violence40 et d’Ananda Devi - Rue la poudrière, Le Voile de Draupadi, L’arbre fouet, Moi, l’interdite, Pagli, Soupir, La vie de Joséphin le Fou, Ève de ses décombres, Indian Tango, Les Jours vivants et Manger L’Autre41. Leur approche est majoritairement postcoloniale car non seulement leurs œuvres proposent un "réexamen des présupposés de l’époque coloniale42" mais elles sont aussi "étudiées en ce qu’elles réfutent, résistent, proposent un contre-discours43" pour reprendre les observations de l’universitaire Jacqueline Bardolph dans son ouvrage, Études Postcoloniales et Littérature. On constate également que l’exil physique44 des auteures telles qu’Ananda Devi45 et Nathacha Appanah46 joue un rôle déterminant dans leurs motivations scripturales. Écrire en situation d’exil leur permet sans doute de porter un regard plus critique sur leur île natale. Un constat tout aussi pertinent pour Raharimanana47 trouvant dans l’exil une réelle liberté d’expression. Cependant, d’autres auteurs tels qu’Axel Gauvin, Shenaz Patel et Carl de Souza n’ayant pas choisi l’exil proposent une esthétique plus intimiste largement inspirée de leur réalité insulaire donnant à voir un effritement intérieur des archétypes exotiques galvaudés par les discours coloniaux. 29 Jean-Marie G. Le Clézio possède la nationalité française et mauricienne. 30 Jean-Marie G. Le Clézio, Le chercheur d’or, Éditions Gallimard, Paris, 1985. 31 Édouard J. Maunick, Anthologie personnelle, Éditions Actes Sud, Arles, 1989. 32 Marie-Thérèse Humbert, À l’autre bout de moi, Le Volkameria, Éditions Stock, Paris 1979, 1984 et Les désancrés, Éditions Gallimard, Paris, 2015. 33 Nous faisons ici une référence directe à la théorie postmoderne de Jacques Derrida : "(…) la "déconstruction" elle-même se définit comme ce geste double (découper un morceau de tissu, c’est à la fois le "détruire"et en "construire" un nouveau : le "déconstruire"). " in Jacques Derrida, La déconstruction (coordonné par Charles Ramond), PUF, Paris, 2005, p. 113. 34 Axel Gauvin, Quartier Trois-Lettres, Éditions de L’Harmattan, Paris, 1980 ; Faims d’enfance, L’Aimé et Train fou, Éditions du Seuil, Paris, 1987, 1990, et 2000. 35 Jean-Luc Raharimanana, Lucarne, Éditions Le Serpent à Plumes, Paris, 1996 ; sous le nom de Raharimanana, L’Arbre anthropophage (récit), Éditions Joëlle Losfeld, Paris, 2004 et Za, Éditions Philippe Rey, Paris, 2008. 36 Carl de Souza, La maison qui marchait vers le large, Éditions du Serpent à Plumes, Paris, 1996 ; Les jours Kaya, Ceux qu’on jette à la mer et En chute libre, Éditions de l’Olivier, Paris, 2000, 2001 et 2012. 37 Shenaz Patel, Sensitive, Le silence des Chagos, Éditions de l’Olivier, Paris, 2003 et 2005 et Paradis Blues, Éditions Vents d’ailleurs, 2014. 38 Barlen Pyamootoo, Bénarès, Le tour de Babylone et L’île au poisson venimeux, Éditions de l’Olivier, Paris, 1999, 2002 et 2017. 39 Amal Sewtohul, Made in Mauritius, Éditions Gallimard, Paris, 2012. 40 Nathacha Appanah, Les rochers de Poudre d’Or, Blue Bay Palace, La noce d’Anna, En attendant demain, Tropique de la violence, Éditions Gallimard, Paris, 2003, 2004, 2005, 2015, 2017 et Le dernier frère, Éditions de l’Olivier, Paris, 2007. 41 Ananda Devi, Rue la Poudrière, Les Nouvelles Éditions africaines, 1988 ; Le Voile de Draupadi, L’arbre fouet, Éditions de L’Harmattan, Paris, 1993, 1997 ; Moi, l’interdite, Éditions Dapper, Paris, 2000, Pagli, Soupir, La vie de Joséphin le Fou, Ève de ses décombres, Indian Tango et Les Jours vivants, Éditions Gallimard, Paris, 2001, 2002, 2003, 2006, 2007 et 2013 et Manger L’Autre, Éditions Grasset & Fasquelle, Paris, 2018. 42 Jacqueline Bardolph, Études Postcoloniales et Littérature, Éditions Honoré Champion, Paris, 2002, p.11. 43 Idem. 44 Opposé à l’exil psychologique. 45 Ananda Devi vit en France depuis 1989. 46 Nathacha Appanah vit en France depuis 1998. 47 Jean-Luc Raharimanana vit en France depuis 1989.

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Dans leur dynamique de déconstruction, certains écrivains de seconde génération mais aussi de première génération tels que Marcel Cabon - Namasté48, Édouard Maunick - Anthologie personnelle49, Axel Gauvin - Faims d’enfance50, Khal Torabully - Chair Corail, Fragments Coolies51, et Natachah Appanah - Les rochers de Poudre d’Or52 dépeignent un portrait de l’Insularité proche d’une certaine mesure de celui de la Créolité comme définie par les écrivains et linguistes martiniquais, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël confiant dans leur essai, Éloge de la Créolité53 - "La Créolité est (…) la nécessité de nous accepter complexes. Car le principe même de notre identité est la complexité54.", ou encore dans la préface de Chair Corail, Fragments Coolies55 - "Nos pères ne furent point (ou si peu) vicomtes de Touraine, rois du Dahomey, maharaja de Jaipur, cheicks de la vallée du Jourdain ni mandarins de Canton. Nos pères furent de sales nègres, des blancs déshérités, des coolies mendiants, des Chinois en dérade et des Syro-Libanais loqueteux. Des sous-hommes en quelque sorte ! Par la force de la créolisation, ils ont réussi à devenir des hommes, des hommes vrais - c’est-à-dire des Créoles (…)56" De plus, d’autres auteurs de seconde génération tels que Raharimanana et Ananda Devi font valoir dans leur esthétique-trublion une pensée-monde propre au manifeste, Pour une littérature-monde en français dont ils sont des signataires et à l’ouvrage conceptuel, Pour une littérature-monde57 auquel ils ont collaboré. Dans une démarche fortement identitaire, Raharimanana s’affranchit du passé impérialiste de son île en signant ses derniers ouvrages avec son seul patronyme ; le prénom "Jean-Luc" renvoyant à la christianisation coloniale des populations autochtones de Madagascar et dans sa poétique, il propose pour paradigme un " chaos-monde " comme défini par l’écrivain, poète et philosophe martiniquais, Édouard Glissant - "J’appelle chaos-monde (…) le choc, l’intrication, les répulsions, les connivences, les oppositions, les conflits entre les cultures des peuples dans la totalité-monde contemporaine58." À travers une langue disloquée, éloignée de la poésie patriotique et porteuse d’espoir de Rabearivelo - Presque-Songes59 et Rabemananjara Lamba60, Raharimanana se libère du matériau de l’île dans son roman Za61 en brouillant inlassablement les frontières du réel et de l’imaginaire pour qu’éclate la jouissance d’une mondialité en constante mutation. Ananda Devi pour sa part, exprime dans ses récentes publications - Indian Tango62 et Les Jours vivants63, le désir de se déconnecter de l’île originelle. En plaçant la trame tant fantastique que réelle de ses romans en dehors du bassin indianocéanique, elle veut bien prouver que la mondialité de l’écrivain c’est avant tout sa capacité à franchir sans entraves les frontières du possible et de l’impossible. Ainsi, dans son appréhension du monde, elle rejoint Raharimanana en proposant une écriture désenclavée de tous carcans territoriaux, politiques, historiques, linguistiques et communautaristes.

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Marcel Cabon, Namasté, 1965. 49 Édouard J. Maunick, Anthologie personnelle, Éditions Actes Sud, Arles, 1989. 50 Axel Gauvin, Faims d’enfance, Éditions du Seuil, Paris, 1987. 51 Khal Torabully, Chair Corail, Fragments Coolies, Éditions Ibis Rouge, Guadeloupe, 1999. 52 Nathacha Appanah, Les rochers de Poudre d’Or, Éditions Gallimard, Paris, 2003. 53 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la Créolité, Éditions Gallimard, Paris, 1989. 54 Ibid., p. 28. 55 Khal Torabully, Chair Corail, Fragments Coolies, Éditions Ibis Rouge, Guadeloupe, 1999. 56 Raphaël Confiant, "PRÉFACE, UN CHANTIER SI PUR" in Khal Torabully, Chair Corail, Fragments Coolies, Éditions Ibis Rouge, Guadeloupe, 1999, p.9. 57 Michel Le Bris et Jean Rouaud, Pour une littérature-monde, Éditions Gallimard, Paris 2007. 58 Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Éditions Gallimard, Paris, 1996, p. 82. 59 Jean-Joseph Rabearivelo, « Fièvre Des Iles » in Presques-Songes, Henri Vidalie, 1934. 60 Jacques Rabemananjara, Lamba, poème composé dans la prison d’Antanimora, Tanarive, et publié aux éditions Présence Africaine en mai 1947. 61 Raharimanana, Za, Éditions Philippe Rey, Paris, 2008. 62 Ananda Devi, Indian Tango, Éditions Gallimard, Paris, 2007. 63 Ananda Devi, Les Jours vivants, Éditions Gallimard, Paris, 2013. 64 Voir "Shenaz Patel, 5 Questions pour Île en île" sur YouTube.fr.

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Cette position ne fait toutefois pas l’unanimité car quelques auteurs de seconde génération émettent une réserve aléthique envers le concept de littérature-monde ; lors d’un entretien accordé à Thomas C. Spear en 200964, Shenaz Patel a déclaré, "être fatiguée", si ce n’est "étonnée par l’obsession de l’universalité chez certains auteurs insulaires" sans pour autant remettre en question sa volonté à dénoncer les dysfonctionnements de son pays qu’elle vit de l’intérieur. Il faut rappeler que Shenaz Patel est une journaliste engagée, elle a longtemps animé la rubrique éditoriale, "Interrogations" dans l’hebdomadaire mauricien, Week-end et ses récentes publications dans le blog de ce même journal révèlent en permanence l’envers occulté de l’édénisme insulaire. En 2002, elle a activement participé au documentaire de David Constantin, Diego l’interdite et a publié en 2005 son ouvrage phare, Le silence des Chagos65 où elle fait éclater la vérité sur le drame humain derrière l’image d’Épinal de l’indépendance mauricienne. Une approche partagée par Carl de Souza pour qui la matière de l’île est en soi universelle66. Des opinions divergentes invitant de ce fait à une réflexion plus poussée sur l’intérêt et la portée herméneutique de la notion de littérature-monde dans le champ littéraire de l’océan Indien où les productions contemporaines relèvent d’une poétique fortement déghettoïsée67 par des écrivains qui restent certes marqués par leurs origines et leur histoire mais qui ne dépendent plus d’un seul territoire. Une oscillation scripturale visant ainsi à harmoniser la nécessité d’ouverture au "Tout-monde68" glissantien et l’inscription première dans un espace insulaire décisif.

65 Shenaz Patel, Le silence des Chagos, Éditions de l’Olivier, Paris, 2005. 66 Voir "Carl de Souza, 5 Questions pour Île en île" sur YouTube.fr. 67 Le néologisme proposé exprime le contraire de "ghettoïsée", c’est-à-dire une esthétique à travers laquelle les écrivains existent et créent sans contraintes d’ordre, régional, national, communautaire, linguistique et conceptuel. 68 Édouard Glissant "(…) appelle Tout-monde notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la "vision" que nous en avons. La totalité-monde dans sa diversité physique et dans les représentations qu’elle nous inspire : que nous ne saurions plus chanter, dire ni travailler à souffrance à partir de notre seul lieu, sans plonger à l’imaginaire de cette totalité (…) La mondialité, si elle se vérifie dans les oppressions et les exploitations des faibles par les puissants, se devine aussi et se vit par les poétiques, loin de toute généralisation." Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Éditions Gallimard, Paris, 1997, p. 176.

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VISION DU THÉÂTRE MALGACHE


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Plongée dans les souvenirs de la dramaturge Michèle Rakotoson Recueillis par Lova Rabary-Rakotondravony

Quand une auteure de pièces de théâtre à succès raconte ses souvenirs, elle nous emmène dans son enfance, dans les coulisses des saynètes que l’on jouait, et que l’on continue de jouer d’ailleurs, durant les après-midi de Noël. Michèle Rakotoson, journaliste et écrivain, n’aimait pas trop l’ambiance. Parce qu’elle devait mettre des chaussures qui ne lui allaient pas. Elle devait aussi coudre. Des activités que la rebelle qui sommeillait en elle rejetait sans doute déjà. Elle parle d’un repoussoir de talents, sauf que les siens sont restés intacts, se sont même développés dès cette époque, où elle devait jouer, pas le premier rôle, réservé à la plus grande, mais un rôle quand même.

Quels que furent les liens que Michèle Rakotoson avait entretenu avec les "Arbres de Noël", ces après-midi du 25 décembre où elle devait jouer la comédie, quels que soient ses sentiments envers ces instants auxquels la future militante contre les oppressions ne pouvait pas toujours dire Non parce que grand-mère, auteure des pièces, y tenait. La "guerre contre l’oppression et la résistance" qu’elle raconte dans ses propres pièces, qui se déroulent toujours dans cette "atmosphère très tendue, glaciale presque, celle du monde protestant des Hauts Plateaux de l’Imerina". Ce monde dont elle avoue ne pas savoir s’il la fascine ou si elle le hait.

Témoignages. Mes premiers souvenirs du théâtre sont de trois sortes. Il y eut d’abord les pièces que ma grand-mère écrivait et que nous devions jouer devant le public des fidèles à l’après-midi de Noël. Un cauchemar. Il fallait apprendre les textes par cœur. Puis coudre soi-même les costumes alors que je n’ai jamais su faire un ourlet. Il fallait aussi mettre des chaussures neuves qui serraient les pieds. Puis enfin, ânonner sur scène. Un repoussoir de tous les talents. Mais grandmère y tenait. Depuis le XIXème siècle, il y a du théâtre dans les temples, un théâtre avec un code

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précis : une adaptation d’une histoire tirée de la Bible, avec des chants et de la musique. La tradition, chez nous, était respectée : c’est toujours ma cousine, l’aînée, qui avait le premier rôle, celui de la Vierge. Et grand-mère écrivait une pièce tous les ans, jamais la même. Le deuxième souvenir, c’est une pièce vue avec mon père, au théâtre municipal d’Antananarivo : du théâtre dit "classique" malgache, un théâtre à textes, qu’il faut resituer dans le contexte. La colonisation est arrivée, et comme toute colonisation, a imposé sa loi, notamment le contrôle de toute expression. Le spectacle est codé : on raconte, entre autres, une histoire d’amour entre une belle dame noble et un officier. L’histoire se passe au XIXème siècle, du temps de la royauté, ou dans les temps anciens malgaches. La structure de la pièce s’inspire des opérettes françaises, arrivées avec la colonisation. Mais cette structure permet de chanter les chansons partout et de les jouer dans les foyers. La résistance politique se joue ainsi, entre les lignes. Les plus beaux textes de la période classique malgache datent de cette époque : le début du XXème siècle. Le troisième souvenir est à la campagne, le théâtre populaire : le "hira gasy". C’était, je me souviens, lors d’une foire, dans mon village d’origine, "Ambatomanga". J’ai

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été éblouie par les costumes des comédiens-chanteurs, la mise en espace très codifiée, les spectateurs tout autour et la scène au milieu, les chants en réponse au texte, la structuration des danses mais aussi et surtout, la résistance politique en non-dits. Un théâtre complet, datant lui aussi du XIXème siècle malgache. De fait, derrière les costumes et la musique, une structure rigide, très austère et aussi pour qui sait écouter le silence d’entre les lignes. Le choc fut un théâtre filmé : Antigone jouée par Maria Casares, je crois, je n’en suis plus sûre. Là, j’ai vu le dépouillement d’un spectacle, porté à un très haut niveau, un texte porté par une actrice presque mot par mot, sentiment par sentiment, des nuances qui traversent chaque mot, chaque phrase et surtout chaque silence. Un film en noir et blanc, j’ai envie de dire, un spectacle en noir et blanc. Le théâtre pour moi est le mélange de tout cela et surtout, d’abord et avant tout, le mélange de trois choses, un texte, une voix, une lumière. À mon avis, ce sont ces trois éléments-là qui fondent le théâtre malgache, si théâtre malgache il y a. C’est un théâtre de résistance, une résistance qui a traversé les siècles, en utilisant le non-dit, une gamme infinie d’expressions non verbales et une grande maitrise de l’expression du corps. Si je devais définir ce qu’est le théâtre, pour

moi, le théâtre est d’abord le silence. Le silence traduit par des mots, des nuances de la voix, des voix maitrisées jusqu’au malaise, des lumières, un décor presque inexistant, un silence couvert par de la musique ou des chants qui deviennent obsédants, qui vous restent dans la tête des jours et des jours à l’instar de ces vieux paysans des Hauts Plateaux malgaches qui, rien que par les nuances des "hum" et des regards, vous signifient le monde, des nuances qui ne peuvent s’obtenir que par un travail très long du corps. Certes les pièces ont évolué. Entre la première pièce "Sambany", écrite il y a quarante ans, pièce où l’impact du Hira Gasy est très fort, et les dernières pièces, très statiques, très tenues, on pourrait dire qu’il y a un monde. Mais il y a, de fait, une ligne de conduite très forte : la guerre contre l’oppression et les oppressions, une atmosphère très tendue, glaciale presque, celle du monde protestant des Hauts Plateaux de l’Imerina, un monde dont je ne sais pas s’il me fascine, ou si je le hais. En tout cas, ce monde-là est celui de ces pièces de théâtre où quelque part je demande au metteur en scène, aux comédiens, à l’éclairagiste, à la régie de m’aider à remplir les silences. Car, le théâtre, c’est la lutte presque physique contre le silence.


THÉÂTRE MICHÈLE RAKOTOSON

Les pièces de Michèle Rakotoson Sambany Joué à Antananarivo par la troupe Tsiory (1982) et l’ATMF (1990) en français et en malgache; à Bangui (Centrafrique) par la Troupe nationale (1992); et en Turquie (2002) Raha ho very aho ry lery Joué par la troupe Tsiory (1981) L’histoire de Koto Adaptation en magache jouée à Madagascar par la troupe Tsiory (1983) Honahona Adaptation malgache par Michèle Rakotoson de la pièce de Wole Soyinka (Les gens du marais), 1982 Elle dansa sur la crête des vagues (Inédit) mise en lecture à l’Imprévu Café Paris. Publication sur Internet La maison morte Joué au Bénin (1991) et au Gabon (1992) Un jour ma mémoire Joué au Centre Dramatique de Rennes par la troupe de Pierre Debauche (1989); et par la troupe Terra Incognita (à Épernay) dans une mise en scène de Stéphane Fievet, au Centre Dramatique Régional le Salmanazar (1994) Le fripon de l’océan Indien Joué par le Théâtre du Versant dans une mise en scène de Gaël Rabas et Adama Traoré (2005).

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CHRISTINE SALEM, 20 ANS DE CARRIERE THE BUNKER RATS

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Portrait

Christine Salem L'affranchie

par David Rautureau I Photos. Corine Tellier

Le 20 décembre dernier, lors de la fèt Kaf, Christine Salem célébrait ses vingt ans de carrière au cours d’un grand concert organisé au Barachois. Considérée comme l'une des ambassadrices du maloya, elle revendique bien d'autres influences et ne se laisse enfermer dans aucun cadre, guidée par son instinct et son extrême sensibilité. Christine Salem c’est d’abord un nom. Un nom qui sonne comme le titre d’un roman promettant mystère et magie au lecteur. Il évoque à la fois l'ancienne Jérusalem, berceau des trois grandes religions monothéistes, et une petite ville du Massachussets, théâtre d'un mythique procès en sorcellerie, à la fin du XVIIè siècle. Sa date de naissance, un 20 décembre, convoque 1848 et l'annonce de l’abolition de l'esclavage à la Réunion. On raconte qu’au soir de ce jour historique, les Noirs, enfin libres, se rassemblèrent au Barachois pour un immense kabar. Au vu de ses attributs, Christine aurait-elle été élue par quelque facétieuse divinité afin d’entretenir l’esprit d’un maloya que les pre-

miers esclaves de l’île, arrachés à l'Afrique, eurent pour seul bagage ? Une culture longtemps gardée dans l’intimité des familles cafres comme autrefois la braise, précieuse et fragile. Cette musique "spirituelle, mystique, intimement liée aux cérémonies des ancêtres" dixit Salem, parle pourtant à des millions d’êtres sur cette planète. Bientôt la chanteuse, en bonne thuriféraire, portera loin du foyer originel la flamme du maloya. ”Un conte moderne„ Sur cette terre où on aime tant les signes occultes, la vie de Christine pourrait se lire comme un conte moderne. Paré d’un nom et d’une date de naissance évocateurs, le personnage a en effet tout de l’étoffe de l’héroïne. Un corps paré à tous les luttes, à toutes les scènes, fin et robuste à la fois, surmonté d’une coupe afro, couronne commune à quelques prestigieuses figures du Mouvement afro-américain des droits civiques avec lesquelles elle revendique volontiers une parenté : "J'aurais aimé vivre dans les années 50-60, avoue-t-elle. A l'époque des Rosa Parks, Nina Simone, Angela Davis."

Christine Salem ne s’étend pas sur son enfance, garde en elle ses secrets. Tout juste comprend-on que son père quitte le foyer familial quand elle a trois ans et qu’elle grandit avec sa mère qui, seule, l'élèvera avec sa sœur et ses frères. Petite déjà, elle aime chanter. A la maison, les styles se côtoient joyeusement se souvient-elle : "Ma mère écoutait beaucoup les tubes de l’époque, ceux de Boney M notamment. On était en pleine vague disco. On passait un peu de séga aussi. C’est surtout avec mes amis que je me suis fait une bonne culture musicale par la suite." ”Huit ans„ A l’écouter, on a l’impression que sa vie commence véritablement l’année de ses huit ans, lorsqu’elle quitte le quartier du Butor pour celui des Camélias. C’est là qu’elle découvre le maloya : "Il y avait pas mal de musiciens qui jouaient dans la rue explique Christine. C’est comme ça que j’ai appris à jouer de la guitare, du kayamb, des percussions. On faisait le boeuf très souvent en bas de l’immeuble !" A travers ces artistes, elle découvre beaucoup d’autres musiques :

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Je voulais découvrir le monde, ce qui n'était pas dans nos mentalités. La musique m’a permis tout ça.”

celles de Pink floyd et d’AC/DC, le rock, le blues, le jazz. La même année, elle fait un rêve qu’elle qualifie encore aujourd’hui d’ "Hallucinant". Elle l’oubliera très longtemps jusqu’au jour de sa réalisation, beaucoup plus tard, lorsque sur la scène d'un concert en Suisse, ce songe lui revient soudain, au moment où elle le vit. Cette fameuse et troublante impression de déjà-vu, déjà vécu, vous savez, mais décuplée. Mêmes lumières, mêmes sons, mêmes sensations physiques. Une véritable révélation. Il est rare de pouvoir à ce point appliquer au destin de quelqu'un l'expression du 'rêve devenu réalité'. La chanteuse Christine Salem est donc née à huit ans, de la rencontre d’une musique et d’un rêve prémonitoire. ”La quête„ La vie aux Camélias donnera à la petite fille la clé d'une histoire qu'on ne lui a pas dite, qu’on ne lui a jamais enseignée. Un jour elle s’oppose à un instituteur s'obstinant à vouloir attribuer des ascendances gauloises à tous les petits Français. L’épisode

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déclenchera chez elle un tas de questions auxquelles sa mère devra trouver des réponses. Surgissent alors des éléments sur les origines familiales, sur l'esclavage et le colonialisme. C'est pour Christine un apprentissage aussi soudain que violent. Ce survol de quatre siècles d'histoire de la Réunion effectué en quelques minutes, en dehors des murs de l'école, la coupera définitivement d'une institution qu'elle qualifiera désormais de "menteuse". Elle préférera fréquenter quelque temps les mouvements d'éducation populaire dont le militantisme résonne beaucoup plus justement en elle. En parallèle, son apprentissage du maloya participe aussi de sa quête de vérité. Les thèmes abordés, le rythme entêtant, le lamento, lui donnent envie de toucher les réalités que dessine cette musique. En explorant l'âme du maloya, Christine poursuit une double quête, identitaire et culturelle. De quoi réveiller les réminiscences d'une Afrique fantôme et bousculer une France peu bavarde sur ces sujets. Sur son chemin, l’adolescente trouve un artiste qui milite pour les mêmes causes depuis des années : "A treize ou quatorze ans,

j'ai découvert Danyèl Waro se souvient-elle. On allait voir tous ses concerts." Le chanteur sera d’ailleurs pour elle un formidable guide, bienveillant et influent, autant sur le terrain de la musique réunionnaise que de la créolité. Et un fidèle compagnon de route depuis cette époque. La musique prend de plus en plus de place dans la vie de la jeune femme. "J'aimais chanter, j'aimais écrire note-t-elle avec le recul. Je ne me suis jamais imaginée professionnelle. M'exprimer en musique me suffisait en fait." A l'école aussi, dès qu’elle le peut, Christine chante, interprète des gospels. Un jour, se souvient-elle en riant, elle reprend même le tube planétaire We are the world... La chanteuse en herbe fait son "petit bonhomme de chemin" comme elle dit. Plus tard, elle entre dans des groupes locaux, s'exerce sur plusieurs styles dont le séga. Devant sa personnalité singulière et ses qualités d'auteur-compositrice, on l'encourage à monter sa propre formation. Naît alors Salem tradition qui vivra de belles années jusqu'à ce que la carrière de la chanteuse décolle.


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Très tôt, apparaît chez Christine Salem une grande volonté de dépassement de soi et ce qui ressemble à une lutte contre le déterminisme. Les Camélias est un quartier pauvre où "on posait les gens les plus modestes, certains avec de gros problèmes" selon son expression. La musique, pourtant si présente, ne couvre pas les cris. Les problèmes d'argent, l'alcoolisme et l'absence de perspectives pèsent sur les familles. Certains de ses amis disparaissent jeunes, affectés, dégradés par ces conditions de vie difficiles. "Moi je me disais qu’on ne pouvait pas finir comme ça, explique Christine. J'avais cette ambition-là depuis toute jeune, de vivre, de bosser et de voyager. Je ne parle même pas de vivre de la chanson. Je voulais découvrir le monde, ce qui n'était pas dans nos mentalités. La musique m’a permis tout ça." ”Les révélations„ Avec le temps, Christine développe une grande sensibilité qui, un jour, lui fait vivre une expérience intense lors d'un stage de percussions. Un soir, à la demande des musiciens, Christine prend le micro puis s'engage dans une improvisation. "Là je me suis sentie partir explique-t-elle. J'ai chanté avec des mots que je ne connaissais pas. Ensuite je ne me souviens plus de rien..." Selon les témoins subjugués, elle est métamorphosée, comme en transe. Ce n'est plus de l'impro, c'est autre chose. Elle est comme habitée. Christine dit avoir eu, par la suite, des "révélations" dont on ne saura rien de plus. Cet épisode marque la naissance de ce langage mystérieux aux origines multiples et qui lui vient naturellement lorsqu’elle écrit ses textes. Depuis la chanteuse vit avec cette chose dont elle s’accommode et qu'elle arrive à gérer avec le temps comme

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elle dit : "Maintenant j'arrive à partir assez loin et à revenir tranquillement. C’est plutôt une sensation agréable." Comme toujours chez Christine, une émotion forte déclenche l'envie de savoir. Cette transe qu’elle a vécue sur scène, et qu'elle approchera ensuite à plusieurs reprises, la guide vers les servis kabaré dont elle sait qu'ils provoquent cet état second. " Dans ma famille, confie Christine, personne ne pouvait m'éclairer. On m'a juste parlé d’un oncle qui avait vécu ça mais, à son époque, l'Eglise était tellement présente que ces phénomènes étaient jugées diaboliques." Jusqu’alors, elle n’a pas encore participé à ces hommages aux ancêtres, hérités de l'Afrique et de Madagascar, pourtant fréquents à la Réunion. L’insatiable quête de Christine l’amènera ensuite à parcourir l’île mais aussi le Mozambique, les Comores et Madagascar où elle vivra d’intenses expériences. ”Au-delà du maloya„ Christine Salem dit s’être longtemps considérée comme une artiste qui avait pour mission de "faire voyager cette musique". La chanter, la sortir de l’isolement, la frotter à d’autres courants, loin d’ici : "Le maloya on le jouait entre nous. On avait l’impression que ça n’avait pas de valeur, que ça ne pouvaient pas toucher les autres. C’est aussi ça qui m’a encouragée à le chanter." Et puis elle a lentement décollé son étiquette d’ambassadrice du genre à mesure qu’elle assumait ses envies de blues, de rock, de soul et de gospel : "Je me suis un peu oubliée dans ce combat pour la reconnaissance de cette musique reconnaît-elle. Petit à petit j'ai eu envie de penser à moi." Dépasser le cadre, ouvrir le répertoire, c'était pour elle la meilleure manière de faire rayon-

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ner cette culture. Mettre du blues dans le maloya, de la soul aussi, du rock, du gospel. D’ailleurs, tout est une histoire de vibrations plus que de styles comme elle l'explique : "Même en Europe, après mes concerts, on me dit « On ne comprend pas ce que vous dites mais on ressent des choses fortes » ou encore « Vous êtes entrée en moi. » Comme si, avec ma musique, les gens reconnectaient avec quelque chose d’intime et de profond." Salem pose sa signature sur le palimpseste de l’histoire des Afro-descendants de la Réunion, un récit aux multiples inconnues, fait de creux et de vides, de non-dits et d’oublis. Une musique toute personnelle qui dépasse ses références pour s’adresser au monde. Un style enrichi aussi par les collaborations : l'excellent guitariste Sébastien martel, la chanteuse Rosemary Standley (Moriarty), l'Américaine Déborah Herbert, entre autres. Même sa manière d'aborder le maloya a évolué : "Cette musique, explique-t-elle, a longtemps été un art de combat et de revendications. Depuis quelques années, les artistes y glissent de l'amour, de la poésie." L’artiste ne se projette pas. Pas plus qu'elle ne se retourne sur ses vingt années de carrière. Actuellement elle écrit de nouveaux textes et des musiques. Elle fait du tri entre ses tiroirs où se cachent des chansons en sommeil, son téléphone et son ordinateur qui eux aussi recèlent de titres en devenir. Elle se laisse inspirer par ce qu'elle écoute, actuellement des chansons traditionnelles de Zanzibar. Elle ne commande pas les choses, elles viennent d'elles-mêmes. D’ailleurs, selon Christine Salem, rien ne sert de se poser trop de questions : " La musique, c'est fait pour être partager. Ca fait du bien au corps et à l'esprit sans qu'on s'en rende compte."


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Portrait

The Bunker Rats Ça rock aussi à Maurice ! par Jenilaine Moonean I Photos. Nico & DR

Les Bunker Rats fêtent cette année leurs dix ans sur la scène rock mauricienne. Ce quintet électrique, labellisé "alternatif" tient bon contre vents et marées et se proclame l’héritier des grands groupes des années 1970 à aujourd’hui. Après le succès de leur premier album "Kept Me Waiting" en 2015, ils travaillent actuellement sur un deuxième opus qui sera précédé d’un single en créole. Du rock en créole, une première à Maurice ! Ils sont cinq, jeans et Perfecto, la petite trentaine en moyenne. Mike Fekno, Pat, Benyo, Brad et Jenna Sky, la fille aux lunettes à la Nana Mouskouri. Mais toute ressemblance s’arrête là, pas de "Pa-ram-pam-pam-pam" en ce qui les concerne ! Les Bunker Rats défendent, au contraire, un style de musique qui se veut en rupture avec la variété internationale, même si à bien regarder les Bono ou les Sting d’aujourd’hui, on se demande si cela est encore soutenable ! Ce bon vieux rock plein de larsens et d’électricité, qu’on nous annonce pour mort chaque année, enterré par l’electro, le hip hop, le RnB, mais qui renaît immanquablement de ses cendres à chaque génération nouvelle. Un

courant néanmoins marginal à l’île Maurice, pas franchement dans la tradition "afro" ou "orientale" et donc suspect à plus d’un égard. "Faire du rock à Maurice, c’est toujours associé à la drogue, à la violence, à des trucs déviants. De ce côté-là, les mentalités ne bougent pas beaucoup. Si nous n’avions pas ce noyau dur de fans qui croit en nous et qui nous soutient en toutes circonstances, je ne sais pas si on aurait pu tenir dix ans comme on l’a fait", soupire Mike Fekno, le leader du groupe, présentement en train de réaccorder sa guitare entre deux séances d’enregistrement. La formation travaille actuellement sur son deuxième album, après Kept Me Waiting en 2015, et est sur le point de lancer son tout premier single en créole... une première à Maurice ! "Il n’y a pas de plates-formes, pas de facilités, rien n’est fait pour promouvoir le Rock à Maurice. Nous n’avons pas de grands festivals, comme c’est le cas à l’étranger. Prenez La Réunion pour exemple, il y a un monde de différence avec nous", fulmine-t-il. Comme toujours quand on s’intéresse à la généalogie d’un groupe, on retrouve à la

base les mêmes ingrédients : l’amitié d’ados un peu paumés, un peu rebelles, et une fascination commune autour de mythes générationnels communs. En ce qui concerne les Bunker Rats, combo 100 % amateur créé en 2008 sous la houlette de Mike (voix, guitare) et Pat (basse), on a affaire à cinq petits gars qui aiment à se retrouver dans leur "garage" à Quatre-Bornes pour reprendre les morceaux de leurs groupes favoris : U2, Red Hot Chilli Peppers, Metallica. Tout cela fleurant bon les années1980, certes pas les plus créatives du rock, néanmoins porteuses à Maurice d’un certain halo avant-gardiste. Dans un pays, il faut bien le dire, où les modes arrivent toujours avec une ou deux décennies de retard et où les mariages se rythment imperturbablement depuis 60 ans au son d’Elvis Presley et des Shadows... "Au départ, on s’est appelés les Bunker 2 PM parce qu’on se rencontrait chaque dimanche à 2 heures de l’après-midi (2 pm en anglais) au Bunker, le nom qu’on donnait à notre local de répétition. Mais par la suite, on a trouvé que ça faisait un peu ringard, alors on a décidé de s’appeler les Bunker Rats ; ça nous ressemble plus ce nom, rats

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À Maurice on rock avec nonchalance, persuadé que les rythmes binaires et les riffs survitaminés ne sont pas inscrits dans les gènes locaux.”

à l’envers c’est stars", ironise Mike. Stars, les Bunker Rats le sont sans doute à Maurice, du moins connus, avec leurs groupies et leurs fans assidus, mais encore une fois dans une catégorie où évolue fort peu de monde (rien à voir avec l’extrême vitalité du rock à Madagascar, qui fait de la Grande Île le pays d’Afrique doté du plus grand nombre de groupes en activité !) À Maurice on rock avec nonchalance, on rock avec circonspection, persuadé que les rythmes binaires et les riffs survitaminés de guitares ne sont pas inscrits dans les gènes locaux. Certes, l’île a eu ses groupes punk rock (The Scars) dans les années 1990, gothiques dans les années 2000 (les éphémères Spooky Kids), ça et là encore quelques bons techniciens reproduisant à la perfection le son des "guitars heroes", mais sur le fond rien de très "haletant" ni de très exaltant. Sortis de leur petit garage de Quatre-Bornes, les Bunker Rats ont conservé cet esprit "garage", ainsi appelle-t-on ces groupes qui jouent la fraîcheur et la spontanéité avant la technique et la virtuosité, même si Mike a pu étudier la guitare au conservatoire. Pas de boîtes à rythmes, pas de synthés, pas de voix trafiquées, pas de textes qui ne veulent rien dire, le quintet mise avant tout sur le vrai et le naturel. Autrement dit, la sueur et l’électricité. "On se définit comme un groupe de rock alternatif, comme tel on se

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veut plus accessibles et moins cloisonnés que ceux qui font du métal ou du hardcore – il y en a quelques-uns à Maurice", explique Pat. "Nos références viennent des années 1980, de toute cette scène underground qui a aussi donné la new wave. C’est-à-dire que nous, on laisse sa chance à la mélodie, on ne cherche pas à la tuer à tout prix. C’est pourquoi, sans doute, certains extrémistes trouvent nos compositions trop pop. On ne peut pas plaire à tout le monde !" Une approche moins sectaire qui explique sans doute la bonne réception qu’a connue l’album Kept Me Waiting, notamment le morceau Flowers May Dry qui s’est retrouvé à la cinquième place dans le classement des disques de l’année d’une radio privée mauricienne. Une consécration pour un groupe qui a écumé pendant des années les bars, restaurants et hôtels de l’île à la recherche du petit cachet, sachant que tous ont par ailleurs une activité professionnelle et prennent sur leur temps libre, un ou deux jours par semaine, pour faire tourner le groupe. "D’avoir beaucoup joué dans les pubs et les hôtels a fait de nous, par nécessité, un cover band (un groupe de reprises, NDLR), fait valoir Mike Fekno. On est capables de jouer un peu de tout à la demande du public : du Police, des trucs old school à la Deep Purple ou à la Jimi Hendrix. Mais c’est en mettant

comme ça les mains dans le cambouis qu’on a pris conscience qu’on avait les munitions et qu’on pouvait faire du bon boulot. Moi, j’ai toujours aimé composer et écrire des chansons, donc il était normal aussi qu’on présente nos propres compositions et qu’on passe à la vitesse supérieure." Toutes choses qui donneront, au final, les 12 pépites de Kept Me Waiting. "Un album qu’on a laissé mûrir et qui correspondait à l’instant T à ce qu’on voulait faire et qui nous ressemblait", souligne Mike. Un cocktail plutôt bien dosé de rock progressif, de métal et d’influences old school. Le groupe connaît aussi la vie agitée d’un combo rock classique avec ses problèmes d’égo, ses désaccords, ses scènes de ménage et ses ruptures définitives. Ce qui fait qu’à part le duo de départ constitué de Mike et Paul, la colonne vertébrale du groupe, il ne reste personne de la formation originale. Jalon marquant dans l’histoire des Bunker Rats, l’entrée en scène de la chanteuse Jenna Sky. "Le plus drôle est que ce n’était pas programmé, explique Pat. On cherchait un chanteur et une fille a répondu à notre annonce. On a voulu voir ce que cela donnerait avec une voix féminine, alors on l’a invitée à venir passer l’audition. Et du coup, on a trouvé que cela apportait une autre dimension à notre musique. Comme on cherchait toujours un chanteur masculin,


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on a finalement retenu les deux. Par la suite, on a même ajouté un troisième chanteur, car on veut offrir la plus grande variété vocale et c’est ce qui nous différencie de bien des groupes locaux." Seule femme du groupe, Jenna sait tirer parti de sa différence au sein des Bunker Rats à tel point qu’elle en est devenue – elle et ses lunettes ! – l’élément le plus immédiatement identifiable ! "Au début ce n’était pas facile d’être une fille dans un groupe de mecs, mais je me suis fait ma place. Avec Mike et Pat, les tauliers, on n’est pas toujours d’accord, nos discussions peuvent être vives et parfois tourner au vinaigre, mais c’est cette liberté de nous exprimer qui au fil du temps a cimenté le groupe." Un groupe qui regrette de ne pas avoir plus de contacts avec ceux de La Réunion, voire de Madagascar, estimant qu’il y a un rock indo-océanien à créer, tout au moins à fédérer, comme cela se fait dans d’autres disciplines. D’où ce titre en créole qu’ils incorporeront dans leur prochain opus, prévu pour la fin de l’année 2018. Un peu comme le manifeste de ce "rock des îles" qu’ils appellent de leurs vœux. "Nous ne voulons pas être un groupe de plus. Nous voulons créer notre style et nous exprimer différemment, en touchant une à une chaque personne qui nous écoute", souligne Mike. Juste du rock’n roll, mais on aime ça !

Nous on laisse sa chance à la mélodie, on ne cherche pas à la tuer à tout prix. C’est pourquoi, sans doute, certains trouvent nos compositions trop pop.”

