PETUNIA 2

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autofobia / Regina JosĂŠ Galindo


Regina José Galindo, Autofobia, film. Utilisation d’un pistolet 9 mm pour tirer sur sa propre ombre, Santo Domingo, République Dominicaine, 2009

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Vilèm Flusser, Petite philosophie du design, Paris, Circé, 2002, p. 32.

2 Publié pour la première fois dans le Blackwood’s Magazine. 3

Thomas de Quincey, De l’assassinat considéré comme l’un des beaux-arts, Paris, Gallimard, 1995, p. 24.

4 Ibid., p. 33. 5

Philip B. Kunhardt Jr., Philip B. Kunhardt III, Peter W. Kunhardt, P.T. Barnum America’s Greatest Showman, New York, Alfred A. Knopf, 1995, p. 41. Traduction de l’auteur.

6 Ibid. 7 Ibid., p. 40.

« Il faut se décider à être soit un saint, soit un designer », estime le philosophe Vilèm Flusser dans son examen du design et des designers1 qu’il oppose, non sans ironie, aux anti-designers, ceux qui « sont contre la guerre. Ils n’aiment pas tellement se faire tuer par des fusées (bien que questionnés, ils ne puissent pas dire de quelle façon ils préfèrent être tués). Pour l’amour de la paix, ces gens-là sont prêts à accepter un mauvais design. Ils se réjouissent carrément si les fusées, les coupe-papier et les pointes de flèches deviennent toujours plus mauvais, et donc plus inélégants et d’emploi plus incommode. » Sans verser dans un manichéisme bon teint, peut-on sérieusement envisager une esthétique de la tricherie, de la trahison et du crime ? À travers le prisme de l’astuce et de la rouerie, et en hommage, comme mon titre l’indique, au réjouissant De l’assassinat considéré comme l’un des beaux-arts2 (1827) de Thomas de Quincey, ces notions, remarquablement absentes du vocabulaire des designers, récusent toute assignation à un moralisme bas de gamme et à l’opposé des idées reçues, elles offrent une perspective autre. Le piège, l’astuce ou même le crime peuvent-ils constituer des perspectives valides pour reconsidérer le design et son histoire ? Au début de son essai, Quincey invente une confrérie, la « Société des Connaisseurs en Meurtres », dont les membres, « zélateurs de l’assassinat3 », s’adonnent à une activité au sujet de laquelle il est impossible, ajoute-t-il, « d’en rien tirer qui puisse servir une fin morale, traitons-la esthétiquement et voyons si de la sorte elle deviendra profitable. Telle est la logique de l’homme sensé. Que s’ensuit-il ? Nous sécherons nos larmes et peut-être aurons-nous la satisfaction de découvrir qu’une opération qui, d’un point de vue moral, était choquante et ne tenait pas debout, quand on la soumet aux principes du goût, prend la tournure d’un exploit de grand mérite4 ». C’est à partir de l’hypothèse d’un design immoral et de son incarnation par le spectacle de la femme découpée, que je me risque ici à en mesurer la validité.

De l’assassinat considéré comme design / Alexan

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Mystification En 1842, le Barnums American Museum est inauguré dans le sud de Manhattan : l’imposante bâtisse occupe un pâté de maison de cinq étages orné de bannières publicitaires et de médaillons en couleur qui représentent des animaux exotiques, exposés naturalisés à l’intérieur. Le musée promet des merveilles, qu’il s’agisse de monstres ou d’inventions techniques. Accueillant le premier éclairage urbain avec le Drummond Light, un phare escamotable placé sur le toit qui éclaire Broadway, le Barnums American Museum dit tout de son propriétaire, l’inventeur du spectacle moderne et de sa publicité, le célèbre Phineas Taylor Barnum. C’est avec cet établissement qu’est scellé un contrat jamais remis en cause depuis entre le pays et le spectaculaire. Le premier fait d’arme de Barnum tient à son génie de la mise en scène et du suspens qu’il su faire fructifier à l’occasion de l’exposition d’une sirène. On sait que la divinité mythologique fit longtemps rêver les aventuriers, au moins depuis L’Odyssée. Homère y décrit la ruse qui permet à Ulysse d’échapper à son ensorcellement. Les marins succombaient à son chant mélodieux, perdaient toute raison et se noyaient dans la mer. Nymphes de la mer ou des fleuves, femme-poisson ou femme-oiseau selon les représentations, le mythe de la sirène envisage la femme comme une créature mystérieuse dotée de pouvoirs magiques dont les hommes doivent se débarrasser. La publicité annonçant la présentation d’une sirène dans son musée promettait un éclat incomparable à Barnum. Elle avait été, raconte-t-on, naturalisée puis achetée à Calcutta en 1817 et ramenée aux États-Unis par un capitaine de Boston. À l’annonce de son exposition imminente, nombre d’experts se réunirent pour débattre de l’existence des sirènes : la créature existait-elle vraiment et celle de Barnum était-elle authentique ? De son côté, Barnum ne se préoccupait pas des conclusions scientifiques car il voyait dans la polémique grandissante l’occasion d’une réclame bon marché pour ses activités. L’objet de la publicité n’était pas le sujet de ses préoccupations car Barnum « surpris par la taille et l’apparence de l’artefact, [vit] très certainement qu’il s’agissait d’un faux dès le début5 ». Il se réjouissait que personne n’ait encore vu la sirène, la controverse créant une attente considérable auprès du public. Après l’avoir baptisée la « Sirène des îles Fidji », la créature pour laquelle « même une observation pointilleuse ne laissait deviner l’artifice6 » est finalement exposée le 8 août 1842. D’après les témoignages recueillis alors, ce qui faisait office de sirène n’entrava pas la curiosité du public : « si ce n’était une vraie sirène, c’était l’ouvrage le plus intelligent que personne n’ai jamais eu l’occasion de voir — une couture ingénieuse d’un gros corps et d’une queue de poisson avec une tête, des épaules, des bras, des seins plutôt tombants d’une femelle orang-outang et une tête de babouin7 ». Loin de l’ensorcellement que redoutaient les héros de l’Antiquité, le public : « au lieu d’admirer l’incroyable beauté décrite dans les journaux depuis des semaines […] découvrit, à sa plus grande stupeur

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une “chose desséchée, noirâtre et immonde” qui semblait, et Barnum en convint, “être morte dans une affreuse agonie”8 ». La chose recouverte de longs poils drus et noirs conquit le public. La sirène de Barnum fit sensation.

8 Ibid. 9 V. Flusser, op. cit. note 1, p. 8. 10 Ibid., p. 10. 11

Jean-Eugène Robert-Houdin, Comment on devient sorcier, Paris, Omnibus, 2006, p. 73.

12 Ibid., p. 223 et 230.

Frankenstein fait femme, suturée diversement à partir de plusieurs animaux, la sirène est la première des nombreuses supercheries orchestrées par Barnum, « le forain le plus connu des États-Unis ». Le point d’orgue de sa supercherie inaugurale trouve une dimension exemplaire dans le fait que le public a volontiers succombé aux chants de Barnum qui a su faire croître l’intérêt. Plus peut-être qu’à l’ingéniosité et l’adresse de l’auteur habile de la femme-poisson, c’est l’art de la publicité du forain et son boniment qui triompha. Si peu importe l’authenticité, si seul compte le frisson du spectacle, le succès du canular de Barnum souligne en filigrane l’acceptation bonhomme du public à être trompé. Une telle inclinaison donne le ton ; la suprématie du plaisir de croire supplante toute gêne d’être berné. De la sorcellerie au tour « À ses yeux, les pires ennemis de la magie sont cette portion du public de plus en plus nombreux qui sait comment se fait le tour. On doit admettre qu’un problème résolu, avant d’être montré, a sur le public autant d’attraction qu’un lit défait. Il semble clair que le travail d’un vrai magicien est d’abolir la solution. » Orson Welles (cité dans Bruce Elliot, Précis de prestidigitation, introduction) Faisant fi de la beauté et du chant mélodieux associés aux sirènes, Barnum et ses complices mettent au point une grossière supercherie dont le rôle principal est tenu par une femelle de fiction. Les parties du corps habilement suturées recomposent une prétendue féminité

ndra Midal et ce corps démembré constitue le fil rouge sanglant d’une série de correspondances qui prend place entre le meurtre préindustriel de femmes par Jack l’Éventreur et celui, postindustriel, du Dahlia Noir à Hollywood. À partir de Barnum, l’histoire de l’industrialisation trouve un curieux symptôme de la modernité dans le démembrement et le dispersement du corps de la femme, et particulièrement avec les meurtres de H. H. Holmes, le premier tueur en série des États-Unis. Le boniment et le tour Revenons pour l’instant à l’hypothèse lancée par Flusser : « Le grec technê signifie “art, artifice” […] — son équivalent latin est ars, dont le premier sens est “savoir faire, habileté, astuce” […] et le mot artifex “artisan, artiste” veut dire avant tout “charlatan”. L’artiste par excellence, c’est le prestidigitateur9 ». En dépassant l’ambivalence sémantique du dessein et du dessin qui lui sont attachés par convention, l’artiste est associé au magicien. Tous deux défient la même problématique de l’authenticité. Ils s’extirpent de la condition mammifère de l’homme et opèrent une transformation : « Bref : le design, le dessein que recèle toute culture, c’est de faire de nous, mammifères soumis à des déterminations naturelles, de libres artistes10 ». 3.