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CARTE BLANCHE À HENRI MAILLOT LES ESTAMPES ÉROTIQUES DE JEAN-LOUIS FLOCH • EVAN SOHUN


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Portrait

Carte blanche à Henri Maillot Fond’l’âme

par Béatrice Delteil & Marie-Josée Barre I Photos. Corine Tellier & H.M

On ne présente plus les artistes connus, dit-on ? Meuh si ! Faut les laisser s’exprimer… C’est pour cela que nous accordons au sculpteur habité par un diable de talent, la tâche de rendre son fond’l’âme en toute liberté. La parole est à vous Monsieur Maillot pour nous dire en vrac ou dans l’ordre, qui vous êtes, votre regard sur la sculpture, vos valeurs, vos joies, vos souvenirs, vos projets et tant et tant à dire sans être bêtement interrompu par nos questions ! Et, pour vous rassurer sur ce difficile exercice, sachez que, quoi que vous direz, Indigo en sera enchanté. Mince, chevelure blanche et regard bleu azur ombragé par des sourcils anthracite, Henri Maillot accueille la quémandeuse d’âme que je suis, chez lui, dans cette case qui est également son atelier, rue de la Liberté à La Possession. Il entame notre entretien en me disant que c’est beaucoup plus facile de parler des autres que de soi. J’ai plutôt l’impression d’en avoir appris beau-

coup, au contraire. Bien entendu je connais quelques-unes de ses œuvres : la fontaine de la place de la mairie de Salazie, le sublime "Moring" et encore au Barachois cet homme qui tient sa tête séparée du corps entre ses mains, pièce intitulée : "Géréon et Jasmin". Évidemment, tout le monde sait que le sculpteur est mondialement connu comme étant le créateur de "La Vénus au livre" de l’émission "Questions pour un Champion". "Comment est-ce arrivé pour Vénus ?" Je lui demande. "Par la grâce d’une création faite sur des post-it pour le Musée Atelier de Cézanne à Aix en Provence." Il me répond. Ah bon ? Me voilà sur une piste insolite pour suivre le personnage… Alors j’ose : "Une commande aussi prestigieuse par post-it ? Mais encore ?" La réponse est prompte et brève : "Vous savez, on peut dire des choses très graves sur des post-it…" Point. Je n’en saurais pas plus. Après cet aphorisme il est temps pour moi de passer à un autre sujet plus pédagogique. Ainsi il m’apprend qu’il a été

professeur dans le Midi puis à l’école des Beaux-arts de la Réunion pendant 25 ans. À l’écouter parler d’une voix douce et posée on devine que ses cours ne devaient pas être désagréables à suivre. Il affirme : "Les professeurs sont là pour aider l’élève à trouver son propre langage. Une pédagogie active est réussie quand cet élève parvient à s’exprimer librement avec son propre vocabulaire, sa propre expression. Il faut arriver à ce que cet élève trouve lui-même ses propres armes, c’est pour ça que c’est si difficile et si compliqué d’enseigner la création." L’homme est discret et réservé, fuyant les fastes des vernissages il avoue pourtant la satisfaction que lui apportent certains de ses anciens élèves, lorsqu’ils exposent et sont accrochés bien haut. Il revient sur son passé : "Moi, j’ai eu une formation technique très académique. Pour ma première exposition j’étais dans ma période de peintre hyperréaliste, j’ai fait des expositions et ça marchait bien. Mais je me suis lassé parce que ce n’était que du savoir-faire. C’est la grande solitude du peintre-hyperréa-

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Depuis Marcel Duchamp, on n’est plus à la recherche du beau, du joli, du satisfaisant, du complaisant… ”

liste-de-fond ! Quand on est dedans avec un pinceau zéro-zéro-machin, on ne pense plus, on ne voit plus, on sait le faire et le plaisir disparaît. En un mot : on s’en lasse. » À cet instant je ne puis m’empêcher d’évoquer l’une de ses phrases que j’avais lue quelque part : "L’art pour l’art… bof !" Alors il argumente sa pensée : "Il y a eu des mutations quand même dans l’histoire de l’art ! Depuis Marcel Duchamp, on n’est plus à la recherche du beau, du joli, du satisfaisant, du complaisant… Cela a été fait durant des millénaires ! Le propre de l’art contemporain des 50 dernières années, a été de casser ce système pour demander à l’artiste : Qui êtes-vous ? Et qu’avez-vous à dire au Monde ? Et aussi : n’utilisez pas les moyens du passé ! Oui, c’est un peu ça la position de l’artiste contemporain, il témoigne de ce qu’il éprouve par rapport au monde : il fait état d’un ressenti ! Son expression peut donc passer par différents moyens : des attitudes, une mise en scène, un spectacle, il peut aussi s’appuyer sur des performances ou témoigner par le biais d’installations qui font appel à des dispositifs incluant la peinture, la poésie, le cinéma, la vidéo, l’action, tout est possible en art contemporain."

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”Qui êtes-vous ? Qu’avez-vous à dire au Monde ?„ Voilà, voilà ! C’est lui-même qui a prononcé ces paroles de l’âme que j’étais venue chercher. J’en profite pour parler de l’engagement. Il m’arrête : "Non je ne suis pas un artiste engagé, c’est pas mon truc, en fait, comme j’étais prof je n’avais pas à me soucier de mon salaire et je vivais ma vie d’artiste. Je savais qu’un jour ou l’autre j’arrêterais. Les galeries ça marchait bien ce n’était pas un problème, par contre j’étais très intéressé par l’espace public parce qu’il me semblait que l’art devait se jouer davantage dans la rue que dans les galeries réservées à une élite. C’est le discours un peu gauchiste que l’on a tous eu, et que j’ai encore un petit peu je pense. Il me semblait que ce qui se passait dans la rue était plus passionnant et je me suis intéressé à l’art urbain, j’ai fait des papiers peints collés sur l’asphalte, des tapis urbains, j’ai collé de grandes vaches sous un pont à Gardanne, j’aimais la beauté éphémère, cette dimension me plaisait beaucoup. Tel un feu de Bengale, ça permet de dire des choses un peu violentes de façon fugace. Pas de compromission puisque cela va disparaître… En plus c’était dans l’espace public,


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Je dirais que si je suis artiste engagé c’est dans la mesure où je m’attache fortement à l’espace public.”

là où tout le monde se rencontre, dans la rue, l’agora, le lieu des échanges exaltants ! Donc, pour répondre à votre interrogation, je dirais que si je suis artiste engagé c’est dans la mesure où je m’attache fortement à l’espace public. Par contre, lorsqu’on s’intègre dans cet espace-là dans le cadre de commandes institutionnelles, il est évident que l’on ne peut pas tout faire ni tout dire. Il y a des conventions mais c’est un enjeu très intéressant bien sûr. Toutefois il faut arriver à rester soi-même tout en donnant un code d’accès aux gens, cette démarche me plaît beaucoup. Les contraintes techniques pour les commandes publiques ? Il faut que la création soit solide pour durer dans le temps, règles d’images aussi, de contenu, tout doit parler aux habitants, aux passants, aux enfants, les concerner, les étonner, car c’est pour eux que l’on fait les choses. Il est primordial que l’œuvre les interpelle sinon on fait du décor uniquement… C’est pour cela qu’il faut rajouter juste ce qui va rendre les gens interrogatifs : Pourquoi ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Et l’idée va suivre son chemin. Oui, mon engagement il est là." Henri Maillot déclare ne pas se considérer comme un artiste engagé ? Petite révélation : dans les années quatre-vingt le maire de la ville de Marseille lui passe commande

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d’une palissade pour la porte d’Aix. Mais, dans le contexte des crispations identitaires de l’époque, la ville et ses citoyens trouvent que les palmiers "ça fait arabe" et ils lui demandent de les remplacer par des platanes ! Ce que l’artiste refuse catégoriquement. S’ensuit un procès. Qu’il gagne. Le franc symbolique contre le maire de Marseille qui était ministre de l’Intérieur ! Si c’est pas de l’engagement ? Passons… Écoutons ses souvenirs : ”Et l’événement mondial survint„ "J’étais à la Réunion en novembre 1989 et je me souviens avoir vu à la télévision le célèbre Rostropovitch jouer du violoncelle devant le mur de Berlin. Cela m’a tellement impacté que je suis rentré à Aix-en-Provence. Avec mon amie de l’époque et deux autres copains, on a aussitôt pris la voiture et on est d’abord allés à Prague. Il s’y passait beaucoup de choses intéressantes, c’était une ambiance particulière, c’était l’hiver en plus, c’était beau ! Les chars russes n’étaient pas loin, on le sentait bien, il y avait des gens qui avaient été tués, des petits autels et des bougies parsemaient les rues… Il y a eu ce grand discours de Vaclav Havel place de l’hôtel de ville,

on était là et c’était impressionnant. Tout le monde s’attendait à ce que les chars rentrent dans Prague. Nous sommes restés 3 jours et après le discours de Vaclav Havel on est allés à Berlin jusqu’au mur. On y était le soir où il est tombé. Je me souviens que lorsque l’on s’est rapproché de la place de Brandebourg, là où ça se passait symboliquement, on entendait les bruits de pioche au loin… Après on voyait les gens escalader le mur, tout le monde avait apporté du champagne, il y avait une foule extraordinaire ! Des feux d’artifice éclataient spontanément de toutes parts, dont un qui a duré 3 heures ! J’avais eu envie de faire quelque chose sur ce mur dès l’instant où j’avais entendu Rostropovitch y jouer. Quand on avait quitté Aix j’avais emporté dans ce but trois pots de peinture : bleu blanc et rouge. Je n’avais pas pensé au drapeau tricolore, non, mais le blanc est précieux, ça sert à faire du rose. J’avais déjà une idée, je voulais y peindre des anges. C’est ce que j’ai fait. Un ange bleu et un ange rose. Quand nous sommes repartis le lendemain sur Aix-en-Provence on est passé à Check point Charlie, là où j’avais fait les anges, ils n’y étaient plus, ils s’étaient envolés, hop ! Disséminés avec le mur ! Ce furent de purs instants de bonheur, je n’oublierai jamais…"


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”Un temps-territoire plein de sens„ Tout au long de sa carrière Henri Maillot a utilisé beaucoup de supports différents. Même s’il s’est fait connaître par ses sculptures, son éventail créatif englobe toutes sortes de réalisations : des peintures, des mosaïques, le travail de métaux, du bois, du bronze, et de l’argile bien sûr. "J’aime le modelage, c’est une espèce de bonheur de prendre de l’argile, je ne regarde même pas mes gestes, l’objet va naître presque à l’insu de moi-même ! Après, ce que j’en fais c’est une autre question, il peut s’agrandir, devenir autre, s’additionner à d’autres objets fabriqués et ainsi de suite. Mon travail se construit de cette manière-là." À propos de l’esthétique il précise : "On crée forcément une esthétique quand on crée quelque chose, elle s’y rattache sans être obligatoirement conventionnelle. En fait ce qui est important ça n’est pas le sujet lui-même c’est ce vers quoi il vous renvoie." On l’a compris, l’artiste n’est pas à la recherche du simplement "joli" : il porte son attention au-delà, témoigne de ce qu’il ressent par rapport au monde. La rupture des conventions l’intéresse. D’ailleurs, il avoue avoir une relecture différente de ses propres œuvres à plus ou moins vingt ans d’intervalle de leur création. "Des choses faites il y a parfois 15 ou 20 ans - sans trop savoir pourquoi je les faisais - tout d’un coup maintenant je les comprends."

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Le recul permettrait donc à l’artiste de réaliser ce qu’il portait en lui à une certaine époque ? De fil en aiguille on en arrive à la notion du temps et sa réponse sur la gestation est évidente : "Ce qui est important ça n’est pas tellement le temps de réalisation pour sculpter une pièce, c’est le temps qu’il a fallu pour arriver à faire cela, à décider de cela, c’est ça qui est long." Après un court silence il repart sur ses passions en s’appuyant sur une citation de Robert Filliou qui lui plaît beaucoup : "L’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art." Il m’explique qu’en 1971, Filliou présentait le projet de fonder un "Territoire de la République Géniale". Henri Maillot, lui, souhaite trouver le lieu idéal pour créer un jardin de sculptures. "Le bronze c’est quelque chose que j’aime depuis longtemps, c’est une passion et j’ai un projet que je rêve de réaliser un jour : je voudrais faire un jardin de sculptures, un jardin thématique où je pourrais développer mes propres envies, mes propres angoisses, tout ce que l’on peut dire dans un lieu tel que le jardin. J’ai exploré beaucoup de pays étrangers comme l’Afrique de l’Ouest, le Burkina, le Bénin, Madagascar et je cherche toujours… À l’île Maurice ce serait peut-être possible, et à la Réunion ce n’est pas exclu non plus. Pourquoi pas ? - Je dis. Chiche !" Indigo lance l’appel pour un immense terrain à peupler de corps éternels ! Il sourit et acquiesce : "Si ce n’est pas ici ça se fera ailleurs, le plus important c’est que les gens le voient ce jardin. Si ce sont des Réunionnais

tant mieux, mais si ce sont des provinciaux d’Auvergne, voire des Suisses, ça ne me dérange pas ! Moi ce qui m’importe c’est de réaliser un rêve." L’un de ses ateliers est en Chine et une exposition y est prévue pour août 2019. Et pourquoi pas poser son rêve là-bas ? Les rêves n’ont ni frontières ni nationalités n’estce pas ? ”Double ancrage et bien plus„ Lui, l’enfant de Salazie, exilé à l’âge de cinq ans dans une métropole étrangère et souvent hostile dans ses souvenirs de prime jeunesse. Lui, l’enfant du Midi aussi, qui, par la force des choses, s’est parfois trouvé tiraillé entre deux cultures, le voilà en double ancrage culturel évident, si ce n’est plus : il s’est marié dans le sud de la France avec une Andalouse, et a eu des enfants. Bien avant cela il y eut son aïeul parmi les premiers arrivants sur l’île, lequel se mariant avec une Indienne enclencha le métissage familial. Monsieur Henri Maillot-Rosély est donc Réunionnais depuis 13 générations. Il raconte l’époque de sa vie durant laquelle il concevait beaucoup d’avions, en carton, en bois… Par la suite - comme on le sait - il a beaucoup voyagé… Je lui demande si ce "temps de l’avion" n’est pas une sorte de no man’s land, un espace-temps d’"immunité culturelle", celui où on peut se permettre d’être uniquement soi-même, sans avoir à reprendre un certain nombre de défenses en atterrissant d’un côté ou de l’autre. Il me

répond oui. Complète sa réponse : "Tout à fait, mais c’est à chacun de tirer parti de ce qu’il vit, là où il s’est posé, et de faire fructifier l’acquis. Ne surtout pas considérer sa situation comme une pénalité. Parce que dès qu’on se sent pénalisé on devient agressif, on se sent différent, puis on devient intolérant." Il a raison notre artiste sage, oublions vite intolérance et agressivité pour imaginer nos futures promenades dans ce doux jardin extraordinaire peuplé de mille descendants en bronze de notre Maillot à nous. Souhaitons qu’il déniche quelque part cet endroit rêvé où il pourra s’évader, donner cours à sa liberté de sculpteur, enchanter le visiteur et se sentir enraciné sur son propre territoire. Sûr que d’innombrables petits morceaux des deux anges bleu et rose du mur de Berlin l’accompagneront dans l’accomplissement de son rêve d’ouverture !

Pour découvrir toutes les œuvres d’Henri Maillot : www.maillotart.odexpo.com

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Interview

Jean-Louis Floch

“Je suis d’abord un gars qui fonctionne à l’émerveillement” par Alain Eid & Muhammad Hossenbaccus

Jean-Louis Floch est loin d’être le dilettante qu’il aime parfois à montrer de lui-même. Bédéiste français de l’école de la ligne claire, labellisé Métal hurlant ou Humanoïdes associés, c’est aussi de son propre aveu un « fou d’images » qui, quand il n’en crée pas, y pense sans cesse. Installé depuis un peu plus de 11 ans dans l’océan Indien, dont presque six ans à l’île Maurice, il vient d’exposer à Port-Louis 22 dessins érotiques dont il nous assure que l’essentiel à voir est ailleurs… Indigo. Vous avez exposé de février à mars 2018 à L'Artelier de

Port-Louis une série de dessins érotiques en rouge et noir, petits formats. Comment vous est venue cette idée ?

Jean-Louis Floch. C'était en fait une double exposition en collaboration

avec Henry Coombes, le créateur de Tikoulou. On l’a appelée D’éros et d’épines car elle se voulait sur un registre "adultes", tout en restant bon enfant. On a plus ou moins le même âge et le même profil professionnel, il était intéressant de mélanger nos peintures sur la cimaise. Tout s'est fait naturellement. Henry avait des dessins érotiques de phallus, moi portant sur le sexe de la femme et Jan Maingard, propriétaire de L'Artelier, a été emballé à l'idée de nous rassembler. Mais il faut préciser que je ne suis pas un spécialiste du dessin érotique. Ce sont des choses que j’ai réalisées en

marge de mes travaux. Par distraction, on va dire. Elles sont ce que pourraient être des poèmes dans la production d’un romancier. I. Pourquoi le petit format ? JLF. J’adore faire de très grandes toiles où tout mon corps se met en mouvement, mais dans le cas de représentations érotiques, je trouve que le petit format s’impose, question d’intimité. Dans une image, il y a beaucoup plus de choses qu'on ne voit pas que de choses qu'on voit, il y a donc énormément à révéler. Surtout sur ce thème-là. Les musiciens prétendent avoir l’oreille absolue, moi je dirais que j'ai l’œil absolu. Je suis d'une certaine façon un fou d'images. Je baigne continuellement dedans et j'ai aussi enseigné l'analyse d'image à Paris dans une école de pub. Les dessins ont été faits au crayon, encre de chine et acrylique rouge d'Orient. Cela pour le côté estampes (japonaises) qu’on leur prête, même si techniquement, ce n’en sont pas. I. L ’érotisme à Maurice commence à rentrer dans les mœurs ? JLF. On ne peut pas dire que ce sont des dessins pornographiques. Ils

sont stylisés et abstraits, ils s'imposent parce qu'ils sont beaux et légers. En tout cas, les médias locaux ont répondu présent, il y a eu des articles de

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journaux et même une émission télé. Plutôt que de chercher à provoquer, on a voulu s’amuser avec le regard du spectateur. Les choses ne sont pas montrées avec exactitude, elles sont suggérées. Ce qui m'intéresse c'est de jouer avec le cerveau du spectateur, avec ses schémas mentaux. Je sais que si je trace une ligne courbe que je termine par un petit rond noir, il va penser à une cuisse ou à un sexe. Mais clairement, cela n’existe que dans sa tête. I. L ’idée de faire une bédé érotique ne vous a jamais

trotté dans la tête ?

JLF. Pas du tout. Il y a des gens qui ont fait ça très bien. Je pense que le genre a eu ses époques comme dans les années 1970 et 1980 dans Charlie Hebdo. C'était dans l'air du temps, on montrait qu'on était contestataires, on cassait les codes. Là on a juste voulu montrer un peu de cul gentil. Et puis à 67 ans, je n'ai plus l'énergie de faire de la BD. Des dessins ou des illustrations, oui, mais s'embarquer pendant des mois, attaché à sa planche, non, je ne peux plus. Je l’ai trop fait. I. M ais était-ce une vocation, la BD ? Pourquoi, venu

du Droit, avez-vous décidé d’en faire ?

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La bande dessinée n’est pas un monde de tueurs, je l’assimilerais plutôt à un groupe d’amateurs de modèles réduits...”

JLF. (Rires) Ça c’est un coup de mes parents ! Ils m’avaient promis une

école d’arts graphiques si je bouclais mon cursus en Droit. J’ai toujours dessiné ou peint, je suis né dans une famille "graphique" comme il y a des familles de musiciens, mais ça ne s’est jamais fait cette école d’art : trois mois avant de rédiger mon mémoire en droit européen, BayardPresse m’a proposé de réaliser une série dans le style "ligne claire" pour un mensuel pour enfants, Astrapi, dont ils préparaient le numéro zéro. Ils avaient proposé le truc à Tardi et à mon frère (Jean-Claude Floch dit Floc'h -N.D.L.R.) qui venait d’avoir un beau succès en 1977 avec son premier album Le rendez-vous de Sevenoaks, mais ils avaient tous les deux décliné. Parallèlement, j’ai sorti une histoire courte dans Pilote et présenté dans la foulée, grâce à mon excellent scénariste et ami Jean-Luc Fromental, une autre histoire courte à Jean-Pierre Dionnet qui l’a immédiatement publiée dans Métal Hurlant. Et là a commencé une aventure professionnelle un peu schizophrénique où je travaillais à la fois pour la presse rock’n roll et pour ce qu’on appelait alors la Bonne Presse, c’est-à-dire Bayard-Presse, catholique progressiste, à l’origine cependant d’un renouveau hyper créatif de la presse enfantine et ado, souvent imitée et jamais égalée : Pomme d’Api, Okapi, J’aime Lire, Je Bouquine, Phosphore, etc. I. O n vous range dans l'école de la "ligne claire". Est-ce un choix

esthétique, et comment l’expliquez-vous?

JLF. Avant d’être un choix esthétique, assumé et même parfois théorisé

(lire Les héritiers d’Hergé de Bruno Lecigne), il faut rappeler que la ligne claire a d’abord été une "école" graphique à la mode, récupérée par les

agences de pub comme le montre Alain Lachartre dans Objectif Pub (1986). La ligne claire correspondait à l’état naturel d’une génération biberonnée, comme moi, aux aventures de Tintin et Milou. Ça faisait inconsciemment partie de nous, comme les premières odeurs, les premières sensations qui nous construisent à notre insu ; et arrivés à l’âge de nous exprimer, ce style s’est imposé comme un retour du refoulé mais aussi avec un désir ambigu de rupture en confrontant ce style a priori " enfantin " avec du récit "adulte". Mais je reviens sur le livre de Bruno Lecigne, parce qu’il illustre un peu ce paradoxe : dans la vraie vie, Hergé n’a pas eu d’enfant et toute son œuvre est le fruit d’un secret de famille sur sa filiation ! Il faut absolument lire à ce sujet le livre fascinant du psychanalyste et bédéiste Serge Tisseron, Tintin et les secrets de famille qui décrypte magistralement ce mystère. I. D e Bayard à Dargaud en passant par Les Humanoïdes asso-

ciés, quelles rencontres vous ont marqué dans ce milieu parisien de la BD ?

JLF. J’ai envie de dire que je les ai rencontrés tous ou presque. Si vous

voulez du name dropping, je peux citer en vrac : Franquin, Ever Meulen, Wolinski, Joost Swarte, Serge Clerc, Moebius, Druillet, Bilal, Jean-Pierre Dionnet et Philippe Manœuvre, les regrettés Yves Chaland et Charlie Schlingo, l’immense Vuillemin ou encore Olivia "Télé" Clavel du groupe Bazooka. Pour les "moins anciens", il y a aussi David B. et Gipi qui cartonne en ce moment - je l’ai connu avant qu’il ne soit découvert en France, chez mon ami Igor Tuveri dit Igort, en Italie. Certains dans une relation

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Ce qui m'intéresse, c'est de jouer avec le cerveau du spectateur, avec ses schémas mentaux.”

très proche, d’autres à l’occasion de festivals parmi lesquels le plus grand, celui d’Angoulême, où j’ai moi-même été primé d’un Alph’Art de la communication en 1990. Mais je me sens un peu ridicule dans cet exercice qui ne correspond pas trop à l’esprit BD. Il faut savoir que la bande dessinée n’est pas un monde de "tueurs", il est plutôt bon enfant et pas très cloisonné. Je l’assimilerais plutôt à un groupe d’amateurs de modèles réduits de trains électriques ! Incontestablement il y a quelque chose de "régressif" dans la BD, auteurs et lecteurs confondus d’ailleurs. Je ne sais qui, de Fromental ou Dionnet, avait l’habitude de dire qu’une BD se savoure dans son lit avec une plaquette de chocolat à portée de main ! C’est sans doute la raison qui m’a éloigné d’elle : d’enfantin à infantile, il n’y a pas loin. Mais c’est un peu injuste : la nouvelle BD, sous forme de roman graphique ou reportage, n’a rien d’infantile ! I. Est-ce la seule raison qui vous a poussé à rompre

avec elle ?

JLF. Comme je l’ai dit plus haut, c’est un labeur fatigant et

chronophage et j’aime trop la vie pour tomber dans une monomanie. Plus sérieusement, je pense qu’un véritable auteur de BD est celui qui l’est totalement, à la fois scénariste et graphiste, ce que je ne sais pas être vraiment. Si on n’a pas le goût de raconter quelque chose, on ne fait pas de bande dessinée, mais des dessins. Je pense qu’a minima un artiste n’existe que dans la nécessité absolue de son médium, et ça vaut pour tous les arts ! Je me sens plus en accord avec moi-même dans le temps suspendu de l’illustration ou de la peinture, ou même, en vieillissant, dans l’écriture (hors scénario). C’est une autre "école" de BD, italienne celle-là, découverte en France au début des années 1980 qui m’a renvoyé à ça. Avec des gens comme

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Biographie Né en 1951, Jean-Louis Floch a longtemps travaillé à Paris en tant que dessinateur de bande dessinée (Les Jacopo, Une ville n'est pas un arbre, En pleine guerre froide…) et illustrateur. Il est l'un des représentants de la ligne claire aux côtés d'Yves Chaland, Ted Benoit, Serge Clerc, Joost Swarte... Avec son frère Jean-Claude Floch, dit Floc'h, lui aussi artiste majeur d'illustration et de bande dessinée, il a travaillé sur des projets d'illustrations publicitaires se partageant conception et réalisation des dessins finaux, souvent signés sous un seul nom. Aujourd’hui, la peinture et l’écriture prennent une place de plus en plus importante dans sa vie.


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Lorenzo Mattotti ou Igor Tuveri dont je suis devenu ami. Leur manière très picturale de faire de la BD, à l’opposé de la ligne claire, a fait renaître en moi d’autres désirs graphiques, au point de la quitter sans regret…

fenêtres ouvertes. C'est d’ailleurs la première chose que j'ai faite. Du coup, j'ai appris à nouveau ce que c'est que de se promener dans la rue sans avoir peur.

I. A u point même de vous expatrier ?

I. Q ui est Jean-Louis Floch, finalement ?

JLF. Je cherche l'émerveillement. Dès qu'il y a répétition ou routine, je m'ennuie. C'est pour cette raison que j'ai quitté l'Europe, voici 12 ans. Je vivais correctement à Paris mais je commençais à tourner en rond. Je suis donc parti. Ma première résidence a été à Madagascar où j'ai retrouvé quelque chose que je n'avais plus vécu depuis longtemps. Chaque seconde de mes journées, je sentais mon sang bouger dans mes veines. Je me sentais vivant. Puis je suis arrivé à Maurice en 2012, disons contraint du fait de l’insécurité qui règne à Madagascar. La maison où l’on vivait, ma famille et moi, a été attaquée par des gars armés de kalachnikovs et de sabres. On a eu beaucoup de chance, on est passés pas loin du drame. Ils avaient attaqué une autre maison dans la nuit précédemment, et tué un des occupants. Le seul rêve que j'avais en arrivant à Maurice était de pouvoir dormir avec les

JLF. On va dire que c’est un type hors-cadre qui mène une vie un peu rock n roll. Une vie qui est à la fois remplie de choses sérieuses, mais qui ne supporte pas, en même temps, le sérieux. Un type qui est tout le temps en train de briser dans sa propre vie ce qui devient trop sérieux. Je dirais aussi un enfant qui a toujours besoin d'être émerveillé. Il trouve tout un tas de moyens pour satisfaire ça, alors il ne s’ennuie pas : il pense à une nouvelle image, commence une peinture, imagine un meuble, dessine sa prochaine veste… ou va piquer une tête dans l’océan à 7 heures du matin. Ma vie est remplie de moments assez divers qui, à la fin, feront une ribambelle de choses incohérentes, mais ça m’est égal. Les émotions fortes pour moi, ce sont des choses simples. Je ne demande qu'à sentir couler mon sang dans mes veines.

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Bibliographie Léo et l'auto verte (1980). illustrations Jean-Louis Floch, J'aime Lire, Bayard-Presse. Les Jacopo au Japon (1981). Colette Tournès, Jean-Louis Floch, éditeur Bayard. Les Jacopo et le fantôme (1981). Colette Tournès, Jean-Louis Floch, éditeur Bayard. Les Jacopo et l'étalon sauvage (1982). Colette Tournès, Jean-Louis Floch, éditeur Bayard. En pleine guerre froide (1984). Jean-Luc Fromental, Jean-Louis Floch, Les Humanoïdes associés. Je Bouquine : La vie à l'envers (1985). Daniel Pennac, Jean-Louis Floch, Bayard-Presse. Je Bouquine : Le mystère Kamo (1987). Daniel Pennac, Jean-Louis Floch, Bayard-Presse. Série M. Midi dans la revue italienne culten"Dolce Vita" (1987). Scénario de Jean-Pierre Dionnet. Je Bouquine : L'évasion de Kamo (1988). Daniel Pennac, Jean-Louis Floch, Bayard-Presse. Les aventures du Prince Ludo : Ça gaze à Casino (1986). Marc Voline, Jean-Louis Floch, éditeur Bayard. Mort aux autres (1989). Auteur, illustrateur Jean-Louis Floch, Albin Michel (L’Écho des Savanes). Une ville n'est pas un arbre (1989). Jean-Luc Fromental, Jean-Louis Floch, Les Humanoïdes associés. Après le mur (1990), ouvrage collectif. Jean-Luc Fromental, Jean-Louis Floch, Les Humanoïdes associés. Le camion des yeux (2004) Arnaud Floc'h, Jean-Louis Floch, BFB.

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Portrait

Evan Sohun L’enfance de l’art

par Michelle Andriantsileferintsoa I Photos. Nico

Peintre, graphiste, sculpteur, "street artist", Evan Sohun est l’une des figures les plus marquantes de la nouvelle peinture mauricienne. Sous ses pinceaux, pas de flamboyants, pas de champs de canne en fleurs, pas de lagon bleu. Sa couleur locale à lui, elle lui vient du "pays de l’enfance". Comme Toudim, son personnage fétiche, mi-homme, mi-chien, mi-chat. Un univers drolatique qui bouscule en toute innocence le monde des grands. Tout passant qui passe - et il en passe à PortLouis, l’éternelle agitée - le connaît au moins pour ses fresques murales débordantes de couleurs et d’espièglerie. Comme celle, toute bleue, intitulée Consomation (avec un seul m), réalisée en 2016 au coin des rues Edith Cavell et Mère Barthélemy, à l’occasion du festival Porlwi by Light. Evan Sohun, c’est aussi ce drôle de personnage aux oreilles pointues qu’il a baptisé Toudim (contraction de tou dimounn en créole, tout le monde) et qu’il met partout dans ses compositions : mi-homme, mi-chien, mi-chat, explique-t-il

d’un air entendu, car rien n’est absolument impossible dans son univers cartoonesque. "C’est une représentation symbolique qui revient presque automatiquement quand je dessine. Toudim pourrait représenter plusieurs choses - innocence, humour, autodérision - je ne saurais exactement définir qui il est. Je pense aussi que c’est un symbole qui est appelé à évoluer avec le temps, car il est présent depuis plusieurs années et il a déjà pas mal évolué !" Evan Sohun a 33 ans et travaille le dessin depuis l’âge de 16 ans. Autant dire la moitié de sa vie. Ce qui lui a laissé le temps d’expérimenter pas mal de choses : la bande dessinée, l’illustration, la photographie, l’art digital, la peinture murale, la sculpture. Depuis peu, il s’attelle à des tableaux sur toile ou sur papier, tout heureux et comme étonné de n’avoir découvert sa "vraie" vocation, la peinture sur chevalet, la peinture des maîtres, qu’à l’âge de 30 ans ! "Au début, je faisais ça pour m’amuser, parce que j’ai toujours aimé gribouiller. J’ai donc com-

mencé par la bande dessinée et en animant un fanzine Ti Comix au début des années 2000, puis j’ai eu la chance de gagner des concours de bédé organisés par l’Alliance française, c’est ce qui m’a vraiment mis en selle." Sans oublier un passage de trois ans dans une école de graphisme à Londres au milieu des années 2000. L’occasion pour lui, en faisant éventuellement le barman le soir pour payer ses études, de découvrir l’univers du street art et toute l’agitation du Swinging London de ces années-là. "On pouvait toucher du doigt une certaine modernité. J’y ai rencontré des gens extraordinaires comme le graphiste Alan Fletcher, l’un des plus influents de sa génération. À l’époque, on travaillait encore à la main, sans Photoshop, Corel Draw, Illustrator, Inkscape, Paint ou autres. Ça faisait de nous des artisans plein d’humilité, des gens qui ont les mains dans la couleur et qui aiment ça. Aujourd’hui, l’art est plus désincarné, on peut le regretter..." Ironiquement, il reconnaît que l’Angleterre

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lui a surtout donné l’envie de retourner à ses racines et d’accomplir quelque chose d’un peu personnel (une œuvre sonnerait prétentieux en termes "sohuniens") chez lui dans sa ti zil Maurice. "L’Angleterre m’a donné les outils et les bagages, mais c’est la créolité qui me séduit et qui définit l’essentiel de mon travail. Je suis un artiste enraciné, je me nourris d’un peuple riche culturellement et fier de ses origines." Pour autant, on peinerait à trouver chez lui des flamboyants, des champs de canne en fleurs, des dodos ou des lagons bleus. L’absence de couleur locale, de pittoresque, voilà bien ce qui caractérise en dernière instance cette nouvelle génération d’artistes mauriciens dont il fait partie, trentenaires on va dire, de Gaël Froget à Christophe Rey. L’impression qu’ils donnent est qu’ils ont tout assimilé de l’art contemporain et plus encore des subtilités du marché de l’art, bref que ce n’est pas à eux qu’on va la faire – la preuve, ils se payent même le luxe de pouvoir vivre de leur peinture ! "On a réalisé qu’on peut faire aussi bien que ce qui se fait de plus pointu dans le monde, sans avoir l’air d’avoir toujours deux tours de retard sur les courants ou les modes. Cela étant, ce n’est pas parce que je ne dessine pas de flamboyants que je ne suis pas un zilwa (îlien). D’ailleurs, il y a la couleur des flamboyants sur ma palette, c’est juste qu’ils sont évoqués d’une façon moins convenue."

Pour les influences, s’il cite volontiers Dubuffet, Haring ou Basquiat (qu’il avoue avoir découvert sur le tard, il y a trois ans), il se sent plutôt comme un "bon sauvage" au pays des couleurs, le contraire d’un maniéré, d’un maniériste et encore moins d’un "à la manière de". Juste quelqu’un qui prend du plaisir à créer en se méfiant par instinct des étiquettes et des écoles. "Si je mettais du réalisme dans mon style, on me trouverait peut-être une ressemblance avec David Hockney", se marre-t-il dans sa barbe de capitaine Haddock juvénile. Et d’avouer qu’il n’a pas spécialement étudié l’art, que tout s’est fait au hasard des rencontres et de ses lectures. Il n’est pas non plus du genre à opposer "street art" et "beaux-arts", art urbain et art académique : "Les différentes formes d’art ne devraient pas être mises en opposition les unes aux autres, elles cheminent plutôt en parallèle les unes avec les autres. L’art nous offre des possibilités infinies d’exploration et d’expression. C’est comme un festin, un goûter, une table bien pleine où il n’y a qu’à se servir avec toute la gloutonnerie dont on est capable !" Ce Peter Pan des îles n’aura pas eu à apprendre à dessiner comme un enfant, pour reprendre le mot fameux de Picasso. Car spontanément, c’est l’enfance tout entière qui jaillit sous son trait, sa fraîcheur, sa poésie, son joyeux désordre, "ce moment où il

À l’époque, on travaillait encore à la main. Ça faisait de nous des artisans plein d’humilité, des gens qui ont les mains dans la couleur et qui aiment ça.”

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Diol - 17 h 30, le marchand de halim accueille son premier client, street art.

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Les fresques sont sans doute le meilleur moyen d’initier le Mauricien à l’art contemporain. ”

faut juste vouloir la chose pour qu’elle se réalise". "Tout ce que je dessine se rapporte à l’enfance. La mienne. C’est nourri de mes expériences et souvent ça remonte à très loin dans mon subconscient. Par exemple, je mets toujours des bicyclettes dans mes dessins, de vieilles bicyclettes comme on en faisait autrefois, jusqu’au jour où je me suis souvenu qu’en fait c’était la bicyclette noire de mon grand-père, quand il m’emmenait à l’école, que je représentais." Si l’univers d’Evan Sohun est à proprement parler enfantin, sa manière est au contraire savante et même d’un jeune maître. Que ce soit au crayon, à l’acrylique, au feutre ou à la bombe, le trait faussement naïf glisse sans hésitation sur le support. "Dès que j’ai dans ma tête l’idée globale de la composition, l’exécution est rapide. Ma main va plus vite que mon cerveau, c’est comme si je la voyais s’animer seule, mais j’imagine que c’est la rançon de milliers d’heures passées à tâtonner." Le mélange des couleurs est quant à lui d’une étonnante sophistication, et c’est d’ailleurs à cette phase de la préparation du tableau qu’il accorde le plus de temps : "mélanger, harmoniser les teintes (ou pas), obtenir des rendus originaux et décalés, apprendre à travailler avec du sale comme me le conseillait Fabien Cango, voilà ce qui m’enthousiasme et apporte à chaque fois de nouvelles dimensions à mes créations."

Si jadis il se contentait de dessiner dans de petits cadres, normal pour un bédéiste, aujourd’hui ce sont les grandes surfaces qui l’attirent. Aussi bien le mur d’un bâtiment décrépit, une ruelle que ces feuilles de tôle dont on se sert traditionnellement à Maurice pour faire des palissades. "Les fresques sont un excellent médium car accessibles à tous, à la différence des livres qui restent hors de portée du grand public. L’art de la rue est généreux. Les fresques s’offrent au regard et sont sans doute le meilleur moyen d’initier le Mauricien à l’art contemporain." D’où son projet d’"habiller" une dizaine de murs dans le village de Bois-Marchand, dans le cadre d’un atelier créatif qu’il anime avec une vingtaine de jeunes "hors système" de la localité. "Chaque pan de mur sera une page de BD et l’ensemble racontera une histoire, peut-être celle du village. Mon but est d’amener ces jeunes à s’exprimer, de réussir là où l’éducation classique a échoué avec eux." Tout jeune papa, Evan Sohun rayonne doublement quand il évoque sa dernière trouvaille : travailler sur des autocollants "ti baba dan loto" (bébé à bord) à mettre sur les voitures, avec Toudim évidemment et toute la bande. Car Evan Sohun n’est jamais si heureux que quand son petit monde intime fait corps et résonnance avec celui des grands.

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Tandem

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Dimans Kazimodo

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Tranquebar Port-Louis.

Bolom Sonz (2017) sculpture réalisée pour le Festival d’art contemporain "Porlwi by Nature".

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La fresque murale "Consomation" (2016) au coin des rues Edith Cavell et Mère Barthélemy, à Port-Louis.

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NAISSANCE DU MUSÉE DE LA PHOTO PORTFOLIO : JÉRÔME DE SOUZA


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Musée

Lire et comprendre l’Histoire en photos par Lova Rabary-Rakotondravony I Photos. Iloniaina Alain

Faciliter l’accès du Malgache à l’histoire, à son histoire et à celle de ses ancêtres. Le défi que s’est fixé l’équipe du Musée de la photographie est de taille. Mais le pari est réussi. Des milliers de photos avec des commentaires clairs et faciles sont disponibles sur Internet, tandis que des films courts réalisés sur la base de photos d’archives, sur des thèmes divers et variés, sont projetés en boucle au visiteur du musée physique.

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En lançant le Musée de la photographie, Helihanta Rajaonarison [...] souhaite rendre l’histoire de Madagascar plus facilement accessible et plus facilement compréhensible pour les Malgaches.”

Ce sont des histoires que l’on ne voit pas dans les manuels d’histoire. Dans les cours d’histoire, il est juste question des mouvements globaux de résistance contre les colonisateurs. Ceux qui connaissent Inapaka, grand chef chez les Bara Be, roi guerrier et stratège qui a refusé de se soumettre aux Français et qui s’est réfugié dans les rochers de l’Isalo pour organiser la résistance armée, sont rares. Tout comme ceux qui connaissent son oncle Ramieba et Laitafika, grands chefs comme lui et aux côtés desquels il a mené les luttes de résistance contre les autorités coloniales. ”Rendre l’histoire accessible„ Dans les écoles, il est tout aussi rare d’aborder l’histoire des souverains des autres régions, comme Tsialana II de l’Antakarana et la Reine Binao du royaume sakalava de Bemihisatra, qui, pour défendre leurs royaumes contre l’extension merina, ont dû chercher l’appui de la France. Une stratégie qui, malgré la colonisation, leur a permis de garder leur titre et leur position, et qui leur a même donné la possibilité de continuer à "régner" sur leurs "sujets" jusqu’à leur mort. Rares sont aussi ceux qui savent que

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la Reine Ranavalona III, la dernière reine de Madagascar, avait une sœur aînée, la princesse Rasendranoro, et que celui qui devait lui succéder au trône était le fils aîné de cette sœur, envoyée avec elle en exil à La Réunion puis en Algérie où celle-ci décéda en 1901 à l’âge de 41 ans. Avec le Musée de la photographie, ces bribes d’histoire sont désormais plus connues du grand public qui découvre en même temps les visages de ces hommes et de ces femmes qui ont fait Madagascar. En lançant le Musée de la photographie, Helihanta Rajaonarison, docteure en histoire et présidente du musée, souhaite rendre l’histoire de Madagascar plus facilement accessible et plus facilement compréhensible pour les Malgaches. L’objectif est que les Malgaches "voient le patrimoine photographique de Madagascar, se l’approprient et s’y retrouvent". "Que ce patrimoine devienne un repère pour les gens", poursuit l’initiatrice du projet. Car la photo, ajoutet-elle encore, "est un témoin de l’histoire, sert de mémoire et permet de voir ce qui a disparu". Ce qui, au final, va permettre de "construire un imaginaire et une identité". ”Impact rapide„

Le pari est réussi, du moins en ce qui concerne l’appropriation : sans publicité, le "musée virtuel" sur Facebook a plus de 20 000 abonnés depuis les deux ans qu’il existe, tandis que le "musée physique" accueille une moyenne mensuelle de 1 700 visiteurs depuis son inauguration en février. Quand, comme Helihanta Rajaonarison, on sait que "Madagascar n’a pas encore de vrais manuels d’histoire ni de vraies publications pour enseigner l’histoire et l’identité du pays", un musée, où sont exposées de manière permanente des photos "documentées" sur une diversité de thèmes précis, met le Malgache lambda au contact direct avec son passé et son histoire. Et "on n’en sort pas indemne", s’exclame Nasolo-Valiavo Andriamihaja, chroniqueur à L’Express de Madagascar. "L’émotion est toujours aussi vive quand, sur les photos anciennes, on voit comment l’ancienne Antananarivo était belle", écrit-il au lendemain de l’inauguration des locaux du musée en février 2018. En fait d’émotion, ce passionné d’histoire en général et d’Antananarivo parle surtout de "colère" et de "frustration" "à la voir tellement défigurée quatre-vingts ans après les photos de ces premiers reporters-photographes que le film court du Musée de la photo a remis à l’honneur".


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La photo étant le reflet de l’inconscient et du conscient de son auteur, elle doit être considérée comme n’importe quel document avec les informations qu’on voit directement, celles qu’on doit lire et celles qu’on doit voir.”

D’autres sont surpris et fiers de découvrir que les gentlemen malgaches, avec leur "lamba" savaient s’habiller aussi bien, sinon mieux, que les lords anglais qui fréquentent Savile-Row, cette rue londonienne où sont établis les meilleurs tailleurs anglais. Puis, il y a ceux qui sont tout simplement ravis d’enrichir leur connaissance de l’histoire de Madagascar et d’élargir leur culture grâce aux photos exposées et projetées dans les locaux de l’ancienne maison des maires à Anjohy, ou postées sur la page Facebook et le site Internet du musée. "Le visuel a un impact très rapide sur la mémoire, rappelle Helihanta Rajaonarison qui se dit persuadée que la mémoire collective d’un pays peut se construire avec les photos". ”Centre de ressources„ Mais au-delà de la volonté affichée de mettre à la disposition du public malgache des documents témoins de son histoire, "la vocation intime de ce musée, c’est d’être un centre de ressources en histoire", glisse Helihanta Rajaonarison. Son idée est que l’histoire s’écrive aussi grâce aux informations que l’on peut trouver sur les photos qui ont traversé le temps et dont les premiers clichés ont été répertoriés en 1853 à Toamasi-

na et en 1856 à Antananarivo. "La photo est un produit culturel, un objet éminemment anthropologique, parce qu’il y a beaucoup d’imaginaire, d’inconscient, de choix et de volonté qui se croisent dans sa production et sa fabrication", explique celle dont la thèse s’intitule "Les usages sociaux de la photographie à Tananarive du milieu du XIXème siècle au milieu du XXème siècle". La photo, insiste encore l’enseignante-chercheure, ne doit plus être pour les chercheurs en sciences humaines et sociales une simple illustration de leurs travaux. "La photo étant le reflet de l’inconscient et du conscient de son auteur, elle doit être considérée comme n’importe quel document avec les informations qu’on voit directement, celles qu’on doit lire et celles qu’on doit voir", expliquet-elle. Croisée avec d’autres sources, elle explique des faits au lieu d’être un simple élément de décoration dans une thèse ou dans un ouvrage.

et héritiers de photographes, le Musée de la photographie peut se targuer de pouvoir embrasser une multitude d’aspects et de thématiques de l’histoire de Madagascar. L’idée, après la numérisation des photos, est de les classifier, puis de sortir celles qui correspondent à une thématique choisie en vue d’une exposition physique ou d’une diffusion sur Internet. Celles qui sont rendues publiques sont évidemment documentées pour en faciliter la lecture. "Elles ont également fait l’objet de traitement sur photoshop", souligne Helihanta Rajaonarison, même si dans la base de données, elles sont conservées avec toutes les imperfections et toutes les traces laissées par le temps.

”Thématique„ Avec une base de données de plus de 5 000 photos, provenant pour deux tiers des Archives nationales, et pour le reste des tiroirs, des malles et des albums de particuliers ou des négatifs conservés par les descendants

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Une maison symbolique pour un projet culturel Un projet aussi ambitieux et d’aussi grande envergure que le Musée de la photographie ne pouvait être accueilli que dans un lieu aussi symbolique et prestigieux. Depuis février 2018, le musée, qui jusque-là n’était accessible qu’en ligne, sur son site Internet ou sur sa page Facebook, est abrité par l’ancienne maison des maires sise à Anjohy, sur la Haute Ville. Dans le cadre du projet d’inscription de la Haute Ville d’Antananarivo sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, l’ancienne résidence des maires avait été réhabilitée par la Région Ile-de-France. Une fois les locaux réhabilités, il fallait trouver "un projet d’envergure qui accueille le grand public et qui est à connotation culturelle et historique", souligne Tamara Teissedre-Philippe, représentante résidente de la RIF et directrice de l’Institut des métiers de la ville (IMV). Helihanta Rajaonarison, de son côté, voulait trouver un endroit pour abriter un projet de « photothèque » où les chercheurs, mais aussi les simples citoyens, pourraient facilement avoir accès au patrimoine photographique de Madagascar. "Lorsque j’effectuais des recherches pour ma thèse sur les usages sociaux de la photographie, je me suis rendue compte que le patrimoine photographique malgache existe mais est inaccessible", a-t-elle constaté. L’idée a fait son chemin, et a commencé à se concrétiser lorsque la chercheure a croisé le chemin de l’homme d’affaires belge, Cédric Doncq. Avec l’appui de ce mécène, le musée a pu voir le jour même si ses débuts avaient surtout été virtuels. A la recherche, eux aussi, d’un lieu symbolique pour exposer de manière "physique" le patrimoine qu’ils ont commencé à réunir, Helihanta Rajaonarison et Cédric Doncq ont ensuite croisé sur leur chemin la Région Île-de-France qui venait de réhabiliter l’ancienne maison des maires. Les intérêts ont convergé, et le Musée de la photographie a enfin un endroit digne de son statut : patrimonial.

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Portfolio

Souvenir de Jérôme de Souza (1978-2005 ) par Alain Eid

Jérôme de Souza, autoportrait

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Le peintre Claude Béthuel dans son atelier (L’Hebdo, octobre 2002)

Avec Jérôme, on a formé ce qu’on appelle dans le métier un binôme. Lui regardait les gens, moi je les écoutais. Pas la partie la plus gratifiante, écouter. Toute cette blablatique convenue, ces assauts de cuistres toujours prêts à se répandre avec leurs faux-nez. Mais c’est un peu la règle du journalisme à Maurice comme ailleurs, faire parler des gens qui n’ont rien à dire. Alors que c’est le contraire qu’il faudrait faire et qu’on a essayé de faire, modestement, à notre niveau, dans le climat de très grande liberté qui régnait alors à L’Hebdo vers 2002. Il nous est arrivé d’en abuser, de forcer un peu le trait, et c’était marrant ou consternant (c’est selon) ces gens qui appelaient pour s’indigner de trouver le mot "merde" au détour d’une phrase, un peu comme si en voulant leur montrer la lune, ils n’avaient vu que le doigt. Pour bien peu de choses finalement. L’interview d’Iqbal Ghani qui revient sur sa

tentative d’assassinat du Premier ministre sir Anerood Jugnauth en 1989, dans le climat exacerbé du projet d’abrogation de la Muslim Personal Law. Le peintre Claude Béthuel qui nous reçoit dans son atelier et se souvient du Chazal des années 1950 avec son cheveu sur la langue – méprisé par les mêmes qui l’encensent aujourd’hui. Ou encore le photographe Yves Pitchen, seul dans le désert depuis quatre décennies à prêcher la catastrophe écologique que s’est préparée l’île Maurice en bétonnant à mort son littoral. On a eu vite fait le tour. L’ennui nous a gagnés et l’interview de complaisance ne nous semblait pas une alternative intéressante. Cela remonte donc au début des années 2000 et principalement sur deux titres – L’Hebdo dont nous fûmes tous les deux de la première rédaction, moi comme chef d’édi-

tion, lui comme photographe, et Islander, le magazine de bord d’Air Mauritius, dont Joël Toussaint, alors en charge, nous avait confié les grands reportages à l’étranger. Cela nous permettait de mettre les voiles deux ou trois fois par an. Car une île, une fois que tu en as marre de tourner en rond dessus et si la force centrifuge n’a pas eu raison de toi, il faut absolument trouver moyen de se couper d’elle, ne serait-ce que périodiquement. À moins, comme Chazal, d’avoir assez de ressources en soi pour s’exiler de l’intérieur. Jérôme aimait son île. C’est certain. Il y serait resté. Ce sont sans doute ces voiles de l’intérieur qu’il n’a pas eu le temps ou la patience de laisser se déployer. Le soir, en reportage, que ce soit devant une bière à Singapour ou un bol de riz à Chennai, on parlait des choses qui nous stimulaient. De Joel-Peter Witkin, par exemple, qu’on aimait bien tous les deux. Son bébé

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“ Une île, une fois que tu en as marre de tourner en rond dessus et si la force centrifuge n’a pas eu raison de toi, il faut absolument trouver moyen de te couper d’elle. ” congelé, tiré de la morgue d’Albuquerque, couché sur son lit de raisins, m’a toujours semblé être un must de la nature morte, un truc stylé dans l’esprit de la Renaissance façon Arcimboldo. On n’était pas spécialement morbides. C’est l’époque qui l’était un peu plus qu’aujourd’hui, contrecoup sans doute du changement de millénaire. Il y avait eu par exemple tout ce courant gothique dont nous avons photographié à Maurice les "premiers" feux, certes plus de cinq ans après la grande vogue en Occident, toujours ce problème du décalage horaire... Serait-il resté journaliste ? Ce qui est sûr, c’est qu’il apprenait son métier avec sérieux. En reportage, il se levait scrupuleusement avec les coqs pour choper les belles lumières de l’aube. Ce que les paresseux évitent de faire et ce à quoi on les reconnaît au premier coup d’œil malgré les miracles rendus possibles aujourd’hui par Photoshop. Il avait aussi appris à voler les images, c’est-à-dire à forcer un peu les gens, ne pas attendre qu’ils disent oui pour faire la photo, sinon c’est mort, on ne ramène jamais rien. Mais toujours avec le sourire et cette pudeur de jeune homme bien élevé qui, on le sentait, se faisait d’abord violence à lui-même.

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Ce garçon très sérieux, très concentré en tout, se fixait pas mal de contraintes dans l’existence. Tendant à une perfection morale et artistique qui, comme chacun sait, est au-delà de notre nature et doit être arrachée à celle-ci. Beau gosse ("gorgeous" comme j’ai entendu une fois une fille du Cap le qualifier), c’était pourtant le contraire d’un jouisseur. Même sa grande silhouette lui était une contrainte dans ce métier où les petits gabarits roulent plus facilement à terre pour saisir les meilleurs angles. Contrainte aussi sa queue de cheval tressée qu’il portait très longue jusqu’au bas du dos, et qui en Inde faisait se retourner les gens sur son passage, croyant avoir affaire à un sadhu d’une espèce inconnue. Cette natte, il me semblait des fois qu’il était comme crucifié dessus, car pour un introverti de son espèce, elle ne devait pas être si facile à porter. Sans doute exprimait-elle quelque chose, en étant là sans être tout à fait à sa place dans son personnage. Le jour où il l’a coupée, comme ça subitement, j’ai compris qu’il s’était passé quelque chose d’important, mais j’ai oublié de lui en demander la raison. À vrai dire, je n’en ai pas eu le temps.


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Visions brûlantes, Éditeurs Geneviève, Carl, Martine et Rémy de Souza, décembre 2017, 196 p. Prix : 850 roupies (20,70 euros) en librairie.

Une somme photographique arrêtée en plein vol

Il y aura 13 ans cette année, le photographe mauricien Jérôme de Souza choisissait de quitter ce monde. À un âge, 27 ans, où l’on peut estimer qu’un artiste ne peut avoir fait le tour des visions qui l’habitent ni complètement exprimé ce qu’il avait à dire. C’est donc à une somme photographique comme arrêtée en plein vol et à jamais figée dans le temps (du souvenir et sans doute de l’Histoire) que nous convie ce beau-livre édité par la famille de l’artiste à partir du fonds photographique laissé par lui. Des milliers de photos prises sur une petite dizaine d’années dont les quelque 300 sélectionnées ici nous parlent de l’espèce de fulgurance avec laquelle le photographe a traversé son époque. Et son île dont il aimait les petites gens réelles bien plus que les archétypes sociaux qu’elle aime parfois à s’infliger (autant que les "préjugés" à en croire Chazal). Ce livre est aussi l’hommage d’écrivains, journalistes, photographes et artistes, une quinzaine en tout, qui l’ont rencontré et parfois côtoyé et qui rendent compte à travers leurs témoignages de cette double figure de Jérôme de Souza : l’artiste tourné vers la création pure mais aussi le photographe de presse confronté aux "contradictions" de la société mauricienne de son époque. Avec, dans les deux cas, la même envie brûlante d’aller au fond des êtres. Postérité de Jérôme de Souza, une exposition posthume a été organisée en 2007 à Tananarive à l’initiative, entre autres, des photographes Philippe Gaubert et Pierrot Men.

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Regards

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Manifestation des travailleurs chinois à Port-Louis (2004)

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Les rouleaux

Shoot. Un des tout premiers travaux photographiques sur la consommation d’héroïne à Maurice.

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MONIQUE & SANDRO AGÉNOR INTERVIEW : RÉALISATRICE FIROZA ZAHIR-HOUSSEN


CINÉMA MONIQUE AGÉNOR

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Interview

Monique Agénor

La touche à tout dans le milieu culturel parisien par Canopée

Indigo. Monique, vous avez quitté votre île à l’âge de 17 ans, d’après ce que l’on trouve sur

le web, c’est un sacré parcours que le vôtre ! Nous allons tenter de vous suivre. Donc, vous commencez votre vie de jeune fille en vous essayant d’abord au théâtre. Où ? Quoi ? Avec qui ? Remontez le temps et racontez-nous votre jeunesse à Paris.

Monique A. J’ai quitté la Réunion, plus précisément à 18 ans. Une fois à Paris, selon mes désirs de

toujours, je me suis inscrite dans un Cours d’Art Dramatique. À l’issue de ces premières approches de la formation des Comédiens, je fus engagée par la Compagnie des "Jeunesses Théâtrales de France" pour interpréter le rôle d’une ingénue : Cécile. Pièce de Jean Anouilh " Cécile ou l’École des pères " qu’il avait écrite pour sa fille. La mise en scène avait été signée du comédien André Falcon, sociétaire de la Comédie Française. Je commençais bien et fus heureuse de continuer dans cette profession durant de belles et longues années avec un répertoire varié allant des plus grands Classiques : Molière, Marivaux, Alfred de Musset, à nos plus talentueux Contemporains : Jean-Paul Sartre, Jean Giraudoux ou Carlo Goldoni.

I. À la suite de cette expérience vous voilà actrice dans "Le Temps des copains" dans les années soixante. Qu’est-ce que c’était ? MA. "Le Temps de copains" a été une des premières séries télévisées produites par l’ex-ORTF. La série tentait de relater la vie des étudiants de la Sorbonne en cette belle époque, qu’on ne nommait pas encore "les Trente glorieuses" et en cette période qui ne s’appelait pas non plus "Les Sixties". Pour moi ce fut une expérience fort amusante dans laquelle je jouais mon propre rôle, celle d’une jeune

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Mon travail d’écriture me vient, du désir de mettre en film l’histoire du peuplement de la Réunion.”

Réunionnaise cherchant ses repères dans le monde estudiantin des années 60. Cette émission fut relayée par RFO Réunion offrant aussi aux Réunionnais leur toute première série. I. Puis vint le temps pour vous d’être derrière les caméras.

Après avoir obtenu votre doctorat en multimédia, vous voilà camérawoman à Antenne 2 jusqu’à votre retraite. C’est juste formidable ! Quels souvenirs gardez-vous de toutes ces années sur les plateaux ?

MA. Lorsqu’il me fut donné de travailler avec le Producteur Jacques Perrin ou le cinéaste Yves Robert, la fréquentation des lieux de tournage par nécessité professionnelle, m’ayant fait aborder la technique cinématographique, il devint évident pour moi que j’allais me lancer dans ce média pour ne plus le quitter. Je me suis ainsi formée "sur le tas" comme on dit. Mais pour en faire un vrai métier, il me fallait accoler la théorie à la pratique. L’Université de la Sorbonne venait de mettre en place un cursus multimédia, accessible tant aux étudiants qu’aux non-étudiants. Naturellement, je m’y suis engouffrée et en suis ressortie avec un diplôme d’État finalisé par un Doctorat. C’est, munie de ce diplôme, que je suis entrée comme cameraman (woman) à Antenne 2 (devenue depuis France2). I. Quelles émissions et quels invités vous ont le plus marquée ? MA. Dans les années 1980, j’ai participé à de très belles émissions musicales, théâtrales, politiques ou économiques mais mes préférées restent celles de Bernard Pivot "Apostrophes" et plus tard "Bouillon de culture". J’ai toujours été une très bonne lectrice depuis ma plus petite enfance, mais

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c’est en filmant les plus grands écrivains, en les écoutant, en les regardant tels qu’ils sont dans mon objectif de caméra, que m’est venu le furieux besoin de les lire encore plus pour mieux comprendre ou deviner leur vie, leur pensée, leur sentiment à travers leur écriture. Je fus fascinée par l’intransigeant Milan Kundera. Éblouie par le facétieux Jean d’Ormesson. Subjuguée par l’humaniste Edgar Morin. Et bien d’autres encore. Sans parler bien sûr, des inoubliables Jeanne Moreau ou Jane Fonda, dont les personnalités multiples et étonnantes se profilaient dans leur livre autobiographique. I. Nous voilà dans les années 90 et il vous prend alors carrément l’envie de devenir : auteure-productrice, et, c’est tout naturellement que vous désirez raconter l’île de la Réunion en films. Comment cela vous est-il venu ? MA. Mon passe-temps favori, à une certaine époque de ma vie, fut la pho-

tographie. Je m’étais procuré un magnifique Rolleiflex, doté d’un objectif non moins magnifique. Mes premières photos furent pour les maisons créoles dont l’architecture, que je découvrais au fur et à mesure de mes voyages Paris-Réunion, me charmait. Autant celle des petites cases modestes, en paille ou en tôle que celle des grandes maisons de maîtres aux styles variés. C’est à partir de ces photos qu’est né le projet de faire un film documentaire de fiction sur la conservation et la sauvegarde de cette architecture unique, concentrée en un même lieu, sur une si petite île. Pour la concrétisation de ce projet, j’ai créé une société de Productions de Films et avec mon fils Sandro nous nous sommes donné tous les moyens techniques, financiers, humains pour aller jusqu’au bout d’un travail long et difficile. Le film a enfin vu le jour sous le titre : "Taq’pas la porte" en 1989.


CINÉMA SANDRO AGÉNOR

Ont suivi d’autres films dont celui sur les usines sucrières à travers la vie et le travail des usiniers et de leurs employés. "La Route cachalot". Sandro avait assuré la réalisation de ces deux films et de ceux qui viendront par la suite, tournés au Chaudron de Saint-Denis, et aussi dans les autres îles de l’océan indien "Les îles sous le vent". I. Mais alors Monique Agénor ? Dans tout ce foisonnement c’est à quel moment de votre vie que vous devenez romancière ? Vous avez été décorée de l’insigne de chevalier des Arts et Lettres, si je ne me trompe ? MA. Mon travail d’écriture, pour répondre à votre question, me vient, d’une part, des "graines" semées dans mon imaginaire par les différents écrivains côtoyés chaque vendredi de la semaine dans l’émission d’"Apostrophes" comme je viens de le dire, et d’autre part le désir de mettre en film l’histoire du peuplement de la Réunion. Pas facile d’en faire un scénario. Je m’y étais essayée sans grand succès. J’ai alors entrepris d’en faire un récit, sans grande prétention littéraire, mais juste pour apprivoiser et intéresser des coproducteurs. Finalement, au lieu d’être un film (qui se fera plus tard, sans nous, par des moyens détournés), l’histoire se mua en roman sous le titre "L’aïeule de l’Isle Bourbon" (Ed. L’Harmattan). Malgré quelques déboires à propos de ce livre, mon enthousiasme pour l’écriture ne s’est jamais démenti jusqu’ici. Durant quelques années, les éditions du Serpent à Plumes ont publié tous mes romans "adultes" dirais-je. Et, les éditions Syros/ La Découverte, ont publié mes livres "jeunesse".

Ce que je considère comme une récompense pour mon travail, est, comme vous le mentionnez ici, l’honneur d’avoir reçu l’insigne de chevalier des Arts et des Lettres. Ce qui m’a beaucoup touchée. I. L’année dernière on vous a vue en séance de dédicace à la li-

brairie Autrement de Saint-Denis, parlez-nous de ces derniers ouvrages…

MA. Parmi mes livres pour adolescents, la Librairie Autrement en a choisi

deux, publiés par les éditions Ibis Rouge (Guyane) pour des dédicaces en sa librairie, en novembre dernier. Ce fut un grand plaisir. Familles, amis, lecteurs et lectrices de la librairie m’ont apporté leur fervent soutien pour une dédicace sympathique et chaleureuse.

I. Des projets en cours ? MA. Projets ? Top Secret…par superstition ! I. Telle mère, tel fils ? Sandro Agénor, était venu, lui aussi, à la

Réunion en décembre 2017, pour dispenser des cours de scénarisation. INDIGO l’a interviewé sur le sujet et voilà : vous vous retrouvez côte à côte dans le même magazine, un diptyque très sympathique ! Merci Monique Agénor et bons succès pour tous vos projets.

Bibliographie Editions L’Harmattan. 1993. L’Aïeule de l’Isle Bourbon (Prix des Mascareignes) Editions du Serpent à Plumes. 1996. Bé-Maho (Finaliste Prix Carbet Antilles) 1998. Comme un vol de papang’ 2000. Cocos-de-Mer (traductions et publications aux Etats-Unis et en Italie). Editions Syros/Jeunesse. 2000. Le châtiment de la déesse 2001. Plongée dans l’île aux tortues 2005. Les enfants de la colline sacrée Editions Ibis Rouge/Jeunesse. 2016. L’œuf à remonter le temps

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Interview

Sandro Agénor Telle mère, tel fils par Canopée

Indigo. Sandro Agénor, tout d’abord merci de vous prêter au jeu des questions-réponses pour

un diptyque sympa dans INDIGO. Au contraire de votre mère Monique, nous allons commencer cet entretien par votre passage à la Réunion : en décembre 2017 vous avez dispensé des cours à l’ILOI au Port (Institut de l’image de l’océan Indien), en quoi cela consistait-il ? Sandro A. J’ai dispensé une formation au scénario aux élèves de 3è année, d’abord sous forme d’un

cours magistral de deux journées, puis d’un atelier d’écriture de 8 journées, soit 70 heures en tout. Le cours magistral, couplé à des projections de films, leur a permis d’identifier les thématiques, les intrigues et les rebondissements d’un récit, de façon à les générer eux-mêmes ensuite dans leurs propres scénarios. L’atelier a eu pour objet la mise en pratique de ces techniques à travers la conception d’une websérie en format 9' et l’écriture de l’épisode-pilote. J’avais commencé à suivre ce travail avant mon arrivée, par échanges de mails, et j’ai continué à l’accompagner après mon retour à Paris. Nous avons développé deux projets en parallèle qui je l’espère pourront être réalisés l’un et l’autre. I. Avez-vous eu le temps de déceler chez les étudiant(e)s des talents ? SA. L’ILOI forme des professionnels de l’image et du multimédia et leur offre un large éventail de

compétences. En 3è année, les élèves ont déjà acquis pas mal d’expérience et cernent bien leurs envies et leurs objectifs pour leurs futurs parcours. Plutôt que des "talents" à ce stade, on décèle avant tout des potentiels, leur implication dans un projet, leur curiosité, leur créativité et leur capacité à fonctionner en équipe.

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CINÉMA CINÉMAMONIQUE SANDRO AGÉNOR

> Classe MAAJIC 3 AUDIOVISUEL. 1er rang, de g à d. Caroline SANGARIN, Steeven PAYET, Fabrice ESPARON, Harini MARDAYE, Marvin BIRTEGUE. 2è rang. Kévin LASSAL, Sandro AGÉNOR, Loïc CALICHIAMA, Robin MAURRIC, Arnaud JOUAND. Photo. Marjorie ASSANI-VIGNAU

Tournage < "TAQ’PAS LA PORTE" Maison Hugo, 1988.

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CINÉMA SANDRO MONIQUEAGÉNOR AGÉNOR

DOCKER, TI-FOCK (1992) Photo archives de S.Agénor. De g à d. Dominique Blanc, AS, Delixia Perrine, Ti-Fock, Jean-Luc Trules

I. Pensez-vous que nous puissions voir l’émergence de futurs

grands scénaristes dans l’océan Indien ?

SA. Quelle que soit l’œuvre filmique (long-métrage, téléfilm, série, animation, programme court, documentaire…), elle doit passer tôt ou tard par un document écrit qui permet à tous les intervenants (auteurs, producteurs, décideurs, techniciens, comédiens, compositeurs…) de suivre le même cap. Ce document, c’est le scénario. C’est pourquoi une formation au scénario n’a pas pour vocation exclusive de former des scénaristes mais de donner à tous, y compris à ceux qui ne seront pas scénaristes plus tard, les outils indispensables à la lecture et la compréhension des films auxquels ils participeront. Cela dit, on détecte très vite ceux qui parmi les élèves ont des dispositions naturelles pour l’écriture et qui sont les mieux placés pour être plus tard, et s’ils le souhaitent, auteurs ou auteurs-réalisateurs. I. À la Réunion on se souvient de vous en qualité de réalisateur

de deux excellents documentaires, il y eut aussi un film sur le chanteur Ti-Fock je crois, rappelez-nous les années de tournage, quels souvenirs en avez-vous gardés ? Que sont devenus ces films ? SA. J’ai tourné "Taq' pas la porte (ferme pas la porte)" en 1988 et "La route cachalot" en 1991. Deux films écrits par ma mère Monique et qui s’interrogeaient sur le patrimoine réunionnais, à travers les cases créoles et l’histoire de la canne à sucre. Ils ont été vus un peu partout dans le monde et je crois qu’ils ont modestement contribué à une prise de conscience

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locale de la nécessité de sauvegarder ce patrimoine. Par exemple, en 1988 le domaine De Châteauvieux à Colimaçons (aujourd’hui Conservatoire Mascarin) ou le domaine des Tourelles à la Plaine des Palmistes étaient en ruines et le film a donné un coup de pouce à tous ceux qui demandaient leur restauration. Certains vieux domaines sucriers ont également été réhabilités ou sont en passe de l’être. Je suis en train de mettre ces films en ligne sur ma chaîne YouTube et ils y seront tous d’ici fin 2018. Quant au clip "Docker" du chanteur Ti-Fock (1 992), il vient de dépasser les 100 000 vues sur YouTube. Les commentaires des internautes évoquent cet âge d’or où les clips disposaient de moyens conséquents et représentaient une véritable école pour de jeunes réalisateurs comme moi. C’est vrai, ce clip avait été tourné en pellicule 35m/m cinéma, il y avait un beau casting, de la machinerie, de nombreux décors… C’est inimaginable aujourd’hui où un clip doit être tourné en une journée. I. Votre profession principale depuis 1996 est donc celle de scénariste et co-scénariste, quels sont les films sur lesquels vous avez travaillé durant la dernière décennie ? Où ont-ils été tournés ? Succès ou pas ? Dites-nous tout sur les dessous de votre cinéma.


CINÉMA CINÉMAMONIQUE SANDRO AGÉNOR

En savoir plus sur Sandro Agénor Bio & films. www.wikipedia.org/wiki/Sandro_Agénor SIte personnel. www.sandroagenor.com

SA. Au cours de ces dix dernières années, j’ai écrit ou coécrit une dizaine de téléfilms, deux films de cinéma et développé aussi des projets qui ne se sont pas faits - ou qui n’ont pas encore abouti parce qu’ils sont difficiles à produire pour différentes raisons. Parmi les œuvres récentes qui ont été diffusées, "Toussaint Louverture" (2 x 90' - France 2) a recueilli un beau succès public et critique, remportant notamment plusieurs récompenses au Festival du Film de Los Angeles. Le tournage s’est déroulé en France et en Martinique. "Inquisitio" (8 x 52' – France 2) qui relatait la guerre des Papes pendant le grand schisme d’Occident a connu un très fort démarrage, se plaçant même en tête des audiences lors de la 1ère soirée, avant de subir un tassement lors des soirées suivantes. Le tournage s’est tenu dans le sud de la France et en Avignon. "Paradis amers" (unitaire 90' – France 2) racontait l’histoire d’amour entre le fils d’un couple d’expats en poste à Mayotte et une jeune fille mahoraise musulmane. Sans être un "carton", le film tourné presque entièrement sur place a bien marché compte tenu de son sujet. Il a également remporté le Prix du scénario au festival de La Rochelle 2012. Enfin plus récemment, j’ai écrit "Le rêve français" (2 x 90') qui sera diffusé en 2018 sur France 2 et qui parle des émigrations antillaises et réunionnaises, grâce ou à cause du BUMIDOM, vers la métropole dans les années 60. Ce film en deux parties a été tourné en Guadeloupe et en Région parisienne. I. Encore trois dernières petites questions en une seule avant de vous rendre à vos activités prenantes : Que ressentez-vous pour l’île de la Réunion ? Parlez-vous créole ? Mangez-vous créole ? SA. La Réunion est mon pays, c’est ma culture première, je porte le nom d’une famille créole, Agénor, et ma moto à Paris est immatriculée 974. Je comprends très bien le créole mais quand je veux le parler, tout le monde se marre, donc j’y vais du bout des lèvres. Et non seulement je mange créole mais je le cuisine : mon fils a goûté au cari bien avant son premier steak frites !

> Court-métrage UN SIMPLE OUBLI (1992) Fiona Gélin, AS, Arnaud Dormeuil

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CINÉMA FIROZA ZAHIR-HOUSSEN

Interview

Firoza Zahir-Houssen

“L’imaginaire est une échappatoire et une projection, l’expression d’une aspiration” par Domoina Ratsara I Photo. Ange

La réalisatrice de Tetirano, Firoza Zahir-Houssen, partage sa vision du milieu du cinéma, de son présent mais aussi de son avenir. Indigo. Le cinéma est-il venu à vous ou est-ce vous qui êtes allée

chercher le cinéma ?

Firoza Z-H. Le cinéma et moi, c’est une vieille histoire (rires). J’ai été – et

je le suis toujours d’ailleurs – une incorrigible cinéphile au point de vouloir devenir une actrice. Pendant les Rencontres du Film Court (RFC), je me suis beaucoup intéressée aux ateliers actorat. Mais, malgré les efforts et les nombreuses tentatives (j'ai dû passer beaucoup de castings), il s’est avéré que je ne suis pas faite pour ce métier. Ma rencontre avec Raymond Rajaonarivelo1 a été décisive. Il m’a présentée à des jeunes réalisateurs et c’est ainsi qu’est née, petit à petit, l’envie de faire un film. Après, Raymond Rajaonarivelo m’a donné un scénario à lire. Je m’en suis beaucoup inspirée pour l’écriture de mon premier film, Tetirano.

I. Entretenez-vous un rapport particulier avec l’objet "film" ? FZH. J’ai un rapport très passionné avec le film. Membre de l’Institut français de Madagascar (IFM), j’y viens principalement pour les films, j’en regarde beaucoup chez moi. Je regarde très peu la télé car je préfère

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dévorer des films. Il faut dire que, très tôt, j’ai développé une préférence pour les films qui font réfléchir et dont les issues sont imprévisibles. Les réalisateurs comme David Lynch et les Martin Scorcese font partie de ceux que j’affectionne particulièrement. Je ne suis pas très fan des blockbusters, des films divertissants avec leur côté prévisible. I. Tetirano a été votre premier film. Il vous a permis tout de suite de

décoller professionnellement. Vous sentez-vous engagée dans la bonne direction ?

FZH. Il est vrai que Tetirano a été mon premier film. Avant de s’attaquer

à ce film, les différentes facettes de la réalisation m’étaient encore assez méconnues. J’ai écrit le scénario à la lumière des conseils de Raymond Rajaonarivelo. Puis, le reste s’est fait avec l’accompagnement des jeunes réalisateurs malgaches avec qui j’ai développé des relations professionnelles. C’est en Allemagne, pendant le stage post-RFC en 2015, que j’ai réellement appris ce qu’est la réalisation. Aujourd’hui, j'écris mon troisième scénario et j’ai beaucoup de questionnements. Avec Tetirano, je ne disposais pas encore des bagages techniques mais il y avait chez moi l’envie de raconter une histoire. On sent dans le film une certaine sincérité, je dirai même une certaine innocence. Après, j’ai réalisé mon deuxième court-métrage (Maux d'elle, 2015) dans


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lequel j’ai beaucoup mobilisé les acquis théoriques et techniques et j’ai l’impression que le film a perdu un peu de sa sève. Peut-être que le cinéma, c’est aussi raconter l’histoire comme on a envie de la raconter et dans laquelle on peut se permettre de ne pas suivre les règles. I. Vous débutez avec deux films de fiction. Pourquoi ce parti pris

pour l’imaginaire ?

FZH. J’aime inventer des histoires. Le documentaire est en quelque sorte

une reproduction du réel. Le monde dans lequel on vit est tellement détérioré que le choix de l’imaginaire s’est imposé comme une évidence à mes yeux. Pourquoi faire de la fiction, tout simplement parce que je veux et voudrais toujours raconter la vie telle qu’elle est et telle qu’elle n’est pas. Mon objectif est de montrer, à travers mon cinéma, mon point de vue en tant qu’humain, en tant que femme et en tant que Malgache. J’ai le désir de démontrer non pas ce que l’on voit mais comment on le voit. Comme le dit si bien Stephano Knuchel : " …toutes les histoires méritent d’être racontées". L’imaginaire, c’est un peu une échappatoire, un moyen pour fuir la dure réalité de la vie mais c’est aussi une projection, l’expression d’une aspiration : "Que notre monde soit comme je l’ai écrit !" I. Faire un film, qu’est-ce que cela représente à vos yeux ? FZH. J’ai fait des études de communication à l’Université mais j’ai finalement choisi de me consacrer au cinéma. C’est un énorme sacrifice malgré la précarité de la profession. Il est impossible de se faire engager dans un emploi stable car le cinéma, c’est de l’instabilité. On voyage beaucoup mais après chaque voyage, c’est un perpétuel retour à la case départ. Mais humainement parlant, c’est beaucoup d’aventures, des rencontres enrichissantes, des découvertes de l’autre et d’autres horizons. Ce n’est que du bonheur pour une passionnée de cinéma comme moi.

Raymond Rajaonarivelo est un illustre réalisateur malgache qui a réalisé, entre autres, Tabataba (1988), sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes ou encore Quand les étoiles rencontrent la mer (1996)

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I. Quel regard portez-vous sur ce milieu qui reste jusqu’ici très

masculin ?

FZH. Il est vrai qu’au début, le cinéma, à mes yeux, c’est un milieu

masculin avec des métiers très techniques à la base. Et peut-être inconsciemment, j’avais peur de cela, d’où mon orientation vers l’actorat. Puis, comme je n’ai pas fait d’études en cinéma, cela ne fait que renforcer ces idées reçues. Par contre, une fois entrée dans le milieu, je ne me suis jamais sentie inférieure aux autres et encore moins vis-à-vis de mes pairs masculins. I. Comment voyez-vous l’avenir du cinéma à Madagascar ? FZH. Nous sommes bien partis à mon avis. Nous devons désormais nous

investir davantage pour faire plus de films et accroître ainsi la visibilité de notre pays sur le paysage du cinéma international. Il n’y a aucune raison que nos réalisateurs ne soient pas présents dans les grands rendez-vous internationaux du cinéma. I. À votre avis, quelles actions faut-il entreprendre aujourd’hui

pour accompagner le développement du septième art dans la Grande île? ?

FZH. Sur le court-terme, je pense qu’il est essentiel de parler davantage de cinéma, de le faire connaître en tant qu’art mais aussi en tant que métier. L’une des raisons qui justifient la rareté des femmes dans le métier, c’est cette méconnaissance des possibilités de métier dans le milieu du cinéma. Il n’y a pas que le réalisateur dans le cinéma. Il faut créer d’autres plateformes pour parler de cinéma et de son environnement. Les RFC, c’est le seul espace où l’on ne parle que de cinéma pendant dix jours. Mais ce n’est pas suffisant. Sur le long-terme, je dirai qu’une école est une étape incontournable. Les gens ont soif d’apprendre et une école de cinéma va nous permettre de former des techniciens qualifiés qui vont nous ouvrir à d’autres opportunités. I. Quelles perspectives se profilent à l’horizon actuellement ? FZH. Il y a des initiatives qui commencent à émerger. Les associations Asa Sary et Ari’art ont, entre autres, organisé une résidence d’écriture à l’endroit d’un certain nombre de porteurs de projets cinématographiques en 2017. Nous avons pensé qu’il important d’unir nos forces et de mutualiser nos ressources. Certes, c’était une action ponctuelle mais elle nous a permis de nous ouvrir à d’autres horizons et donc à de nouvelles opportunités.

Tetirano L’irréel par ricochet Le petit Maneva, vivant avec sa grand-mère depuis sa naissance, a eu, l’espace d’une nuit, la chance de découvrir de quoi réinventer leur réel. Tetirano / L’eau des larmes (2014) a remporté en 2015 le Prix de la meilleure interprétation, le Prix Jury Jeune et la Mention Spéciale du Jury de la Catégorie Fiction aux 10e Rencontres du Film Court. Le film a été sélectionné dans de nombreux festivals internationaux dont le LAFF (Luxor African Film Festival) en Égypte en 2016.

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PORTRAIT : LIVA RAJAOBELINA EXTRAIT BD : POV & CASSIAU


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Portrait

Liva Rajaobelina Bille en tête

par Raoto Andriamanambe I Photos. Ange

Un stylo, c’est un banal objet du quotidien. Un stylo, c’est également un pinceau ou une plume que Liva Rajaobelina manie avec maestro. Quand il ne dispense pas ses cours de dessins d’art au sein du Lycée technique et professionnel d’Ampefiloha, Liva Rajaobelina aime fureter du côté des marchés ou enquêter, à la manière d’un journaliste, auprès d’artisans, aussi bien à Antananarivo que dans les villes périphériques. Durant ces escapades, souvent improvisées, il ne demeure pas un simple spectateur, il pose des questions. Il interroge. Il est curieux. Et, dans sa tête, il photographie la scène qu’il voit. ”Cursus„ Pour reconstituer une carrière, somme toute exceptionnelle dans l’art et, récemment, dans la bande dessinée, il faut questionner Liva Rajaobelina, à son tour. Dans sa jeunesse, il est touche-à-tout. Il pratique le football, les arts martiaux et dessine énormément. Ces trois

passions occupent une grande place dans sa vie. Mais le dessin se démarque. Après un cursus, "peu enthousiasmant", au sein de l’Institut supérieur technologique (IST), il intègre l’École supérieure des métier art et plastique (Emap). Il prend l’option « décoration » mais ne se passionne que pour une seule matière : les "croquis et dessins". "Ma fibre artistique s’est développée au fur et à mesure. Le fait d’avoir étudié cette matière m’avait convaincu : je voulais devenir dessinateur et artiste". Liva ne veut pas de métier "conventionnel". Il prend le large et fonce dans l’art, presque tête baissée. Il débute artistiquement avec de la sanguine à base d’huile. ”Dogme„ "En 1998, j’ai décidé de devenir véritablement un professionnel. C’était un tournant de ma vie". Liva ne s’arrête pas en si bon chemin. Il en veut davantage. L’artiste ne choisit pas la facilité en apprenant aux côtés du grand peintre malgache, Ralaipatsa. "J’avais eu de la chance. C’était la dernière

année d’enseignement au Lycée technique et professionnel d’Ampefiloha. Il m’avait accepté en tant qu’apprenant". Liva prend des cours de perfectionnement particuliers auprès de ce maître. Les séances lui coûtent une petite fortune mais il se dit que le jeu en vaut la chandelle. Cet apprentissage dans l’atelier de Ralaipatsa est difficile mais enrichissant, car l’homme est un maître intransigeant. La rigueur est, chez lui, érigée en dogme. "C’était un maniaque des détails. Il me demandait de répéter inlassablement les mêmes gestes et les mêmes techniques. Une anecdote me fait encore sourire jusqu’à maintenant : j’avais déjà exposé depuis cinq années, mais, une fois, il m’avait demandé de dessiner un balai !". La précision du trait ainsi que le traitement quasi-chirurgical de l’anatomie humaine lui ont été transmis par ce maître. ”Portraits puissants et réalistes„ Aujourd’hui, le style de Liva est reconnaissable entre mille. Il manie le stylo à bille

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avec délicatesse et raffinement. Sous ses doigts, les lignes et les hachures qui s’entrecroisent deviennent une tête, une main, un visage ou…une bande dessinée, comme La Réunion kely, le premier album qu’il a sorti en décembre dernier, avec Dwa au scénario. Les dessins de Liva sont très précis et extrêmement réalistes. Le stylo permet un jeu d’ombres et de lumière particulièrement saisissant. L’artiste devient rapidement une référence dans ce que l’on appelle techniquement le "stylographisme", à travers ses portraits puissants et réalistes. Sa renommée traverse même l’océan, si bien qu’en 2012, il croque les skippers du Vendée Globe. Ce style unique sied à merveille également aux "BD reportages" qu’il veut tant démocratiser. En effet, en 2016, il tombe un peu par hasard sur cette discipline par le biais d’une formation au sein de l'Institut français de Madagascar (IFM). Lors de la remise de prix, Jean-Luc Schneider le repère puis lui commande un album. C’est la naissance de La Réunion kely. Un projet qui matérialise le désir de Liva de "croquer les réalités et les faits sociaux malgaches". L’accueil de l’album est encourageant, mais l’artiste s’est encore quelque peu senti "bridé" par les enjeux. Pour le second album en gestation, il promet de s’améliorer. "Je n’ai plus d’appréhension. Je serai plus libre dans ce prochain projet". De quoi construire davantage sa légende. Quoi de plus naturel pour celui qui se voyait architecte quand il était petit.