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Contemporain de Barnum, le premier magicien moderne, Jean-Eugène Robert-Houdin, l’inventeur du « Théâtre des Soirées Fantastiques » au 164 de la galerie Valois à Paris dès 1845, consigne l’instant capital à la réussite du tour de magie dans Comment on devient sorcier. « L’art de produire des illusions11 », explique-t-il, ne peut se passer de l’énoncé d’une vérité : « Comment exprimer ce que l’on dit en exécutant un tour ? Ce n’est pas un discours, encore moins un sermon, une narration, une description. […] le boniment doit persuader, convaincre, entraîner. Ardente improvisation, préparée de longue main et souvent revue et corrigée par l’usage, il doit atteindre les dernières limites de l’éloquence, éblouir le public par un étalage de phrases sonores et emphatiques […] il est la fable destinée à donner à chaque tour d’escamotage l’apparence de la vérité12 ». Avec l’invention du « boniment », Robert-Houdin dresse un parallèle entre le discours et la forme et réitère le sens de « donner forme » qui s’attache à la fiction. Cette valorisation du charlatanisme renverse aussi l’idée reçue selon laquelle l’histoire du design s’est développée dans la continuité du séminal Pioneers of Modern Movement de Nikolaus Pevsner reposant sur le principe d’une interchangeabilité entre design et bienfait, et entre design et moralité. Qu’elle soit attribuée à William Morris à l’occasion de la création de sa société Morris, Faulkner & Co en 1861 ou à celle du Deutscher Werkbund en 1907 ou la même année à la première collaboration entre le designer industriel Peter Behrens et l’entreprise AEG, ou encore à l’inauguration du Bauhaus par Gropius en 1919, ni débat, ni réexamen de l’histoire du design ne dérogent à cette consécration de la probité... jusqu’à l’analyse provocante de Flusser.

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Abracadabra Avec la récente adaptation cinématographique du Prestige par Christopher Nolan en 2006 du roman de Chistopher Priest (1995), le protocole du tour de magie s’est fait connaître du grand public. Ce qu’il nomme « prestige » désigne les étapes de la bonne exécution d’un tour de magie : « Regardez bien attentivement, tout grand tour de magie comprend trois actes. On appelle le premier acte le pacte, le magicien vous montre une chose ordinaire, un jeu de cartes, un oiseau ou même un homme. Il vous montre l’objet, il vous demande peut-être aussi de l’examiner, de vérifier qu’il est bien réel, qu’il n’a pas été altéré, que tout est normal, mais évidement ce n’est probablement pas le cas ; le deuxième acte s’appelle l’effet, le magicien prend la chose ordinaire et lui fait faire quelque chose d’extraordinaire. Vous cherchez alors la clef du mystère, mais vous ne la trouvez pas parce que bien sûr vous ne la cherchez pas vraiment. Vous ne voulez pas réellement la connaître. Vous voulez être mystifié. Mais vous n’êtes pas encore prêts à applaudir parce que faire disparaître une chose n’est pas suffisant. Il faut aussi la faire réapparaître. C’est pourquoi tous les tours de magie comprennent un troisième acte. C’est la partie la plus difficile des trois, celle qu’on appelle le prestige13 ». Comme avec la sirène de Barnum, au-delà de l’exploit technique, ce qui prévaut pour le spectateur, abusé et réjouit, c’est qu’il sait à l’avance qu’il va être trompé et qu’il s’en délecte. Quand il assiste au fameux tour d’une femme sciée en deux par Torrini en 1809 et perfectionné par Selbit et par Horace Goldin, on peut se demander quel serait le plaisir du spectateur s’il avait eu connaissance du dispositif, car comme avec le design : « La nouvelle forme de la culture qui a donné vie au design est une culture consciente du fait qu’elle est trompeuse. Ainsi la question est la suivante : quoi et que trompons-nous quand on s’implique dans la culture (avec l’art, avec la technologie, pour faire bref, avec le design) ? pour prendre un exemple : le levier est une simple machine. Son design reprend le bras de l’homme ; est-ce donc un bras artificiel ?… Et cette machine, ce design, cet art, cette technologie est destinée à tricher avec la gravité, à tromper les lois de la nature et, en trichant, à échapper aux circonstances naturelles grâce à l’exploitation stratégique des lois de la nature... Le design derrière toute culture doit tromper (avec astuce ?) de telle manière qu’il transforme les mammifères conditionnés par la nature en artistes libres…14 ». Ce plaisir et ce frisson qu’offrit Barnum avec sa présentation, semblable à celle que le magicien reproduit à chaque représentation sur scène, s’inscrivent dans la perspective triomphante de la rouerie, des artifices et des trucs, mais surtout, ils transforment le mammifère en artiste.

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13 Christopher Nolan, Le Prestige (2006). 14 V. Flusser, op. cit. note 1, p. 9. 15

Holmes. The Arch Fiend or a Carnival of Crime, Life, Trial Confession and Execution of H.H.Holmes, Twenty-Seven Lives sacrified to this Monstrous Ogre’s Insatiable Appetite, Cincinnati, Barclay & Co, vers 1895, p. 101. Traduction de l’auteur.

16 V. Flusser, op. cit. note 1, p. 7. 17 Siegfried Giedion, Espace, Temps, Architecture, Paris, Denoël, 1978 [1940], p. 38.

Le Prieuré La tromperie nécessite des espaces propices. Il en fut ainsi de la maison de Robert-Houdin. Après avoir été acclamé à travers l’Europe et séduit des foules de spectateurs avec ses tours et ses automates, il se retire en 1852 dans la vallée de la Loire à Saint-Gervais près de Blois, et y supervise l’aménagement du « Prieuré ». Répondant sur le tard aux inquiétudes formulées par son père qui l’engageait dans sa jeunesse à trouver une destination pratique qu’il jugeait plus sérieuse à ses connaissances, le fils d’horloger, familier des mécanismes complexes et précis dont il se servit pour réaliser ses tours et l’un des premiers à faire usage de l’électricité pendant ses représentations, a conservé cet intérêt intact et décide de se consacrer aux développements des mécanismes électriques dont il estime que certains méritent d’être utilisés et appréciés par tous, raison pour laquelle il les expose notamment au concours Lépine. Au Prieuré, Robert-Houdin revisite une série de « tours » directement inspirés des connaissances en horlogerie qu’il a perfectionnées au cours de ses années de spectacle. Il installe un câble électrique dans toute la maison, la dotant ainsi de commandes à distance : les portes peuvent s’ouvrir électriquement, les animaux être nourris à heure fixe, le courrier trié, l’alarme à incendie rester en veille. Robert-Houdin fait résonner une alarme puissante régulièrement qui rappelle aux domestiques qu’il est temps de s’activer et de préparer le repas, etc. Mais plus étonnant encore, il invente un système de câblage des portes du rez-de-chaussée qui, à chaque aller et venue des domestiques, recueille l’énergie et alimente ses autres systèmes. Le lien entre magie et cinéma est un fait connu. En 1896 avec une avance sur son héritage, Georges Méliès acquiert le théâtre de Robert-Houdin pour mettre en scène à son tour des spectacles de magie. On sait aussi que c’est après avoir assisté à une représentation parisienne des premiers films de cinéma des Frères Lumière et suite à leur refus de lui céder un de leurs appareils que Méliès crée le sien et tourne les premiers films de fiction de l’histoire du cinéma qu’il présente au théâtre Robert-Houdin. Pour les réaliser, il s’inspire du studio de photographie et construit le premier studio de cinéma de l’histoire à Montreuil-sous-Bois. Le studio de verre de Méliès reprend les caractéristiques d’une scène de théâtre ; il est entièrement équipé pour faciliter les disparitions, les apparitions et autres procédés illusionnistes. Méliès conçoit une profusion de trappes, de scènes escamotables et de systèmes complexes qui renouvellent sur un plateau de tournage la tradition du spectacle de magie sur scène. Une fois adossée à la tricherie, et comme le postule Flusser, on retrouve les ressorts de la magie revisités dans des issues fatales et vicieuses. Lorgnons donc du côté de l’assassinat

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et voyons s’il est possible de tenir la comparaison entre les tours d’un magicien comme ceux de Robert-Houdin ou ceux de Méliès, et les procédés meurtriers du premier tueur en série des États-Unis.