Liva Rajaobelina en 5 dates 2008

1er Prix au concours organisé par le magazine français "Pratiques des Arts n° 78"

2010

Invité d’honneur au "Marché de la peinturlure d’été" / Saint Gilles Croix de vie (France)

2012

Exposition des portraits de skippers du Vendée Globe au Sable d’Olonn

2014

Exposition aux côtés du peintre Denorovelo les "Couleurs malgaches" (IKM Antsahavola)

2017

Premier album BD, La Réunion kely, scénarisé par Dwa (Édition Des Bulles dans l'Océan)

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Savika

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Coup d'État

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Paps

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Interview

Pov

“L’imaginaire est une échappatoire et une projection, l’expression d’une aspiration” par Aline Groeme-Harmon I Photos. Nico

Deux yeux qui pétillent au-dessus d’un sac en bandoulière. Une façon de prononcer les mots du bout de la langue, qui dit qu’après 12 ans à Maurice, le dessinateur et caricaturiste Pov n’a rien perdu de son accent malgache.

Pov est en retard au rendez-vous. Cela fait partie de sa légende. De son quotidien. Les dessins rendus en retard, ça le connaît. Il est connu pour ça. Au début, il semble s’en amuser. "J’arrive à mon heure", lance l’insolent dans un grand rire. "Mais c’est vrai que cela ne correspond pas à l’heure des autres." Cette fâcheuse tendance a dû lui causer bien des ennuis. Pov ne s’en cache pas. "Quand on me fixe une deadline (heure limite pour livrer un article dans le jargon de la presse, NDLR), je calcule jusqu’où cela peut aller vraiment. Si on me dit 11 heures, cela veut dire 11 h 40. À 11 h 40, je sais que j’ai encore cinq minutes." (Petit rire) Un peu nerveux cette fois. "Il y a des deadlines différentes dans un journal, de l’atelier à l’imprimeur. Je demande à tout le monde sa deadline. Et j’arrive à trouver la vraie." Pov serait-il en perpétuelle recherche du temps perdu ? Pourquoi calculer ainsi l’extrême limite ? Et vivre dangereusement, au quotidien. "Il y a un souci", commence-t-il. Le ton est grave. Fini le rire de tout à l’heure. "Il y a un souci mais je ne veux pas l’admettre. Je crois que je travaille mieux sous pression." C’est sous la pression maximale que jaillirait la lumière. "Je prétends que

j’attends la dernière minute parce qu’il y a parfois des changements. C’est la pression qui me pousse à fouiller au fond de moi. Je sors des choses un peu brutes." C’est dans ce magma qu’il trouve sa matière. Pov se confesse. Parfois il se pose lui-même de fausses deadlines. Il joue à se faire peur. Tricher avec lui-même demande une véritable organisation. "Si la deadline est à 10 heures, je me dis que c’est à 9 heures." Quand 9 heures sonnent, il se met la pression tout seul, "histoire d’arriver à la deadline des autres". C’est la roulette russe. Parfois ça marche, parfois non. Surtout que le joueur joue à plusieurs jeux en même temps. Pov vit en position de grand écart. Lui qui assure les dessins de presse au jour le jour pour le quotidien L’Express. À la fois celui de Maurice et celui de Madagascar. "Je suis un peu schizophrène", admet-il. Le dessinateur recommence à sourire. "J’ai des projets qui nécessitent différentes façons de réfléchir." Le matin : revue de presse pour les actualités mauriciennes. "Je laisse mijoter dans un coin de ma tête. Je sais ce qui a été fait la veille, et je regarde ce qui se présente aujourd’hui." La matinée est meublée par des commandes de dessins, par exemple pour des magazines. L’heure tourne et les dessins pour les deux "Express" doivent être rendus pratiquement à la même heure, 23 heures. Grâce au décalage horaire entre Maurice et Madagascar, Pov "gagne" une heure et rend son dessin malgache à minuit. Ouf, la journée est enfin finie. Le dessinateur et caricaturiste est l’heureux père de trois enfants en bas

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Un comptable peut refaire le lendemain ce qu’il a fait de bien la veille ; dans la création, ce n’est pas possible.”

âge. Avec une "maison à soigner" et cinq chiens à nourrir. "Quand ils ont faim la nuit, ils se mettent à aboyer." Au même moment, son téléphone sonne. Pov le sait. C’est l’une ou l’autre rédaction qui appelle pour savoir à quelle heure arrive le dessin du jour. Et dire que le matin, Pov commence par noter sur un tableau, heure par heure, tout ce qu’il doit faire. Il lit, il fait un peu de ménage, "pour avoir l’esprit tranquille". Quand il parvient à respecter le tableau, la journée est bonne. No stress, no panic. Sauf que le tableau devient vite le méchant de l’histoire. Un adversaire contre lequel il doit lutter. "C’est le côté artiste qui crée des débalancements. J’ai toujours envie de mieux faire. Quand arrive l’heure, je triche un peu, j’ai envie de retoucher le dessin." Mais le côté artiste ne peut rien contre la petite aiguille. Résultat, Pov finit ses journées "lessivé total. Des fois, je me demande pourquoi je fais ça ?" La petite voix au fond de lui l’oblige à rectifier. "Si je ne faisais pas ça, je ferais quoi ?" Lui qui passe ses journées en compagnie de "six, sept mauvaises idées. Je dois choisir la moins pire. Jusqu’au bout, j’ai l’espoir d’avoir une bonne idée". Pov dit qu’il est le premier étonné quand des lecteurs trouvent qu’un dessin, est "wow". Lui a "peur" d’ouvrir le journal, parce que c’est encore la "mauvaise idée de la veille que je vais voir". Le côté rationnel reprend le dessus. "Un comptable peut refaire le lendemain ce qu’il a fait de bien la veille. Dans la création, ce n’est pas possible". Justement. C’est l’incertain qui le fait vibrer. Foi de Pov, il a bien essayé d’être dans les temps. "Cela me stresse davantage de ne pas avoir de stress, de ne pas avoir des choses à faire. Ma tête me demande pourquoi je ne suis pas en train de faire un truc ? J’angoisse de ne rien faire. C’est toute une philosophie, l’art de faire du rien. Je vais y arriver, mais je suis encore débutant." Une fois les dessins rendus, Pov souffle. Les jours les plus "durs", il trouve refuge dans la spiritualité. Pov est un mormon croyant et pratiquant. Quand l’accouchement est moins difficile, il regarde des jeux d’échec. "Et là je m’endors." Entre autres thèmes, Pov a croqué la religion. Ce qui lui a valu des ser-

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mons et des excuses présentées aux lecteurs par le journal. Avec le temps, le dessinateur l’admet : "Je me suis calmé sur ce sujet. Il y a des gens qui ne comprennent que ce qu’ils veulent comprendre. Quoi que je fasse, je ne les ramènerai pas à la raison. Ce n’est pas mon rôle. On rentre alors dans un dialogue de sourds." Quand Pov sent qu’il ne contribue pas au débat, à quoi bon aiguiser ses crayons ? "Je n’ai pas baissé les armes", se défend-il. "Les sujets qui méritent la discussion ne sont pas d’actualité pour l’instant. On est retombé dans la banalité." Lui-même affirme se confronter à ses croyances. En faisant la distinction entre le sacré et les traditions. "J’aime bien critiquer tout ce qui est traditionnel. Parfois ce sont des choses élevées au rang de sacré pour le confort de certains. J’ai beaucoup de réserves pour toucher à ce qui est sacré." Les sujets tabous travaillent Pov. Il cite l’exemple du vivre ensemble et des lobbys sectaires à Maurice. "Quand il y a des remarques racistes au moment d’une inondation, par exemple, on sent que la bête rôde. Là, je suis prêt à dessiner. Je suis comme un sniper. Je ne dois pas tirer pour révéler ma position, mais quand je tire, cela doit faire mouche." Il se prépare déjà aux prochaines élections générales à Maurice, prévues entre fin 2019 et début 2020. "Même si je n’en pense rien, je me dois d’avoir des idées dessus. Le dessin de presse, c’est l’art de rendre intéressant ce qui ne l’est pas. J’assume." Pov, c’est le surnom qui lui reste de sa prime jeunesse dans le quartier russe de Tana. Des Russes surnommés les Popov. Formé quelques mois à l’Institut de journalisme de Berlin, puis à la Thompson Foundation de Grande-Bretagne, c’est en 2006 que le dessinateur et caricaturiste pose ses valises à Maurice. Est-il plus Malgache ou plus Mauricien ? Pov utilise encore une fois le mot "schizophrénie". Il est en procédure pour obtenir la nationalité mauricienne. "Cela m’a déjà été refusé une fois. Cinq ans après, je reviens à la charge." Malgache par la naissance et la culture, "je me sens Mauricien", affirme-t-il. "C’est à Maurice que je vis, que je gagne mon pain. Les gens disent que je suis Mauricien de cœur. Mais c’est l’inverse. Maintenant, je suis Malgache de cœur."


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Des albums de BD qui s’enchaînent Lundi noir sur l’île rouge, album graphique co-réalisé avec le dessinateur malgache Dwa, est sorti en décembre 2017. Un album paru chez l’éditeur Des bulles dans l’océan. Il s’agit du chassé-croisé d’un triangle amoureux sur fond du coup d’État de 2009 à Madagascar. Les personnages : Looms, le rockeur qui croit en sa musique, et Daniel qui est dans les business que la crise a favorisés. Entre eux, il y a Nina qui "cherche l’équilibre entre poésie, romance et la réalité d’un pays en crise, où jouer de la musique ne fait pas bouillir la marmite". Avec le soutien de l’Institut français de Maurice, Pov a présenté l’album au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, en février 2018. Ce n’est que depuis mai 2018 que l’album est disponible à Maurice. "L’ironie du sort c’est que cet album arrive alors qu’il y a de nouveau une crise à Madagascar, qui semble prendre le chemin de celle de 2009. On retrouve pratiquement les mêmes acteurs qu’il y a dix ans." Pov et Dwa préparent un autre album : Dictature à Brickaville. C’est le troisième tome d’une série qui comprend Méga-complots à Tananarive et Coup d’État à Tamatave. Cette série "essaye de faire voyager les gens dans Madagascar". À Brickaville, sur la côte Est de la Grande île, il y a des champs de canne à sucre. "On va raconter la fabrication de cet alcool artisanal qui marche très bien, le toaka gasy, littéralement alcool malgache. Il est transporté dans des jerricans jaunes, en taxi-brousse, et servi dans des tripots. C’est illicite, mais cela se passe à grande échelle, avec les autorités qui au mieux ferment les yeux, au pire sont partie prenante du trafic." Le héros est pris par erreur pour un caïd impliqué dans le trafic. "On va raconter comment c’est fabriqué, d’où ça sort et le cheminement avant que cela n’arrive en ville."

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One shot

Pov & Cassiau Le tourisme dans l'océan Indien, une tradition multiséculaire.

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Dossier.

Volcanisme dans l'ocÊan Indien pages 160 • 183


NELSON ET LE VOLCAN • MAGMA MATER, L'IMAGINAIRE DU VOLCAN ANTSIRABE, EN BONS THERMES • ITASY, RELENT DE VOLCAN


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VOLCANISME NELSON ET LE VOLCAN

Pièce de théâtre pour jeune public

Nelson & le volcan par Emmanuel Genvrin

Illustrations. Luko

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1. Au Piton de la Fournaise Récitant(e). Ce jour-là, au Piton de La Fournaise, madame Desbassayns1 était en colère. Elle faisait régner un grand désordre, elle brûlait la forêt et creusait de nouveaux cratères. Elle pleurait et des trombes d’eau noyaient la montagne, elle crachait et un épais brouillard effaçait l’horizon. Pour sûr, madame Desbassayns se faisait du souci. Madame Desbassayns. Ah malheur ! Je n’en peux plus, je suis à bout. Grandiab ! Grandiab, réponds-moi ! Réponds-moi sinon j’explose de colère ! (Elle se fâche, puis se radoucit.) Grandiab mon amour, mon chéri, mon amoureux, c’est ta mignonne madame Desbassayns adorée qui t’appelle. Réponds-moi, mon trésor... Grandiab. Qui trouble mon sommeil, qui ose me réveiller ? Madame Desbassayns. C’est madame Débasinette. Grandiab. Ah c’est toi vieille ganache, madame Desbassayns, Granmèrkal. Que me veux-tu ? Madame Desbassayns, en aparté. : Arrgh, il se moque de moi ! (Radoucie.) Gentil Grandiab, je n’en peux plus. On m’a donné le volcan comme demeure et, depuis, j’en étais la maîtresse. La population me craignait, pas un colon n’osait s’installer ici ou alors je le martyrisai et je lui jetai un sort. Aujourd’hui tout part à vau-l’eau : les touristes sont de plus en plus nombreux et envahissent mon domaine. Ils ne respectent rien, ils pique-niquent sur mon piton, ils vont, ils viennent et ils emportent des morceaux de lave comme souvenir. C’est pourtant interdit et inscrit sur un panneau ! Ils parlent l’anglais, l’allemand, le malgache alors que moi, je ne comprends que le créole et le français. Comme tu vois, Grandiab, sur le Piton de la Fournaise, madame Desbassayns ne connait plus le repos. Grandiab. C’est bien fait, tu n’avais qu’à pas être méchante de ton vivant. C’est ta punition et je veille sur ton purgatoire.

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Madame Desbassayns. C’est vrai qu’autrefois j’ai été mauvaise. Aujourd’hui je suis bien punie et il me reste sept cent cinquante ans à vivre sur ce volcan. Mais, quand on voit ce qu’est devenue La Fournaise, je ne tiendrai pas le coup. Grandiab. C'est la vérité, diablesse ? Madame Desbassayns. Que deviendra La Réunion sans madame Desbassayns ? Grandiab. Hum ! Écoute, Mèrkal, j’ai pitié de toi et je vais faire un geste. Un nouveau volcan doit surgir de la mer. Je t’en fais cadeau et ce sera ton logis. Madame Desbassayns. Argh ! Je me sens redevenir méchante. Grandiab. Mais attention, le volcan sera à toi si nul n’y dort une nuit, une nuit entière. Si d’aventure quelqu’un réussit à y passer ne serait-ce qu’une nuit, une seule nuit, c’est à lui qu’appartiendra le volcan et toi, tu rôtiras pour toujours en enfer. Madame Desbassayns. Merci Grandiab, merci, un volcan tout neuf... Grrr ! (En aparté.) À la première occasion, je me débarrasse de Grandiab. Grandiab. Qu’est-ce que j’entends ? Madame Desbassayns. C’est rien, Grandiab, rien. Récitant(e). Clopinclopant madame Desbassayns regagna son antre sous le Dolomieu, une montagne creusée de galeries et de cavernes où la Mèrkal prépara fiévreusement ses bagages. Cependant, caché derrière un rocher, Nelson le petit défricheur avait tout entendu.


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2. À la Plaine des Cafres2, au pied du volcan Nelson. Marmailles, j’étais en train de défricher le terrain de monsieur Payen quand j’ai aperçu une vieille femme aux cheveux rouges. Mon Dieu ! Je crois bien que c’était madame Desbassayns. C’était elle. Avez-vous vu ? Elle parlait avec une sorte de Grandiab. Il attribue un volcan neuf à qui passera une nuit dessus. Ah là là, madame Desbassayns fait peur mais j’ai bien envie de tenter ma chance. Oui, je vais tenter ma chance et demain, je deviendrai propriétaire ! Payen. Nelson, petit misérable, où es-tu ? Nelson. Voilà monsieur Payen, cachons-nous. Payen. Nelson ! Où est-il, ce fainéant ? Comme si j’avais de l’argent à jeter par les fenêtres. Le cyclone a ravagé ma plantation et, avec les impôts, l’engrais, le fourrage à payer, sans compter l’emprunt à la banque, j’ai perdu toutes mes économies. Nelson, où es-tu ? (Le débusquant.) Ah tu es là ! J’arrive et le terrain n’est pas défriché ? Nelson. Patron, je suis en arrêt-maladie. Payen. Comment ça : "En arrêt-maladie" ? Je vais t’appendre les arrêts-maladie, moi. (Il s’immobilise soudain.) Hé ! Regarde là-bas, qu’est-ce que c’est ? Quelque chose vient d’exploser dans la mer. Une sorte de geyser. Nelson. Une sorte de zézèr3 ? Payen. Pas un zézèr, un geyser.

Nelson. Maman, mon volcan ! (S’interposant.) C’est rien, juste un gros nuage sur la mer, un orage avec des éclairs. Payen. Ce n’est pas un orage, c’est quelque chose d’autre. Nelson. Monsieur Payen, je retrouve la santé. Je vais me mettre au travail, je vais défricher avec ardeur, c’est promis. Monsieur Payen, rentrez chez vous, vous êtes épuisé, vous avez des hallucinations, vous voyez des zézèrs partout. Allez vous reposer et cessez de scruter la mer. Scruter la mer donne le vertige. Payen. Hum. Bien, j’y vais mais toi, rattrape le temps perdu. Récitant(e). Nelson pensa s’être débarrassé de monsieur Payen. Il rêva d’un royaume, une île nouvelle, un volcan dont il deviendrait le propriétaire. Il ne cessait d’observer le geyser magique. Nelson. Mon zézèr ! Récitant(e). Il fit son baluchon et partit à sa conquête, plein de courage et d’espoir. Cependant monsieur Payen avait feint d’aller dormir. Si Nelson était pauvre, monsieur Payen n’était pas riche et n’avait pas de quoi payer ses défricheurs à la fin du mois. Quand il vit que le geyser se transformait en volcan, il pensa y trouver des terres nouvelles et gratuites. Alors, à son tour, il fit sa valise. Payen. Mon geyser ! Récitant(e). Au loin, on pouvait voir grandir le volcan. Une terre se forme autour de la bouche de feu, des laves dorées rouges et noires s’empilent, s’étreignent, s’écoulent toujours plus loin du cratère. Un immense panache monte jusqu’au ciel... La Granmèrkal fut la première à occuper les lieux.

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3. Sur le volcan tout neuf Madame Desbassayns. Ah, les enfants, j’ai emménagé dans mon nouveau domaine. Ça fume pas mal par ici et on tousse sans arrêt. Ce n’est pas l’idéal pour passer des vacances et ça manque de confort. Mais au moins, ici, il n’y aura pas de touristes pour me déranger. Il me reste sept cent cinquante ans à tirer, ici au moins j’aurai ma tranquillité.

odeur de soufre ? Voilà un cheveu rouge. On dirait que madame Desbassayns rode dans les parages. Bon, finissons l’exploration de ma future propriété. Eh bien, un sac, ouvrons-le. Maman ! Un masque ! Qui l’a déposé ?

Grandiab. Vilaine Diablesse, Mèrkal, comment trouves-tu ton nouveau volcan?

Nelson. Qui vient ? On dirait la voix de mon patron ! Comment a-t-il fait pour venir ici ? Je dois trouver quelque chose. Là, le masque, il me donne une idée.

Madame Desbassayns, chantant. Il est à mon image, il y fait chaud, il brûle mon chapeau, il a la couleur de mes longs cheveux… Grandiab. N’oublie pas, si jamais quelqu’un parvient à dormir une nuit entière sur ce volcan... Madame Desbassayns. Je le sais bien mais Granmèrkal a plus d’un tour dans son sac. Grandiab. N’oublie pas ! J’entends quelqu’un qui vient ! Madame Desbassayns. Déjà ? Grr... Grandiab. Il n’est pas seul, un autre le suit. Madame Desbassayns. Grrr… Le premier me débarrassera du second. J’ai plus d’un tour dans mon sac... (Elle pose un sac à terre et court se cacher.) Nelson, entrant. Eh marmailles, me voilà sur mon volcan. Enfin, pas tout à fait, je dois passer une nuit dessus et, ensuite seulement il sera à moi. Snif ... vous ne sentez pas comme une

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Payen, en coulisse. Y a quelqu’un ?

Payen. J’ai entendu des voix, il y avait du monde, ici. Je suis pourtant certain d’être le premier. Peut-être que des esprits rôdent. Bon, je viens de faire le tour de l’île. L’endroit me plait, il faut attendre que la végétation pousse et que des animaux s’y installent. Marmailles, la terre volcanique est très fertile : ici ma plantation de canne à sucre, là le vétiver et le géranium4. Plus loin des fraises de contre-saison que j’exporterai par avion. Et demain, je créerai une usine "Coli-pays5". Aujourd’hui je suis riche, aujourd’hui je suis propriétaire ! Nelson, affublé d’un masque de sauvage. Ouh, ouh ! Payen. Qu’est-ce que c’est ? Nelson, chantant. Je suis le grand Esprit du volcan. Anchaing, Cimendef6, sont mes ancêtres. Les Esprits noirs n’aiment pas les Blancs. Je suis Salazie, l’Esprit noir marron7. Je suis le grand chef. Le grand Esprit du volcan.


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Payen, s’enfuyant. Au secours! Il y a des bébêtes, dans le volcan il y a des bébêtes!

Nelson, je suis un ange du paradis descendu du ciel pour te protéger.

Nelson, se découvrant. Hourrah ! J’ai gagné, vous avez vu ? Nelson est le plus fort, mon patron s’est sauvé. Maintenant je vais me coucher et quand la Granmèrkal apparaîtra, elle ne pourra rien contre moi parce que j‘aurai bu une boisson magique. Marmailles, regardez bien : de la tisane romarin- marjolaine en guise de somnifère. Madame Visnelda8 me l’a donnée, bien concentrée. Mmh ! Ce n’est pas mauvais. Je rajoute du nopron9 pour en augmenter l’effet. Dans un instant je dormirai comme un bébé. Cool! Dans les bras de ma fée ! Et personne, pas même madame Desbassayns ne pourra me réveiller. Bonne nuit les amis !

Nelson. Un ange qui ressemble au diable Payen !

Il boit, il est somnolent lorsque Payen revient sur ses pas. Payen, avisant le masque. Alors comme ça l’Esprit marron, c’était Nelson le défricheur. Je comprends tout. Et il fête sa victoire avec une bonne bouteille. Viens ici, misérable ! Nelson. Salut patron, ça plane pour moi. Que venez-vous faire dans mon rêve ? Payen. Ah l’insolent, il titube, sa voix est pâteuse, il a bu ! Nelson. C’est de la tisane magique ! Idéale pour le sommeil. Ouste, fichez le camp, disparaissez de mes rêves. Les patrons transforment les rêves en cauchemars ! Payen. Escroc. Quel cauchemar ? (En aparté.) Tonnerre, il est réellement somnolent et croit qu’il s’agit d’un rêve. (Contrefaisant sa voix et bougeant comme s’il avait des ailes.) Gentil petit

Payen, d’une voix mielleuse. C’est pour égarer nos ennemis, mon enfant. Regarde, quand je veux, je souris. (Il fait un rictus forcé.) Comme nous sommes heureux au paradis ! Mais dis-moi, pourquoi as-tu besoin de t’endormir ? Nelson, tout bas. Monsieur l’ange, je dois dormir à cause d’un secret. Payen, en aparté. Bon sang, il commence à ronfler ! (Plus fort.) Un secret ? Dis-le moi si tu veux que j’ouvre la porte du jardin d’Éden. On ne doit rien cacher au bon Dieu. Nelson. Comme tu es un ange du ciel, je dirai tout. Ici, c’est le territoire de madame Desbassayns mais si quelqu’un réussit à y passer ne serait- ce qu’une seule nuit, il possèdera le volcan pour lui tout seul. Ne le dis à personne, hein ? Il ronfle à nouveau. Payen. Alors là, Nelson n’est pas bête. Un territoire aussi vaste pour lui tout seul ? Moi aussi je veux ma part, je veux devenir millionnaire et être assujetti à l’impôt sur la fortune. La nuit tombe, madame Desbassayns va bientôt arriver. Que dois-je faire, les enfants ? Je vais dormir comme Nelson. Il reste de la tisane dans la bouteille, buvons la. À demain, les amis, à demain les enfants ! Il boit et ronfle à son tour.

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4. Récitant(e). Aux douze coups de minuit, la méchante madame Desbassayns sortit d’un cratère rougeoyant et s’en alla effrayer les nouveaux arrivants. MadameDesbassayns dévastant les alentours. Je suis Madame Desbassayns, la redoutée Granmèrkal. Les gens craignent ma férocité. Je mange les enfants, je jette des sorts, je crie, je terrorise, je martyrise. Je suis une grande bébête. La rage déforme mon visage, je suis une vieille femme, mon corps est maigre, mon cœur est de pierre, mes griffes sont toutes dehors…

Payen, somnolent. Oh, une gentille fée du logis pour tenir mon ménage ! Madame Desbassayns. Comment ça, balayer ? Jamais de la vie ! Jadis, j’avais des esclaves pour ce travail-là. Je vais vous tirer dehors par les pieds. Elle essaye en vain.

Grandiab. Mèrkal, on dirait que tu te fatigues pour rien, tu t’es fait rouler. Ils dorment à poings fermés. Regarde ce qui git à leurs pieds.

Grandiab. Attention diablesse, le jour se lève, souviens-toi de notre marché.

Madame Desbassayns. Maman, une bouteille de tisane romarin - marjolaine de madame Visnelda !

Madame Desbassayns. J’ai perdu. Mais, marmailles, je reviendrai.

Grandiab. On dirait que tu ne leur fais pas peur.

Grandiab. Tu ne reviendras pas, tu iras en enfer.

Nelson, somnambule. Oh, voilà une jolie jeune fille. (Importunant la Mèrkal ). Bonjour, mademoiselle ! Un petit bécot ? Vous êtes aussi mince et charmante que miss Réunion. Je vais me marier avec vous...

Madame Desbassayns. Si, je reviendrai, je reviendrai. (En aparté.) Ah, ce vilain Grandiab, si jamais je tombe en enfer, je l’entraîne avec moi.

Madame Desbassayns. Moi, jolie ? Il est fou. Je ne suis pas mince, je suis maigre, je suis vilaine et, en plus, je suis méchante. Je ne veux me marier avec personne, même pas avec Grandiab s’il faisait sa demande.

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Grandiab. Mèrkal, il n’en est pas question !

Grandiab. Qu’est-ce que j’entends ? Madame Desbassayns. Rien Grandiab, j’obéis, je te suis.


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5. Récitant(e). On entendit un grand fracas, une explosion comme dix bombes atomiques, un cri suivi d’une longue plainte. C’était Lucifer qui accueillait madame Desbassayns en enfer. Sur notre volcan le jour se levait, radieux, ciel sans nuage, douce température. Les herbes commençaient à pousser, des papillons et des insectes voletaient de rocher en rocher. Nelson le petit défricheur se réveilla le premier. Nelson, baillant. Holà, ma tête, on dirait que j’ai dormi une éternité, comme un loir. Où suis-je ? Sur le terrain de monsieur Payen ? Aïe, faut que j’aille défricher ! Non les enfants, attendez, je me souviens, le volcan, la Mèrkal... (Avisant la bouteille.) La tisane romarin-marjolaine… Ça y est, oui ! Cette fois je suis propriétaire. C’est là mon volcan !

Tous, chantant une chanson finale. La vie sur un volcan n’est pas une sinécure, Temps bouché pour longtemps, Coulée, fumée, geyser, tout cela est trop dur. La vapeur d’eau dans l’atmosphère A trouvé là des particules. Le plus, le moins donnent des éclairs, Du vent, d’la pluie, du gaz, des bulles.

Payen, se réveillant. Comment ça : "mon volcan" ? Moi aussi j’ai dormi toute une nuit. Le volcan est à moi.

Vivement une éclaircie, Vivement qu’on sorte nos instruments. Vivement qu’on fasse la fête, Vivement qu’on danse, qu’on crie, Qu’on joue not’ vie sur un volcan.

Nelson. Marmailles, il y a un litige, qu’est-ce qu’on fait ? On partage en deux ? Bon ! Du battant des lames…

Retrouvez la version en créole sur le site

Payen, tapant-là. Au sommet des montagnes10 ! Récitant(e). De ce jour chacun prospéra sur sa terre. Monsieur Payen et Nelson se rendirent visite souvent, chacun aidant l’autre aux travaux des champs. À la fin, ils devinrent riches et respectés, entourés d’une famille nombreuse. Et surtout, on n’entendit plus jamais parler de la méchante madame Desbassayns.

Madame Desbassayns : cruelle propriétaire d’esclave du XIXe siècle à La Réunion devenue mythique, associée au volcan et au personnage de Granmèrkal, la sorcière qui fait peur aux enfants. 2 Plaine des Cafres : localité des hauts de La Réunion au pied du volcan. 3 Zézèr (Créole) : amoureux. 4 Coli-pays : envoi de fruits de La Réunion par la Poste. 5 Anchaing, Cimendef : Chefs marrons de La Réunion. 6 Marron : esclave en fuite. 7 Visnelda : célèbre guérisseuse de La Réunion. 8 Nopron : somnifère pour bébé.

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VOLCANISME MAGMA MATER

Interview

Magma Mater Françoise SYLVOS

par David Rautureau I Photos. Corine Tellier I Illustrations. Luko

En 2005 fut publié un ouvrage collectif dirigé par Françoise SYLVOS et Marie-Françoise BOSQUET, fruit d'années de recherches pluridisciplinaires aussi bien dans le champ scientifique que poétique : Magma mater, l'imaginaire du volcan dans l'Océan Indien. Françoise Sylvos, professeur de littérature française à l'Université de la Réunion, revient sur ce passionnant ouvrage. Indigo. Tout d'abord, d'où vous vient cette affinité avec le thème

du volcan ?

Françoise Sylvos. Le volcan est souvent la métaphore de la passion

et je pense qu'il y a des affinités personnelles profondes entre le sujet et moi. Je prends les choses à cœur ! Je crois que c'est aussi lié à d'autres recherches qui portaient sur les rapports entre la littérature, la politique et l'histoire. Par exemple, au XIXè siècle, époque de séismes révolutionnaires surtout autour de 1830, les auteurs de gauche ont fait un parallèle entre le contexte politique et le volcan, symbole de la colère qui gronde, de l'éruption révolutionnaire qui se prépare. I. Comment est né ce livre Magma mater, l'imaginaire du vol-

can ?

FS. En décembre 2001 eût lieu un colloque international intitulé Mémoire du volcan et modernité à l'initiative de l'Université de Clermont Ferrand II. Des enseignants-chercheurs français mais aussi étrangers furent conviés à l'événement. Des membres de l'université de la Réunion y participèrent. De ce colloque naquirent deux ouvrages : Magma mater, l'imaginaire du volcan dans l’Océan Indien et un autre sur la littérature occidentale – principalement française mais avec des incursions au Japon, aux Etats-Unis. Si les deux ouvrages sont intéressants, Magma mater l’est d’autant plus que l’étude du volcan dans ses dimensions culturelle et médiatique dans l’Océan Indien n’avait jamais été menée. I. C omment s'est organisé le travail des contributeurs de cet

ouvrage ?

FS. Ce qu’il faut retenir c’est son approche pluridisciplinaire qui réunit des études d’historiens, de littéraires, de géographes. Cet ouvrage est intéressant par ses apports sur la culture de l’Océan Indien mais aussi sur les méthodes critiques de l’étude du paysage dans sa dimension textuelle et imaginaire. Bien sûr, la majorité des études porte sur le Piton de la Fournaise de La Réunion mais le recueil propose aussi des articles sur Madagascar et sur le Karthala, aux Comores. Les contributeurs du livre se sont centrés sur l’histoire de la volcanologie depuis les origines de la connais-

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A la Réunion, le volcan est un peu comme le cyclone : il est destructeur et constructeur.”

sance du Piton de la Fournaise et notamment sur l'expédition scientifique Baudin à laquelle participa Bory de Saint-Vincent (1800-1804). Il y est aussi question de l’épistémologie de la science volcanique et de sa pédagogie, y compris dans la littérature de jeunesse. Les chercheurs en littérature ont étudié les mythes liés au volcan et leur dimension identitaire et mémorielle, les contes, la littérature de jeunesse, le roman réunionnais, la poésie, le théâtre et les récits de voyages. Les géographes ont étudié les dessins, les cartes et photos. I. E n lisant Magma mater, on prend conscience du pouvoir évo-

cateur du volcan.

FS. Oui. Le livre étudie les croyances liées au volcan, qu’elles s’expriment à travers les pratiques rituelles (processions censées entraver, au XVIIIè siècle, la progression de la lave, par exemple) ou qu’elles se manifestent dans les contes et légendes, souvent dans une vision théologique du monde. Enfin l'ouvrage analyse les fantasmes liés au volcan en répertoriant les types de déformations de la réalité par l’imaginaire. Le volcan est souvent anthropomorphe ou zoomorphe et offre ainsi une vision organique ou sexuée. Il est parfois monstrueux par des représentations mettant en exergue sa bestialité. I. Q uelle référence littéraire liée au volcan retenez-vous ? FS. Il n'y en a plusieurs mais je pense surtout à Victor Hugo dans Les chants du crépuscule. Hugo y fait un parallèle entre la révolution de 1830 et une éruption volcanique tout en appelant à la clémence vis à vis des représentants de l'Ancien régime. C'est tout à fait à l'image de son identité politique partagée entre progressisme et conservatisme. Il imagine donc la cabane d'un ermite sur les flancs d'un volcan que la lave coulant épargne. C'est la métaphore de la marche du progrès, inéluctable,

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qui épargne les idées du passé en les contournant. Ce n'est d'ailleurs pas sans rappeler l'église de Sainte-Rose que l'éruption d'avril 1977 n'a pas détruite. Hugo utilise l'anthropomorphisme en associant ses idées d'un progrès non violent. I. Q u’est-ce-qui ressort de l’imaginaire réunionnais ? FS. Ici, le volcan est associé à Grand-mère Kal dont on pense qu'elle est

l'un des avatars de Madame Desbassayns. De toute façon, on ne peut rien étudier qui ne soit lié à l'esclavage, à l'histoire des plantations, à l'identité. L'esclavage est omniprésent, central parfois. Récemment j'ai emmené un groupe d'étudiants au domaine de Villèle, sur la tombe de Madame Desbassayns, dans la chapelle. La pierre tombale est fendue et on raconte que c'est le diable qui, un soir d'orage, a brisé la tombe pour emmener l'âme de la défunte dans le cratère du Piton de la Fournaise. On retrouve d'ailleurs cette légende chez Bory de Saint Vincent qui l'a retranscrite à partir de la tradition orale. Au fond du cratère du volcan, l'âme de la femme est martyrisée par des diables pour tout ce qu'elle a fait endurer aux esclaves. Et il y a une corrélation entre cette croyance et l'activité du volcan : plus Madame Desbassayns est fouettée, plus le volcan est actif. Il y a tout un tas de versions littéraires et iconographiques de cette histoire. L'historien Prosper Eve pense que ces légendes permettaient d'éloigner le plus possible les curieux de l'espace volcanique qui était un lieu de refuge pour les esclaves en fuite. Boris Gamaleya dans Le volcan à l’envers, en 1998, évoque lui aussi le mythe des royaumes marron. Le pays brûlé, C'est le locus terribilis, le lieu effrayant qui s'oppose à la vision pastorale et édénique de l'île. L'île a ses deux faces : l'enfer et le paradis. Le pays soufré, le pays brûlé, c'est l'enfer de l'île. A la Réunion, le volcan est un peu comme le cyclone : il est destructeur et constructeur. Il transforme le paysage à chaque éruption, crée de nouvelles terres. C'est vrai partout mais c'est encore plus fort ici.


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VOLCANISME ANTSIRABE

Reportage

Antsirabe En bons thermes

par Raoto Andriamanambe I Photos. Nathanaël Olivéria, Henitsoa Rafalia

Sur les hauts-plateaux de la Grande île, dans la région du Vakinankaratra, le legs du volcanisme se matérialise par des sources thermales prisées et par un lac rempli de mystères. Le givre saupoudre de ses effets opalins les flaques d’eau qui s’amoncellent. Il s’incruste même sur les pare-brise qui se parent d’un fin manteau glacé. Antsirabe, "là où il y a beaucoup de sel" – depuis des temps lointains on venait à Antsirabe pour utiliser son sel –, la capitale de la région Vakinakaratra, située à 168 km d’Antananarivo, démonte la carte postale idyllique dépeinte pour une île tropicale. Mais cela fait partie de son charme. Antsirabe est une exception. ”Cité thermale„ Justement, ce matin, la morsure du froid est plus intense que les autres jours. L’hiver pointe le bout de son museau. Le froid vif confère à la cité une prodigieuse douceur. Même si cette région est réputée pour la ru-

desse de ses matinées, le sous-sol renferme, quant à lui, de grandes sources de chaleur. Le souffle du tireurs de pousse-pousse fend l’air gorgé d’humidité. Il nous emmène vers le centre de cure thermale d’Antsirabe, situé en plein cœur de la ville historique. Il est à peine 5 heures du matin mais la piscine municipale, avec ses deux bassins, est déjà remplie de monde, une multitude de personnes à la recherche de cette eau chaude vivifiante. Le bassin que nous choisissons est petit et peu profond, mais on y transpire littéralement. L'eau est si trouble qu'on ne voit pas le fond à cause des minéraux. Le centre est alimenté régulièrement par de l'eau puisée des sources chaudes. Les vitraux dessinés, qui font office de fresques, lui donne un cachet légèrement suranné et lui confère une atmosphère particulière. D’ailleurs, l’impression d’un passé qui ne semble pas révolu est souligné par le bâtiment colonial des thermes, complété, bien après, par un centre thermal qui ressemble, à s’y méprendre, aux bâtisses d’acier et de béton des années 1970.

La piscine thermale couverte s’y love de manière presque anonyme. ”Accent norvégien„ La présence de ce centre thermal est l’une des raisons pour lesquelles Antsirabe est surnommée la Ville d'eau. Les eaux thermales nous offrent un autre visage de cette localité, la troisième en termes d’habitants sur la Grande île. C’est à travers les thermes que nous plongeons dans le passé de la localité avec son fort accent norvégien. En 1868, les Norvégiens décident de s’installer dans cette agglomération qui ne compte que quelques maisons de fabrication rudimentaires à l’époque. Elle va s’agrandir au point de devenir l’une des plus importantes villes du pays. Durant cette période, on y exploitait déjà la chaux et le souffre, ce qui amenait une maind’œuvre des contrées alentours. C’est un pasteur missionnaire norvégien du nom de Rosaas qui fut le premier européen à s’installer à Antsirabe et qui fit la découverte

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L’avenir énergétique de la région se dessine peut-être dans ces eaux chaudes.”

des eaux thermales. Il décida d’envoyer des échantillons de ces dernières dans son pays. Les analyses effectuées à Oslo firent apparaître que celles-ci étaient très proches d’une très célèbre source de Vichy. De cette installation norvégienne subsisteront quelques bâtiments et surtout la réputation d’une ville idéalement préemptée. Les vertus curatives de ces eaux étaient déjà reconnues depuis des siècles, mais l’intérêt que portèrent les Norvégiens, et ultérieurement les Français, pouvait dorénavant écrire la légende des eaux thermales d’Antsirabe. En 1914, une autre source, dénommée "ranomafana", est découverte par Perrier de La Bathie, un botaniste français. Ce n’est que dans les milieux des années 20 que l’administration coloniale ne décide d’ériger une station thermale pour qu’elle puisse accueillir les touristes et les patients qui s’en remettaient aux bienfaits de ces eaux miraculeuses. Cette source a alimenté les bains jusqu’en 1944. ”Vivifier les muscles„ Mais l’histoire d’Antsirabe remonte à bien plus longtemps encore. La région doit tout au volcanisme. Il faut alors plonger dans ses entrailles pour y trouver la source de ces activités sous-terraines foisonnantes. Vers la fin de l’ère tertiaire, durant la période plio-

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cène (2,5 millions d’années avant J.-C.), la partie centrale de la Grande île connait des activités volcaniques intenses. L’Ankaratra représente la plus ancienne partie d’un grand complexe volcanique. Les puys de la région Betafo-Antsirabe correspondent aux dernières manifestations volcaniques. Toutes les sources de la région volcano-tectonique d’Ankaratra-Antsirabe font partie des mouvements tectoniques qui ont précédé la première période volcanique de l’Ankaratra où elles sont liées. Les eaux thermales sont un héritage de l’intense activité volcanique qui a secoué la région, il y a des millions d’années, tout comme cette terre si nourricière et si fertile. Jusqu’à présent, les thermes sont alimentés par une source chaude profonde. Les températures des eaux varient de 26°C à 58°C. La chaleur des eaux vivifie les muscles ankylosés. Pour l’instant, les applications directes de l’énergie géothermique sont limitées à la baignade, la piscine et la balnéothérapie. Mais cette ressource issue du passé représente l’avenir. Les sources d’énergie géothermique disponible dans ces régions qui peuvent être utilisées dans la production d’électricité. L’avenir énergétique de la région se dessine peut-être dans ces eaux chaudes.


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”Mystère„ Les eaux thermales ne sont pas les seuls cadeaux offerts par l’activité volcanique pour la région du Vakinankaratra. Rien de tel qu’un crochet par le Tritriva, un lac de cratère mystérieux, dont la forme évoque la carte de Madagascar situé à environ 18 km d'Antsirabe, pour s’en convaincre. D’origine volcanique également, le lac se pare d’une couleur d’un vert opaque surréaliste digne des tableaux de Raparivo. Perché à 1 880 m de hauteur, il donne une impression de béatitude et de paix. Inutile de se hâter pour découvrir ou dompter le paysage tout entier. Il suffit d’une heure pour en terminer le tour. Cependant, le lac Tritriva garde jalousement ses secrets. Une équipe du commandant Cousteau aurait tenté de plonger pour essayer de comprendre le phénomène étrange des siphons qui font que le niveau du lac baisse à la saison des pluies et monte à la saison sèche, mais le mystère demeure épais. Et c’est tant mieux. Le mystère est également entretenu par la légende célèbre du lac Tritriva. Un couple d’amoureux se jeta du haut de la falaise pour punir leurs parents qui ne voulaient pas les laisser vivre leur amour… En tout cas, Antsirabe et ses environs continuent de vivre une idylle avec le volcanisme, même si la dernière éruption remonte à des milliers d’années.

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VOLCANISME ITASY

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VOLCANISME ITASY

Reportage

Itasy

Relent de volcan par Lova Rabary-Rakotondravony I Photos. Iloniaina Alain, Go Travel

C’est parce que ses sols et ses lacs sont volcaniques, ses rivières minéralisées que l’Itasy est devenue cette zone fertile qu’elle est aujourd’hui. L’héritage laissé par les activités volcaniques de cette région située à une centaine de kilomètres d’Antananarivo lui a aussi donné un intérêt touristique certain. Aucun risque que des volcans entrent en éruption sur la Grande île. C’est du moins ce que disent les spécialistes. Ceux qui existent à Madagascar sont, pour l’instant, inactifs. Des séismes ont parfois leur épicentre dans ces zones volcaniques, notamment dans l’Ankaratra, situé au Sud d’Antananarivo, et l’Itasy, à l’ouest de la capitale, mais ils ne proviennent pas d’un magma qui monte. Ils sont plutôt dus à de la réactivation magmatique, quand du magma qui a monté redescend. ”Rumeurs„ Des rumeurs d’éruption volcanique ont aussi circulé dans l’Itasy, région dont le chef-lieu se

situe à Miarinarivo, à 135 km à l’Ouest d’Antananarivo, à la fin des années 90, au début des années 2000. Aucune recherche scientifique sérieuse n’a pourtant confirmé les suspicions qui ont existé à l’époque. Deux chercheurs suisse et malgache des Universités de Suisse et d’Antananarivo ont tenté de mener des enquêtes autour d’éventuelles activités sismiques du puy de Gasige (lire Gassigué) ou Kassigie, mais celles-ci n’ont finalement pas été concluantes. Les dernières activités volcaniques officiellement reconnues remontent à moins de 10 000 ans, à l’ère holocène. Elles ont laissé dans l’Itasy des sols particulièrement fertiles, "parmi les meilleurs de Madagascar", comme l’indiquent de nombreux géologues. Sur le terrain, cette fertilité ne se dément pas. La région est considérée comme le grenier céréalier et maraîcher de la Grande île. Des relents des volcans y sont d’ailleurs encore bien visibles. Du massif de l’Itasy au lac éponyme, en passant par la source de Mahatsinjo et ses geysers ainsi que les chutes de la Lily, les volcans ont laissé à cette région leur plus bel héritage.

”Lacs et monts„ Outre la richesse du sol, l’Itasy doit sans doute aussi sa fertilité à sa richesse hydrographique. De nombreuses rivières prennent leurs sources dans la région, sillonnent ses vallées, arrosent les champs des paysans et alimentent la multitude de lacs, environ une cinquantaine, que compte la zone. Ces lacs sont pour la plupart des plans d’eau qui se sont formés, soit dans un cratère d’explosion, soit dans la foulée d’un barrage créé par les coulées de lave issues d’une éruption volcanique. Le plus large d’entre eux, qui a pris le nom de la région, est aussi le troisième plus grand lac de Madagascar en termes de superficie : le lac Itasy qui s’étend sur 35 km². Le lac Itasy, un lac de barrage, s’est créé à la suite d’une éruption alors que les coulées de lave qui ont accompagné l’explosion ont formé un barrage naturel, obstruant la vallée et empêchant que les eaux des rivières de la Lily et de la Mazy s’écoulent. Aujourd’hui, le lac Itasy sert d’abris à une diversité d’espèces de poissons à la chair tendre et gouteuse, très

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Les geysers d’Amparaky, [...], ne sont pas, contrairement à ce que l’on croit, naturels.”

appréciés des habitants de la capitale dont il assure l’approvisionnement en poisson d’eau douce. À côté des lacs et des rivières, le paysage de l’Itasy est aussi formé d’un massif imposant, fait de puys, de cônes et de dômes s’étalant sur une trentaine de kilomètres du Nord au Sud. Cette succession de plaines et de collines verdoyantes aux formes diverses, traversées par des points d’eau d’origines multiples, font le bonheur des randonneurs et des touristes. Culminant à 1662 m d’altitude, le puy de Kissigie, Gasige pour les locaux, est l’un des plus beaux et des plus hauts monts du massif. Son sommet forme un entonnoir profond d’une quarantaine de mètres avec un diamètre supérieur de 180m. Les villageois ont colonisé ses pentes pour y installer leur culture, et les photos aériennes de ce puy couvert de verdure montrent un paysage époustouflant de beauté. ”Chutes et cascades„ Mais la principale attraction touristique de la région est, sans conteste, les chutes de la Lily. Comme le lac Itasy, les chutes de la Lily se sont formées après les coulées de lave qui ont entravé le cours normal des rivières. Cherchant son chemin à travers les reliefs accidentés de l’Itasy, dus aux nombreux appareils volcaniques et autres coulées du massif, les eaux de la rivière Lily doivent se déverser d’une hauteur de 23 m au niveau du village d’Antafofo pour pouvoir poursuivre son voyage jusque vers la Tsiribihina.

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Au-delà de la beauté du site, c’est la légende qui entoure les chutes de la Lily qui en fait une curiosité touristique. Cette cascade, et partant la rivière éponyme, devrait son nom à une fillette prénommée Lili, fille d’un planteur "vazaha", étranger, qui vivait dans le village d’Antafofo. Disparus, ni elle ni son corps n’ont jamais été retrouvés. Après de vaines recherches dans les quatre coins de la région, les villageois auraient fini par croire que la fillette est tombée dans les eaux de la cascade, et depuis, en son hommage, les chutes, puis la rivière, prirent son nom. Les relents physiques du volcanisme dans l’Itasy, les geysers, enfin, constituent les vestiges aujourd’hui encore visibles d’une période géologique lointaine. Il ne faut cependant pas s’y tromper. N’est pas héritier du volcanisme lointain de l’Itasy qui veut. Les geysers d’Amparaky, petit village devenu touristique au Nord d’Analavory, à 9km de route secondaire de la RN1, ne sont pas, contrairement à ce que l’on croit, naturels. ”Faux et vrais geysers„ Les eaux souterraines sont certes chaudes et fortement minéralisées en acide carbonique, comme le peuvent l’être les eaux d’une zone volcanique. Sauf qu’aucune activité volcanique ne les pousse à remonter en surface parce que sur leur parcours, elles n’entrent en contact avec aucune roche volcanique surchauffée. D’ailleurs, quand elles remontent, elles ne sont pas du tout froides. Elles sont,


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VOLCANISME ITASY

au contraire, à température ambiante, et les geysers qu’elles forment sont froids. Les geysers d’Amparaky sont plutôt faits par l’homme. Les eaux qui émergent des entrailles de la terre en plusieurs points, au milieu de roches multicolores, sont en fait passées par des canalisations de fer qui avaient été placées là pour sécher les mines d’aragonite voisines. Ces eaux, tel un champagne ou un soda, libèrent leur gaz carbonique sous forme de bulle quand elles atteignent la lumière du jour, au bord de la rivière Mazy, là où les pipelines se terminent. Ce sont ces eaux et leurs bulles qui créent les "faux geysers" d’Amparaky, plus connus sous le nom des geysers d’Analavory. Durant leur voyage souterrain au cœur des tuyaux métalliques, les eaux dissolvent aussi une grande quantité de chaux et de fer, et ces minéraux qu’elles libèrent à leur sortie ont également fini par donner aux roches les couleurs chaudes qu’elles ont aujourd’hui. Mais ce n’est pas pour autant que l’Itasy n’a pas de geysers naturels. À 2km au Nord-Ouest d’Analavory, les sources thermales de Mahatsinjo peuvent parfois évacuer des eaux de façon éruptive, sous forme de geyser. Les eaux souterraines de Mahatsinjo sont fortement minéralisées, très chargées en gaz carbonique, contenant du bicarbonate de calcium, du bicarbonate de sodium, du bicarbonate de magnésium, du sulfate et du chlorure sodique. Il leur arrive, très rarement, de rencontrer dans leur voyage dans les profondeurs de la terre des roches en fusion. Celles-ci les poussent à remonter en surface, à repousser les eaux de surface, à s’infiltrer, et ainsi à provoquer le rare phénomène géysérien du site.

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C U LT U R E S , T R A D I T I O N S & MODERNITÉS

Société Gastronomie Histoire Ethnologie & Sociologie Spiritualité Patrimoine & Traditions Ecologie


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ALAIN GORDON-GENTIL


SOCIÉTÉ ALAIN GORDON-GENTIL

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SOCIÉTÉ ALAIN GORDON-GENTIL

Interview

Alain Gordon-Gentil “Il y a ceux qui s’inventent des colères” par Aline Groëme-Harmon I Photos. Nico

Donner la parole aux Mauriciens qui ont fait le choix de l’ailleurs. Que ce soit en Australie -avant l’indépendance en 1968 -, la France, le Canada. C’est le propos du film-documentaire d’Alain Gordon-Gentil, "Les Enfants de l’exil". En filigrane, la relation amour-haine, de Maurice, avec ses enfants de l’étranger.

ou Le Cernéen2 de cette époque, vous serez édifié. Si vous lisez l’éditorialiste André Masson3, vous êtes parcouru de frissons de dégoût. C’était du racisme pur, déguisé sous une belle langue avec une épaisse couche de maquillage mystique. Ça transpire à chaque ligne.

Indigo. Quand on gratte le vernis du lien affectif des Mauriciens

d’ailleurs ont un complexe de supériorité vis-à-vis de ceux qui ont fait le choix de rester ?

d’ailleurs avec leur pays d’origine, que trouve-t-on ? Un sentiment de rejet, une peur de l’autre ?

A. Gordon-Gentil. Non, je n’ai pas senti cela. Ce qu’il faut surtout

dire, c’est qu’aucune émigration ne ressemble à une autre. Chacun a ses raisons, ses peurs, son envie d’aventure, d’aller voir ailleurs. Je n’ai vu personne qui rejette Maurice. J’ai vu des souffrances profondes de personnes qui vivent avec le sentiment qu’on les a forcées à partir, d’autres qui pensaient que l’Indépendance serait une calamité. Pour certains, cette peur était économique. Comment allait faire cette petite île pour vivre ? Pour d’autres c’était du sectarisme pur jus. Pas question de vivre dans un pays qui, pour eux, allait subir l’hégémonie hindoue. J’en ai vu qui, au seul nom de Seewoosagur Ramgoolam1, ressentent, 50 ans plus tard, encore de la colère. On oublie aussi de préciser le rôle qu’ont joué certains journaux dans le fait d’alimenter cette colère. Si vous lisez Le Mauricien

I. Au fil des témoignages, avez-vous senti que les Mauriciens

AGG. De supériorité, non. Chez certains, une légère condescendance, sans

doute. Dans cette tension qui longtemps a régné entre ceux qui sont partis et ceux qui sont restés, on pourrait dire que les torts sont partagés. On n’efface jamais vraiment la douleur des départs. Ou alors après beaucoup de temps. Quand vous quittez un pays, des amis, des parents, les lieux de votre enfance, il y a un bouleversement qui se traduit sous toutes sortes de formes. Il y a ceux qui doivent détester pour oublier, il y a ceux qui s’inventent des colères. Chez ceux qui restent, il y a eu aussi pendant longtemps le sentiment d’être abandonné à leurs peurs, à leurs incertitudes. Le choc de tout ça a rendu les relations difficiles pendant très longtemps. Mais il y a des Mauriciens qui sont restés au pays qui ont une relation quelques fois sous-tendue par une fierté d’avoir été un "patriote" Sous-entendu par là que celui qui est parti a été un traître.

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J’ai vu des souffrances profondes de personnes qui vivent avec le sentiment qu’on les a forcées à partir.”

Bien au delà du sous-entendu, sir Anerood Jugnauth4 avec sa finesse et son esprit d’ouverture réputés, déclarait en 1992 : "Sa bann kinn ale la bann tret." ("Ceux qui sont partis sont des traîtres"). Et il a refusé de leur accorder la nationalité mauricienne. Il l’a clairement fait comprendre : il ne voulait pas que "ces gens-là" reviennent. Vous l’avez compris, il parlait des créoles qui avaient émigré en Australie. Il a fallu que Navin Ramgoolam5 vienne au pouvoir en 1995 pour qu’il ouvre à nouveau les portes du pays à notre diaspora. Il leur a accordé non seulement la double nationalité mais la multiple nationalité. De temps en temps, il faut quand même rétablir les choses (N.D.L.R, Alain Gordon-Gentil a été conseiller culturel de Navin Ramgoolam). I. Les relations entre l’État et la diaspora ont évolué avec le ré-

AGG. Si on veut voir le problème de la relation avec le pouvoir mauricien sans

prendre en compte son aspect éminemment communautariste, on se trompe lourdement. Tout tourne autour de ça. Le poison mis dans les esprits par Jugnauth père court toujours dans les veines de beaucoup de Mauriciens. Ce qu’il a dit a beaucoup blessé les Mauriciens (N.D.L.R., entre autres déclarations à chaud, sir Anerood Jugnauth avait traité une partie de la population de "démons").

I. Les Mauriciens qui rentrent le font aussi pour une certaine qualité

de vie qui existe à Maurice. Au vu du nombre de villas de luxe en construction, des plages "envahies" par les hôtels, cette qualité de vie serait-elle en péril ?

cent appel du pied du "Mauritius Diaspora Scheme". Est-ce une évolution dans le bon sens ?

AGG. Quand je parlais de déliquescence, je parlais aussi de cet aspect. Malgré

AGG. Ce scheme (projet) est pour moi une légère farce. Oui, bien sûr, on

I. Quand on dit Mauricien à l’étranger, les stéréotypes font que l’on

ne peut pas dire que ça va dans le mauvais sens. Mais c’est totalement dérisoire. Il faut surtout ne rien comprendre à la réalité des Mauriciens qui vivent à l’étranger pour croire qu’une voiture hors taxes ou d’autres trivialités vont décider de leur avenir, et les faire quitter leur pays d’adoption où vivent leurs proches, où ils ont tissé des relations, où ils ont leur maison, leur carrière, un niveau de vie, et surtout où ils se sont habitués à fonctionner dans un pays où le niveau de corruption et de népotisme n’atteindra jamais celui de notre pays. Beaucoup sont très inquiets devant la déliquescence de notre société, les passe-droits, etc.

I. A-t-on suffisamment tenu compte de la méfiance de certains

qui craignent que le retour des expatriés ne mette en péril leurs privilèges ?

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leur attachement, ils sont nombreux à ne plus reconnaître vraiment leur pays.

imagine forcément quelqu’un qui est mieux loti que ceux qui sont au pays ?

AGG. Pour la plupart, oui. Ils ont un bien-être matériel. Ils ont aussi, il ne

faut pas l’oublier, des possibilités pour les études tertiaires de leurs enfants. Ils vivent en ayant le sentiment que l’avenir des enfants est assuré. Qu’ils auront le job qu’ils méritent. Sans toutes les pesanteurs ethniques. Qu’il ne faudra pas connaître X ou Y pour faire une carrière.

I. L’un des temps forts du film documentaire, Les enfants de l’exil,

est le témoignage d’un Mauricien clandestin en France. Dès l’écriture du film, vous vous êtes dit que le film serait incomplet sans ce témoignage-là ?


SOCIÉTÉ ALAIN GORDON-GENTIL

AGG. Celui-là et les autres. J’ai essayé de faire un portrait le plus complet

possible. Un portrait qui soit le plus fidèle possible à notre diaspora. Ce qui n’est pas facile, vu la grande variété de situations. Il était important que cet homme soit masqué, dans la mesure où il n’avait pas encore ses papiers. Il était donc, techniquement parlant, un clandestin.

I. Il existe des Mauriciens qui vivent repliés sur leurs croyances

religieuses et leurs réflexes communautaires. Que peut la diaspora dans la promotion du vivre-ensemble et l’ouverture vers l’autre ?

AGG. Difficile de répondre à cette question. Cela voudrait dire que tous

ceux qui vivent à l’étranger sont des gens ouverts et que tous ceux qui vivent ici sont des gens fermés. Ce n’est bien sûr pas le cas… Maurice est un pays suffisamment balayé par des gens venus d’ailleurs, suffisamment confronté aux différences pour que ceux qui veulent s’ouvrir aux autres puissent le faire.

I. À propos de la revendication du droit de vote par les Mauri-

ciens à l’étranger, vous donnez la parole à l’avocat constitutionaliste Milan Meetarbhan. Est-ce une revendication légitime ?

I. Daniel Saramandif de l’association Nou Diaspora chiffre à

800 000 la diaspora mauricienne. Cinquante ans après l’indépendance, est-ce que la génération de ceux partis avant 1968 est maintenant minoritaire ?

AGG. C’est bien là que se situe le problème. Personne ne connaît exac-

tement le chiffre de notre diaspora. Jamais, depuis maintenant plus de 60 ans, les différents gouvernements de notre pays ne se sont même intéressés à tenir un recensement de notre diaspora. Ce simple fait dit bien ce qu’est son intérêt pour les Mauriciens de l’étranger. En revanche, on a toujours essayé de la culpabiliser. Comme si chacun n’était pas libre d’aller où il voulait, de choisir son destin…

Sir Seewoosagur Ramgoolam (1900-1985) Premier ministre de 1961 à 1982, il est considéré comme le "père de la nation" mauricienne ou "la perte de la nation" selon les anti-indépendantistes. 2 Le Cernéen, fondé en 1832 et disparu en 1982 Un des plus vieux journaux en langue française du monde. Journal de l’oligarchie sucrière, il prend position, comme Le Mauricien, contre l’indépendance. 3 André Masson (1921-1988) Journaliste et écrivain, rédacteur en chef du Mauricien, il va militer contre l’Indépendance alors que son frère, Hervé (1919-1990), peintre, journaliste, écrivain, est lui pro-indépendance. 4 Sir Anerood Jugnauth (né en 1930) Ancien Premier ministre (1982-1995, 2000-2003, 2014-2017), ancien président de la République de 2003 à 2012 et actuel "ministre mentor". 5 Navinchandra Ramgoolam, dit Navin Ramgoolam (né en 1947) Fils de sir Seewoosagur Ramgoolam, il est Premier ministre de 1995 à 2000, puis de 2005 à 2014.

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AGG. La proposition de Milan Meetarbhan est intéressante. Il propose

que les Mauriciens aient comme représentants des députés pour l’étranger. C’est-à-dire des députés qui n’auraient pas de circonscription physique. Par exemple, un pour l’Europe, un pour l’Afrique, un pour l’Amérique, un pour l’Asie, etc. Je trouve l’idée séduisante. On aurait ainsi la voix de notre diaspora, sans pour autant déséquilibrer le système électoral mauricien.

Les Enfants de l’exil

Dans ce film documentaire de 2017, écrit et réalisé par Alain Gordon-Gentil, des Mauriciens de la diaspora, éparpillés en Australie, Angleterre, France, Afrique du Sud, Rhodésie du Nord, Zimbabwe, Canada, racontent leurs expériences. À travers des archives familiales et des entretiens, chacun tente de répondre à la question : c’est quoi vivre loin de sa terre natale ? Journaliste et écrivain, Alain Gordon-Gentil, né en 1952 à Pamplemousses, réalise également des documentaires pour la télévision. Si Les Moussons intimes (2005),raconte la marche du sel du Mahatma Gandhi en Inde, Venus d’Ailleurs (2008) est une série en quatre

volets sur l’immigration africaine, française, indienne et chinoise à Maurice. On lui doit aussi Jacques Brel : dernière Ligne droite aux Marquises (2013) où il rend hommage à celui qui, dit-il, lui a donné le goût d'écrire. Chez Julliard, il a publié quatre romans : Quartiers de Pamplemousses (1999), Le Voyage de Delcourt (2001), Devina (2009) et J’attendrai la fin du monde (2016). Le DVD Les Enfants de l'exil (durée 1 h 25) est disponible dans les librairies mauriciennes ou peut être commandé sur Internet. Prix conseillé : 22,00 €.

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PORTRAIT DE NICOLAS RIVIERE DISCIPLE DE DUCASSE LES VENDEURS DE BOULETTES DU CHINATOWN DE PORT-LOUIS


GASTRONOMIE LE ZÉBU DANS TOUS SES ÉTATS

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GASTRONOMIE LE ZÉBU DANS TOUS SES ÉTATS

Reportage

Le zébu

La viande qui entretient l’amitié par Lova Rabary-Rakotondravony I Photos. Ange

Grillée, mijotée ou fumée, la viande de zébu est l’aliment qui fédère à Madagascar. Présente à toutes les occasions de la vie du Malgache, des périodes festives aux funérailles, elle entretient l’amitié et les relations quand elle est partagée. Ses modes de cuisson ont certes changé au cours des siècles, mais les traditions de convivialité et de communion qu’elle représente sont restées. C’est une belle soirée d’été. Il est 19h et le ciel d’Antananarivo se pare progressivement de noir et d’ébène. Les étoiles apparaissent une à une. La lune projette ses rayons sur les immeubles défraîchis du centre-ville, illuminant de sa plénitude une capitale boudée par les éclairages publics. Les rues de Mahamasina, quartier commercial situé au cœur de Tana, s’animent d’une vie nouvelle. Les stands des marchands de friperie ont quitté les trottoirs, pour laisser la place aux tables et aux "fatampera", grill à barbecue, des vendeurs de "masikita", mini-brochettes de viande de zébu grillées. Quelques rares

mini-bus attendent encore aux arrêts les derniers travailleurs à ramener chez eux en cette fin de semaine, alors que les places de parking sont à nouveau prises d’assaut. Les fêtards et les noctambules commencent à affluer, comme attirés par les effluves de viande grillée qui emplissent l’atmosphère. Ce vendredi soir s’annonce magnifique. La météo paraît plutôt clémente. De joyeuses bandes d’amis s’apprêtent à passer une excellente soirée. Certains viennent juste prendre l’apéritif avant de poursuivre les réjouissances dans les clubs branchés de la capitale, tandis que d’autres comptent passer la plus grande partie de la nuit autour du grill, à boire de la bière locale bien fraîche, à savourer de succulents "masikita" et à refaire le monde. À Madagascar, le "masikita", comme toute préparation à base de viande de zébu, rime avec convivialité. Pièce star des réunions de famille et des barbecue-partys, ce roi du street-food malgache est aussi servi en

apéritif dans les rencontres mondaines. Il accompagne le verre pris en "after-work" dans les bars ou au bord de la mer dans les villes côtières où il est aussi appelé "môsakiky". Fait de deux à trois petits morceaux de viande de zébu et d’un morceau de gras de bosse, piqués dans une tige en bambou, il est servi avec de la sauce en cacahuète ou avec des achards de légumes, de papaye ou de mangue. Dans certaines familles, il accompagne le "sosoa maraina", la bouillie de riz du petit déjeuner. Pris avec du manioc ou du plantain grillé, il peut parfois remplacer le dîner. ”Attendrir„ Fondant en bouche, le "masikita" n’est pourtant pas toujours réalisé dans la pièce la plus tendre du zébu, le filet. L’attendrissage est presque une nécessité compte tenu du mode d’élevage de cet animal emblématique. "Le zébu étant élevé en plein air où il bouge beaucoup, sa viande, même les morceaux réputés de premier choix, a une tex-

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GASTRONOMIE LE ZÉBU DANS TOUS SES ÉTATS

ture plus dure", explique le Chef Toky Ramà, chef de cuisine dans un centre de formation en hôtellerie à Antananarivo. Pour attendrir la viande, les préparateurs de "masikita" la couvrent pendant une nuit dans de la feuille de papayer ou la font mariner dans du jus de papaye. "Mais une marinade faite de vinaigre ou de citron ainsi que du gingembre peut parfois suffire", conseille le Chef Toky Ramà. "Cela permet de relever encore plus le goût des brochettes", poursuit-il. Le gingembre est d’ailleurs la seule épice recommandée par notre Chef pour aromatiser les préparations à base de zébu. "Cet aromate ne dénature pas la saveur de la viande", précise-t-il, notamment quand il s’agit du "hena omby ritra", le mijoté de zébu sans sauce, cet autre plat vedette de la gastronomie malgache. Plus traditionnel que le "masikita", le "hena omby ritra" puise ses origines dans les repas

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pris à la Cour des rois et des reines d’antan. Les modes de cuisson ont changé depuis, le goût aussi sans doute. Mais l’esprit de convivialité et de fraternité qui l’entoure est toujours aussi présent. À l’époque royale, en Imerina, pour obtenir le "varanga", viande confite effilochée, les morceaux étaient cuits "dans une grande marmite en fonte, sans sel, sur un feu doux pendant deux jours et une nuit", raconte l’archéologue Bako Rasoarifetra, dans son article sur "la viande de zébu ou hena omby dans les traditions malagasy", paru dans le numéro 20 (septembre 2012) de la Revue Taloha. Dans le Betsileo, "la cuisson de la viande se fait pendant deux à trois jours", tandis que chez les Sakalava, pour avoir le "borinjy", on laisse mijoter la viande pendant une nuit entière et une matinée". Aujourd’hui, la cuisson est plus rapide. Durant les grandes occasions, aux funérailles, aux "famadihana" ou cérémonies de retour-

nement des morts, aux mariages ou durant les fêtes traditionnelles, la viande se mitonne toute une nuit sur feu vif pour obtenir la texture "manara-molotra", qui colle aux lèvres. "Au quotidien et durant les fêtes de famille, trois à quatre heures de mijotage sur feu très vif suffisent", indique le Chef Toky Ramà. "La durée est même réduite à une heure quand la cuisson se fait sous pression, en cocotte-minute", poursuit-il. Une cuisson trop rapide à son goût. "Une cuisson trop rapide sur feu vif entraîne la destruction de certains oligo-éléments et fait perdre à la viande une bonne partie de sa saveur : ce goût du soleil et des herbes des pâturages qui différencient le zébu malgache des autres espèces de bovidés", regrette-t-il. Il est vrai que deux siècles plus tôt, la cuisson de la viande devait aussi participer à sa conservation. À l’époque, comme "l’abattage des zébus ne se faisait que dans des


GASTRONOMIE LE ZÉBU DANS TOUS SES ÉTATS

occasions bien déterminées : circoncision, mariage, funérailles et sacrifices religieux", il était nécessaire de procéder à la conservation des viandes obtenues dans le cadre des partages des "henaratsy" (mauvaise viande car obtenue dans des circonstances malheureuses) et des "henatsara" (bonne viande car distribuée lors des événements plus heureux), précise Bako Rasoarifetra. ”Communier„ Ainsi, la viande de la cérémonie du "fandroana", le bain royal, en Imerina, cuite en "varanga" dans une marmite "bien couverte pour ne laisser aucune rentrée d’air pouvant pourrir le contenu", n’est consommée qu’en "premier repas du prochain fandroana". Dans le Betsileo, "la viande une fois cuite et la graisse enlevée, les morceaux sont séchés et conservés dans des grands pots en terre dans lesquels on puise de temps à autre quand le chef de famille est épuisé ou quand il y a des hôtes de marque". Durant les cérémonies, ce sont les abats qui sont surtout consommés. Repas de fête pas excellence, le "hena omby ritra", consommé durant les grandes occasions par le passé, est devenu un incontournable des banquets présidentiels à l’occasion des célébrations de la fête nationale ou des cérémonies de présentation de vœux depuis que la formule cocktail déjeunatoire a été abandonné au début des années 2000.

Parfois mélangé avec le porc bien gras, elle agrémente le "vary be menaka", le riz bien gras, des "famadihana". S’il n’entre pas toujours dans le menu quotidien des foyers, il est par contre bien présent sur les tableaux quotidiens des gargotiers, et fait même parfois partie des cartes des grandes tables gastronomiques d’Antananarivo. Chez Geneviève, tenancière d’une gargote installée à même le trottoir au cœur d’Antananarivo, "le "hena omby ritra" est le plat le plus demandé par les clients à midi". Dans les ménages, le zébu est plutôt consommé au quotidien avec des accompagnements. Cuite en "ro" (bouillon), en "ketsaketsa" (pas trop d’eau) ou en sauce, la viande est mélangée avec des légumes, différentes espèces de brèdes ou des légumineuses, telles le haricot, les lentilles ou les pois de bambara. Consommé au déjeuner ou au dîner, l’ensemble est servi avec du riz blanc bien sec. Au petit-déjeuner, les Malgaches préfèrent plutôt le "kitoza", viande de zébu découpée en lanières assez minces. Traditionnellement, le "kitoza", une fois découpé, est macéré dans du sel avant d’être mis à sécher au soleil pendant quelques jours. "On obtient alors une croûte croustillante à l’extérieur et une viande moelleuse à souhait à l’intérieur", confie le Chef Toky Ramà. "Il suffit de le passer quelques minutes au-dessus du foyer avant de le manger", poursuit-il. Le "kitoza" pouvait

aussi être macéré dans du sel puis disposé au-dessus d’un foyer pour être fumé. On parle alors de "hena asaly", viande boucanée. La viande de zébu étant aujourd’hui devenue disponible au quotidien, le mode de cuisson du "kitoza" a aussi changé. Le découpage en lanières fait, la viande est à peine macérée qu’elle est tout de suite grillée ou poêlée pour accompagner le "vary sosoa", riz en bouillie, ou le "vary amin’anana", le riz en bouillie mélangé avec des brèdes. Comme tous les modes de consommation de la viande de zébu, le"kitoza" jouait aussi un rôle de communion sociale important dans la société malgache d’antan. "Facile à emporter et à préparer sur un feu de fortune, le "kitoza" est le compagnon des voyageurs de longue distance", souligne Bako Rasoarifetra. Ceux qui viennent visiter la jeune mère venant d’accoucher reçoivent un morceau de la viande boucanée de la parturiente en échange du "rom-patsa", la somme symbolique, qui lui est offerte en guise de cadeau de naissance. Aujourd’hui, les traditions perdurent, mais changent de forme. Le "kitozan’ny mpifana" est remplacé par des sucreries. Dans les "vatsy", provisions, du voyageur, les chips et les charcuteries se sont substitués au "kitoza". Heureusement qu’à chaque halte, ou alors au bout de la route, un vendeur de "masikita" sera toujours présent pour apporter une touche de convivialité autour de la viande de zébu.

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GASTRONOMIE ARTHUR NG ET SES BOULETTES

À LA RECHERCHE D’ARTHUR NG ET SES BOULETTES par Muhammad Hossenbaccus I Illustrations. Jean-Louis Floch

Mais où est passé Arthur Ng (prononcer Ning) ? Il a été pendant des décennies une figure incontournable du China Town, toujours assis sur son tabouret à l’angle des rues Royale et Emmanuel Anquetil. Il se disait le plus ancien "marsan boulett" de l’île. Mais depuis le décret de 2015, les vendeurs ambulants ne peuvent plus travailler dans les rues et Arthur Ng s’en est allé. La fin d’une époque ? En empruntant la rue Royale, que vous veniez du sud ou du nord, vous allez forcément passer par le China Town. Il se voit de loin avec ses deux portiques aux toits incurvés, comme un vague rappel de la Cité interdite. Ce quartier, construit dans les années 1900 par la deuxième vague d’immigrés chinois, la plupart venus du sud de la Chine, est devenu au fil des années un centre névralgique pour le commerce. Mais aussi le temple de la culture chinoise avec ses pagodes, ses écoles de kung-fu, ses clubs de mah-jong, ses restaurants cantonais (principalement)… et bien sûr ses marsan boulett (marchands de boulettes).

au pied du premier portique - est désespérément vide. Il l’occupait depuis des décennies et il n’est pas exagéré de dire que ça se bousculait à midi autour de ses marmites à vapeur ! Au choix : boulett pwason (boulettes poisson), boulett lavyann (boulettes viande), boulettes chouchou (niouk-yen), boulettes sao-maï (sortes de raviolis au bœuf, poulet crevette) et autres teokon (tofu), servies dans un bol avec un peu de bouillon. Dockers, "enflés" (portefaix) du marché central, fonctionnaires, directeurs d’entreprises et même ministres, on n’hésitait pas à braver le soleil qui cogne dur à cette heure pour s’envoyer, sur le pouce, les spécialités d’Arthur.

Mais quelque chose ne tourne pas rond. La place autrefois dévolue à Arthur Ng Chu Kong Kwet Tien dit Arthur – ici, quasiment

Serait-il mort ? Lui, tout petit et comme flottant dans ses shorts et maillots de corps sans âge, lui qui semblait taillé dans le bois dont

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on fait les centenaires. "Depuis que le gouvernement a interdit les marchands de travailler dans les rues, Arthur est parti vendre ses boulettes ailleurs", nous dit laconiquement un vieux pharmacien à grosses lunettes d’écaille, présentement occupé à peser des racines de ginseng sur une minuscule balance à plateaux. Ailleurs ? Débarrasser du China Town ce monument qu’a été Arthur, c’est un peu comme demander à Mona Lisa de faire son baluchon et de dégager du Louvres ! Il est vrai que le China Town a perdu bien de ses charmes d’antan. Il fut une époque où avec ses pagodes, ses restaurants aux senteurs orientales et ses petits commerces, il grouillait littéralement de monde. On y commentait d’un pas-de-porte à l’autre, en


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dialecte hakka ou en mandarin, les dernières nouvelles rapportées par le quotidien en chinois, imprimé au cœur même du China Town. Heureux temps où Laï Min, le premier restaurant chic du China Town, ouvert il y a trois quarts de siècle, accrochait ses saucisses et ses côtes de porc à la devanture, afin d’affrioler le passant qui souvent avait tout juste de quoi se rabattre sur le marchand de boulettes. Ou encore la taverne Onu, lieu de rendez-vous des marins de passage, le plus souvent taïwanais, mais aussi des noctambules du coin. Très souvent, la nuit s’y terminait en pugilat, soit entre Taïwanais soit entre locaux et Taïwanais. Une vendeuse de vis, boulons et prises électriques – une des spécialités du quartier – vient à notre secours. "Arthur pe vann boulett lor lagar" (Arthur vend ses boulettes à la gare), nous dit-elle. Et c’est bien là, à côté de la gare du Nord, dans un espace où les marchands ambulants ont été placés, une sorte de souk sous bâches plastiques, qu’on retrouve Arthur Ng. Dès l’entrée, différentes odeurs titillent nos narines, celle des "gâteaux piments" ("bonbons piments"comme on dit à La Réunion) et autres fritures indiennes. Mais là, au bout d’une petite allée flanquée de marchands de t-shirts et de jeans, les volutes de vapeur caractéristiques d’un marchand de boulettes ! Et c’est bien Arthur Ng et sa femme Ah Yuik qui nous accueillent d’un : "Boulett ou soi mine frire (boulettes ou nouilles frites) ?". Il a toujours son petit tabouret et sa petite caisse en tôle qui lui sert d’étal. Et ces énormes marmites où les boulettes cuisent au bain-marie. Il est assez surpris et tout de même un peu flatté qu’on se soit déplacés

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spécialement pour lui. Il se tourne vers sa femme pour lui expliquer qui nous sommes. Elle, elle est de Meiju en Chine et parle davantage le hakka que le créole ou le français. Car comme beaucoup de Mauriciens d’origine chinoise, c’est au pays des ancêtres qu’il est allé chercher l’amour, il y a plus de trente ans. "Une nuit, j’ai rêvé que j’étais devant la porte de mes ancêtres du clan Ng en Chine et c’est là que j’ai eu l’idée d’y aller pour y faire des offrandes. Là-bas, une de mes tantes m’a présenté Ah Yuik et ç’a été le coup de foudre." Et d’ajouter dans un grand rire : "Je n’ai pas seulement donné mon cœur à Ah Yuik, je lui ai aussi donné les recettes pour préparer les boulettes !" Arthur est le fils de Ng Chu Kong qui, déjà, vendait des boulettes au China Town dans les années 1950. À une époque, précise-til, où l’on trouvait d’autres sortes de "boulettes" dans le quartier, y compris d’opium, car il y avait encore des fumeries clandestines. "Mon père a commencé avec une petite boîte en tôle où il mettait ses boulettes pour les vendre dans les clubs de mah-jong. À l’époque, une boulette se vendait 10 sous et le teokon 30 sous, mais les gens étaient bien plus pauvres qu’aujourd’hui. Beaucoup n’avait que ça à manger. Avec les nouilles et le corned-beef." Il n’est donc pas étonnant que toutes les communautés de l’île, très vite, se soient mises aux boulettes chinoises.

Maman fabricante de chaussures en corde, papa vendeur de boulettes, l’argent est rare chez les Ng, mais Arthur et ses deux frères n’en fréquenteront pas moins la Chinese Middle School qui se trouve toujours au China Town. "Pendant la récré, j’allais donner un


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coup de main à mon père pour vendre les boulettes. Mais on était trop pauvres, je n’ai pas pu terminer mes études secondaires. À la place, je suis devenu, à 14 ans, marchand de boulettes à plein temps." Pendant que son père écumait les clubs de mah-jong, lui se postait au coin des rues Royale et de l’Arsenal pour attendre le client, car il avait remarqué que "travay ti pe donn bal (il y avait beaucoup de travail)", surtout entre 8 heures et 9 heures du soir. Il est donc en ce sens le premier marchand de boulettes à avoir pensé à poser sa cambuse sur le trottoir. Un monument donc. Mais en péril, avec ce fichu décret de 2015 qui l’a comme chassé de son territoire. "La loi est la loi, se résigne-t-il. De toute façon, tout ça va disparaître. Les Chinois d’origine ne mangent presque plus de boulettes et les autres préfèrent les cheeseburgers…" Et le China Town lui-même a bien du mal à se ressaisir après les deux incendies qui l’ont partiellement détruit dans les années 1990. Celui de l’Amicale, une maison de jeux, dans la nuit du 23 mai 1999, a comme sonné le glas pour le quartier avec ses sept victimes ramassées dans les cendres, d’autant que l’incendie était d’origine criminelle. Bon nombre de vieux habitants délaisseront le quartier après cette tragédie, laissant la place aux bulldozers et aux résidences climatisées. Signe des temps, la fille d’Arthur qui vient de terminer ses études universitaires en Chine, fera tous les métiers du monde, sauf celui de marchande de boulettes. Ça il est prêt à le parier.

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Chinatown au cœur de l’île Maurice

Chinatown au cœur de l’île Maurice est le titre d’un beau "livre mémoire" publié par les Éditions Vizavi en 2016. L’ouvrage est le fruit d’un long travail de recherche effectué sous la direction éditoriale de Pascale Siew, avec la collaboration de Géraldine Hennequin-Joulia et Guy Siew. Une belle rétrospective qui retrace en plus de 250 photos, témoignages et documents d’époque le parcours de la communauté mauricienne d’origine chinoise dans le Maurice d’hier, d’aujourd’hui mais également de demain. Le livre nous rappelle les étapes de l’immigration chinoise à l’île Maurice : de l’arrivée des premiers immigrants foukiénois, cantonais et hakka à leur

intégration dans la société mauricienne. Il nous rapporte également les valeurs de cette communauté à la fois ancrée dans ses traditions et ouverte à la modernité. Fidèle à son identité mais néanmoins impliquée dans la société et perméable aux influences du pays. Pagodes, restaurants, festivals, rues historiques animent les pages de ce livre qui retrace plus de deux siècles d’histoire de la communauté chinoise à Maurice. Chinatown au cœur de l’île Maurice, sous la direction de Pascale Siew, Éditions Vizavi, 2016, 224 p. Prix conseillé : 1 500 roupies mauriciennes.

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MALCY DE CHAZAL (1804-1880)


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> Lecythidaceae, bois puant.