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Home Sweet Home Il est maintenant clair, du moins pour les lecteurs du premier numéro de Pétunia, que l’histoire du design considère la sphère domestique comme le laboratoire de son origine et les femmes comme les initiatrices de cette conception rationalisée de l’habitation. Avec Catharine Beecher à la tête de cette généalogie, le projet révolutionnaire du design s’est réclamé d’une double dimension politique qui œuvrait à l’émancipation des femmes et à l’abolition de l’esclavage. Pourtant au-delà de ses aspirations premières, le résultat en a été critiqué par les générations suivantes de féministes car, en souhaitant développer des théories émancipatrices, celles que l’on peut appeler les pionnières du design ont été accusées d’avoir confiné la femme dans la maison, de l’avoir asservie à un unique rôle de ménagère et de s’être assujetti à la promotion du consumérisme. Depuis le début du XIXe siècle, les équipements supposés améliorer l’économie domestique prolifèrent ; ils sont les outils indispensables à la femme au foyer moderne soucieuse d’inscrire sa maison dans la même efficacité que son pays. Leur expansion suit la courbe ascendante de l’industrialisation et des principes tayloristes appliqués à la maison. Au cours de ces années, l’habitation incarne un vertueux refuge, « une oasis de verdure », pour reprendre la métaphore d’Alphonse Germain, censé calmer les angoisses provoquées par l’industrialisation et la ville moderne. Il revient à l’« ange de la maison », comme l’appela le poète anglais John Ruskin, de défendre une mission salubre : elle a le devoir de créer un environnement psychologiquement serein, et cette idée conforte la femme dans la sphère domestique, devenue son unique horizon et son seul espace d’invention. Au crépuscule du XIXe siècle, au moment où l’Amérique découvre les vertus du progrès technologique, des usines à rendements, des chaînes de montage, de l’automatisation, la production standardisée, une maison machiavélique, qui n’a rien à voir avec le refuge tant prisé par les magazines féminins et censé assurer aux époux neurasthéniques un refuge salubre les protégeant de la trépidation malsaine et du stress de la ville moderne, voit le jour.

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Ho-l-mes Sweet Home « Dans l’histoire de Holmes et de ses crimes, il n’y a rien de plus intéressant que la description de son château dans lequel il est accusé avoir utilisé toutes sortes d’instruments pour se débarrasser de ses victimes [...]. Il était construit avec l’idée unique de confort pour l’exécution de crimes15. » Sa construction définitive est achevée en 1893. Celui qui figure dès la première édition du Guiness Book des Records comme « le premier tueur en série des États-Unis » ébranle la définition conventionnelle du design et défie le projet historique moral posé par les premiers historiens de la discipline. En 1886, H. H. Holmes achète un terrain vague qu’il convoitait depuis plusieurs années pour y édifier sa maison. Il en dessine lui-même les plans et en supervise la construction pour laquelle il change fréquemment d’ouvriers. Ainsi, il garde son projet secret et ne les paye pas plus qu’il ne paye ses fournisseurs. Composée d’une multitude de pièces de tailles diverses, l’immense bâtisse de presque quatre-vingts pièces sur deux étages, surnommée « le château » par le voisinage, comprend notamment un labyrinthe, des passages étroits, un escalier dérobé, des portes et pièces secrètes, des couloirs et des trappes dissimulées.

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On compte notamment une pièce dépourvue de fenêtres et pouvant être vidée d’air, une autre insonorisée, une autre encore entièrement occupée par un coffre suffisamment large pour une banque et dans lequel un tuyau d’acheminement de gaz a été introduit, ou enfin une dernière recouverte de feuilles d’amiante pour éviter la propagation du feu. Le « château » est essentiel à Holmes car il fourmille de nombreux dispositifs scéniques propices à l’escamotage et comprend des fours, passe-plats et autres « machines » qui, comme l’explique Flusser à partir de leur étymologie en ancien français, signifient : « un dispositif destiné à tromper : le levier, par exemple, pour “tromper” la pesanteur, et la “mécanique”, c’est la stratégie qui vise à duper les corps pesants16 ». Les meurtres de Holmes prennent place dans un espace construit pour fonctionner et il le dote de mécanismes qu’on peut rapprocher de ceux auxquels le magicien a recours. Seulement, ils ne dérogent pas aux lois de la physique, mais seulement aux lois de la morale. L’activité de tueur en série de Holmes est une invention qui s’ancre dans la récente industrialisation qui caractérise Chicago et sa région depuis les années 1880, période que l’historien Siegfried Giedion a considérée comme le tournant historique et le modèle de la modernité : « De 1880 à l’époque de la grande Exposition de Chicago, qui eut lieu en 1893, le quartier commercial de Chicago (le Loop) était devenu le centre du développement architectural, non seulement des États-Unis, mais encore du monde entier17. »

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Pour autant, il ne faut pas oublier que la majorité des victimes de Holmes sont des femmes, souvent ses maîtresses, qu’elles soient ses servantes ou ses sténodactylos, une profession exclusivement occupée par des femmes. Quittant les campagnes pour la ville, attirées par des travaux plus rémunérateurs que ceux de la ferme pendant l’explosion industrielle débutée à la fin des années 1880, des centaines de jeunes femmes tentent leur chance à Chicago. Proies faciles séduites par une ville excitante, un écho imprévu se fait jour avec ce tueur en série, produit de la révolution industrielle. Il met en scène la violence faite au corps de la femme et dont résulte ce qu’un spécialiste de la question, Mark Seltzer, décrivit comme une « fascination pour les scènes de spectacles de violence corporelle […] inséparables de la conjonction entre la violence et le sexe, le spectacle et la représentation : il ne s’agit pas tant du spectacle du sexe et de la violence exposée au public que de la violence sexuelle inséparable de sa duplication mécanique et de sa reproduction18. » Dans ses aveux, Holmes consigne les meurtres de quatorze femmes : Emeline Cigrand (sténographe), Alice et Nellie Pitezel (les enfants de son complice), Minnie R. Williams (sténographe) et sa sœur Nannie Williams, Gertrude Conner, Anna Betts, Rosine Van Jassand (une de ses maîtresses), Sara Cook (enceinte), et Mary Haracamp (locataires), Lizzie (domestique), Julia L. Connor et sa fille Pearl, et Miss Kate. Après avoir servi à les faire mourir, les labyrinthes et autres pièces létales du « château » cèdent la place aux trappes et autres passages secrets que Holmes utilise pour faire circuler les corps des femmes des étages au sous-sol. Là, dans le plus grand secret de son laboratoire, il procède à des expérimentations diverses, des dissections souvent, avant de dissoudre leurs chairs dans des cuves de chaux vives, de désosser leur corps et d’articuler leur squelette pour les vendre à des écoles de médecine pour lesquels les enquêteurs de la police ont trouvé des reçus de 24 à 45 $ pièce. Paradigme industriel et architectural que cette maison de Chicago où Holmes pratique son art. Terme qui, selon Flusser, résulte de la tricherie et permet de dépasser l’état de mammifère pour s’accomplir en artiste mais qui relève aussi de Quincey qui opéra un formidable rapprochement entre la matière noire du meurtre et celle de l’artiste. Bien que la tricherie, au sens où Flusser l’emploie, permette de dresser un parallèle entre l’illusion perpétrée par le magicien et les assassinats de ce premier tueur en série aux prémisses de la modernité, et qu’il s’agisse toujours d’y sacrifier des femmes, je crains qu’il ne soit pas encore temps de conclure sur la légitimité de mon hypothèse provisoire et je propose de la laisser en suspens, du moins, encore pour quelque temps. Au cours du XIXe siècle, la domesticité devient un centre d’attraction associé à la spectacularisation du corps violenté de la femme dans toutes ses atrocités. Après que Barnum ait exposé une « sirène » empaillée et que Robert-Houdin n’ait décrit le tour d’une femme sciée sur scène, Holmes, morbidement technophilique, trouve, découpe et réarticule des femmes. Ces bonimenteurs entremêlent les formes de la reproduction artificielle et celles de la vie et l’exposent en la simulant. Au centre de tels actes, nos trois figures archétypales de l’homme de spectacle, du magicien et du tueur en série sont liées par une même logique de la substitution dans la désarticulation des parties du corps les unes après les autres et dans la reconstruction du corps de la féminité : « Un tel démontage et réassemblage de “la vie elle-même” est inséparable de la taxidermie et des expositions technophiliques d’une violence anti-naturelle et anti-féminine19 ».

1. Charles Wealson Peale, Autoportrait, 1822, Pennsylvania Academy of Fine Arts, Philadelphia, don de Madame Sarah Harrison (The Joseph Harrison, Jr., Collection)

6. Jean-Eugène Robert-Houdin, L’illustration 7. La suspension éthéréenne, 1847, reproduit dans Confidences et révélations, comment on devient sorcier, Paris, Delayes, 1868, p. 427

2. La sirène des îles Fiji, MeserveKunhardt Collection 18

Mark Seltzer, Serial Killer. Death and Life in America’s Wound Culture, New York/Londres, Routledge, 1998.

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Mark Seltzer, Serial Killer, Death and Life in America’s Wound Culture, New York/Londres, Routledge, 1998, p. 216.

8-9. Vue du Prieuré de Jean-Eugène Robert-Houdin

3. La sirène de Barnum, New-York Sunday Herald, Meserve-Kunhardt Collection

10. Le « Château » de H. H. Holmes

4. Portrait d’Elizabeth Short « Le dahlia noir », 1946 (photographe inconnu)

11. Détail des pièces du « Château » de H. H. Holmes, Chicago Daily Tribune, 25 juillet 1895, p. 2, courtesy Illinois State Historical Library

5. Photographie de la scène du crime « Le dahlia noir », 15 janvier 1947

12. H. H. Holmes prêt à assassiner un homme en train de dormir

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13. Georges Méliès, Le Locataire diabolique, 1909, film, Lobster Films 14. H. W. Mudgett aka H. H. Holmes, Holmes’ Own Autobiography, Philadelphie, Burk & McFetridge Co, 1895, p. 124. 15. Georges Méliès, Le Locataire diabolique, 1909, film, Lobster Films


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Silhouettes, 2010 / Maroussia Rebecq


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« D’une île à l’autre. Conversation entre Juliane Rebentisch et Renée Green », dans Renée Green. Ongoing Becomings. Retrospective 1989-2009, cat. exp., Lausanne, Musée Cantonal des beaux-arts, 2009, p. 85.

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Renée Green, « Place », dans Sarai Reader 06. Turbulence, New Delhi, Centre for the Study of Developing Societies, p. 20-21.

« Space travel is time travel » Giuliana Bruno

Déplacements, migrations, voyages, traversées : que ce soit dans la réalité ou l’imagination, dans le temps ou l’espace, le travail de Renée Green est parcouru par un mouvement constant entre l’ici et l’ailleurs. Les questions de la transculturation, de la traduction et d’une existence transnationale constituent les matériaux et les outils critiques de son travail. Les films et les installations de Renée Green posent en effet des questions apparemment simples : qu’est-ce que signifie habiter un lieu, se déplacer d’un lieu à un autre — ville, pays ou île ? Ou encore : qui possède l’histoire et qui la représente ? Et est-il possible de la raconter autrement, à partir de ses lacunes ? Les dimensions historiques et spatiales s’entrecroisent constamment dans ces allers-retours spatio-temporels, où toute idée de fixité du sujet disparaît. Les notions d’échange et de rencontre — y compris dans leur dimension conflictuelle — sont ainsi des outils théoriques indispensables pour penser le travail de Renée Green. Une dimension imaginative et affective, souvent proprement désirante, s’entremêle avec cette complexité, dans ce que l’artiste elle-même a défini comme « une sorte de devenir en cours1 », expression qui donne son titre à la première rétrospective de son travail, organisée à l’automne 2009 au Musée Cantonal de Lausanne. Cette notion de devenir est particulièrement importante dans la mesure où, depuis le début de sa carrière, Renée Green a été confrontée aux écueils des politiques identitaires aux États-Unis. Dans l’Amérique des années 1990, il était presque inévitable que le travail d’une artiste femme afro-américaine, qui de surcroît s’intéressait à la couleur de la peau et à la féminité noire, soit interprété à travers le prisme de la notion d’identité. Renée Green explique elle-même très clairement la manière dont la notion d’identité était en passe de devenir une sorte de ghetto épistémologique, une catégorie inadéquate à saisir ce qui reste l’un des aspects les plus variables de l’humain : « Identity: the prevalence in the U.S. of this category as a means of labelling, then mistaking that labelling as knowledge, and then dismissing any further obligation for more profound investigation2 ». En effet, si des questions comme l’histoire afro-américaine, la construction de la différence des sexes ou l’héritage du colonialisme traversent son travail, Renée Green prend toujours le risque de penser l’identité comme une chose fluctuante et instable, prise dans un ensemble d’interconnexions, de rencontres et de déplacements.

Ici, ailleurs. Rêver et voyager avec Renée Gree Désorientations On pourrait affirmer que cette manière de repenser l’identité à travers les déplacements, et l’hybridité qui en découle, est liée à l’histoire de la diaspora africaine, déracinement forcé d’un lieu où l’on ne peut plus retourner. Pourtant, dans le travail de Renée Green, il n’existe rien de semblable à une origine mythique et perdue : ce déracinement est comme un point de départ, qui prend ensuite les chemins de l’enquête historique, visuelle et géographique. Ses premiers travaux abordent certaines conséquences de la colonisation du point de vue des sujets afro-américains, tels que les systèmes de classification selon la couleur de la peau ou la représentation du corps féminin noir. Ces œuvres décrivent, en les détournant, différentes manières de mesurer et d’exposer les corps, mais elles introduisent toujours des éléments inattendus qui provoquent une perte de repères chez le spectateur. Bousculé dans sa position passive, le spectateur se trouve souvent désorienté dans le dispositif spatial mis en scène par l’artiste. Au milieu d’une salle de musée, se trouve par exemple une simple estrade en bois, protégée par une balustrade. On y accède en montant deux marches. Sur l’un des côtés de l’estrade se trouve un écran blanc. On entend de la musique, un refrain qui évoque une atmosphère années 1920. Si l’on regarde la structure de l’extérieur, il n’y a pourtant pas grand-chose à voir. Il faut monter pour commencer à comprendre ce qui n’était pas visible de l’extérieur : c’est l’expérience directe qui permet ici de voir. On se sent alors exposé. Ce dépaysement est redoublé par la vision de sa propre image, reflétée, comme une ombre, sur l’écran blanc. Les textes imprimés sur les planches en bois sur lesquelles on se tient, donnent un sens à la sensation désagréable de se trouver mis en avant, donné en spectacle et clarifient en même temps le rapport que l’on est susceptible d’entretenir avec cet espace. Si l’on veut lire les textes, on est en effet contraint de se baisser, et donc de découvrir l’œil qui apparaît à travers une loupe dissimulée au centre de l’estrade : on est « vu » (seen). La présence de ce regard à l’intérieur de l’œuvre intensifie l’expérience qui consiste à passer de la position de regardeur(se) à celle de regardé(e). Seen (1990), que je viens de décrire, fait partie d’une série d’œuvres réalisées par Renée Green au début de sa carrière, qui porte sur la représentation du corps féminin noir. Les textes inscrits sur les planches, très fragmentaires, décrivent différentes apparitions publiques de Saartje Baartman — plus connue en tant que « Vénus Hottentotte » — et Joséphine Baker, deux femmes noires qui représentaient des figures mythiques dans l’imaginaire colonial du XIXe siècle et du début

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3

Jennifer Gonzalez, Subject to display. Reframing race in contemporary installation art, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2008, p. 216.

4

Voir Paul Gilroy, The Black Atlantic. Modernity and Double Consciousness, New York/ Londres, Verso, 1993.

5

Giuliana Bruno, Atlas of Emotion. Journeys in Art, Architecture, and Film, Londres, Verso, 2002, p. 167.

du XXe siècle. Le son que l’on entend vaguement en arrière-plan est extrait d’une chanson de Joséphine Baker, Voulez-vous de la canne. L’environnement sonore évoque une époque où la réification de la femme noire allait de pair avec un climat festif de foire ou de divertissement, qui s’adressait aux spectateurs blancs. Seen est une œuvre qui traite de la vision en évitant la représentation visuelle : on est précipité au milieu du dispositif de la vision. La structure de l’estrade ne peut manquer de rappeler non seulement l’idée de spectacle, mais aussi celle de la foire, notamment de ces « zoos humains » où l’on exposait l’altérité réifiée des peuples colonisés. La simplicité de la structure, avec son caractère dépouillé rappelle aussi, inévitablement, la vente des esclaves, et donc les déplacements qui font que les histoires de Baartman et de Baker se rejoignent. Si cette œuvre peut être lue comme une réponse féministe à l’histoire du corps de la femme noire transformé en spectacle, elle traite aussi de ce que Jennifer Gonzalez a appelé « la technologie visuelle du discours de la race3 ». Seen se réfère à la fois au spectacle, à la foire et au marché des esclaves, mais aussi au cinéma en tant que technologie visuelle moderne qui a le plus contribué à la formation d’un imaginaire colonial et colonialiste. Ces différentes pratiques de la vision, qui sont profondément entremêlées, ont œuvré activement à la définition du corps féminin racialisé comme un corps qu’il fallait voir. C’est sans doute à cause de la primauté de la vision dans la formation de cet imaginaire que l’installation de Renée Green dénie tout plaisir visuel : l’image est remplacée par la scène où, historiquement, ce processus a pris forme. Commemorative Toile (1993), nous replonge dans l’imagerie coloniale à travers une collision surprenante entre le voyage et la décoration intérieure, entre l’espace de l’expédition coloniale et celui de la maison privée bourgeoise. Ce travail consiste en un décor d’intérieur composé de rideaux, papiers peints, meubles, chaises brodées et vêtements. Tous les éléments sont recouverts d’une décoration à motifs de style XVIIIe. En s’approchant, on découvre que les dessins répétés sur les tissus figurent différentes scènes de l’histoire de la traite des esclaves. Deux images apparaissent particulièrement paradigmatiques de la manière dont la décoration et l’histoire politique s’entrecroisent dans cette installation. Dans la première, un homme blanc lèche le visage d’un esclave noir, sans doute pour tester son état de santé. Cette scène traduit l’ambivalence de la notion de « goût ». Cette notion esthétique, qui s’est affirmée à l’époque des Lumières, est ici matérialisée dans un geste qui évoque le cannibalisme et la domination.