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Malcy de Chazal (1804-1880)

Une pionnière de l’illustration botanique par Muhammad Hossenbaccus

Pionnière de l’illustration naturaliste, globe-trotteuse, écolo avant l’heure… et surtout Mauricienne, Malcy de Chazal est un de ces personnages fascinants dont on se demande comment l’Histoire a pu oublier aussi longtemps l’existence. Cent trente-huit ans après sa mort, Nelly et David Ardill sortent un beau-livre consacré à cette artiste hors-normes dont l’œuvre s’inscrit dans la lignée des plus grands peintres botaniques du XIXè siècle. Au mois de mars de cette année est paru Malcy de Chazal (Isle Maurice 1804-1880), un beau-livre signé Nelly et David Ardill, qui retrace la vie de la plus grande artiste botanique que l’île Maurice ait connue, à savoir Malcy de Chazal, épouse Moon. Un ouvrage judicieusement sous-titré Nature, art et science, car en plus d’intéresser le bibliophile, il se veut être un outil de référence pour tous les spécialistes en botanique, chercheurs ou étudiants, et pour tous les amoureux de la nature en général. Tel quel, il rassemble en 162 planches en couleurs la quasi-totalité des

aquarelles peintes par Malcy de Chazal entre 1820 et les années 1870. Ce qui fait déjà de ce livre une œuvre d’art unique en son genre. Mais pourquoi ce livre et pourquoi maintenant, alors que le souvenir de Malcy de Chazal s’est largement estompé ? "Je suis un de ses descendants, c’est donc une figure familière pour moi et que j’avais à cœur de restituer aux Mauriciens", répond tout de go David Ardill. "On l’a un a peu oublié, mais c’est l’une des grandes pionnières de l’illustration naturaliste dans la lignée des Maria Sybilla Merian (1647-1717) et la contemporaine exacte de la Française Jeanne Villepreux-Power (1794-1871), l’un des grands noms de la biologie marine. Il faut savoir, et c’est plutôt rare pour une femme de cette époque, que Malcy travaillait d’égal à égal avec les plus grands botanistes que comptait alors l’île Maurice, à savoir Wenceslas Bojer et le Dr Louis Sulpice Bouton. C’est eux qui établissaient la taxonomie (science de la classification) des plantes qu’elle reproduisait avec l’extraordinaire précision qu’on

lui reconnaît encore aujourd’hui. C’était une scientifique autant qu’une artiste". Tout ce travail de redécouverte de Malcy de Chazal commence en 2016 lorsqu’Emmanuel Richon, conservateur du Blue Penny Museum à Port-Louis, organise une exposition d’une partie de ses aquarelles. L’ex-présidente de la République, Ameenah Gurib-Fakim, ellemême botaniste de renom, en est l’invitée d’honneur et s’enthousiasme pour cette œuvre trop mal connue. Elle demande alors à Nelly Ardill, l’épouse de David, elle-même écrivaine, de réaliser un livre avec toutes les aquarelles disponibles de l’artiste. La Mauritius Commercial Bank (MCB) en possède environ le tiers et le reste se trouve à L’Herbier (Mauritius Herbarium) – ex-Mauritius Sugar Industry Research Institute - aujourd’hui sous la tutelle du ministère de l’Agro-industrie. "Il a d’abord fallu l’accord de la MCB et du ministère pour pouvoir scanner les aquarelles. Certaines étaient mal conservées ; on a dû avec l’équivalent de Photoshop, les remettre en état et trouver le bon format pour le livre.

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Il faut savoir, et c’est rare pour une femme de cette époque, que Malcy travaillait d’égal à égal avec les plus grands botanistes que comptait l’île Maurice.”

Un vrai parcours du combattant qui nous a mobilisés une bonne année", confie Nelly Ardill. Le résultat, c’est cette somme ou quasi de l’œuvre botanique de Malcy de Chazal et à travers elle, la restitution d’une île Maurice qui tient encore par plus d’un aspect de l’Isle de France, son ancien nom (Malcy a 6 ans lorsque l’île devient britannique en 1810). Elle est la première fille de Toussaint-Antoine de Chazal, née à Port-Louis une vingtaine d’année après l’installation des Français dans l’île, et de Julienne-Anne-Laurence Rivalz de Saint-Antoine, née elle aussi à Port-Louis en 1748. On sait de Toussaint-Antoine qu’il a fait ses études en France, mais rentrera à l’île de France pendant la Révolution française pour s’y fixer définitivement. Pour la petite histoire, c’est lui qui a introduit la sériciculture à Maurice dans les années 1810 à partir d’œufs de vers à soie ramenés d’Inde. Nul doute que comme planteur, il aura su transmettre à Malcy son goût pour la botanique et le végétal en général. On le disait aussi fort versé en plantes médicinales et assez bon portraitiste. Il était lié au gouverneur colonial Robert Townsend Farquhar (1776-1830) dont le secrétaire Charles Telfair était aussi le directeur du jardin botanique de Pamplemousses. "Sa femme pratiquait l’aquarelle et il est fort probable que c’est elle qui a initié Malcy à cette technique particulière", explique Nelly Ardill.

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Tout juste âgée de 17 ans, mais ainsi que le voulaient les mœurs de l’époque, Malcy épouse en 1821 Jacques Gaspard de Chasteigner Dumée. Ils vivront ensemble neuf ans, "des années qui seront comme une traversée du désert pour la jeune femme puisqu’aucune de ses œuvres n’a survécu à cette période", fait valoir David Ardill. Le divorce est prononcé en 1830 et un an après Malcy épouse William Moon, un esprit ouvert qui va comprendre et respecter le talent et l’esprit d’indépendance de sa jeune épouse. Ensemble, le couple visitera Rodrigues, l’île Bourbon (La Réunion) et les Seychelles. Un préambule aux grandes expéditions botaniques auxquelles prendra part Malcy vers la fin de sa vie. L’œuvre scientifique de Malcy commence en 1837 lorsque le botaniste Wenceslas Bojer lui commande des planches pour son Hortus Mauritianus, un catalogue des plantes qui poussent à l’île Maurice, y intégrant des espèces nouvelles qu’il a souvent lui-même découvertes. "À cette époque, il était monnaie courante de faire appel à des artistes pour illustrer les travaux scientifiques des naturalistes et dans un même élan enrichir les herbiers et faire avancer la taxonomie", souligne Nelly Ardill. Très vite, tout ce que Maurice compte de botanistes va faire appel à ses talents, conquis autant par sa maîtrise du dessin et de l’aquarelle que par son sens aigu de l’observation : d’éminents savants de

l’époque comme James Caldwell, James Baker ou encore le Dr Louis Bouton, spécialisé dans les plantes endémiques et médicinales. Les années ne semblent pas avoir prise sur Malcy que l’on retrouve en 1868, à 64 ans, en Australie et en Nouvelle-Calédonie en compagnie de James Caldwell, afin d’évaluer de nouvelles variétés de cannes à sucre. C’est à la suite de cette mission qu’elle va peindre une impressionnante série de 45 variétés de cannes à partir de ses propres lithographies. À partir de 1875, elle se rendra à plusieurs reprises à Serampour (Srirampour aujourd’hui), une ville au nord de Calcutta, en Inde, et c’est là d’ailleurs, dans cette ancienne enclave danoise, qu’elle s’éteint en 1880. "Il y a du globe-trotter, il y a de l’esprit libre en Malcy", s’enthousiasme David Ardill, rappelant au passage la filiation directe du poète Malcolm de Chazal avec elle. Cent trente-huit ans après sa mort, il était temps que la postérité s’intéresse à cette artiste hors normes, d’autant que son œuvre a bien failli disparaître, par négligence autant que par ignorance. "Ce qu’on sait, c’est que l’ensemble des aquarelles de Malcy a été expédié en Angleterre à l’éminent botaniste John Gilbert Baker, l’auteur en 1877 d’une célèbre Flora Of Mauritius And The Seychelles. Ce dernier travaillait alors à l’herbier des Jardins botaniques royaux de Kew. Une


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Hugonia serrata, liane à crochet.

Bakerella hoyifolia, bois Bon Dieu ou bois fier.

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Malcy est une écolo avant l’heure. Les Mauriciens ont pris conscience, un peu tardivement sans doute, de ces trésors que la Nature leur a donnés.”

consécration pour Malcy !", explique Nelly Ardill. De là, une période assez floue où il semble qu’une partie de l’œuvre ait été rachetée par un membre de la famille Chazal en Angleterre : "Il en a fait un livre mais qui ne portait que sur les plantes médicinales. Elles sont moins intéressantes sur le plan scientifique que les plantes endémiques, car ces dernières sont souvent devenues extrêmement rares." On ne sait ni quand ni par quel truchement les autres aquarelles sont revenues à Maurice : des botanistes des jardins de Kew ont dû probablement se souvenir de leur existence et les renvoyer à leurs homologues mauriciens de l’ex-Mauritius Sugar Industry Research Institute, l’actuel Herbier qui en est donc le dépositaire légal. Une œuvre en partie recomposée par les bons soins du couple Ardill, aidé dans cette aventure par le Dr Claudia Bider pour la partie taxonomique, sans oublier la contribution de Kersley Pynee du Mauritius Herbarium pour la photogra-

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phie, de Vikash Tataya de la Mauritian Wildlife Foundation (MWF) et d’Arveen Gungadurdoss du National Parks & Conservation Service. Mais ce qui ressort de ce livre, c’est d’abord la volonté des auteurs de le mettre au niveau du grand public, avec un vrai travail explicatif en français et en anglais. "Dans le sous-titre, nous avons ajouté Nature à Art et Science car nous voyons également en Malcy une écolo avant l’heure", explique Nelly Ardill. "Les Mauriciens ont pris conscience, un peu tardivement sans doute, de ces trésors que la Nature leur a donnés, alors que certaines plantes endémiques sont aujourd’hui réduites à un ou deux spécimens connus. Quelques-unes montrées dans cet ouvrage ont même disparu. Je pense que ce livre arrive à son heure et que cet amour pour le végétal qu’il transmet est aussi un héritage de Malcy de Chazal." Malcy dont nous ne possédons, hélas, aucun portrait. L’ouvrage est disponible à 1 200 roupies (30 €) en librairie.

Syzygium mauritianum, bois de pomme à grandes feuilles, jambos


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1.

3.

1. Couverture du livre 2. Nelly & David Ardill. Nelly et David Ardill ont mis une année pour rassembler les 162 planches botaniques présentées dans le livre. Un devoir de mémoire pour David Ardill, descendant de Malcy de Chazal.

2.

3. Nelly Ardill. Enseignante, écrivaine, Nelly Ardill s’est intéressée au message écologique on ne peut plus d’actualité qui est contenu dans l’œuvre de Malcy de Chazal, après des décennies d’indifférence de la société mauricienne pour son environnement.

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LOLO MIHOFA LA VIE DES GENS : ALFRED, TAXIMAN & HONORINE, VENDEUSE DE JOURNAUX


ETHNOLOGIE LOLO MIFOHA

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ETHNOLOGIE LOLO MIFOHA

Reportage

Le Lolo Mifoha

Le phénomène de reviviscence chez les Ntandroy par R.P François Benolo I Illustration. Catmouse James

La croyance de la population de l’Androy sur le phénomène lolo mifoha (reviviscent ou retour à la vie des morts) est telle que beaucoup de domaines de la vie sociale sont entachés, comme la discrimination clanique, voire ethnique ; du côté religieux la relation avec l’au-delà est assez affectée aussi. Et peut-être d’autres aspects surgiront en l’approfondissant davantage. Faudra-t-il attribuer à des hallucinations ces rumeurs qui ne finissent pas de courir ? Toutefois la fréquence et la persistance de ces rumeurs modéreraient tout de même la part de pur et simple fantasme. D’autant plus que ces soi-disant témoins, connaissant bien la valeur des zébus pour les Ntandroy, savent bien qu’ils payeront de l’amende en cas de non-lieu. ”La cause de la reviviscence„ On admet dans l’Androy que la cause unique de la reviviscence est la malédiction provoquée par des offenses très graves. C’est une

malédiction consistant à ne jamais trouver la paix dans la terre. Autrement dit, les personnes concernées ne deviendraient jamais des "ancêtres", comme le seront tous leurs descendants. Mais l’hérédité ne se fait surtout que par la femme. Ainsi, si un homme sans tare de reviviscence épouse une femme ayant la tare, tous leurs enfants seront reviviscents sans exception de sexe. Si par contre un homme ayant la tare épouse une femme normale, le tertre funéraire de leurs enfants se fendille seulement. Somme toute, la principale et unique cause de la reviviscence est la disgrâce (hakeo) survenue à cause d’une malédiction (fatse) ou désaccord (fañito), exprimée d’une manière explicite par la personne offensée. La reviviscence peut se produire à la maison ou au tombeau après l’enterrement. Dans le premier cas, le cadavre commence tout doucement à bouger, se réveille, s’assied et regarde toute l’assistance. Aussitôt on le prépare et on le prie de partir discrètement dans la nuit. À la place on immolera un mouton ou une chèvre que l’on recouvrira soi-

gneusement de linceuls. La reviviscence au tombeau est plus spectaculaire. Le jour de l’enterrement, au coucher du soleil, quand tout le monde est parti, un tourbillon violent s’abat sur la tombe. Puis un grand éclat annonce l’ouverture du cercueil. Aussitôt le reviviscent s’assied un instant sur son cercueil pour s’écorcher ou pour vomir. Ayant repris souffle, il court vers la forêt. Pendant ce moment, la famille du défunt a déjà préparé de la viande crue et cuite dans sa case pour tester le nouveau reviviscent. S’il mange la viande cuite, c’est signe qu’il est encore humain (mbe ndaty) et éventuellement on pourra le réintégrer dans la société après un sacrifice de purification. Seulement il ne restera pas au village, mais il partira au loin, généralement en dehors de l’Androy pour rester inconnu. Mais s’il s’attaque à la viande crue, c’est qu’il est déjà dégénéré (lolo vata’e). Dans ce cas, il n’est plus bon à rien, et on le chassera du village pour rester quelque temps dans les parages, terrorisant les voyageurs nocturnes avant de se suspendre comme une liane sur un grand tama-

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rinier quelque part au Nord. Pour empêcher la reviviscence de se produire, il faut éviter le contact avec la terre. Pour cela, lors de l’enterrement, le corps sera soigneusement mis dans un cercueil déposé en surface même et couvert uniquement de pierres. En outre, il y a aussi la pratique du pieu (anakaniañe)1, même si elle n’est pas fréquente. Cette pratique consiste à percer le cercueil des soupçonnés reviviscents de façon à ce qu’on pût planter un pieu dans la poitrine du mort et le fixer au sol. ”Les éléments spécifiques du phénomène lolo„ Quels sont donc les éléments spécifiques du phénomène lolo ? La terre (tane), d’abord. Tout compte fait, c’est la terre qui provoque la reviviscence. Déjà de son vivant, on peut reconnaître une personne qui a la tare, puisque, lorsqu’elle dort (le sommeil étant considéré comme l’épouse de la mort), et qu’on la saupoudre de terre, même en plein sommeil, elle sursautera, l’air hagard et saisira la main de celui qui a enfreint son interdit. Même son sang ne supporte pas la terre. Tombé au sol (un sang versé est un sang mort), ce sang ne se coagulera pas, mais il se ramassera en boule en semblant sortir de terre. De deux choses l’une alors. Ou bien le mort ne supporte pas la terre et se réveille lorsqu’il est en contact avec elle. Ou bien encore c’est la terre qui le rejette. Et je serais enclin à admettre le dernier cas, parce que la terre est sacrée. Oui, la terre est sacrée, parce qu’elle contient le corps des ancêtres qui l’ont donnée à la descendance, mais qui la refusent aux maudits. Il s’agit ensuite du tourbillon (talio). C’est le signe avant-coureur de la reviviscence au

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tombeau est le tourbillon. Comme le mort était profondément enfoui dans la torpeur, il faudrait aussi un vent violent pour le réveiller. On aurait cru ainsi qu’un souffle de vie très fort s’insuffle en lui pour vaincre la mort. Toutefois, puisque le résultat est négatif, ce même phénomène ne peut s’interpréter que comme les courroux des ancêtres le retirant du lieu de repos éternel. Le cru et le cuit (manta naho masake) permettent de tester le reviviscent. En un mot, le test sert à distinguer l’humain de l’animal. Mais il peut nous conduire loin comme a fait C. Lévi-Strauss dans son ouvrage qui porte justement le titre "le cru et le cuit"2. En tout cas, le repas est un signe de communion, et partant élément de classification : on appartient à ceux avec qui on partage le repas. Le Nord (avaratse) est toujours la destination des reviviscents. Ceux qui sont encore humains (mbe ndaty) sont priés par leurs parents de partir loin dans le Nord pour y rester incognito. Ceux qui sont dégénérés (lolo vata’e), au début du printemps, au rythme des éclairs, partent aussi vers le Nord pour venir s’éteindre à Ankilelolo. De prime abord, le choix du Nord semble uniquement voulu par la situation géographique de l’Androy occupant l’extrême-Sud de Madagascar. C’està-dire qu’il n’y a que le Nord pour vraiment s’en éloigner par voie terrestre. Toutefois, on pourrait s’inspirer de la suggestion de Joseph Briant3, quand bien même ses recherches ne sont pas reconnues. En fait, pour cet auteur, le Nord peut signifier la terre des ancêtres, car les noms des points cardinaux en malgache (surtout ntandroy comme il le souligne), viennent de l’hébreu. Avaratse (le Nord) vient, selon lui, "de la préposition be (ve après une voyelle) et qui signifie vers,

du côté de, et de arets qui veut dire Terre, Patrie". Et il déduit que "pour un Juif habitant Madagascar, la patrie est au Nord". De fait, indépendamment de la considération des lolo, les Ntandroy localisent le lieu de séjour des ancêtres à Aretse (Añaretse) selon l’expression "Mba mitahy ty razañe te Añaretse añe" (Plaisent aux ancêtres se trouvant à Añaretse nous bénir). Si on en croit à cette suggestion, les reviviscents qui partent vers le Nord (Avaratse) tentent une dernière chance de retrouver la terre des ancêtres qui leur était refusée dans l’Androy. Là peut-être auront-ils la paix. ”Les réalités sociales du phénomène lolo„ On pourrait pérorer longuement sur la vérité ou la fausseté du phénomène lolo mifoha. Mais de toutes les façons, ce qui est réel ce sont les réalités sociales provoquées par cette croyance. Et cela mérite une certaine considération sérieuse. En outre, puisqu’il s’agit d’une croyance, l’anthropologie de la mort pour les Ntandroy jouera un grand rôle. En tout cas, la croyance est telle que vrai ou faux, la vie quotidienne est marquée, et que l’opinion est partagée. Le cas le plus manifeste de discrimination envers les mifoha est le mariage. Personne ne veut prendre femme dans les clans mifoha. Comme la croyance le veut que l’hérédité de la tare de reviviscence se fait surtout par la mère, personne ne veut introduire dans sa lignée une race "maudite" qui s’établira pour toujours dès qu’elle a fait souche. Aussi avant chaque mariage, il est de règle de faire une enquête bien minutieuse sur les ascendants de chaque conjoint pour savoir de quel clan et de quelle famille il est. Cette discrimination peut affecter aussi l’em-


ETHNOLOGIE LOLO MIFOHA

bauche. Par mes entretiens sur le terrain, j’ai appris que dans le Nord de Madagascar, lieu de négoce des Ntandroy du Sud, on embauche difficilement les gens soupçonnés de mifoha. Il est difficile de savoir si cette discrimination s’applique seulement à ceux qui étaient morts et sont revenus, ou si elle s’étend aussi à ceux qui sont soupçonnés avoir la tare de reviviscence. En tout cas, dans le Nord de Madagascar, presque tous les Ntandroy sont mal vus, car on y croit que la reviviscence concerne toute l’ethnie. ”Les réactions„ Les réactions par rapport au phénomène mifoha sont diverses. Tout compte fait, on peut retenir deux réactions, négatives et positives, chez les gens soupçonnés avoir la tare de mifoha. Sachant la hantise des Ntandroy pour la reviviscence, les clans dits mifoha ont en général tendance à dissimuler leur identité clanique dans la mesure du possible. Car ils sont bien conscients de la discrimination dont ils sont les victimes. Cependant des réactions positives peuvent se rencontrer aussi chez eux. Ils se disent être des super-hommes en vainquant la mort. De la sorte, ils ont plus le sentiment d’être enviés que d’être rejetés. Mais ces réactions positives ne confirment point la véracité du phénomène de reviviscence. De fait, pendant mes enquêtes ils m’ont fait savoir à plusieurs reprises qu’ils n’hésiteront pas à contraindre ceux qui les traitent de "reviviscents" à ouvrir le tombeau et à payer une forte amende en bœufs pour réparer cette diffamation. Ce qui signifie bien leur certitude de la fausseté de la rumeur sur la reviviscence. Cependant certains d’entre eux s’en félicitent en disant qu’ils sont les seuls de tous les mortels à avoir vaincu la

mort par le fait de la reviviscence. Cela signifie alors qu’ils admettent la vérité de ces rumeurs. Comment comprendre alors ces réactions semblant contradictoires ? En tout cas, quel que soit leur argument, cette croyance bien ancrée ne peut plus s’effacer. Dans certaines circonstances, ils ont intérêt à dissimuler leur identité pour ne pas subir cette discrimination. Or dans d’autres cas, ils se félicitent de la reviviscence. Ce défi peut s’interpréter de cette façon. Ils cherchent à employer comme moyen de défense le proverbe local disant : "Tsy fahalaisa zarien-ko hery" (ne pas pouvoir s’enfuir oblige à se défendre). En ce cas, ils reconnaissent la vérité de la reviviscence, et ils en ont honte. Mais s’en indigner ne ferait qu’exciter les autres clans à monter le ton de leur mépris. Il vaut mieux pour eux s’en féliciter pour apaiser le plaisir malicieux de les huer4. Somme toute, il s’avère inutile - car c’est impossible - de faire une investigation pour prouver ou pour nier l’existence du lolo mifoha. Il me semble plus important de dépasser cette problématique ; il convient plutôt de chercher à comprendre la conception qui sous-tend cette croyance. Si les reviviscents sont exclus de la société, si la reviviscence est considérée comme la peine capitale la plus horrible et la plus ignominieuse, c’est qu’une certaine conception de l’homme l’implique. Dans cette conception ntandroy de l’homme, la mort tient une signification propre et fondamentale. Et par conséquent, ce phénomène doit être considéré en fonction du sens donné à la mort. En effet, en travaillant les contes et les légendes de l’Androy, l’on a pu vérifier plus

d’une fois des cas de reviviscence positive explicite et implicite. Dans ces contes et légendes, on ne parle point de lolo, et en conséquence on ne les considère pas comme des "mifoha" (se réveiller de la mort en tant que lolo, non humain), mais bien plutôt de "mitambeloñe" (revenir de la mort, reprendre vie honorablement) quand bien même une personne était déjà enterrée dans la tombe. De la sorte, la reviviscence, fût-elle survenue au tombeau, peut être positive, du moment qu’elle ne vient pas d’une quelconque malédiction, mais d’une intervention directe de Dieu pour rendre justice.

1. L'histoire du pieu peut se rencontrer aussi chez d'autres ethnies malgaches. H. Deschamps (Les Antaisaka, Tananarive, Pitot de la Beaujardière, 1936, p. 86) témoigne que chez les Antesaka du Sud-Est, "[...] si le mort revient à la vie [...], on doit le faire mourir à nouveau en lui enfonçant un pieu pointu dans la poitrine pour qu'il retourne à son domicile véritable, chez les morts". Et l'auteur de continuer, en note 2, " [...] de ce pieu, on peut rapprocher le fameux clou d'argent qui, dit-on, servit à tuer Radama II lorsqu'il se réveilla dans son cercueil." 2. C. Lévi-Strauss, Mythologiques I. Le cru et le cuit, Paris, Librairie Plon, 1964, pp.9 et 22. Le cru c'est le sauvage, le naturel, le sensible, et par opposition le cuit, c'est le domestiqué, le culturel, l'intelligible. Le cru c'est le brut tandis que le cuit c'est le raffiné, le peaufiné par l'esprit humain. 3. Joseph BRIANT, L’hébreu à Madagascar. Aperçus - Suggestions, Imprimerie Moderne de l’Emyrne, Pitot de la Beaujardière, Tananarive, 2e édition, 1946, p. 13. 4. Cette psychologie se voit facilement chez les jeunes qui aiment se taquiner : celui qui se montre susceptible sera la victime de toutes les railleries (trañon-tsole) ; mais celui qui s'en moque sera épargné.Quand les étoiles rencontrent la mer (1996)

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Portfolio

La vie des gens Honorine, vendeuse de journaux par Raoto Andriamanambe I Photos. Rajao Naï

Une dame pressée. Dans une ville où les vendeurs de journaux écument les embouteillages, il est une figure iconique qui défie le temps : Honorine. La grand-mère courage qui continue à vivre de ce métier. Sous ses doigts à la fois forts mais que l’on peut deviner fragiles, les morceaux de bois crépitent. En un instant, d’un geste maîtrisé et sûr, le feu craque. Une épaisse fumée noire, du fait du charbon de bois utilisé pour la combustion, s’élève dans la petite salle qui sert de cuisine. Nous étouffons. Honorine ne s’en émeut guère. C’est la force de l’habitude. Puis, elle plonge dans l’eau bouillante le "kapoaka" de riz.

son âge, elle prépare encore le petit-déjeuner pour la grande famille : son mari, sa fille et son gendre ainsi que ses petits-enfants. Tout ce beau monde vit sous le même toit, dans une pièce exiguë, du côté des 67 ha, un quartier populaire de la capitale. Ce réveil aux aurores est un rituel immuable pour elle. Certes, son visage est raviné par tant d’années d’effort mais il dégage une aura de sérénité. Le poids de l’âge semble ne pas avoir d’emprise sur elle. Honorine a encore beaucoup à faire. À un âge où certaines se la coulent douce, elle doit encore travailler. Elle a un optimisme bigarré, malgré les difficultés de la vie et les tumultes qu’elle vit au quotidien. Rien ne semble entamer son dynamisme et sa joie de vivre.

”Un visage raviné par les années„

”La course de Bebe„

C’est pour ce "kapoaka" – cette pitance quotidienne – que Bebe (Mamie), surnom affectif qu’on lui donne, se lève à 4h00 du matin, tous les jours, bien avant tout le monde. Malgré

Pour gagner sa vie, Honorine a choisi une voie loin d’être banale : vendeuse de journaux. Elle se pare de sa petite flanelle, en-

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file un manteau, puis se coiffe d’un bob à rayures. Tôt le matin, après avoir avalé son bol de "vary sosoa", d’un pas leste, elle se rend auprès des grossistes de journaux, à Ankorondrano, près de Midi Madagasikara, l’un plus grands quotidiens de la Grande île. C’est dans ces lieux que les vendeurs de journaux prennent leurs exemplaires pour les distribuer dans tout Tana, à pied, bien évidemment. Honorine fait partie de cette escouade. Bien connue et respectée par ses collègues, elle prend 150 journaux. Débute pour Bebe une course contre la montre au cœur de la capitale, affrontant la chaleur, parfois la pluie, et la pollution démentielle à une certaine période de la journée. Ses pas sont rapides, elle est parfois insaisissable, elle bondit dans un taxi-be (les transports collectifs tananariviens) avec sa pile de journaux dans les bras. La fatigue ? Elle ne le ressent plus. La force de l’habitude, sûrement.


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”Laisser le temps s’égrener„ Isoraka est le quartier d’Honorine. Elle arrive chez un premier client, un salon de coiffure, vers 9h30. Quelques titres, quelques mots échangés, peu de salamalecs, puis c’est reparti pour un tour. Elle court de cafés en restaurants, s'arrêtant pour saluer une tête familière, serrer une main. Honorine livrera les journaux auprès de quelques clients fidèles depuis de longues années, puis elle s’installe à son point de vente fixe à Isoraka, là où elle laisse le temps s’égrener inlassablement. Vers 14h30, elle quitte son kiosque pour se rendre à nouveau vers le quartier d’Ankorondrano. Bebe livrera les invendus puis récupèrera sa maigre paie. Depuis 25 ans, Honorine joue la même partition. Ce métier est le sien. Elle rentre généralement aux alentours de 19 h, après une journée généralement éreintante. Mais aucun fardeau ne saurait entamer sa joie de vivre et sa bonne humeur.

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La vie des gens Alfred, chauffeur de taxi par Raoto Andriamanambe I Photos. Rajao Naï

Le roi des asphaltes. Quand les uns préfèrent prendre leur retraite à la campagne, Alfred, lui, a choisi de (re)devenir taximan pour apprécier ses journées. En voiture ! Il faut se rendre à Ambalavao, une petite commune située à une dizaine de kilomètres de capitale, pour "dénicher" Alfred. Sur le bord de la RN 7, une maison modeste mais remplie de vie. Alfred sort. Son regard doux et rieur illumine même un mur. Il baisse la tête pour ne pas se cogner sur le chambranle. Il sourit en nous accueillant. ”Monuments du parc automobile„ Dix ans auparavant, Alfred écumait encore les routes de la Grande île à bord de sa Mercedes 1922. "Je sillonnais la RN 7 et la RN 13 à bord de mon camion. Il arrivait que je passe près de trois mois sur les routes. Je transportais des marchandises de toutes les

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natures", se remémore-t-il. Après une décennie à sillonner les pistes chaotiques de Madagascar, il revient à ses premières amours : le taxi. En effet, avant de travailler en tant que camionneur, Alfred conduisait déjà un taxi. "Je travaillais pour autrui, lâche-t-il. Un beau jour, avec leurs économies, mes enfants avaient décidé de m’offrir un taxi. Ils ne voulaient plus que je sois absent du foyer pendant de longs mois. Ils s’inquiétaient pour moi". Leur choix portera sur une Citroën 2CV hors du temps mais robuste. Un de ces monuments du parc automobile local qui usent leur gomme dans les rues de la capitale. Après un léger petit-déjeuner, il enfile son bleu de travail et embarque dans un taxi-be pour rejoindre Antananarivo.

s’il a encore besoin d’argent pour pouvoir s’occuper de la famille. "Grâce à ce métier, je me sens libre, lance-t-il fièrement. Je n’ai plus de contraintes". Alfred arrive dans le parking où il gare sa petite 2CV. Sa journée peut réellement commencer. Avant qu’une cliente ne vienne l’interrompre, Alfred est parti dans une grande discussion sur la politique avec d’autres taximen. Une dame veut aller à Ankadifotsy. Elle marchande un peu – c’est la coutume –, Alfred cède un peu – c’est l’usage –, puis les deux arpentent les rues de la capitale. C’est une occasion pour Alfred de discuter à nouveau. Ainsi, les rencontres se font et se défont dans l'habitacle de sa 2 CV.

”Des rencontres qui se font et défont„

"Le temps d'échanger quelques mots rapides, nous pouvons en apprendre beaucoup sur une personne", explique-t-il, philosophe. À son âge, le temps est un bien précieux à consommer avec modération.

Il n’est pas pressé, il n’est plus pressé. Alfred est à la retraite et ce métier de taximan est une sorte de passe-temps pour lui, même

”Revivre une seconde jeunesse„


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Les courses ont été rares durant la journée. C’est la conséquence de l’inflation de plus en plus galopante. Les Tananariviens prennent de plus en plus rarement les taxis. Vers la fin de l’après-midi, Alfred gare sa 2 CV et rentre chez lui en taxi-be et profite du trajet pour faire ses courses. Après avoir avalé les kilomètres, sillonné les paysages les plus hostiles de Madagascar, Alfred apprécie sa vie actuelle faite de rencontres. Il a toujours gagné sa vie à la force des bras en travaillant sans relâche, en cumulant les heures, en additionnant les journées et en multipliant les années. Ces dernières années, la succession de ces journées tranquilles lui a permis de revivre une seconde jeunesse. Les deux films consacrés à Honorine et Alfred sont à découvrir sur le site d’Indigo.

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LANGAGE DES OISEAUX


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LA LANGUE DES OISEAUX DES ÎLES Spiritualité ou Art de vivre entre initiés ? par Myriam Sellah I Illustration. Luko

Connaissez-vous la langue des oiseaux, cette tradition de transmission orale ? Si elle parle d’oiseau, alors il coule de source qu’elle soit volatile, comme un son, un chant, une vibration… Elle est cette tradition de transmettre par la voix, une voie, un chemin. Mais pour cela, il faut un conteur, et il faut s’asseoir pour écouter et entendre. Alors kriké… La langue des oiseaux est une langue qui révèle des secrets bien cachés. Elle donne aux lettres, aux mots et aux phrases un nouveau sens. Elle jongle avec poésie sur les doubles sens, et fait fi des règles de grammaire et d’orthographe. Équilibriste, elle vole de bouche-à-oreille, pour qui sait l’entendre. Elle est la clef qui ouvre au symbolisme. Et pour la langue créole, elle dévoile des secrets. Chuuut, écoutez… Je vais vous raconter… Cette Langue des oiseaux est d’abord un des outils préférés des alchimistes. Vous savez, ces vieux messieurs à barbe blanche qui du

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fond de leur laboratoire cherchaient la pierre philosophale et transformaient le plomb en or. Ils nous ont en fait bien caché leur jeu grâce à cette langue des oiseaux : elle leur a permis de maquiller le sens profond de leur message. Elle leur a permis de transmettre leurs secrets de fabrication. Et ce message, grâce à ce merveilleux outil qu’est la langue des oiseaux, a su traverser le temps, mais aussi l’espace. Quand vous chantez à vos enfants "une souris verte", vous ne faites ni plus ni moins que de chanter en langue des oiseaux. Et vous faites bien plus que cela : vous transmettez sans le savoir le secret de fabrication de la pierre philosophale ! De génération en génération ! La Langue des Oiseaux propose en fait un

vrai voyage initiatique, à travers un labyrinthe, dont la sortie est la lumière. Mais pas n’importe quelle lumière : celle qui est à l’intérieur de soi, là ou est cachée notre propre pierre. Cette pierre rouge censée donner l’immortalité, la possibilité de transformer toute matière vile en or, et de guérir des maladies. Et pour la trouver, il faut d’abord cheminer en soi, dans sa propre matière, dans ses émotions. C’est une voie d’éveil. Pour ce voyage initiatique l’homme est aidé de la nature, des éléments eau terre-air-feu. Ce voyage se fait dans le laboratoire. Entendez "labor", le travail dans la matière, et


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"l’oratoire", le travail spirituel avec la nature, les éléments eau-terre-air-feu. À la Réunion et dans les îles sœurs, nous sommes donc un magnifique creuset qui réunit tous ces éléments : une Île feu au milieu de l’eau, une île terre qui monte vers le ciel. Une quintessence qui condense les éléments pour les faire vivre d’une manière intense. Des îles laboratoires, des îles qui permettent de prendre un chemin. Alors comment cette langue des oiseaux, de nature alchimique dont le berceau se trouve en Asie et en Égypte peut-elle avoir un lien avec notre insularité des Mascareignes ? Cette langue des oiseaux permet d’entendre des mots derrière les mots. Quand le quidam entend "la mort", celui qui parle la langue des oiseaux entend "l’âme Or", ou encore "l’âme hors "… Les racines des mots sont également importantes : en alchimie, on cherche encore et toujours la fameuse pierre. Et c’est cette racine qui fait le lien avec nos îles. À la Réunion, la langue créole est basée sur la langue française. Or, en français, la racine "gal" veut dire "pierre". On la retrouve partout où les civilisations anciennes ont cultivé une tradition autour de la pierre : Gaule, Galice… On la retrouve aussi sous forme de clin d’œil dans les textes anciens. Lisez ou relisez Rabelais, et dès les premières lignes il dit bien que "seul celui qui connaît la Langue des Oiseaux pourra comprendre mes livres,

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et comme le chien tu casseras l’os pour en trouver la substantifique moelle" Page IV de Pantagruel. Gargantua, Gargamel, Pantagruel, tous ces noms ont été sciemment choisis pour contenir la racine "Gal". Cela fonctionne dans toutes les langues. À Maurice, le créole est dérivé du français, mais se mélange aussi à l’anglais. En anglais, dont la tradition est une tradition de chevalerie, on cherche le "Graal", et on retrouve cette même racine. Et on dit "good night"/ bonne nuit, mais on peut entendre "good knight" / sois un bon chevalier. Puis au réveil on dit "wake up / réveille-toi", mais on peut entendre "Way cup" / Le chemin de la coupe. Eh bien nos îles, aussi éloignées qu’elles soient au milieu de l’océan, ne dérogent en rien à cette tradition. Loin de se perdre dans le mélange des cultures, elles s’enrichissent au contraire de ces multiples racines de l’océan indien, terreau riche et varié, mais pourtant d’une même essence symbolique. Écoutez un peu cette incroyable envolée qui ramène à la même lumière : Gal et Kal sont la même racine. Et comment fabrique-t-on notre or créole ? Grâce au Kalou ! Et quand on "Kale", on s’arrête, on s’immobilise telle la pierre. S’immobiliser, trouver son équilibre intérieur, sa méditation, c’est se caler/kalé, c’est devenir une pierre. Le français nous permet d’avoir des "galets" ? Eh bien le malgache aussi utilise la pierre. Devinez comment ? Par le "akalu" qui est le mot malgache pour "pilon". Et en


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langue tamoule ? La pierre est nommée "calou" ! C’est bien ce que nous avons ici : un kalou ! Ce zambroKAL n’est-il pas magnifique par son universalité ? Et "l’uni-vers-sel" est encore un beau clin d’œil à cette alchimie universelle, car le sel scelle. Plantés au milieu de l’océan salé, ça ne manque pas de piquant dans la marmite. Nos racines multiples prennent un nouveau sens, essence-ciel, quinte-essence, connaissance !

(qui ramène à la terre) il ne tient qu’à vous "d’ambeker" (de commencer, grâce au bec de l’oiseau ?) votre chemin créole à la rencontre de votre kalou intérieur.

Crédits photos. Issued by Allen & Ginter (American, Richmond, Virginia) George S. Harris & Sons (American, Philadelphia)-The Jefferson R. Burdick Collection, Gift of Jefferson R. Burdick 1889

Le voyage initiatique créole suit les mêmes règles que tous les voyages initiatiques : il cherche l’immortalité, et chemine vers le "pays du centre", en général une île ! Et pas une île quelconque, non, une île qui cache une grotte, une grotte sacrée. Cela ne vous rappelle rien ? Notre sorcière grand-mère KAL a bien la racine de la pierre cachée dans son nom. Elle se transforme en oiseau, tiens ! N’habite-t-elle pas la grotte, parfois une grotte de lave ? Et ses yeux ne sont-ils pas rouge feu ? Comme la pierre philosophale ? La langue des oiseaux nous permet de prendre cet envol poétique. Celui d’entendre derrière le conte la possibilité de rencontre avec notre pierre intérieure, sous la forme d’une sorcière pierre, notre matière matérialisée par nos peurs, celles que nous devons affronter pour y trouver la lumière. Alors à la lumière de ce beau mélange qui ramène à l’unité, il est bien plusieurs cultures mais une seule connaissance. Astèr

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ESCAPADE AU BRÛLÉ LA VOIX DU SUCRE


PATRIMOINE BALADE AU BRULÉ

ESCAPADE AU BRÛLÉ par Éric Ismaël I Illustration. Luko

L’air frais du petit matin emplissait mes poumons, et machinalement je remontais l’encolure de mon blouson. Le contraste entre le tumulte de la ville que l’habitude ne me faisait plus entendre et le son léger de la brise qui me glaçait les oreilles était saisissant. Sur la route sinueuse qui nous menait à Mamode Camp, je me suis surpris à regretter ma couette et la douceur de la nuit d’hiver austral. J’avais demandé à Marie-Christine de me faire expérimenter une "journée goyaviers", et celle-ci avait accepté de me montrer les endroits connus par seuls les habitants du village. Parés de seaux nous nous sommes engagés sur le sentier où l’on pouvait voir poindre la lueur de l’aube. "C’est le meilleur moment". Me dit-elle. Cette femme qui avait constamment le sourire aux lèvres, se retournait et m’expliquait que durant la semaine, les "moun Sin D’ni" ne pouvaient pas "monter" et qu’en conséquence nous avions de grandes chances de faire une récolte fructueuse. Tout en cheminant, elle me parlait aussi du beau temps et de la température fraîche à laquelle nous avions eu droit ces jours-ci. À partir de la lecture des nuages qui étaient à l’Est et du ressenti du vent, elle conclut que nous ne serions pas perturbés par la météo extrêmement variante des hauts de l’île. Seul le bruissement de nos pas dans l’herbe fraîche remplie de rosée venait perturber le silence impressionnant, parfois ponctué de chants d’oiseaux qui m’étaient inconnus. Brusquement, elle s’engagea à droite dans

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un tunnel de verdure à peine visible. Je compris qu’il s’agissait d’un de ces lieux cachés dont elle avait le secret. Après avoir marché accroupi sur quelques mètres, un espace découvert se dévoilait à mes yeux émerveillés. La montagne à flanc de ravine se découpait sur un ciel limpide, bleu azur. Devant nous se trouvait un "champ d’goyaviers". Sans perdre un instant, mon guide se mit à l’ouvrage, m’indiquant de ne cueillir que les fruits les plus mûrs. "- C’est quand il fait froid qu’ils sont bien noirs." Effectivement, les petites boules n’avaient en aucun cas la couleur de celles que l’on trouve sur les étals des marchés. "- Gout cet la". Elle me tendit un goyavier d’une taille si respectable qu’il me fallut deux bouchées pour en venir à bout. Une explo-

sion de saveurs me remplit la bouche, et cette sensation me fit définitivement oublier la route, la marche un peu trop longue ainsi que le réveil difficile. Absorbé par la vue splendide et ma dégustation, je ne me rendis pas compte immédiatement que pour mon hôtesse, la cueillette avait déjà commencé. Je me mis en action et après une dizaine de minutes, je me mis à scruter discrètement son seau pour savoir si j’avais ne serait-ce qu’une chance d’atteindre le même rythme que cette dernière. Je compris bien vite que c’était impossible. Je voyais ses mains expertes chargées de précieuses sphères se déverser délicatement dans le seau. Quant à moi, voulant en faire de même, je laissais toujours un ou deux fruits glisser de mes mains de citadin. Comme l’heure n’était plus aux bavardages, le moment était propice


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Biographie Eric Ismaël. "La tête dans les étoiles et les pieds sur terre" Tel est l’adage qui est son fil directeur. Passionné de vie, il a soif de connaissances scientifiques, religieuses, culturelles… Il aime croire que tout est possible car rien n’est inéluctable. Après avoir longtemps travaillé dans la culture, ce professeur tente de mettre des paillettes dans les yeux de ses élèves car sans passion rien ne s’apprend durablement. La participation à INDIGO est une aventure qu’il accepte avec enthousiasme pour mettre une couleur supplémentaire à sa palette de touche à tout.