en / Giovanna Zapperi L’ambivalence n’est pas d’ordre strictement linguistique parce qu’elle tient aussi à la contradiction, ou à la coexistence, entre formes esthétiques et formes de domination. La traite des esclaves constitue en effet la face cachée des Lumières, des droits de l’homme et de la modernité4. L’autre scène montre un aspect différent de cette même histoire : on y voit un homme français, pendu par deux hommes noirs. Elle se réfère à la révolution des esclaves de 1804, à la suite de laquelle a été proclamée l’indépendance de Haïti. L’espace intérieur aménagé est ainsi bousculé par les différents fragments de l’histoire de la traite que le décor lui-même donne à voir. Cette décoration repose sur une ambivalence fondamentale entre l’image d’ensemble, où prime l’effet esthétique, et l’image regardée de près où l’esthétisation paraît étroitement liée à une histoire de la domination. Le particulier dévoile ce qui est occulté par la composante esthétique. Le « goût » ressort ainsi comme le voile qui dissimule l’histoire de la violence coloniale. Dans la mesure où elle se réfère à la colonisation, Commemorative Toile se rattache à d’autres œuvres réalisées par Renée Green à partir de ces mêmes années, qui questionnent le voyage et les effets de désorientation produits par le fait même de se déplacer. L’installation s’inspire en effet de la mode du papier peint panoramique, mélange de décorativisme et de description historico-géographique qui était très en vogue entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle. Cette forme de décoration d’intérieur offrait la possibilité de reconfigurer l’espace domestique comme une fenêtre imaginaire sur l’extérieur. Comme l’écrit Giuliana Bruno, le papier peint panoramique était une véritable invitation au voyage : « The drive of the apparatus to journey was enhanced by the subject matter of panoramic wallpaper, which depicted scenes of travel, discovery, and adventures as well as narrative representation of history, mythology, and natural scenes5 ». Ainsi, l’opération de Renée Green consiste à introduire un élément de dérangement qui détourne le contenu même de la décoration, tout en laissant la forme inaltérée. Elle montre la manière dont une forme culturelle spécifique participe à un système de domination, parce que l’invitation au voyage et à la découverte de territoires et d’habitants exotiques ne pouvait pas faire l’économie des rapports coloniaux. Le spectateur bourgeois se trouvait ainsi devant cette paroi liminaire entre intérieur et extérieur qui l’invitait implicitement à s’approprier cet extérieur, à le dominer du regard et à l’inclure dans son espace privé.

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6

Renée Green utilise souvent cette notion, qu’elle reprend de l’ouvrage de Mary Louise Pratt, Imperial Eyes. Studies in Travel Writing and Transculturation, Londres, Routledge, 1992.

7

R. Green, « Come closer. Prélude à Endless Dream and Water between », Multitudes, n° 34, automne 2008, p. 140.

8

R. Green, « Imagine This Wherewer and Whoever You Are », dans Manifesta 7. Scenarios, cat. exp., Milan, Silvana Editoriale, 2008, p. 48-64.

9

Kobena Mercer, « Archive et dépaysement dans l’art de Renée Green », dans Renée Green. Ongoing Becomings, op. cit. note 1, p. 31.

Récits de voyage Dans sa dernière installation, Endless Dream and Water Between (2009), Renée Green renoue avec la question du voyage qui l’occupe depuis maintenant presque deux décennies. Par rapport à ses travaux précédents, la dimension narrative prend ici un tournant inédit, parce que cette installation complexe se focalise sur l’échange épistolaire — entre quatre femmes dont l’existence est purement fictive —, qui constitue le fil principal d’un ensemble de récits que l’on peut lire entre les lignes. Situées entre Manhattan, San Francisco et Majorque, — soit autant de lieux qui entretiennent, à leur manière, un rapport privilégié à la mer —, les quatre femmes (Lyn, Mar, Raya et Aria) parlent aussi des langues différentes, ou plutôt des formes différentes de la même langue, parce que leur existence se déroule entre les États-Unis, le Canada, l’Espagne, l’Afrique du Sud et le Liban. Leur correspondance s’entremêle à des extraits de textes littéraires, qui résonnent avec l’installation. Celle-ci occupe une grande partie de l’espace et se compose d’une série de bannières de couleur portant des inscriptions. Les courtes phrases en question reconstituent le poème There is no land yet, écrit par Laura Riding au début des années 1930, lorsqu’elle vivait sur l’île de Majorque avec l’écrivain Robert Graves. Un rapport circulaire se tisse ainsi entre ces différents personnages : les femmes inventées par Renée Green, qui apparaissent par moments comme des alter ego de l’artiste, et les femmes réelles — Laura Riding et George Sand — qui ont écrit des îles ou à propos des îles. Circuler dans Endless Dream and Water Between signifie aussi s’immerger dans un environnement complexe, composé de sons, voix, textes, images vidéo, photographies et cartes géographiques d’époques différentes. Entre sons aquatiques, récits et images mouvantes, on est pris dans une atmosphère qui stimule fortement l’imagination et la rêverie. C’est la puissance imaginative de l’île qui se trouve au centre de ce travail, c’est-à-dire la manière dont ces lieux, situés au milieu des eaux, tiennent une place à part. À la fois réelles et fantastiques, les îles ont toujours engendré récits, projections et rêves. Si l’île représente dans l’histoire un lieu de conquête et d’aventure, elle se trouve aussi, particulièrement depuis quelques années, au centre des flux migratoires ; c’est un lieu de passage et de métissage d’un univers à un autre, d’une existence à une autre. L’île apparaît ainsi comme une « zone de contact », pour reprendre une expression chère à l’artiste, c’est-à-dire comme un espace marqué par les rencontres et les conflits issus de la colonisation6. Comme l’explique Renée Green ellemême, l’île joue un rôle crucial dans l’histoire des conquêtes et des échanges maritimes, mais aussi dans la production d’un imaginaire romancé qui constitue le corollaire de cette histoire : « On avait imaginé qu’une vie nouvelle — une tabula rasa, une pureté et une beauté imaginaires —, source d’une satisfaction elle-même imaginaire, pouvait naître de ces îles. On croyait aussi d’un certain nombre de sites dont on fabulait la beauté qu’il s’agissait d’îles. C’est le cas de ce que l’on appelle aujourd’hui le Brésil ou la Californie. On ne saurait sous-estimer l’importance des îles : elles assuraient dans l’océan des points de liaison entre les continents, les oasis et les déserts, et offraient le salut à partir d’une quantité de ressources, tant matérielles qu’imaginaires. Dans le répertoire de la pensée occidentale, où elles figurent en grand nombre, les îles apparaissent comme des projections mentales répétées et variées7 ». Cette installation, comme d’autres travaux de Renée Green, est construite autour de l’intensité de l’expérience d’un lieu, qui constitue à la fois l’objet d’une enquête historique et d’une pérégrination subjective. Renée Green investit souvent un territoire comme s’il s’agissait d’une île, c’est-à-dire un centre de croisements, conquêtes, rencontres. Une île de cette sorte pourrait être par exemple un château fortifié destiné à garder les frontières, comme la Fortezza, près de Bolzano en Italie, que Renée Green réinvente dans l’installation sonore Imagine This Wherever and Whoever You Are (2008), conçue pour la Manifesta8. Érigée il y a presque deux siècles pour protéger les frontières de l’empire austro-hongrois après les guerres napoléoniennes, la Fortezza a été abandonnée par l’État italien en 2005. Dans l’Europe de l’après-mur de Berlin, devenue ellemême une forteresse, ce lieu, situé à quelques pas du chemin de fer qui relie l’Italie à l’Autriche, entre la rivière et les montagnes, évoque les vestiges d’une époque autrement conflictuelle. Renée Green interroge le processus historique de reconfiguration et déplacement des frontières, à travers le récit d’un emplacement stratégique, aujourd’hui érodé, où transitent surtout des touristes, des riverains curieux et des voyageurs. Que le lieu soit réel ou fictif est secondaire de ce point de vue, parce qu’au centre de l’enquête, il y a aussi l’imagination du lieu. Elsewhere? (2004) laissait à penser qu’un lieu lointain et inconnu pouvait devenir source d’imagination et de rêverie. L’artiste répète à l’infini une liste de noms de lieux inventés — îles, villes, montagnes, nations —, repris de différentes sources littéraires. La sensation apaisante que produit l’environnement sonore de cette pièce rappelle la sensation de rêverie que l’on éprouve dans Endless Dream and Water Between. La dimension acoustique est en effet un autre élément crucial du travail de Renée Green, notamment quand il s’agit d’imaginer un lieu à travers un récit fragmentaire et subjectif. Géographies lacunaires Dans la plupart de ses travaux, la dimension géographique s’entremêle à une enquête historique et culturelle qui prend pour point de départ l’exploration d’un lieu précis. Cette exploration est souvent conduite par l’artiste elle-même lorsque, par exemple, elle se promène à travers les rues de Lisbonne dans Walking in Lisbon (1992). Ce « journal vidéo d’une flâneuse afro-américaine déambulant dans les galeries commerciales et les sites touristiques9 », écrit Kobena Mercer, clarifie le rapport de Renée Green à la mobilité, qui n’est ni la mobilité des exilés, contraints de quitter leur lieu d’origine, ni celle des touristes et bohèmes blasés. C’est précisément l’identité féminine de Renée Green qui lui permet d’inventer une forme de réécriture de soi à partir de la condition de dépaysement inhérente au voyage. Les œuvres de Renée Green semblent indiquer

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10

Giuliana Bruno, Streetwalking on a Ruined Map, Princeton, Princeton University Press, 1992.

11

Sur ce point, voir Elvan Zabunyan, Black is a Color. Une histoire de l’art africain-américain contemporain, Paris, Dis Voir, 2005, p. 233-236.

que le fait d’être une femme implique un rapport singulier aux déplacements, au « chez soi » et aux possibilités inattendues qui s’ouvrent une fois que l’on quitte le lieu d’origine. Plusieurs travaux de Renée Green sont animés par cette impulsion de reconstruire une géographie féminine, souvent lacunaire en raison de la condition a priori marginale des femmes dans l’histoire. Si Endless Dream and Water Between est basé sur les récits entrecroisés de quatre femmes de fiction, l’un de ses travaux précédents, Some Chance Operations (1999), est une enquête autour d’un personnage historique réel à travers un voyage dans le temps et dans l’espace. Some Chance Operations prend pour objet à la fois un lieu très précis, la ville de Naples, et le personnage d’Elvira Notari (1875-1946), cinéaste et productrice napolitaine, fondatrice de la maison de production Dora Films. Elvira Notari a joué un rôle important entre le début du siècle et les années 1930, jusqu’à ce que le régime fasciste, qui n’appréciait guère le réalisme documentaire de ses images de la vie de la rue à Naples, l’oblige à interrompre sa production. Dans ce film, tourné entre Naples, Vienne et New York, Renée Green explore la question du sujet de l’histoire. Elle s’interroge sur le désir que l’on investit lorsqu’on se trouve dans l’obligation d’imaginer un personnage qui a été expulsé de la narration historique. Dans Some Chance Operations, la reconstitution basée sur des archives fragmentaires se mêle constamment à la narration historique, l’appropriation subjective et la fiction. Elvira Notari avait réalisé une soixantaine de films, qui avaient connu un grand succès notamment dans les communautés d’immigrés italiens aux États-Unis. La plus grande partie de ces films a pourtant été perdue, trois d’entre eux seulement ont été conservés. Some Chance Operations s’inspire ouvertement du livre de Giuliana Bruno, Streetwalking on a Ruined Map, qui a réévalué le rôle joué par Elvira Notari dans le cinéma et la culture de son époque10. Ce livre, centré sur un cas de microhistoire, met à jour l’émergence des dispositifs cinématographiques dans la constitution de l’espace public de la métropole moderne, étudie le rôle du cinéma dans la modernité italienne et interroge le rapport entre cinéma, désir et mobilité. Cette dernière dimension est particulièrement importante, parce que les films d’Elvira Notari représentaient pour les spectateurs italiens émigrés aux États-Unis un retour imaginaire en Italie. De manière plus générale, le livre, comme le projet de Renée Green, met en parallèle l’expérience cinématographique avec celle du voyage et inscrit le désir inhérent au dispositif cinématographique au sein d’une pratique de l’espace. L’opération de Renée Green ne s’apparente donc pas à un documentaire sur un personnage du passé, parce que son intérêt pour Elvira Notari se situe dans des allers-retours entre le passé et le présent, et entre des lieux différents : entre le Naples d’aujourd’hui, représenté dans les films, et celui des souvenirs, réels ou imaginaires, d’un certain nombre de voyageurs. À travers les rues de Naples, Renée Green interroge différents passants à propos d’Elvira Notari, mais personne ne paraît s’en souvenir. De retour à Vienne, l’artiste demande à plusieurs personnes de lui parler de Naples, de partager avec elle leurs souvenirs de voyage, s’ils y sont allés, ou de lui raconter comment ils imaginent cette ville, à quoi ils pensent quand ils entendent parler de Naples. L’enquête sur Elvira Notari se mêle aussi à une autre narration, cette fois ouvertement fictive, qui a pour héroïne le personnage de Clara, une femme italienne, sorte d’alter ego de l’artiste, partie à Naples sur les traces d’Elvira Notari. Le film est ainsi marqué par l’impossibilité d’une narration objective : souvenirs, documents et inventions se succèdent comme autant de domaines de l’imaginaire qui ouvrent, chacun, des voies discordantes pour l’enquête menée par l’artiste. En introduisant les extraits conservés de films de l’époque dans une narration non-linéaire, Renée Green explore la fonction du cinéma en tant qu’archives fragmentaires et potentiellement évanescentes11. Les images issues des films d’Elvira Notari, ou d’autres films tournés à Naples, s’associent aux images tournées par Renée Green elle-même lors de ses pérégrinations dans cette même ville, mais aussi à des images trouvées, à la télévision ou ailleurs, et à la narration d’un voyage sur les traces d’un personnage dont la mémoire ne tient qu’aux quelques fragments qui ont survécu. Par le montage de différents types d’images, traversées par des narrations multiples et parfois discordantes, Renée Green produit des formes alternatives de temporalité et d’histoire. De ce point de vue, Some Chance Operations est paradigmatique de la manière dont elle parvient à faire de la mémoire le lieu d’une négociation complexe entre différents lieux et différentes époques, entre souvenirs personnels et images. Dans les œuvres de Renée Green les dimensions temporelles et spatiales sont donc toujours associées. Si chaque lieu est issu du croisement de plusieurs histoires, dans les récits qu’en donne l’artiste, il n’y a pas une narration linéaire mais plutôt quelque chose entre la stratification et les interconnexions entre différents récits. L’autoreprésentation de Renée Green comme une artiste qui voyage pour raconter des histoires, ou, pour le dire autrement, une artiste qui met au centre de son travail les déplacements et la mémoire, fait écho à sa réflexion sur l’identité. Plutôt que de rester enfermée dans une identité qu’on lui aurait volontiers attribuée afin de lire plus simplement son travail, Renée Green préfère les déambulations. Les déplacements dans le temps et l’espace sont en ce sens une manière de complexifier ce qu’on a tendance à comprendre comme figé, parce que c’est à partir du lieu et de l’histoire qu’on établit l’identité. Échapper aux fixations identitaires, en choisissant précisément de ne pas rester là où on est attendu, peut s’avérer comme une manière de comprendre la complexité de notre présent postcolonial. Les œuvres de Renée Green pensent la contemporanéité et son rapport au passé d’une manière qui mêle le travail critique avec la recherche esthétique. C’est précisément à partir de ce croisement qu’elles fournissent la possibilité de développer une conscience critique qui ne signifie pas le refus de sa propre histoire, mais qui renvoie plutôt à l’ouverture d’un possible. Au-delà de l’identité et des rapports de domination qui hantent l’histoire et le présent de cette notion.

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1. Renée Green, Endless Dreams and Water Between, 2009 Installation, média mixte, dimensions variables Courtesy de l’artiste, Free Agent Media et le National Maritime Museum, Greenwich 2. Renée Green, Some Chance Operations, 1999 Vidéo, couleur, son, 36 min Courtesy de l’artiste et Free Agent Media

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3. Renée Green, Phases and Versions, 2002 Installation, média mixte, dimensions variables Courtesy de l’artiste, Free Agent Media et Galerie Christian Nagel, Berlin Photo : Wolfgang Günzel, Offenbach


expositions du Frac des Pays de la Loire de février à août 2010 au Frac à carquefou dhfhhflhflkheflhezoifhedflhfdshlfhdsdhfhdjkfjfkjfljezfjfhefieohlfhlezfezhjflejzlhfezlhflfklhzlezhlfhezfhlezhflkehjjljdslzeezfh

Spencer Finch >>du 19 mars au 30 mai 2010

Dominique Blais, L’Ellipse

Instantané (78)

>>du 19 mars au 30 mai 2010

Neal Beggs, if muhammad >>mur peint à partir de février 2010

Le sourire du chat (opus 2) œuvres de la collection du Frac des Pays de la Loire >>du 2 juillet au 25 octobre 2010 en région dhfhhflhflkheflhezoifhedflhfdshlfhdsdhfhdjkfjfkjfljezfjfhefieohlfhlezfezhjflejzlhfezlhflfklhzlezhlfhezfhlezhflkehjjljdslzeezfh

Temps retrouvé

œuvres de la collection du Frac des Pays de la Loire >>du 12 février au 16 mai 2010 au musée des Beaux-Arts d’Angers

Le sourire du chat (opus 1)

œuvres de la collection du Frac des Pays de la Loire >>du 3 mars au 29 août 2010 au hangar à bananes, Nantes

Le présent du passé

œuvres de la collection du Frac des Pays de la Loire >>du 2 avril au 20 juin 2010 au domaine départemental de la garenne Lemot, Clisson

www.fracdespaysdelaloire.com Fonds régional d’art contemporain des Pays de la Loire La Fleuriaye, bd Ampère, 44470 Carquefou t. +33 (0)2 28 01 50 00 Le Frac des Pays de la Loire bénéficie du soutien de l’État Préfecture de la région des Pays de la Loire - Direction régionale des affaires culturelles et du Conseil régional des Pays de la Loire. visuel : Neal Beggs, if muhammad, 2010.