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aux divagations de mon esprit. Cependant, alors que d’habitude il s’évadait, je me rendis compte qu’à cet instant précis j’étais plus que jamais présent. J’avais la sensation de faire partie de la nature luxuriante qui m’entourait, et ma respiration me donnait l’impression d’être une minuscule goutte d’eau parmi un océan gigantesque. Considérant ce moment comme un cadeau, j’appréciais chaque seconde tout en étant en action. Cette expérience dura tout le long de la cueillette. Cette communion quasi mystique était en totale opposition avec l’avis que je portais sur cette peste végétale, introduite par l’homme. - "La lé bon la. N’aura assez". En effet, les seaux que nous avions apportés étaient bien remplis. Afin qu’ils ne se renversent pas sur le chaotique chemin du retour, Marie Christine prit quelques feuilles de longoze avec lesquelles elle confectionna un couvercle de fortune très efficace. D’une main ferme et leste, elle positionna le seau sur sa tête. Lorsque je pris le mien, je sentis immédiatement mes doigts blanchir sous le poids du réceptacle. Je compris que le chemin du retour ne serait pas aussi bucolique. Par fierté masculine, je me tus et changeais très régulièrement de main en accélérant le pas, pour pouvoir réduire l’écart qui me séparait de la jeune femme. Affalé sur la chaise de la cuisine, je regardais, admiratif, l’énergie sans faille avec laquelle la villageoise brassait les goyaviers dans l’évier en béton, pour les nettoyer. Ceux qui se retrouvaient à la surface de l’eau étaient réservés aux animaux de la basse-cour. À cette occasion, j’appris que la "mouche des fruits" avait piqué ces derniers, et que son éthique l’empêchait d’utiliser ces fruits, selon elle impropres à la consommation. Une immense marmite était installée sur l’âtre. Après y avoir

déversé un peu d’eau, elle y déversa les passoires, emplis de fruits. À cet instant je pris conscience de l’ampleur de la cueillette. Elle ranima le feu de bois, qui s’était essoufflé pendant la nuit, et se retourna : - "Ou ve un ti café ?" je me sentais coupable de lui imposer encore du travail mais le souvenir de son café grillé m’ôtait mes scrupules. Je hochais la tête avec un sourire complice. - "Café la greg" dit-elle avec fierté en me servant. La maison, toute simple, respirait la tradition créole. Chaque objet avait sa propre histoire et s’inscrivait par la même occasion dans le patrimoine local. L’odeur du café brûlant qui se déversait dans la tasse à peine plus grosse qu’un dé à coudre fut ma récompense de la marche forcée à laquelle je n’étais absolument pas habitué. La cuisine commençait déjà à s’imprégner de l’odeur des goyaviers cuisant sur le feu vif. - "Domoun y critique gouyavier, mais ça nout tradition ça…" Par les acclimatations d’espèces exotiques, la flore originelle se trouve il est vrai fortement attaquée. Le goyavier, a été introduit dans cette île il y a environ 200 ans. Si cette espèce envahissante a conquis le cœur des Réunionnais, c’est aussi parce que les préparations à base de ce fruit sont excellentes. Qu’il s’agisse du punch, de la confiture ou de la gelée, ces recettes font désormais partie du patrimoine réunionnais et il serait désormais illusoire de vouloir éradiquer l’espèce. Marie Christine, partageant volontiers son savoir, m’enseigne que Les fruits éclatent sous l’effet de la cuisson. Elle les disposait alors dans des passoires, qui avaient pour but de filtrer le jus du fruit. Le travail est bien ingrat, la quantité de jus recueillie est bien pauvre au regard du poids des fruits dont mes mains ressentent encore le souvenir. Le

nectar parfumé est associé à du sucre roux et à de la vanille "pays", qui se retrouvèrent de nouveau sur le feu pendant des heures. Durant ce temps, pleine d’énergie, Marie Christine préparait le repas en échangeant joyeusement sur ceux qui prétendent faire de la gelée avec des gélifiants. Tandis que les effluves se répandaient dans toute la pièce en bois sous tôle, le temps passait lentement et le niveau de liquide dans la marmite baissait. Après l’avoir jaugé de son regard connaisseur, elle me dit qu’il n’y en aurait plus pour très longtemps. Afin de confirmer son impression, elle recueillit un peu de gelée et la déposa sur le bord d’une assiette, et celle-ci commença à se solidifier. C’était le moment de stériliser les bocaux. Chaque moment comptait, et l’énergie déployée tranchait avec la douceur des discussions précédentes. En offrant mon aide, je me retrouvais à recueillir les contenants de l’eau bouillante dans laquelle ils avaient été plongés pour y être stérilisés. Marie Christine les remplissait de gelée à la louche, sans en faire tomber une seule goutte. Son savoir-faire et sa dextérité remplissaient mon regard d’admiration. Chaque bocal brûlant était fermé vigoureusement, et pour ma part j’utilisais un torchon pour pouvoir le faire. "Ou la pas fé carême don ?" me lança-t-elle en éclatant de rire. L’ouvrage terminé, le fond de la marmite me revint, et je m’installais confortablement avec ma cuillère pour le savourer. "Décidément, je suis devenu un fervent défenseur de ce petit fruit rouge !" me dis-je en souriant, et en fermant les yeux à chaque bouchée.

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PATRIMOINE LA VOIX DU SUCRE

LA VOIX DU SUCRE par Dominique Chantal Grondin I Illustration. Luko

Ma mémoire est comme un long chant qui se déroule, avec des couplets gais et des couplets tristes encastrés entre le refrain des saisons. Je ne me rappelle plus exactement comment tout a commencé, toujours est-il qu’un jour je me suis retrouvée là, debout, grande et belle, oserais-je dire « la plus grande et la plus belle », car ils se trouvaient tous devant moi et m’admiraient. J’ai alors pris conscience du ciel suspendu au-dessus de moi, où couraient des écheveaux de coton, et de la mer aussi, dont la voix me parvenait sans difficulté, et dont j’apercevais la robe pailletée de soleil entre les ramures d’arbres. Je l’ai cueillie des mains de l’alizé et ai connu le goût du sel. J’étais née, et ma naissance avait été désirée. Je ne me trouvais pas là par hasard. Ma vocation était la plus belle : donner de la saveur à la vie des hommes, extraire le sucre de leurs plantations, celles par lesquelles ils suaient leur vie durant.

tallés tout autour de moi. Ils ont bâti une école pour leurs enfants, si bien que, tout au long du jour, j’entendais ces derniers piailler entre eux. Puis ce fut l’église, longue et blanche, pour y abriter leur espoir, leur foi… Je suis devenue le centre de leur village, le cœur de leur vie. Leur venue a changé le paysage : désormais, chaque matin, une vague douce de toits et de varangues guidait le soleil jusqu’au bas de la rue. Et la vie m’emplissait ! Mes entrailles regorgeaient de va-et-vient bruyants, de grincements et des cris de ceux qui, pour s’entendre, devaient donner de la voix. La saison de la coupe les amenait à moi, et les files de charrettes supportant vaillamment leur fardeau se succédaient de l’aube au crépuscule. Je les voyais arriver de loin comme une longue farandole, et je me réjouissais… Bientôt l’odeur chaude et douce montait tandis que là-haut, mes cheminées éparpillaient leurs sombres volutes en les mêlant à l’azur.

Les hommes, je les ai aimés dès le début. Ma naissance les a attirés et ils se sont ins-

Et les marmailles qui s’amusaient non loin de là s’écriaient : « Le volcan ! Le volcan ! »

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Je faisais partie de leurs jeux, et même si ma fumée ne provenait pas du même magma, je me sentais aussi souveraine que le volcan. Il arrivait que ces enfants, sans doute alléchés par mon parfum, viennent timidement quérir une poignée de mon sucre. Mais mes entrailles leur étaient interdites et c’est sans douceur que leurs pères les en chassaient prestement. De ma cime, je pouvais percevoir au loin le labeur de l’homme de la terre. Il défrichait les anciens champs de café et d’épices pour y planter la canne à sucre, son nouvel espoir, celle en qui il venait de placer sa foi et pour laquelle il m’avait construite. Peu à peu, les flancs de l’île se couvraient de champs, vert pâle, ondulants et bruissants que les sabres fauchaient avec voracité à la saison de la coupe. Aussi, chaque jour j’avalais et je mâchais des tonnes de ces cannes, source de tant de sueur, et lorsque le suc coulait, odorant et prometteur, les hommes le recueillaient dans des charrettes. Mon moulin broyait et leurs charrettes allaient et venaient de mes entrailles aux


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vastes pelouses du dehors où leur contenu était étalé pour sécher au soleil. Cela se passait ainsi bien avant que l’on me modernise, bien avant que les cachalots ne remplacent les charrettes. Et lorsque toute cette masse se coagulait et disait déjà le sucre à venir, les hommes la déversaient dans mes grands cristallisoirs et attendaient qu’elle soit sèche. Je les entends encore y aller de leurs pelles de bois pour décoller et écraser le sucre obtenu. Les hommes travaillaient comme des fourmis, s’affairant d’un bout à l’autre de la longue chaîne d’élaboration du sucre. Tout commençait par les coups de pioche, au loin là-bas dans les champs, pour défricher et planter. Puis les sabres donnaient à leur tour de la voix et de la lame pour récolter les fruits de la pousse. Les sabots des bœufs résonnant sur la route leur succédaient bien avant le grincement de la balance et le vacarme du moulin. Chaque jour apportait son lot de travail, et au bout de la chaîne on réduisait le sucre en poudre et les paniers se remplissaient à mesure. Parfois, au large, un navire attendait, la coque pourléchée d’écume et d’embruns, le mât dressé comme un défi vers le ciel immense. Alors je voyais les hommes descendre vers la mer et charger le sucre dans des chaloupes. Et puis, lorsqu’elles n’étaient plus que coques de noix aux yeux de tous, j’avais l’impression qu’elles volaient tant, par instants, ciel et mer se confondaient autour d’elles. Avec l’essor de la canne, je compris que l’île devenait prospère. Les hommes se portaient mieux, ils construisaient davantage et traçaient des routes plus larges. Le sucre que je leur donnais était leur richesse, leur trésor, le fruit de leur labeur, de leur sueur, de leur sang.

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Car j’en ai vu mourir, oui… D’épuisement parfois, lorsque leur cœur fatigué s’arrêtait de lui-même dans leur poitrine creusée par les pénuries, un travail trop dur et des soucis trop lourds. Alors ils s’écroulaient tout à coup et le sol les recevait comme il reçoit la feuille morte au bout de sa saison. Les accidents stupides faisaient le reste. J’ai vécu les larmes et l’horreur comme tous ceux qui, dans mes entrailles, assistaient impuissants à ces drames qu’un rien pouvait éviter. Que pouvais-je y faire ? Je ne contrôlais aucun de mes rouages, n’étant qu’un instrument entre les mains de l’homme comme le sabre à cannes ou la charrette bœuf. Les jours succédaient aux jours, et les saisons aux saisons. J’étais devenue le pilier d’une industrie florissante. Autour des cases qui m’entouraient ondulaient à présent à perte de vue des hectares de champs de cannes. Des hommes nouveaux étaient arrivés, venus de tous les horizons, car la main-d’œuvre manquait. D’autres rites les accompagnaient, alors ils bâtirent un temple coloré et le village s’agrandit encore. Les hommes découvrirent de nouvelles façons d’extraire le sucre de la canne, c’est ainsi que je fus modernisée. Au début, mes entrailles toutes neuves me gênaient, mais je finis par m’y accoutumer. Après tout, les hommes connaissaient bien leur travail. Parfois je m’interrogeais sur leur vie, déplorant qu’ils ne prennent de temps à autre le temps de s’arrêter, de respirer un peu plus profondément et d’admirer, autour d’eux, la splendeur de leur île. Lancés dans des rouages infernaux, ils passaient le plus clair de leur temps à courir… Et puis un jour les charrettes bœuf se sont faites plus rares. Les camions pouvant supporter une plus lourde charge de cannes ont pris leur place et, à la saison de la coupe, les


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rues du village se voyaient encombrées par une circulation dense. Les habitants se sont mis à maugréer contre cet état de choses et, pour finir, contre moi qui en étais la cause. Alors, ce fut le début de la fin, car on décida ma fermeture. Et lorsque sonna pour moi l’heure de la retraite, je vis un grand nombre d’hommes me rendre hommage. Puis ils regagnèrent leurs camions et se dirigèrent vers une autre usine, dans une autre ville. J’ai vécu dès lors des années d’intense et noire solitude, au milieu de la poussière que le temps extirpait de mes murs vieillissants. J’ai haï les hommes et leur course sans fin. Je leur en ai voulu d’être si peu prévoyants et si infidèles. Après leur départ, le temps m’a engloutie et j’ai sombré dans l’oubli, ressassant au fil des jours couplets et refrains de ma chanson, sempiternelle rengaine de mon glorieux passé. Peu à peu mes entrailles ont rouillé, à mesure que mes toitures s’ouvraient au ciel, au soleil et aux larmes de la pluie. Laissée pour compte au milieu des herbes folles et du pullulement des insectes, j’ai compris avec douleur la signification du mot abandon. Derrière les hautes grilles qui me coupaient du village, j’entendais les clameurs de la vie et ma solitude m’apparaissait d’autant plus vive. J’en étais là lorsque me parvint l’écho d’un son que je ne croyais plus pouvoir entendre un jour : le grincement des grilles. Et aussitôt, je les vis, ces quelques hommes qui venaient vers moi, d’un pas lent, presque timides, et je me demandais si cette timidité était un effet de mon imagination, ou si, bien réelle, elle marquait encore une forme de respect envers l’ancêtre que j’étais.

Ils palpèrent mes murs, explorèrent mes entrailles et m’inspectèrent de fond en comble. Au-dessus de ma tête, le soleil riait aux éclats, dardant mes visiteurs de ses gais rayons au travers de mes plafonds dépourvus de toitures. Lorsqu’ils émergèrent enfin, l’océan achevait d’engloutir le fuit du ciel. Ils revinrent dès le lendemain, un peu plus nombreux, et je compris, en les voyant s’affairer, qu’ils étaient munis des renforts nécessaires à leur projet. Celui-ci tenait autant du génie que de la folie, car ce que ces hommes-là souhaitaient, je ne le comprenais pas, et j’avais peur de souffrir encore. Ils désiraient me sauver de la ruine, mais pour quelles raisons ? Au fil des jours et des semaines, au fil des semaines et des mois, me revinrent la solidité et la blancheur de mes murs, la totalité de mes toitures, car, du sol à la cime, je fus entièrement restaurée. Et puis, lorsque les travaux furent achevés, et que les nouvelles grilles s’ouvrirent en grand devant le village amassé là pour la circonstance, je revis le jour de ma naissance. Ceux qui m’avaient sauvée évoquèrent alors le temps de ma gloire et me confièrent ma nouvelle mission : celle d’être le témoin du passé, le musée du souvenir, la voix du sucre… Aujourd’hui, je suis l’ancêtre qui raconte, la mémoire préservée pour les générations futures. Et à tous ceux qui me visitent, je fredonne mon chant, celui dont tous mes murs sont pénétrés jusqu’aux tréfonds, celui qui parle de sucre et de soleil, de larmes et de sang, de sueur et d’espoir. Celui qui parle de vie…

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L'ÉCOLE DU JARDIN PLANÉTAIRE CHRONIQUE D'UNE DESTINÉE


ÉNVIRONNEMENT L'ECOLE DU JARDIN PLANETAIRE

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ÉNVIRONNEMENT L'ECOLE DU JARDIN PLANETAIRE

Interview

Sébastien Clément

L'École du jardin planétaire ou le retour à la terre par David Rautureau I Photos. Corine Tellier

Il y a cinq ans naissait l’Ecole du jardin planétaire de la Réunion sur le concept du paysagiste-philosophe Gilles Clément qui considère que la terre est "un seul et même petit jardin" dont l’homme a désormais la responsabilité. Sébastien Clément, fondateur et responsable de l’école, nous parle de la création, de l’évolution et du succès de cette université populaire dédiée à la biodiversité réunionnaise. Indigo. Comment est née l’Ecole du jardin planétaire il y a cinq ans ? Sébastien Clément. Elle née de plusieurs constats. Du fait qu’on n’enseigne plus la biodiversité dans les programmes scolaires, ce qui est dommageable : si on ne la connait pas ou mal, elle disparaîtra à coup sûr. Du fait aussi qu’à l’époque, un rapport de la DREAL (Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement) indiquait que la biodiversité réunionnaise était menacée et que la méconnaissance des espèces aggravait la situation. J’étais alors en relation avec le paysagiste Gilles Clément (aucun lien de parenté entre eux NDLR) qui avait déjà ouvert une première école à Viry-Châtillon. On avait travaillé ensemble par le passé et on était resté en contact. J’avais vu l’exposition consacrée à sa vision du Jardin planétaire, à la Villette, au début des années 2000. Il trouvait que l’idée d’avoir une école ici était bonne et soulignant toutefois

qu’il n’aurait pas le temps d’y travailler. Ensuite, le projet a été mené sous forme d’ateliers ouverts et participatifs où chacun pouvait s’exprimer, donner sa vision du projet puis contribuer à l’aventure. I. Quel est l’esprit de l’Ecole du jardin planétaire ? SC. Avant tout l’école a pour but de partager des savoirs. C’est un espace de rencontres, créateur de lien social et qui renoue des relations à la terre que la plupart des gens ont perdues. On le voit bien dans les jardins partagés qu’on propose d’ailleurs. C’est aussi un laboratoire d’idées. C’est en fait plus une université populaire qu’une école mais le terme "université" peut en impressionner certains. Si les activités sont payantes, ce n’est pas dans une logique lucrative : le fait de s’acquitter, ne serait-ce que d’une somme modique, permet aux participants de marquer un engagement de leur part dans ce que nous proposons. I. Peut-on avoir quelques chiffres sur l’activité de l’école ? SC. En cinq années d’activité, nous avons touché plus de 10 000 personnes, organisé plus de 260 activités et nous avons un peu plus de 350 adhérents. L’école s’appuie sur un réseau de 90 intervenants divers qui sont de véritables acteurs de l’association, indispensables et passionnés.

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La Réunion idéale ce serait un retour encore plus important à la terre, dans le respect et l’entretien constant de sa biodiversité. Où chacun ferait sa part de travail.” “

I. Depuis quelques années l’association organise un marché bio à l’Eperon. SC. Oui il est maintenant hebdomadaire et se déroule le samedi matin. On l’organise en collaboration avec l’association des commerçants du village artisanal de L’éperon. L’objectif est de valoriser la production locale bio ou tout au moins naturelle et saine, sans intrants chimiques ni traitements et qui respecte bien sûr la saisonnalité. On y fait aussi du troc de graines. C’est une ambiance de marché alternatif qui instaure des moments d’échanges et un climat de confiance. On est dans la logique des circuits courts. Les gens prennent conscience qu’on peut se nourrir sainement et dans le respect de la nature avec des prix égaux ou un peu plus élevés que ceux pratiqués par l’agriculture conventionnelle. I. Existe-t-il, ici à la Réunion, un rapport particulier à la terre ? SC. Oui les Réunionnais ont un rapport au jardin qui s’est distendu mais qui reste tout de même ancré profondément en eux. Il reste quelque chose de la culture du jardin créole qui associe les dimensions alimentaire, médicinale, ornementale du jardin. La pression immobilière, les modes de consommation modernes on coupé les gens de ce rapport à la terre mais on sent par nos actions que cette culture-là revient vite. On a beaucoup de choses à apprendre de l’art du jardin créole. I. Comme l’école a t-elle évolué en 5 ans ? SC. Elle a évolué en gardant son esprit de départ qui était de partager les savoirs sous forme d’ateliers, de conférences, de projections de films. On propose bien sûr plus de rendez-vous aujourd’hui et on essaie de répondre à un fort besoin de formations de la part du public, notamment en jardinage bio, en multiplication des végétaux, en aromathérapie aussi. Le programme des animations s’est très vite densifié en fait. On a aussi créé des jardins-nurseries dont le but est de cultiver des plantes médicinales autour de trois hôpitaux, Saint-Denis, Saint-Pierre et Mamoutzou

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à Mayotte. L’idée c’est de faire du lien entre ces îles sur ces sujets et de réveiller la tradition des tisaneurs encore assez présente sur ces territoires. Le but de nos actions c’est de créer une communauté qui s’approprie toutes ces connaissances récoltées pour les partager. I. Quel sont les retours des publics sur vos actions ? SC. Ils sont plutôt positifs sur les activités et sur les formations. Bien sûr, on est attentifs aux remarques, on améliore, on peaufine. Il y a un tel besoin de revenir à la terre, à la nature. Les gens demandent même un niveau supérieur de formation en jardinage bio. Les participants les plus âgés retrouvent parfois des activités ou des sujets qu’ils ont connus enfants : on s’en est encore rendu compte récemment avec des ateliers autour de la poudre de rouroute, du cambarre aussi. I. Quelle serait la Réunion idéale pour vous ? SC. Personnellement je milite clairement pour une certaine autonomie alimentaire de l’île. Se réapproprier les savoirs c’est à terme être plus autonome dans son alimentation. La Réunion pourrait même être exportatrice de produits de qualité. Le couple d’agronomes Lydia et Claude


ÉNVIRONNEMENT L'ECOLE DU JARDIN PLANETAIRE

Bourguignon, lors d’une conférence organisée par l’école, imaginait même la production d’une carotte d’exception sur nos terres. On a la surface pour ça. Il y a des friches à réinvestir. La Réunion idéale ce serait un retour encore plus important à la terre, dans le respect et l’entretien constant de sa biodiversité. Où chacun ferait sa part de travail. I. Quels sont vos projets ?

En 2017, sur une idée de Sébastien Clément, l’Ecole du jardin planétaire a mis au point MOABI®, l’application des arbres remarquables. Cette application mobile de référencement participatif vise à mieux connaître et préserver notre patrimoine arboré. Identifier ces arbres, c’est leur donner l’opportunité d’être protégés comme un bien commun à l’humanité.

SC. On espère avoir un local, un point d’ancrage pour recevoir des publics, des stagiaires, des bénévoles et développer des formations, faire des expérimentations aussi. Nous voudrions multiplier des collaborations sur les différents territoires de l’île. Et puis éditer plusieurs publications, c’est important de laisser des traces. I 247


ÉCOLOGIE CHRONIQUE D'UNE DESTINÉE

CHRONIQUE D'UNE DESTINÉE par Dominique-Chantal Grondin I Photos. Luc Perrot

La première fois que j’ai mis la tête hors de l’eau, il y avait du sang partout. J’avais vu venir la lumière tout au long de ma progression sans pourtant parvenir à l’imaginer à la fois si claire et si vive. La chaleur qui me brûlait était telle que je n’avais qu’une hâte : toucher le soleil avant de m’éteindre. Je ne pensais pas survivre longtemps. Les séismes qui se succédaient étaient d’une rare violence et je ne parvenais plus à savoir de quelles entrailles j’allais m’arracher. Autour de moi, les éléments se mêlaient et, comme si le monde entier se consumait au moment même où j’allais atteindre la surface et émerger, la lumière s’obscurcit, masquée par un voile de cendres. Mais j’étais trop entêtée pour mourir là, à quelques pas du soleil… D’autres séismes m’emportèrent et, tout en me faisant déchirer les entrailles, je finis par crever

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la surface. Tout ce sang à perte de vue, le ciel le répandait autant que moi… Cet instant s’appelait crépuscule et j’étais née à l’orée de la nuit. Puis je m’étendis sur les flots. Ma silhouette se dessina au fur et à mesure que se cicatrisaient mes blessures de naissance, mes fontanelles… Ma tête culminait bien au-dessus de la surface ; certains jours, les nuages me faisaient même une splendide chevelure qu’aucun vent ne parvenait à carder. Mes flancs plongés dans l’eau de ma naissance, je me laissais caresser par les rayons de soleil. La végétation ne tarda pas à s’installer en terrain aussi propice, et avec elle oiseaux et insectes. Mon destin était le plus beau de tous… Comment aurais-je pu le savoir avant, lorsque je n’étais qu’une langue de feu vomie par les abîmes ? Le long de mes vallées ruisselaient des cascades d’eau claire… Ma sève était riche de chaleur contenue et maîtrisée, et de passion aussi…

Terre de vie, mes fruits étaient les plus savoureux, mes fleurs les plus belles… Dire que j’avais cru mourir en naissant ! Il m’arrivait certains jours, histoire de montrer à l’univers entier que je ne m’étais pas endormie dans mon bel écrin, de remuer un peu en crachant quelques gerbes de feu qui s’en allaient dérouler et figer leurs serpents de lave le long de mes flancs. J’étais aimée aussi… Choyée par les éléments malgré les inévitables éclats au terme desquels, la tempête apaisée, ciel, mer et vent s’en allaient dormir en avalant la brume, et la vie reprenait son cours. Je sentais cet amour s’épanouir en chaque corolle nouvelle, ruisseler en chaque cascade, frémir en chaque rameau. À la fois sauvage et douce, j’étais adulée, chantée et célébrée à chaque fois qu’un oiseau ouvrait le bec. Rythmant tout son petit monde, le soleil pas-


ÉCOLOGIE CHRONIQUE D'UNE DESTINÉE

sait et repassait dans le ciel. Combien de temps ai-je attendu avant de les voir arriver ? Ils étaient autres que les oiseaux que je connaissais, autres même que les animaux qui peuplaient mon sol. Un autre esprit les habitait. Je n’ai pas saisi tout de suite. S’étanchant à l’eau de mes sources et se nourrissant de la chair des animaux qui vivaient là, ils ne faisaient au départ que poursuivre la cruelle mais nécessaire chaîne de la vie. Leurs habitations s’élevaient tandis que mes flancs se dégarnissaient de leur végétation originelle. Cependant, à force de convoiter la chair de mes animaux et le bois de mes forêts, il advint un jour le pire : mes paysages changèrent et je fus incapable de reconnaître ce qu’ils avaient fait de moi. Certes, ils vivaient, ils vivaient même de mieux en mieux, mais un profond malaise m’habitait.

Comme à chaque mieux équivalait un pire, je fus témoin d’atrocités auxquelles il m’était impossible de penser sans me sentir coupable. Oui, coupable d’avoir engendré de tels êtres après avoir accueilli leurs pères au temps de ma sérénité. D’autres hommes étaient arrivés, noirs comme la lave figée par le temps, des hommes enchaînés que mes habitants traitaient comme la dernière de leurs bêtes de somme. À chaque goutte de sang que je recevais, il me semblait que je me gorgeais d’une marée de souffrances dont je n’avais pas fini de subir les conséquences. Je sentais qu’un jour mes habitants payeraient le tribut de ce lourd passé. D’autres plantes arrivèrent d’ailleurs. Elles se trouvèrent bien là et fructifièrent, ce qui donna encore plus de peine aux hommes enchaînés,

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ÉCOLOGIE CHRONIQUE D'UNE DESTINÉE

à qui investirait le plus ostensiblement le moindre de mes recoins. Ainsi, mes sites s’enrichirent de leurs graffitis, et ils se querellèrent entre eux lorsque certains s’insurgèrent contre ce genre d’initiative. Mes défenseurs ressemblaient plus à une larme d’eau de rivière avalée par l’océan qu’à une véritable marée, mais j’espérais que leur prise de conscience allait faire réfléchir les autres.

les esclaves. Désespérés, certains s’en furent et s’enfoncèrent dans l’épaisseur de la forêt des hauteurs. Ceux que l’on parvint à rattraper furent cruellement châtiés, les autres s’établirent dans les cirques, là où personne n’avait encore mis le pied. Lorsque leur esclavage fut aboli, cette population noire contribua au métissage de ceux que j’appelais désormais mes enfants. Des travailleurs vinrent ensuite de tous les horizons, et du mélange de leurs peaux colorées naquit une population multicolore, à la mesure de l’espoir, de mon espoir de ne plus jamais voir une race prévaloir sur une autre sous prétexte que sa couleur est la plus noble. Peu à peu, je fus colonisée de partout, mes forêts reculèrent encore mais mes enfants avaient les yeux trop braqués sur eux pour me voir, moi…

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Lorsque le béton fut à la mode, il envahit les villes et ma périphérie, ceinturée de bitume, ne fut plus qu’une piste gigantesque pour leurs bolides, leurs automobiles, tandis qu’aux abords de mes ravines, jusque dans leurs lits, s’entassaient des montagnes d’immondices. J’eus beau manifester ma présence par de nouveaux séismes, ils ne comprirent pas qu’ils m’avaient volé ma part de liberté. Et là où mes larmes avaient tracé des chemins de lave noire, certains rebâtirent avec ardeur. Des cyclones me balayèrent, les ravines enflèrent, essaimant à travers les villages toutes les ordures dont elles étaient encombrées, mais mes enfants n’en tirèrent aucune leçon. De leurs cours ravagées ils tirèrent débris et saletés, et les ramenèrent aux ravines en pleurant sur leur sort tout en invoquant leur créateur. Ils apposèrent leurs marques partout : c’était

Chez mon peuple au sang chaud, amour et haine, joie et peine, querelles et embrassades étaient de la même famille. Il ne craignait même pas que le ciel lui tombe sur la tête car toutes sortes de croyances le lui en tenaient bien solidement les quatre coins arrimés à la voûte du firmament. Pieux et mécréants, ils l’étaient tout à la fois, excessifs dans leurs croyances et leurs superstitions autant que dans leurs doutes et leurs rancunes. Attachante et généreuse en sourires, leur lumière séduisait mes visiteurs… Mais mes enfants oubliaient qu’ils venaient eux aussi des quatre coins de l’horizon, puisque je n’avais fait que les accueillir et les adopter. Ils appelèrent zoreils ceux qui débarquaient d’ailleurs et ne les regardaient pas toujours d’un très bon œil. J’étais finalement si petite par rapport au reste du monde que mes habitants, dans des attitudes que les étrangers pouvaient parfois qualifier de hautaines ou de xénophobes, éprouvaient une grande peur de l’extérieur, de l’inconnu. J’étais une mosaïque multicolore parcourue d’ondes mouvantes. Chevelure offerte aux


ÉCOLOGIE CHRONIQUE D'UNE DESTINÉE

nuages, flancs caressés par l’océan, sève brûlante au fond de mes entrailles, peuple bouillonnant au creux de moi, j’étais terre d’asile, mère nourricière aimante et malgré tout témoin de la folie des hommes. Moi qui avais si longtemps vécu seulement peuplée d’oiseaux et de petits animaux, je désespérais de comprendre un jour ceux que j’appelais mes enfants. Aujourd’hui, je compte en longs lacets de bitume le temps qui passe comme un voleur. J’écoute vrombir leurs engins fous qui résonnent jusque dans l’écho de mes montagnes. Je sais qu’ils appellent tout cela « progrès », et je me demande bien en quoi le fait de me maltraiter en est un. J’ai beau leur lancer des signaux de détresse, mes enfants ne voient rien. Leurs yeux sont fermés à force d’être

tournés vers l’intérieur d’eux-mêmes et leurs mille petites préoccupations quotidiennes. Si quelqu’un pouvait leur dire qu’ils ont le pouvoir de me rendre la vie, et par là même d’ouvrir l’avenir à leurs descendants… Car ce qu’ils auront fait de moi, ils le légueront aux générations futures, jusqu’à ce que l’eau et le feu me reprennent dans un fracas de fin du monde. S’ils pouvaient comprendre que leur destin est intimement lié au mien, et que ce qu’ils me font endurer, ils se le font endurer à euxmêmes. S’ils s’arrêtaient de courir, ils sauraient que ma vie, c’est aussi leur vie…

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FEUILLETONS & C A R N E T S D E V O YA G E

Feuilletons Carnets de Voyages


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ROBINSON CRUSOÉ À MADAGASCAR #2 L'ARROSEUSE ARROSÉE #3


FEUILLETON ROBINSON CRUSOÉ À MADAGASCAR #2

Robin Crusoé à Madagascar Deuxième partie par Olivier Soufflet Illustrations. Luko

C’est dans l’odeur du sang et des corps brûlés, au milieu des hurlements mêlés de terreur des victimes et de rage des assassins, que nous retrouvons Robinson Crusoe, sidéré, horrifié, par la tragédie à laquelle il assiste impuissant. Qu’est-il arrivé au héros mythique de Daniel Defoe, celui que Rousseau citait en exemple d’une vie harmonieuse avec la nature, le naufragé solitaire dont l‘ingéniosité enchanta des générations d’enfants ? La réponse est simple : le "massacre de Madagascar", comme l’appelle Robinson Crusoe sous la plume de Daniel Defoe, prend place dans la suite des Aventures de Robinson Crusoe. Car il y eut une suite qu’annonçaient les dernières lignes du premier roman. Un second roman qui parut la même année que le premier, en 1719, et qui fut traduit en français, comme le précédent, par l’écrivain Petrus Borel au XIXe siècle. Livre tombé dans l’oubli.

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Dix ans après son retour en Angleterre, le négociant Robinson Crusoe, titillé par le démon de l’aventure, a repris la mer. Son projet ? Aller jusqu’en Chine. Sur son île, désormais peuplée, il fait une longue escale. Il y retrouve ceux qu’il avait quittés dix ans plus tôt, à commencer par Vendredi. Au terme d’une longue leçon de morale et de gouvernance, il reprend la mer vers le but véritable de sa nouvelle expédition : le commerce et les affaires. Signe que rien n’est plus comme avant, Vendredi ne joue aucun rôle dans cette nouvelle aventure : il périt, noyé, avant même que le navire ne franchisse le cap de Bonne Espérance ! C’est à l’escale suivante, Madagascar, que se noue le drame. Alors que l’équipage se ravitaille auprès de villageois, un marin viole une jeune fille. Il est pendu par les villageois. L’équipage se venge… C’est l’extrait du roman relatant les circonstances et le déroulement de ce massacre que nous publions. Un récit effrayant et révélateur, à

regarder aussi comme un document. Tout ceci durant, nos gens n’avaient pas lâché un coup de fusil, de peur d’éveiller les Indiens avant que de pouvoir s’en rendre maître ; mais le feu ne tarda pas à les arracher au sommeil, et mes drôles cherchèrent alors à se tenir ensemble bien en corps ; car l’incendie devenait si violent, toutes les maisons étant faites de matières légères et combustibles, qu’ils pouvaient à peine passer au milieu des rues ; et leur affaire était pourtant de suivre le feu pour consommer leur extermination. Au fur et à mesure que l’embrasement chassait les habitants de ces demeures brûlantes, ou que l’effroi les arrachait de celles encore préservées, nos lurons, qui les attendaient au seuil de la porte, les assommaient en s’appelant et en se criant réciproquement de se souvenir de Thomas Jeffrys. Tandis que ceci se passait, je dois confesser que j’étais fort inquiet, surtout quand je vis les flammes du village embrasé, qui, parce qu’il était nuit, me semblaient tout près de moi.


FEUILLETON ROBINSON CRUSOÉ À MADAGASCAR #2

À ce spectacle, mon neveu, le capitaine, que ses hommes réveillèrent aussi, ne fut guère plus tranquille, ne sachant ce dont il s’agissait et dans quel danger j’étais, surtout quand il entendit les coups de fusils : car nos aventuriers commençaient alors à faire usage de leurs armes à feu. Mille pensées sur mon sort et celui du subrécargue et sur nous tous oppressaient son âme ; et enfin, quoiqu’il lui restât peu de monde disponible, ignorant dans quel mauvais cas nous pouvions être, il prit l’autre embarcation et vint me trouver à terre, à la tête de treize hommes. Grande fut sa surprise de nous voir, le subrécargue et moi, dans la chaloupe, seulement avec deux matelots, dont l’un y avait été laissé pour sa garde ; et bien qu’enchanté de nous retrouver en bon point, comme nous il séchait d’impatience de connaître ce qui se passait, car le bruit continuait et la flamme croissait. J’avoue qu’il eût été bien impossible à tout homme au monde de réprimer sa curiosité de savoir ce qu’il était advenu, ou son inquiétude sur le sort des absents. Bref, le capitaine me dit qu’il voulait aller au secours de ses hommes, arrive qui plante. Je lui représentai, comme je l’avais déjà fait à nos aventuriers, la sûreté du navire, les dangers du voyage, l’intérêt des armateurs et des négociants, et cœtera, et lui déclarai que je voulais partir, moi et deux hommes seulement, pour voir si nous pourrions, à distance, apprendre quelque chose de l’événement et revenir le lui dire. J’eus autant de succès auprès de mon neveu que j’en avais eu précédemment auprès des autres : - "Non, non ; j’irai, répondit-il, seulement

je regrette d’avoir laissé plus de dix hommes à bord, car je ne puis penser à laisser périr ces braves faute de secours : j’aimerais mieux perdre le navire, le voyage, et ma vie et tout !…" - Il partit donc. Alors il ne me fut pas plus possible de rester en arrière qu’il m’avait été possible de les dissuader de partir. Pour couper court, le capitaine ordonna à deux matelots de retourner au navire avec la pinace, laissant la chaloupe à l’ancre, et de ramener encore douze hommes. Une fois arrivés, six devaient garder les deux embarcations et les six autres venir nous rejoindre. Ainsi seize hommes seulement devaient demeurer à bord ; car l’équipage entier ne se composait que de soixantecinq hommes, dont deux avaient péri dans la première échauffourée. Nous nous mîmes en marche ; à peine, comme on peut le croire, sentions-nous la terre que nous foulions, et guidés par la flamme, à travers champs, nous allâmes droit au lieu de l’incendie. Si le bruit des fusillades nous avait surpris d’abord, les cris des pauvres Indiens nous remuèrent bien autrement et nous remplirent d’horreur. Je le confesse, je n’avais jamais assisté au sac d’une cité ni à la prise d’assaut d’une ville. J’avais bien entendu dire qu’Olivier Cromwell après avoir pris Drogheda en Irlande, y avait fait massacrer hommes, femmes et enfants. J’avais bien ouï raconter que le comte de Tilly au saccagement de la ville de Magdebourg avait fait égorger vingt-deux mille personnes de tout sexe ; mais jusqu’alors je ne m’étais jamais fait une idée de la chose même, et je ne saurais ni la décrire, ni rendre l’horreur qui s’empara de nos esprits.