When it hit me, to change my first name, I was wondering about the power of incantation, the annunciation of words for spells and I thought how strange it is the power people have over you when they know your name. I thought maybe if you change your name it can work as a shield. Also there is the whole game of identity politics and self invention, like Gatsby. I have a notion that being brought up Catholic, with the normality of the forgiveness gained through confession and the chance to start again, I feel there are many options to change your ways within one life time at any moment. I also noticed that the more sensitive teachers I have had and liked very much, without exception, had all had nervous

I don’t think it is my pseudonym, I don’t think it’s fictitious, I think it is my name. I know I am interested in integral actual being rather than artifice or a false character that is a cover, or outlet for certain behavior. I would like to live in a tree house that I build myself and to learn about alternative energy. I am interested in cults and alternative groups like the Adamites (2nd century AD depicted in Hieronymous Bosch’s Garden of Earthly Delights). Happily I am only interested in running a cult for short periods of time, twenty minute blocks in the moment of a live and arty performance.

Dear Spartacus, I have a question about your pseudonym. I am interested in the fact that this is a pseudo and the name of your Theater Company or troupe, a confusion between art and life. This issue of Petunia focuses on various strategies of alter egos and fictional identities as a way to approach critical areas, how do you relate to this type of discourse?

*From Wikipedia: The Practice of Everyday Life is a book by Michel de Certeau which examines the ways

The name Spartacus is a reference to the slave rebellion in 71-73 AD against the Roman Empire and the solidarity of that slave rebellion. The slaves were from disparate cultural backgrounds. I am also referencing the unhappy end to the story, the slave uprising was put down by the Romans and 6000 were crucified along the road to Naples. The name Spartacus Chetwynd is meant to reference that I believe in freedom of choice, within a frame work that is ultimately bound to fail. This reference makes me feel better, as it is important to keep the phobia of capitalism within proportion. Most of the friends in London swear we are living under the weight of a regime called capitalism and that it is impossible to operate freely, as if capitalism is a form of debt peonage. I think there is more room to maneuver than that and am always trying to push Michel de Certeau’s text A Practice of Everyday life* ... as a famous text that explains why... and how...

breakdowns and re-emerged with new names as if to try again, but I also noticed most people around them did not aid the new change. In fact, most people around these new identities refused to play the game and regardless of the sensitive teacher’s wishes continued to call them by their old name and encase them in their old identity. As if somehow a person is not allowed to change their circumstances by simply changing their name — as if it is just not allowed. I don’t mind if someone wants to be different from one day to the next, I’d welcome it. I keep making the joke that I am preempting my nervous breakdown by changing my name first. in which people individualise mass culture, altering things, from utilitarian objects to street plans to rituals, laws and language, in order to make them their own. It was originally published in French as L’Invention du quotidien. Vol. 1, Arts de faire (1980). The 1984 English translation is by Steven Rendall. The book is one of the key texts in the study of everyday life. The Practice of Everyday Life re-examines related fragments and theories from Kant and Wittgenstein to Bourdieu, Foucault and Detienne, in the light of a proposed theoretical model. Some consider it as being enormously influential in pushing cultural studies away from producer/product to the consumer. The Practice of Everyday Life begins by pointing out that while social science possesses the ability to study the traditions, language, symbols, art and articles of exchange that make up a culture, it lacks a formal means by which to examine the ways in which people reappropriate them in everyday situations. This is a dangerous omission, Certeau argues, because in the activity of re-use lies an abundance of opportunities for ordinary people to subvert the rituals and representations that institutions seek to impose upon them.With no clear understanding of such activity, social science is bound to create nothing other than a picture of people who are non-artists (meaning noncreators and non-producers), passive and heavily subject to received culture. Indeed, such a misinterpretation is borne out in the term “consumer”. In the book, the word “user” is offered instead; the concept of “consumption” is expanded in the phrase “procedures of consumption” which then further transforms to “tactics of consumption”. In the book, ordinary life is depicted as a constant, subconscious struggle against the institutions competing to assimilate the everyday man [person]. The chief aim of Practice is to compile a vocabulary of concepts, questions, and perspectives that would make possible the

And yes, the solidarity of the 73AD Slave uprising is also meant to reference the solidarity of the mime troupe I work with. The other source I reference as a really big influence for me is Jean Rouch’s film Les Maîtres fous [The Mad Priests], 1954, where Ivory Coast workers form their own cult. The film documents their self invented ritual and cathartic relief from the oppressive colonial situation in the city. It’s a group of people from disparate backgrounds who chooses to form a unity and invent a process to appease their situation.

formal discussion of the everyday “tactical” activities which lie hidden behind the cloak of conformity.

Conversation / Spartacus chetwynd & Lili reynaud dewar


It starts with Robert De Niro seeing a poster for castings for a play: “Baby Be Black”. So then the next scene is an interview and the audition. Robert De Niro gives his everything. He is playing

*From Wikipedia:” The medium is the message” is a phrase coined by Marshall McLuhan meaning that the form of a medium embeds itself in the message, creating a symbiotic relationship by which the medium influences how the message is perceived. The phrase was introduced in his most widely known book, Understanding Media: The Extensions of Man, published in 1964. McLuhan proposes that media itself, not the content it carries, should be the focus of study. He said that a medium affects the society in which it plays a role not only by the content delivered over the medium, but also by the characteristics of the medium itself.

The film has a strange collage quality, for a feature film that is, the subject matter is “media”. It is almost a documentary about the impact on American culture of personal video camcorders. There are goofy scenes about voyeurism, for example when Robert De Niro sets up a private film shoot into a neighbor’s apartment with the intention to appear in the shot to seduce the girl as she opens the door. The character Robert De Niro plays trades in his TV for a camera, as if it is the prophecy of the imploded use of digital cameras, how they dominate in our daily lives now, as if we can’t experience anything first hand anymore. We don’t sit and watch TV, we make the media ourselves... so within all this “Medium is the message” Marshall McLuhan* jumble... there is a section unto itself that documents the New York theatre company — The Wooster group.

Dear Spartacus, could you please describe for our readers this particular scene in Brian de Palma’s movie HI!MOM (1971). I think this would be a good start to go towards the notions of power and manipulation we’re interested in sometimes at Petunia. It’s also a good way to introduce you... You are a performance artist, aren’t you?

The story unfolds to be a misunderstanding, the audience thought they were going to see a play — they thought they were going to be entertained, instead the “actors” turn out to be near terrorists, politicized and rampant, raging, seething with the anger that is their legacy as Black Afro-Americans, they abuse the white audience members to an extent that makes you frightened, there is a mobile margin of morality. The white audience is first allowed, encouraged to touch the black AfroAmerican crew. They touch their bodies and then their Afro hair. The Afro-American crew paint their faces white and forcibly smear the faces of the audience with black paint and push the audience to eat “soul food” which is some rough slop with unidentifiable pieces of sinewy meat and grit, and it is all very darkly lit so the white audience is becoming more uncomfortable and sad, sort of demoralized. It’s that the audience is vulnerable, by being “open” to the experience, but not enjoying it. The tension ups a gear when their wallets and handbags are taken from them (they realize, not for their comfort to be unburdened in the journey up the stairs and around the house to the next “part of the experience”, but in fact they have been robbed) and in the dark house all is not right, they are

a Policeman and he abusively questions and harangues a mop and beats up a rubbish bin, very effective and you assume he gets the role. The next scene is of the beginning of the “play” called “Baby Be Black”. It is a confrontational, interactive play in which members of the audience are given the chance to experience what it’s like to be Afro-American!! Gee, it’s so impressive to me, it’s the slippery slope style in which it’s filmed, and the savagery of the subject matter and who it’s addressing. So to try to describe it I would point out that the film is suddenly within a smaller frame — as if we have jumped to be watching a hand held camera, as if we are there following the action and as much a member of the audience as the very blond smart white ladies and their husbands who are the “middle class” audience willing to learn, experience, be enlivened by the play.