Néanmoins nous avancions toujours et enfin nous atteignîmes le village, sans pouvoir toutefois pénétrer dans les rues à cause du feu. Le premier objet qui s’offrit à nos regards, ce fut les ruines d’une maison ou d’une hutte, ou plutôt ses cendres, car elle était consumée. Tout auprès, éclatés en plein par l’incendie, gisaient quatre hommes et trois femmes, tués ; et nous eûmes lieu de croire qu’un ou deux autres cadavres étaient ensevelis parmi les décombres en feu. En un mot, nous trouvâmes partout les traces d’une rage si barbare, et d’une fureur si au delà de tout ce qui est humain, que nous ne pûmes croire que nos gens fussent coupables de telles atrocités, ou s’ils en étaient les auteurs, nous pensâmes que tous avaient mérité la mort la plus cruelle. Mais ce n’était pas tout : nous vîmes l’incendie s’étendre, et comme les cris croissaient à mesure que l’incendie croissait, nous tombâmes dans la dernière consternation. Nous nous avançâmes un peu, et nous aperçûmes, à notre grand étonnement, trois femmes nues, poussant d’horribles cris, et fuyant comme si elles avaient des ailes, puis derrière elles, dans la même épouvante et la même terreur, seize ou dix-sept naturels poursuivis - je ne saurais les mieux nommer - par trois de nos bouchers anglais, qui, ne pouvant les atteindre, leur envoyèrent une décharge : un pauvre diable, frappé d’une balle, fut renversé sous nos yeux. Quand ces Indiens nous virent, croyant que nous étions des ennemis et que nous voulions les égorger, comme ceux qui leur donnaient la chasse, ils jetèrent un cri horrible, surtout les femmes, et deux d’entre eux tombèrent

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par terre comme morts d’effroi. A ce spectacle, j’eus le cœur navré, mon sang se glaça dans mes veines, et je crois que si les trois matelots anglais qui les poursuivaient se fussent approchés, je les aurais fait tuer par notre monde. Nous essayâmes de faire connaître à ces pauvres fuyards que nous ne voulions point leur faire de mal, et aussitôt ils accoururent et se jetèrent à nos genoux, levant les mains, et se lamentant piteusement pour que nous leur sauvions la vie. Leur ayant donné à entendre que c’était là notre intention, tous vinrent pêle-mêle derrière nous se ranger sous notre protection. Je laissai mes hommes assemblés, et je leur recommandai de ne frapper personne, mais, s’il était possible, de se saisir de quelqu’un de nos gens pour voir de quel démon ils étaient possédés, ce qu’ils espéraient faire, et, bref, de leur enjoindre de se retirer, en lui assurant que, s’ils demeuraient jusqu’au jour, ils auraient une centaine de mille hommes à leurs trousses. Je les laissai, dis-je, et prenant avec moi seulement deux de nos marins, je m’en allai parmi les fuyards. Là, quel triste spectacle m’attendait ! Quelqu’uns s’étaient horriblement rôtis les pieds en passant et courant à travers le feu ; d’autres avaient les mains brûlées ; une des femmes était tombée dans les flammes et avait été presque mortellement grillée avant de pouvoir s’en arracher ; deux ou trois hommes avaient eu, dans leur fuite, le dos et les cuisses tailladées par nos gens ; un autre enfin avait reçu une balle dans le corps, et mourut tandis que j’étais là. J’aurais bien désiré connaître qu’elle avait été la cause de tout ceci, mais je ne pus comprendre

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un mot de ce qu’ils me dirent ; à leurs signes, toutefois, je m’aperçus qu’ils n’en savaient rien eux-mêmes. Cet abominable attentat me transperça tellement le cœur que, ne pouvant tenir là plus longtemps, je retournai vers nos compagnons. Je leur faisais part de ma résolution et leur commandais de me suivre, quand, tout-à-coup, s’avancèrent quatre de nos matamores avec la maître d’équipage à leur tête, courant, tout couverts de sang et de poussière, sur des monceaux de corps qu’ils avaient tués, comme s’ils cherchaient encore du monde à massacrer. Nos hommes les appelèrent de toutes leurs forces ; un d’eux, non sans beaucoup de peine, parvint à s’en faire entendre ; ils reconnurent qui nous étions, et s’approchèrent de nous. Sitôt que le maître d’équipage nous vit, il poussa comme un cri de triomphe, pensant qu’il lui arrivait du renfort ; et sans plus écouter : - "Capitaine, s’écria-t-il, noble capitaine, que je suis aise que vous soyez venu ! Nous n’en avons pas encore à moitié fini. Les plats gueux ! Les chiens d’Enfer ! Je veux en tuer autant que le pauvre Tom a de cheveux sur la tête. Nous avons juré de n’en épargner aucun ; nous voulons extirper cette race de la terre !" - Et il se reprit à courir, pantelant, hors d’haleine, sans nous donner le temps de lui dire un mot. Enfin, élevant la voix pour lui imposer un peu de silence : - "Chien sanguinaire ! lui criai-je, qu’allez-vous faire ? Je vous défends de toucher à une seule de ces créatures, sous peine de la vie. Je vous ordonne sur votre tête, de mettre fin à cette tuerie, et de rester ici, sinon vous êtes mort." - "Tudieu ! Sir, dit-il, savez-vous ce que vous faites et ce qu’ils ont fait ? Si vous voulez savoir la raison de ce que nous avons fait, nous, venez ici. Et sur ce, il me


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montra le pauvre Tom pendu à un arbre et la gorge coupée. J’avoue qu’à cet aspect je fus irrité moi-même, et qu’en toute autre occasion j’eusse été fort exaspéré ; mais je pensai que déjà ils n’avaient porté que trop loin leur rage et je me rappelai les paroles de Jacob à ses fils Siméon et Lévi : - "Maudite soit leur colère, car elle a été féroce, et leur vengeance car elle a été cruelle." - Or, une nouvelle besogne me tomba alors sur les bras, car lorsque les marins qui me suivaient eurent jeté les yeux sur ce triste spectacle ainsi que moi, j’eus autant de peine à les retenir que j’en avais eu avec les autres. Bien plus, mon neveu le capitaine se rangea à leur côté, et me dit, de façon à ce qu’ils l’entendissent, qu’il redoutait seulement que nos hommes ne fussent écrasés par le nombre ; mais quant aux habitants, qu’ils méritaient tous la mort, car tous avaient trempé dans le meurtre du pauvre matelot et devaient être traités comme des assassins. A ces mots, huit de mes hommes, avec le maître d’équipage et sa bande, s’enfuirent pour achever leur sanglant ouvrage. Et moi, puisqu’il était tout à fait hors de mon pouvoir de les retenir, je me retirai morne et pensif : je ne pouvais supporter la vue encore moins les cris et les gémissements des pauvres misérables qui tombaient entre leurs mains. Personne ne me suivit, hors le subrécargue et deux hommes, et avec eux seuls je retournai vers nos embarcations. C’était une grande folie à moi, je l’avoue, de m’en aller ainsi ; car il commençait à faire jour et l’alarme s’était répandu dans le pays. Environ trente ou quarante hommes armés

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de lances et d’arcs campaient à ce petit hameau de douze ou treize cabanes dont il a été question déjà ; mais par bonheur, j’évitai cette place et je gagnai directement la côte. Quand j’arrivai au rivage il faisait grand jour : je pris immédiatement la pinace et je me rendis à bord, puis je la renvoyai pour secourir nos hommes le cas advenant. Je remarquai à peu près vers le temps où j’accostai le navire, que le feu était presque éteint et le bruit apaisé ; mais environ une demi-heure après que j’étais à bord j’entendis une salve de mousqueterie et je vis une grande fumée. C’était, comme je l’appris plus tard, nos hommes qui, chemin faisant, assaillaient les quarante Indiens postés au petit hameau. Ils en tuèrent seize ou dix-sept et brûlèrent toutes les maisons, mais ils ne touchèrent point aux femmes ni aux enfants. Au moment où la pinace regagnait le rivage nos aventuriers commencèrent à reparaître : ils arrivaient petit à petit, non plus en deux corps et en ordre comme ils étaient partis, mais pêle-mêle, mais à la débandade, de telle façon qu’une poignée d’hommes résolus auraient pu leur couper à tous la retraite. Mais ils avaient jeté l’épouvante dans tout le pays. Les naturels étaient si consternés, si atterrés qu’une centaine d’entre eux, je crois, auraient fui seulement à l’aspect de cinq des nôtres. Dans toute cette terrible action il n’y eut pas un homme qui fit une belle défense. Surpris tout à la fois par l’incendie et l’attaque soudaine de nos gens au milieu de l’obscurité, ils étaient si éperdus qu’ils ne savaient que devenir. S’ils fuyaient d’un côté ils rencontraient un parti, s’ils reculaient un autre, partout la mort. Quant à nos ma-

rins, pas un n’attrapa la moindre blessure, hors un homme qui se foula le pied et un autre qui eut une main assez grièvement brûlée. J’étais fort irrité contre mon neveu le capitaine, et au fait intérieurement, contre tous les hommes de bord, mais surtout contre lui, non seulement parce qu’il avait forfait à son devoir, comme commandant du navire, mais encore parce qu’il avait plutôt attisé qu’amorti la rage de son équipage dans cette sanguinaire et cruelle entreprise. Mon neveu me répondit très respectueusement, et me dit qu’à la vue du cadavre du pauvre matelot, massacré d’une façon si féroce et si barbare, il n’avait pas été maître de lui-même et n’avait pu maîtriser sa colère. Il avoua qu’il n’aurait pas dû agir ainsi comme capitaine du navire, mais comme il était homme, que la nature l’avait remué et qu’il n’avait pu prévaloir sur elle. Quant aux autres ils ne m’étaient soumis aucunement, et ils ne le savaient que trop : aussi firent-ils peu de compte de mon blâme. Le lendemain nous mîtes à la voile, nous n’apprîmes donc rien de plus. Nos hommes n’étaient pas d’accord sur le nombre de gens qu’ils avaient tués : les uns disant une chose, les autres une autre ; mais selon le plus admissible de tous leurs récits, ils avaient bien expédiés environ cent cinquante personnes, hommes, femmes et enfants, et n’avaient pas laissé une habitation debout dans le village. Quant au pauvre Thomas Jeffrys, comme il était bien mort, car on lui avait coupé la gorge si profondément que sa tête était presque décollée, ce n’eût pas été la peine de l’emporter. Ils le laissèrent donc où ils l’avaient trouvé, seulement ils le descendirent de l’arbre où il était pendu par un bras.


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Quelque juste que semblât cette action à nos marins, je n’en demeurai pas moins là-dessus en opposition ouverte avec eux, et toujours depuis je leur disais que Dieu maudirait notre voyage ; car je ne voyais dans le sang qu’ils avaient fait couler durant cette nuit qu’un meurtre qui pesait sur eux. Il est vrai que les Indiens avait tué Thomas Jeffreys ; mais Thomas Jeffrys avait été l’agresseur, il avait rompu la trêve, et il avait violé ou débauché une de leurs jeunes filles qui était venue à notre camp innocemment et sur la foi des traités. A bord, le maître d’équipage défendit sa cause par la suite. il disait qu’à la vérité nous semblions avoir rompu la trêve, mais qu’il n’en était rien ; que la guerre avait été allumée la nuit auparavant par les naturels eux-mêmes, qui avaient tiré sur nous et avaient tué un de nos marins sans aucune provocation ; que puisque nous avions été en droit de les combattre, nous avions bien pu aussi être en droit de nous faire justice d’une façon extraordinaire ; que ce n’était pas une raison parce que le pauvre Tom avait pris quelques libertés avec une jeune Malgache pour l’assassiner et d’une manière si atroce ; enfin, qu’ils n’avaient rien fait que le juste, et qui, selon les lois de Dieu, ne fût à faire aux meurtriers. On va penser sans doute qu’après cet événement nous nous donnâmes de garde de nous aventurer à terre parmi les païens et les barbares ; mais point du tout, les hommes ne deviennent sages qu’à leurs propres dépens, et toujours l’expérience semble leur être d’autant plus profitable qu’elle est plus chèrement achetée. Nous étions alors destinés pour le golfe Persique

et de là pour la côte de Coromandel, en touchant seulement à Surate ; mais le principal dessein de notre subrécargue l’appelait dans la baie de Bengale, d’où, s’il manquait l’affaire pour laquelle il avait mission, il devait aller à la Chine, et revenir à la côte en s’en retournant. Le premier désastre qui fondit sur nous ce fut dans le golfe Persique, où s’étant aventurés à terre sur la côte Arabique du golfe, cinq de nos hommes furent environnés par les Arabes et tous tués ou emmenés en esclavage : le reste des matelots montant l’embarcation n’avait pas été à même de les délivrer et n’avait eu que le temps de regagner la chaloupe. Je plantai alors au nez de nos gens la juste rétribution du Ciel en ce cas ; mais le maître d’équipage me répondit avec chaleur que j’allais trop loin dans mes censures que je ne saurais appuyer d’aucun passage des Ecritures, et il s’en référa au chapitre XIII de saint Luc, verset 4, où notre Sauveur donne à entendre que ceux sur lesquels la Tour de Siloé tomba, n’étaient pas plus coupables que les autres Galiléens. Mais ce qui me réduisit tout de bon au silence en cette occasion, c’est que pas un des cinq hommes que nous venions de perdre n’était du nombre de ceux descendus à terre lors du massacre de Madagascar - ainsi toujours l’appelais-je, quoique l’équipage ne pût supporter qu’impatiemment ce mot de massacre. Cette dernière circonstance, comme je l’ai dit, me ferma réellement la bouche pour le moment. Fin.

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L'arroseuse arrosée Episode 3

par Marie-Josée Barre Illustrations. Luko

Résumé de l’épisode 1. M’zelle Abel, personnage drôle et enquiquineuse, a grandi dans le quartier Bouvet où elle n’a cessé d’agacer tout le monde avec ses rouspétances. Heureusement qu’elle s’en fut travailler dans l’administration ! Hélas, arriva le jour de sa retraite et les "commères" eurent, de nouveau, à subir chaque jour son bouillant caractère. La terrible Abelaïd-Oussène Jodee-Marie-Victoire que l’on appelait M’zelle Abel, en effet, dès son retour, se proclama cheffe du quartier Bouvet. À ce titre elle édita un "C.A.C." qui n’était autre qu’un Comité contre les Comoriens, qui, selon elle, avaient propagé le chikungunya sur "son" territoire. Il fallait en finir avec eux. D’autres plans machiavéliques prirent forme dans sa vieille tête de raciste en fureur. Le plus fou fut celui de faire un élevage de moustiques afin de contaminer l’ennemi et l’exterminer. Elle jeta son dévolu sur un inconnu.

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Extrait de l'épisode 2. Jodee Marie-Victoire avait repéré un nouvel arrivant Comorien, seul dans son appartement au rez-de-chaussée. Sûr que ses femmes et trâlées de marmailles, n’allaient pas tarder à arriver avec de faux passeports ! Il lui faudrait agir vite. Elle avait remarqué, devant la mosquée, qu’il traînait difficilement de la patte en s’appuyant sur une canne, il avait un certain âge certes, mais elle en était certaine : il avait le chikungunya ! Évidemment, il avait ramené cette saleté de maladie des Comores ! Eh bien, ils allaient tous être courbés les envahisseurs ! M’zelle Abel travailla toute la nuit sur son nouveau plan. Elle irait trouver ce bonhomme, elle lui proposerait de faire sa vaisselle gratuitement puisqu’il souffrait tant. Il y aurait forcément des moustiques contaminés chez lui… Il suffira alors de les capturer sans qu’il ne s’en aperçoive. Comment ? Tout simplement avec un carré de tulle qu’elle découperait dans sa moustiquaire. Schlap ! Comme pour les papillons ! Après, elle se sauverait avec l’Aedès remplie d’œufs, elle l’obligerait à pondre dans un pot d’eau stagnante, elle y mettrait par-dessus une moustiquaire, tout ça au soleil et hop ! Dépêchez-vous de naître les larves ! Puis elle irait introduire les nouvelles femelles moustiques porteuses du chik, chez tous les Comoriens du quartier Bouvet.

Pas question de demander l’aide des commères, toutes des traîtresses ! Non, elle agirait toute seule : Elle ira en pleine nuit, à petits pas de souris, dans les couloirs des immeubles bidonvilles avec sa panoplie, et pscht, pscht, par chaque trou de serrure, elle injectera un ou deux insectes dans chaque appartement ! Oui, mais avec quoi ? M’zelle Abel calcula et dessina ses plans : autant d’entonnoirs très petits que de trous de serrure, autant de morceaux de tulle pour la capture des insectes nés dans son laboratoire, autant de bouts de ficelle pour nouer le tulle au pourtour de l’entonnoir, un bouchon de papier de l’autre côté, c’est tout. À chaque trou de serrure : sloop ! Que je t’enlève le papier journal et que je pompe le moustique dans le trou. Voilà ! Bien fait pour vous ! Soyez tous malades à en crever ! Retournez dans votre pays ! Laissez les créoles en paix ! Elle s’endormit au petit matin le cerveau en feu. Elle dormit toute la journée pour reprendre des forces. Elle achèterait les entonnoirs plus tard. Le kidnapping du moustique chez le Comorien était la première chose à faire, elle le programmait pour demain. Pour l’heure, il fallait conquérir la sympathie du nouvel arrivant malade. Pour


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cela, elle enfila une robe à fleurs très vives, bien repassée, se racla les cheveux en grosse boule à la nuque, en rejeta une vague sur le haut du front, cueillit quelques branches d’ayapana pour faire de la tisane à l’étranger et lui prouver ainsi sa commisération. Puis, elle s’aspergea de lotion antimoustique et par précaution supplémentaire, enfila des chaussettes à ses grands pieds plats. "On ne sait jamais avec ces bestioles-là !" et, s’en fut au rezde-chaussée de l’immeuble gris. "Professeur Salim M’Chata" lut-elle sur une carte collée sur la porte. Elle haussa les épaules : "pfft ! Encore un de ces marabouts désensorceleurs qui abusent de la crédulité des créoles !" et elle frappa avec assurance à la porte à quatorze heures vingt. M.M’Chata l’accueillit avec courtoisie, l’invita à s’asseoir sur une chaise confortable. C’était propre et plutôt vide chez lui. M’zelle Abel se re-

trouva tout à coup complètement désarçonnée avec son petit bouquet d’ayapana à la main. Elle n’y comprenait plus rien : le voilà maintenant qui marchait normalement, sans canne ! Elle expliqua, pète-sec, le pourquoi de sa visite, qui n’avait pas d’autre but que de venir en aide à un malheureux chikungunyé. Il se mit à rire en découvrant de belles dents blanches, la remercia du fond du cœur en lui disant combien il trouvait que les Réunionnais étaient des gens absolument charmants et accueillants. Il parlait un français impeccable. M’zelle Abel fut obligée d’admettre que c’était même plus beau que le français parlé par ses anciens patrons Zoreils. Mais là n’était pas la question. Sa stratégie machiavélique tombait encore une fois à l’eau, car M.M’Chata la rassura sur ses douleurs. "Des rhumatismes qui le tenaillent de temps à autre puis s’envolent comme s’envolent les feuilles du

badamier sous l’alizé" déclara-t-il comme un poète, accompagnant ses paroles de jolies arabesques avec ses mains. Elle regarda autour d’elle, à part le plané mimé des feuilles mortes, pas le moindre vire voltage de moustique ! Il se méprit sur ses regards inquisiteurs et s’en expliqua. "Oui, c’est grand pour un homme seul, il n’était que de passage pour quinze jours, il n’avait pas de passeport français. Tant pis, il repartira à Mohéli, puis un jour reviendra." "La Réunion est une terre absolument exquise" ajouta-t-il. Elle lui demanda où se trouvait Mohéli, il lui expliqua que c’était la plus petite île de l’archipel des Grandes Comores et que c’était un merveilleux paradis. Elle lui tendit gauchement le fagot de tisane, il lui offrit à boire un jus de grenadilles et lui demanda son nom. Elle répondit à contrecœur : "M’zelle Abel". Il insista pour le patronyme entier, elle siffla le tout, d’un trait, lèvres à peine dépincées.

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Il sauta sur sa chaise. Il en était sûr ! "La ressemblance était époustouflante ! Cette forme du nez ! Cet éclat souverain de la peau ! Cette coiffure ! Ces longs pieds !" Il s’absenta et revint avec un coffret. Il approcha sa chaise et lui parla des heures durant. Le muezzin appelait à tue-tête les fidèles, qu’ils n’entendaient pas ! Lui, totalement émerveillé. Elle, les yeux écarquillés. Après lui avoir montré les photos, il lui fit découvrir les armoiries de sa famille. M.M’Chata, professeur d’anthropologie, venait de retrouver – il en était persuadé - l’une des descendantes, lointaine, mais descendante tout de même, des Sultans des Comores. Il lui raconta le Sultan Thibe Achmet, son petit-fils Saïd Ali, son arrière-petit-fils Saïd Achmet Zaki qui reçut le titre honorifique de "Chef de la famille Royale de la Grande Comore." M’zelle Abel en avait la tête qui tournait, elle ne savait plus qui elle était ni comment elle s’appelait. En tous les cas, elle était bien loin de son tulle mortel, noué sur des entonnoirs à emboucher dans les trous des serrures. Subitement elle eut honte de ses chaussettes et cacha ses pieds sous la chaise. M.M’Chata lui versa encore du jus de grenadilles, et, cette fois-ci, l’emporta vers une autre branche royale transversale. Il se chargerait de prouver l’évidence : – il le jurait – Il s’agissait simplement, de faire reconnaître Jodee Marie Victoire Abelaïd-Soussène - et non pas Oussène - en qualité de petite-cousine, en lignée matrilinéaire, de Son Altesse : Ursule-Salima Machamba, dernière reine de Mohéli.

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Laquelle reine, lui conta-t-il, rencontra à la Réunion le gendarme Camille Paule, l’épousa dans l’île, le suivit en Haute-Saône, et, par amour pour lui, échangea son royaume de Mohéli contre une ferme à Cléry. La belle reine mourut dans le petit village de Pesmes à l’âge de 90 ans, loin de son île aux parfums. L’histoire d’amour de la Reine Ursule-Salima était belle et triste. Un pleur perla à la paupière de M’zelle Abel. M.M’Chata l’aida à l’essuyer avec un mouchoir qui sentait bon l’ylang-ylang de son enfance sur les hauteurs des arbres. Au crépuscule avancé, lorsqu’elle rentra chez elle, elle se répéta tout au long du chemin "Je le savais, tout ce qui arrive dans ma vie est écrit dans le grand manuscrit. Maman l’a toujours dit." Le destin lui envoya le lendemain l’accord d’audience avec le secrétaire général de la préfecture. Elle y avait noté en objet : "Passeports", et avait bien l’intention (alors) de dénoncer tous les dysfonctionnements qu’elle avait constaté lorsqu’elle y travaillait. Elle s’y rendit avec la plus vive de ses robes à fleurs. Les commères la voyant se dandiner légère sur ses grands pieds en restèrent interdites. "Mais où va donc ainsi attifée la vieille Jodee en ce mercredi ?" Elles furent encore plus abasourdies lorsqu’elles la virent se pencher avec grâce pour caresser la tête d’un petit garçon comorien qui jouait sur son trottoir privé, en lui disant à très haute voix


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qu’elle prierait Allah pour qu’il n’attrape pas le Chikungunya. Elles furent carrément au bord de l’apoplexie lorsque M’zelle se retournant leur lança un "salam" majestueux et disparut, tournoyante, dans la rue du Général de Gaulle. Au secrétaire général de la préfecture, qui avait pris soin de poser devant lui le dossier de la M’zelle retraitée et tripotait inquiet sa lettre de demande d’audience, elle demanda, tout sourire, une faveur au titre de ses années de loyaux services au bureau des passeports : celle d’obtenir de toute urgence le sien ainsi qu’un visa long séjour pour les Comores. Une affaire de famille d’extrême importance qui lui tenait fortement à cœur l’y attendait. Il lui fallait absolument se rendre à Mohéli, dans le même avion qu’un éminent professeur Comorien anthropologue. Il y allait de son honneur, de son cœur et de ses racines. En prononçant ces derniers mots, elle le

supplia presque avec un sanglot dans la voix.

au petit monde de Bouvet, tout ahuri.

Soulagé de n’avoir pas à traiter un dossier épineux sorti de l’oubli par la M’zelle pète-sec, le secrétaire général lui assura, aussitôt, qu’elle aurait tout ce qu’elle demandait le lundi matin à la première heure. La reconduisant, sur le pas de la porte il osa lui demander pourquoi elle avait mis en objet "passeports" au pluriel. Mademoiselle Abelaïd fit de grandes arabesques gracieuses avec ses mains : "Oh, une faute d’orthographe qui a dû s’envoler comme s’envolent les feuilles du badamier sous l’alizé…"

"Salam, salam", lança-t-elle à la famille Ah-Fioum agglutinée sur le pas-de-porte de la boutique. "Salam, salam et bonne santé surtout !" répétait-elle à tous ceux qui se tenaient devant la mosquée. "Salam, salam, très bonne santé aussi à vous mes chéries !" cria-t-elle aux commères médusées sous le badamier.

Le lundi à la première heure, un coursier de la préfecture vint, en personne, lui remettre passeport et visa. Et, dans le courant de l’après-midi, c’est en robe fleurie toute neuve, port de tête altier, cheveux impeccablement roulés et boulés comme son Altesse Ursule-Salima, que M’zelle, aux côtés de M. M’Chata à l’arrière du taxi, fit de longs saluts

Et, se tournant vers M. M’Chata : "Voyez-vous… Ce sont… Heu… De grandes amies, de très grandes amies, c’est presque ma famille… Nous nous entraidons énormément ! À notre retour, je vous présenterai à elles." Fin

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Carnet de Voyages pages 264 • 273

GÉRALDINE GABIN : CARNET DE RENCONTRES


CARNET DE VOYAGES GÉRALDINE GABIN

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CARNET DE VOYAGES GÉRALDINE GABIN

Interview

Géraldine Gabin Dessiner le monde

par David Rautureau I Photos. Corine Tellier

Lors de ses voyages, Géraldine Gabin part à la rencontre des gens pour les dessiner dans son petit carnet. Au final, les pages forment une étonnante série composée de portraits, d’éléments architecturaux et végétaux, parfois de notes manuscrites. De ces souvenirs ainsi collectés, elle extrait des sujets qu’elle peindra ensuite sur toile. Il y aurait, sur la démarche artistique de Géraldine Gabin, tant de choses à écrire. Ses images, au fond, parlent d’elles-mêmes et n'ont pas besoin de beaucoup de mots pour accompagner l’émotion de ceux qui y sont sensibles. Tout juste d’une légende, d’une date et d’une mention technique. Les musées, les galeries et les ouvrages s’en chargeront. Il y a d’abord dans les carnets de voyages

de Géraldine quelque chose de très photographique. Non pas tant dans le caractère réaliste des images qui s’y trouvent que dans leurs compositions et, au-delà du formel, dans ce supplément d’âme qui émane d’elles. Après tout les carnets des premiers explorateurs, géographes et botanistes, n’étaient-ils pas déjà des appareils-photos, capteurs de temps, d’informations et d’émotions ? L’artiste a donc toujours un carnet à portée de main. Lorsqu’on apprend qu’elle est professeur de lettres, on comprend qu’elle a alors adopté une autre forme d’écriture dans laquelle les mots se sont mis au service du dessin comme des éléments graphiques autant qu’informatifs. Le carnet, c’est son compagnon de voyage, le réceptacle de ses émotions, la boîte qui plus tard libérera la trace du souvenir. Ici se tend un des fils

qui traversent la vie de la jeune femme : cette nécessité de retenir l’instant, par définition fugace. Ainsi le carnet, tel un journal intime, a toujours recueilli ses coups de cœur. D’abord de petites reproductions de tableaux qu’une enfant déjà curieuse sélectionnait selon ses goûts, découpait puis collait sur les pages. Plus tard, ce sont des notes d’un voyage en Chine que de petits objets du quotidien, des ready-made, viendront rejoindre comme les feuilles et les fleurs d’un herbier. Enfin ses portraits dessinés dont elle extrait quelques sujets pour les reprendre ensuite sur toile. De son enfance, de son adolescence puis de sa vie de femme, Géraldine n’a pas le souvenir d’avoir peint ni même dessiné. Aussi surprenant que cela puisse paraître, elle ne découvrira la pratique du dessin que tardivement, lorsqu’elle fait la connaissance

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CARNET DE VOYAGES GÉRALDINE GABIN

Souvent, sous l’œil perçant de Géraldine et la douceur de sa démarche, opère une sorte de maïeutique entre elle et le sujet dont elle dresse le portrait, de visu. ”

d’une femme qui vendait ses œuvres sur un marché de la Réunion. Une vraie révélation comme seule cette île est capable de déclencher chez ceux qui portent des aspirations profondes patiemment nourries par le temps. Géraldine Gabin semble avoir créé tout un monde fait pour accueillir les êtres dans leur altérité et donc leur richesse. Lorsqu’on demande au photographe voyageur Bernard Descamps ce qui rend son œuvre cohérente, il répond qu’elle n’est composée que de gens qui, malgré leurs modestes conditions de vie, sont en équilibre. Avec leur société, avec leurs valeurs aussi. Il ajoute que tous les hommes, quelles que soient leurs singularités, aspirent à vivre en paix et à vivre heureux. Il y a de ça dans l’œuvre de Géraldine : cette attirance pour des gens modestes, aux récits de vie et aux horizons différents qui, dans les pages de ses carnets puis sur ses toiles, forment une même et seule famille, qu’une certaine idée de l’humanité réunit. En Inde, à Mayotte, à Madagascar, à la Réunion, à Bali, en Chine En art, on a coutume de dire que le dessin, pratiqué de visu, favoriserait les rencontres et instaurerait le dialogue là où la photo-

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graphie intimiderait car perçue comme plus intrusive. Souvent, sous l’œil perçant de Géraldine et la douceur de sa démarche, opère une sorte de maïeutique entre elle et le sujet dont elle dresse le portrait. Et il n’est pas rare que la personne se mette d’un coup et tout naturellement à parler d’elle. Un jour, à Mayotte, un jeune homme lui a même demandé si elle voulait bien noter son histoire dans le carnet. Lorsque le dessin est arrêté par la discussion ou par les échanges que stimule la situation, il est repris plus tard, ailleurs, avec l’aide de la mémoire. La vie prime toujours sur l’image. Dans l’extrême sensibilité de Géraldine, bat encore l’écho des mots qui ont développé son imaginaire d’enfant. Les livres, formidables pourvoyeurs d’images mentales, indélébiles, et de promesses de voyage, lui ont ouvert l’esprit, ont aiguisé sa curiosité. Plus tard, c’est Zola qui lui proposera une autre vision du monde, une autre relation entre les hommes aussi, et marquera un peu plus son attirance pour les gens de peu. Il y a dans son histoire, dans sa préhistoire plus exactement, des exils, des nomadismes forcés. Un grand-père maternel qui a traversé les Pyrénées de nuit à pieds à l’âge


CARNET DE VOYAGES GÉRALDINE GABIN

de huit 8 ans avec ses parents, ses frères et sœurs pour fuir le franquisme. Un père qui a quitté l’Algérie, en 62, l’année de ses 10 ans. L’artiste, elle, choisit ses destinations en toute liberté, perpétue à sa manière la longue tradition des échanges entre les humains et, par son art, en souligne la beauté, en célèbre le meilleur. Peut-être un jour Géraldine Gabin promènera-t-elle ses carnets du côté du Sud de la France, région qui l’a vu grandir, ou en Espagne et en Algérie, berceaux de sa famille. Ses dessins poseront alors des images sur les silences et les oublis, libéreront la parole, apaiseront les mémoires. Le photographe Raymond Depardon regrettera toujours de ne pas avoir fait un seul cliché de son père, lui aussi a ressenti la nécessité de revenir sur les terres d’une enfance paysanne pour y faire des images. Peut-être un autre jour l’artiste pénétrera-t-elle, carnet en main, dans les milieux ouvriers y dessiner les visages et les regards des travailleurs de l’ombre ou dans quelque cité pour porter aux yeux du monde la dignité des exclus et leur parole empêchée. Géraldine Gabin a parfaitement compris qu’à une époque où la photographie et la vidéo sont omniprésentes, le dessin pratiqué de visu a plus que jamais des choses à dire sur nos sociétés car il porte en lui une valeur en voie de disparition et donc précieuse, indispensable à la relation entre les êtres : le temps.

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CARNET DE VOYAGES GÉRALDINE GABIN

Rencontres, Jaisalmer, Rajasthan, Inde

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CARNET DE VOYAGES GÉRALDINE GABIN

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CARNET DE VOYAGES GÉRALDINE GABIN

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Page de gauche. Rencontres, Jaisalmer, Rajasthan, Inde Tana, Madagascar

Ci-dessus. Rencontres, Réserve de Vohimana, Madagascar

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CARNET DE VOYAGES GÉRALDINE GABIN

Rencontres, Réserve de Vohimana, Madagascar

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CARNET DE VOYAGES GÉRALDINE GABIN

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NOS ÉQUIPES RÉUNION, MADAGASCAR, MAURICE

Dominique Aiss

Pierre Delattre

Corine Tellier

Une vie sur mer, une vie en Afrique, puis l’océan Indien et... coup de foudre pour La Réunion ! Après 25 ans de vie commune, la synergie ne s’est pas démentie. Une ONG "Terre Rouge" est créée avec des amis pour apporter des soins aux voisins malgaches. La passion des arts et des cultures pour cet espace qu’est l’Indo-Océanie fait naître Indigo.

Vous avez dit "Indigo, une revue à caractère artistique, graphique et culturelle ?" "Je dis OUI !" Voilà ce qui caractérise Pierre. Toujours avide de projets inattendus & artistiques, surtout quand ceux-ci fédèrent autant de personnes de talent. Pierre est un amoureux du design & de la création graphique, toujours à la souris et jamais à la palette. Un petit côté "old school" pour cet enfant bercé par la culture pop.

"J’ai connu hier, je n’ai pas peur de demain et j’aime aujourd’hui". Corine Tellier est une globe rêveuse…entre photographie et journalisme, Corine continue à vivre de ses passions…arrivée en 1990 à La Réunion, gérante de Carpe Diem depuis 2000, elle aime par-dessus tout les êtres humains et la vie ! Corine poursuit son voyage côté Indigo, un ouvrage 100 % culture positive !

Luko

David Rautureau

Luc-Olivier Yvin-Leymarie, de son identité complète, aime les raccourcis exotiques. Il n’a jamais lâché sa boîte à chaussures débordante de feutres. Il dessine, recherche dans la gribouille, déconstruit les styles pour dialoguer le plus honnêtement possible avec les mots. Le ludique, l’inattendu, l’accident sont des fers de lance puissants de création. L’escale dans les tourbillonnantes mers d’indigo en est sans aucun doute prometteuse.

Organisateur d’expositions d’art, rédacteur en chef de deux magazines territoriaux, chroniqueur TV hebdomadaire, journaliste culturel. D’un océan à l’autre, de la métropole à La Réunion, une carrière à révéler les talents de toutes sortes. Je me suis toujours défini en tant que médiateur, à la croisée d’un propos, d’un auteur et d’un public. La Réunion est pour moi une terre de cœur. Ma femme y est née, métisse aux ascendances indiennes, malgaches, mauriciennes, réunionnaises. Sur l’île donc, des parents, des amis, de nouvelles rencontres, l’Océan indien à portée de plume et au-delà, de nouveaux horizons. Enfin Indigo, formidable révélateur des trésors des îles Vanille qui retisse les liens entre ces sœurs de cultures et d’histoires. « La vie c’est l’art des rencontres » disait le poète Vinicius de Moraes. Cette phrase prend tout son sens ici.

Directeur de Publication

Plus qu’un magazine c’est le fruit d’une alchimie amoureuse…

Marie-Thérèse Cazal Directrice adjointe

"Je suis passionnée par l’Histoire et les sciences du Vivant. J’aime fouiner les petits détails qui révèlent les Hommes. Le monde des cultures des arts et des peuples est vertigineux. Faire naître Indigo est le cadeau qui nourrit cette passion dans l’océan qui est le mien."

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Direction artistique & Design Graphique

Direction artistique & Illustrations

Photographe

Rédacteur


NOS ÉQUIPES RÉUNION, MADAGASCAR, MAURICE

Mihanta Ramanantsoa

Natacha Rakotoarivelo

Ange

Eternelle voyageuse, les autres cultures sont des terreaux fertiles pour la mienne. Je suis fortement arrimée à mon identité de princesse mahafaly du Sud-ouest malgache. J’ambitionne de devenir l’ambassadrice des rituels de beauté malgaches, valorisés par mes connaissances scientifiques en tant que docteur en pharmacie et phyto-aromathérapeute. Je me sens appartenir à ce fond commun de cultures de l’océan Indien que je suis heureuse de promouvoir dans la création de cette aventure Indigo.

Ma vie est constamment rythmée par les challenges et les aventures. C’est la passion pour les défis qui m’a amenée à me lancer dans cette aventure passionnante d’Indigo. Un cursus universitaire en matière de communication organisationnelle m’a conduite à apprécier les relations humaines et les cultures à travers les organisations. La soif perpétuelle de nouveaux défis me fait détester les actes routiniers. Pour moi, la vie ressemble à l’océan Indien : un grand espace d’échanges et d’influences mutuelles.

Depuis mon enfance, l’image m’a toujours parlé. Je pratiquais déjà de manière dilettante l’art de la photographie avec mes cousins, mais c’est au contact de professionnels comme Rijasolo que j’ai appris les fondamentaux. J’aime « figer » l’instant présent dans mes photos. La rue et les grands espaces sont des terrains de jeu qui m’inspirent. Mais, parfois, saisir une expression ou immortaliser une expression à travers un portrait m’enthousiasment.

Directrice Adjointe

Directrice de Production

Raoto Andriamanambe

Lova Rabary

J’estime qu’un texte bien agencé et une histoire bien écrite équivalent à un bijou digne des orfèvres les plus talentueux. Une romance littéraire matérialisée par un cursus en communication médiatique après le bac. Après ces études, j’ai immédiatement intégré une rédaction. Personnellement, le bassin indo-océan symbolise la fraternité. C’est une source riche et vivifiante de cultures et de talents.

Ecrire est une passion. Informer une vocation. J’ai la chance de gagner mon pain quotidien en combinant les deux. Mais au-delà, je me suis enrichie des rencontres, des voyages et des découvertes que le journalisme m’a permis de faire. Après avoir parcouru quinze longues années de carrière dans la presse écrite, avec une incursion plus ou moins sporadique à la radio et à la télé, j’ai pris la décision d’élargir encore la route sur laquelle je chemine en y incluant le partage des connaissances et la formation. Indigo fait aujourd’hui partie de cette belle aventure qu’est ma vie.

Rédacteur en Chef

Photographe

Rédactrice en Chef adjointe

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NOS ÉQUIPES RÉUNION, MADAGASCAR, MAURICE

Alain Eid

Aline Groëme-Harmon

Jenilaine Moonean

Journaliste, écrivain (six livres chez Hatier, Solar, Flammarion), il a commencé sa carrière au "Figaro littéraire" il y a (déjà) 30 ans, sous la tutelle de Jean-Marie Rouart, avant de bifurquer vers le grand reportage. Son travail sur les troglodytes de Chine pour "Grands Reportages" a notamment inspiré le documentaire de 52’ « Le Peuple des cavernes » (Isabelle Roumeguère). D’avoir vécu douze ans à Maurice et dix ans à Madagascar lui apporte cette connaissance intime des îles qu’il se plaît à raconter de façon souvent décalée.

Rencontrer, raconter. Tous ces créatifs qui ont les yeux grands ouverts sur le monde. Ils voient des couleurs qui nous échappent. Ils reconstruisent l’univers avec les Lego de leurs sensibilités. Laissant jouer l’enfant en eux. Narguant au passage l’enfant que nous ne savons plus être. Être journaliste, c’est apprendre à partager tout ce qui nourrit le Moi. Profiter de la générosité avec laquelle les artistes nous accueillent. Et surtout ne rien garder pour soi. Ne pas rester dans l’entre soi. Pour que les cultures fassent entendre leurs voix.

"J’ai commencé le journalisme un 1er avril, à 18 ans, et quand on m’a dit que je devais aller couvrir un meurtre, je me suis dit c’est un poisson d’avril. Mais non !"Ex-rédactrice en cheffe d’un magazine de voyage, elle s’est depuis reconvertie dans les reportages magazine et se consacre à ce tout ce qui touche à la culture indo-océanienne. Elle a notamment donné des conférences à l’Alliance française de New York et participé comme conférencière au congrès annuel du Conseil international d’études francophones (Cief) en 2014 à San Francisco.

Fabian Dufrasne

Muhammad Hossenbaccus

Michelle Andriantsileferintsoa

Il est l’homme vers qui remontent tous les papiers et les photos. À Maurice depuis 1999, Fabian Dufrasne vient de Belgique… avant de devenir Mauricien. Secrétaire de rédaction dans la presse locale, il sort un recueil humoristique en 2007 aux éditions aztlan : "Un lecteur averti en vaut bien deux." Il travaille ensuite dans une grande boîte de com internationale. En 2016, il fonde Palindrome Communication Ltd, agence régionale de communication éditoriale à l’origine notamment du lancement de la plate-forme No Comment Maurice en 2018.

Il a débuté comme journaliste sportif, activité qu’exerçait déjà son père, il y a plus d’une vingtaine d’années. Passé au journalisme d’investigation, il a eu l’occasion de collaborer avec des journalistes de la trempe d’Aram Roston, sacré Meilleur journaliste d’investigation aux États-Unis au Daniel Pearl Award - "un sacré souvenir !", reconnaît-il. Rédacteur en chef de l’hebdomadaire d’actualité générale "Samedi Plus"et du site d’information « Info Maurice », c’est aussi un grand connaisseur de l’Orient pour avoir notamment vécu plusieurs années en Arabie Saoudite. Sans s’interdire une grande admiration pour les Pink Floyd…

Malgache établie à Maurice, Michelle Andriantsileferintsoa est d’abord fille de journaliste, ce qui n’est sans doute pas sans rapport avec son amour des mots et accessoirement des jeux de mots, sa grande spécialité sur le blog qu’elle anime depuis des années. Rédactrice Web dans le domaine culturel et indo-océanien, travaillant beaucoup avec l’Europe, elle est aussi l’auteure de nouvelles et de contes drolatique qui devraient prochainement trouver un éditeur sur la région. Sa devise : le bonheur des uns ne fait pas forcément le malheur des autres…

Rédacteur en chef

Directeur de Production

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Journaliste

Journaliste

Direction artistique & Illustrations

Cyberjournaliste


OURS

Directeur de la publication Dominique Aiss

dominiqueaiss@indigo-lemag.com

Team Réunion. Comité de rédaction David Rautureau

Team Madagascar. Direction de la production Natacha Rakotoarivelo

Comité de lecture & corrections Agnès Antoir Jeanne Patricia Orvieto

Redacteurs en chef Raoto Andriamanambe

ardelay@yahoo.fr

Directrice adjointe de la publication Réunion Marie-Thérèse Cazal mtcazal@indigo-lemag.com

Directrice adjointe de la publication Madagascar Mihanta Ramanantsoa

Photographe Corine Tellier

corinetellier@indigo-lemag.com

mramanantsoa@indigo-lemag.com

Direction artistique, création graphique Pierre Delattre

Webmaster Vasanda Valin

webmaster@indigo-lemag.com

pierdelattre@gmail.com

Direction artistique, illustrations Luko lucolivier.yvinleymarie@gmail.com

Logistique & diffusion Dominique Cadet Contributeurs. Béatrice Delteil Pascaline Bablée Andrieu Canopée Emmanuel Genvrin Olivier Soufflet Marie-Josée Barre Luc Perrot Estelle Coppolani Myriam Sellah Chantal Dominique Grondin Eric Ismael Géraldine Gabin

natacha@indigo-lemag.com

raotos@indigo-lemag.com

Lova Rabary-Rakotondravony lovarabary@indigo-lemag.com

Photographe Ange

angephoto@indigo-lemag.com

Site web & vidéo Rajao Naï Sandrine Gobert Contributeurs. Catmouse James Domoina Ratsara Go Travel Henitsoa Rafalia Iloniaina Alain Isaac Azaly Jocelyn Maille Joey Arisoa Liva Rajaobelina Nathanaël Olivéria R.P François Benolo Tsiky Rabenimanga

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OURS

Team Maurice. Redacteurs en chef Alain Eid Direction de la production Fabian Dufrasne Journalistes Aline Groëme-Harmon Muhammad Hossenbaccus Jenilaine Moonean Cyberjournaliste Michelle Andriantsileferintsoa Contributeurs Jean-Louis Floch Nico DR POV Christophe Cassiau-Haurie

Rédaction Madagascar. redactionmada@indigo-lemag.com

Diffusion, abonnement, achat au numéro. lemag@indigo-lemag.com

Rédaction Réunion. redactionrun@indigo-lemag.com

Plateforme Web. webmaster@indigo-lemag.com

Contacter Indigo. contact@indigo-lemag.com

Soutenir Indigo. clubindigo@indigo-lemag.com

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ISSN 2607-5369 - ISBN 3782967019000 Une publication de la SARL "TROPIQUE DU CAPRICORNE". Dépôt légal fait à parution. Tous droits de reproduction interdits. Imprimé en Belgique par LESAFFRE. contact@indigo-lemag.com www.indigo-lemag.com


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