The acted roles within the drama of “white middle class ignorant and misguided audience” who is the

then separated as a group. Women are being taken off to be sexually assaulted by the Afro-American crew as well as the white men being selected for sex by the Afro-American women. Suddenly the member of the white audience who is a journalist, he has taken notes as if he’s a reporter, a critic writing a review has a gun and is threatening the Afro-American crew to get back and he rescues the white audience to scuttle upward through the building to a lift shaft. There they are relieved and celebrating their escape and they think the ordeal is over. How wrong they are, as the lift opens... they are totally dominated by a crew of Afro-American men who take a white female audience member to the back and shove her pants down and start to get on top of her and she is screaming at the top of her voice and then when you really feel scared as if the documentary should not have been made, that the camera man should have put down his camera and have tried to help the woman being raped, Robert De Niro enters shouting and banging his truncheon along the lift shaft. So now your consciousness draws back and you recognize with a smile that it’s a posed film, that the play is not being documented but is composed for the camera and that the white audience as well as the Afro-American crew are all “in on it”, only it’s very well done!! For example, the way the white audience reacts to the white police officer is shameful, they immediately assume that law and order as they know it will be back and fully flowing again. However they are cast as “Black” in the play scenario so the police officer does not take anything they say seriously, he does not believe them, he runs them down and demoralizes them with acid jokes about their lack of status. It is only after this when the white audience is spat out onto the pavement, out of the “play’s environment” that the audience is shell shocked but suddenly seem excited to realize it’s over! and they have survived and that yes, it’s an amazing experience, they say they’ll recommend it to their friends! but call it “Beat The Honkie”... I feel this is still relevant.

I understand that the concept of the “forth wall”, the imaginary “wall” at the front of the stage in a proscenium theatre, appeared in the theatre at the turn of the century and that it was during the 1960s and 1970s that the most effort was made to tear down this invisible but effective wall of complacency. The audience was physically attacked to be reinvigorated! It was an attempt to stimulate the audience to think again, to analyze the material being presented, to be interactive even!

As an audience watching the DVD, in the comfort of the year 2010 you are mainly impressed with the level of commitment, political impact. No room for pussies, no time to feel weak or unable to understand, you feel as if someone has screamed at you and you have understood. You also feel they are worth listening to as they have manipulated you as a viewer in a really expert way. You feel as if you have been on a Brechtian media tango through suspension of disbelief and confrontational action theatre in some weird slipstream of consciousness! It works, it wakes you up, it’s stimulating, demanding and “right on!”

It is a media “mélange”...recognizing the wellknown “actor” Robert De Niro with relief as a realization you are watching a constructed film and not a documentary, remembering his “audition” earlier when he harassed the mop and shouted at the rubbish bin...you realize that the mop and bin were to be the audience the film has just followed, your mind flicks through these revelations and you are suddenly laughing seconds after a rape scene.

victim are as well played as the “aggressive edgy Afro-American’s acting crew” who are supposedly in charge.


Diane ou la chasseresse solitaire / Carlos fuentes


Extrait de Carlos Fuentes, Diane ou la chasseresse solitaire, Paris, Gallimard, trad. de l’espagnol par Céline Zins, coll. « Du monde entier », 1996, coll. « Folio » (n° 3185), 1999


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FIAC ! un reportage / caroline sury





Un homme est filmé d’environ 10 mètres. Il est dans une forêt peu dense. Il fixe du regard un arbre devant lequel il est debout, à un mètre. Il traverse le champ de la caméra de droite à gauche. Il a une trentaine d’années, une barbe courte, un bermuda beige, un polo bleu marine, un sac à dos. Il disparaît derrière une sorte de sapin de taille moyenne. À quelques mètres, en contre-plongée, on le voit assis sur une grosse souche, de dos. Il marche et s’éloigne de la caméra, toujours de dos, il contourne un arbre énorme. Il n’a plus de sac à dos. En haut d’une butte recouverte d’arbres cassés et en décomposition on le voit, en pantalon, avec un K-Way bleu clair, portant quelque chose sous le bras. Il disparaît. Il arrive par la gauche de l’écran, toujours à 5 ou 6 mètres, il descend une pente escarpée. Il tient des branches sous son bras droit, ramasse quelques branchages sur son chemin et se dirige vers la caméra qu’il semble ne pas voir. Il a une légère calvitie et les cheveux plutôt courts. Très court travelling circulaire autour d’un arbre énorme, en contre-plongée. Plan fixe sur le bout d’une grosse souche coupée, à moitié recouverte de mousse. Autre plan fixe sur la même souche. Plan fixe sur une sorte de limace tachetée, dans la mousse. Elle bouge lentement la tête et les antennes. Une sorte de petite habitation en bois au premier plan à gauche, entourée d’une corde accrochée à des piquets, le bruit de la mer, une courte plage, la mer, plus loin, à quelques kilomètres, on voit qu’il y a une autre rive, bordée d’arbres très hauts. Vu de dos, le jeune home sort de la hutte, se dirige vers le rivage, il enlève son unique vêtement, un bermuda, et se met à l’eau. À 20 mètres de distance, on le voit se baigner. Plan sur la hutte, faite n’importe comment à base de bois flotté, une sorte d’igloo de plage. Le jeune homme arrive par la droite, il est nu et porte ses habits à la main. Puis il entre accroupi dans la cahute : l’entrée est très petite. La caméra tremble un peu. Sur la plage il fait de la balançoire. Elle est accrochée à une très grosse branche qui traverse l’écran. La caméra est toujours loin. À nouveau nu, il se dirige vers une avancée de rochers sur la mer. À 100 mètres on devine qu’il crapahute un peu et a l’air de chercher quelque chose entre les rochers. Un tiers de l’écran sur la gauche est pris par d’immenses arbres. De très près il fixe un truc orange dans une flaque entre des rochers. De très loin, il crapahute encore sur les rochers. Le plan dure assez longtemps. Il est en bermuda, petit pull bleu marine, polo et sandales. Il est assis en tailleur entre les racines d’un arbre qui semble gigantesque. Il regarde sur sa droite. Là quelque chose a dû toucher le micro de la caméra car on entend quelques bruits de petits chocs sourds caractéristiques. Il est sur la plage et porte un polo vert. Assis sur un arbre mort, il dessine ou inscrit quelque chose sur un objet posé sur ses genoux. Cela doit lui demander beaucoup de méticulosité tant il est penché sur son ouvrage. Bruit de torrent assez important. Le jeune homme marche, plutôt maladroitement, sur les gros rochers qui longent le cours d’eau. Et il va le regarder. Il se jette d’un monticule sur la plage en se balançant au bout d’une liane, comme Tarzan. Il fait plus sombre, plan sur un arbre mort.

Portrait dans la nature. Une vidéo d’Anne Colom Il marche sur des arbres morts. Il tombe presque car joue à se mettre en équilibre sur des cailloux branlants, comme sur une poutre. Arrivée par la gauche, sortie au fond de l’écran, derrière les arbres. Il marche sur la plage, on voit son reflet dans une flaque. La vidéo dont je viens de décrire un tiers est d’une longueur totale de 32 minutes. Elle a été réalisée par Anne Colomes en 2006. Évoquons quelques moments qui ponctuent le reste du film, avant d’en donner quelques clés : le jeune homme dessine des bûches qu’il vient de fendre, il traverse dans une barque à moteur un bout de mer, on y aperçoit un chalutier ou un bateau de ce genre à travers la brume, il examine des arbres, il entre à l’intérieur d’un tronc d’arbre gigantesque… Au fil de la vidéo, la caméra se rapproche très légèrement du personnage. De toute façon, quand elle en est tout près, le jeune homme est de dos. Le protagoniste solitaire, en Robinson Crusoé, garde la démarche du citadin, et ses habits de gentleman-farmer le font passer pour un type qui a atterri là par hasard. On sent malgré tout chez lui une certaine aisance dans l’environnement sauvage :

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il aborde la forêt et la mer avec une familiarité assurée. C’est un amateur, entre la contemplation et l’étude. À temps perdu il tente aussi de s’occuper avec ce qu’il a à sa disposition. Les stades élémentaires du loisir et du jeu (faire de la balançoire, se baigner, se jeter sur le sable du bout d’une liane, escalader) sont mis en parallèle avec une oisiveté concentrée, mais aussi avec les obligations d’une vie à moitié sauvage. Car il faut construire, et avant de construire il faut analyser. Un troisième personnage (en plus du « héros » et de la vidéaste) est ici une nature qui se manifeste dans son gigantisme. Les éléments n’ont rien d’hostile, et ce portrait les montre remplis de sons inconnus, dans un équilibre serein et pacifique. On construit des cabanes, on garde une distance respectueuse, on trouve le temps inutile et on évoque un éternel retour. En outre, je sais qu’Anne Colomes a mis en scène et filmé celui qui est son compagnon depuis plusieurs années. Sous cet angle, cette vidéo apparaît comme un signe d’affection. Et parce qu’il s’agit d’un portrait, elle propose une nouvelle définition de la muse, dont les genres sont intervertis.

mes / Damien Airault

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« “Il faut que je me dépêche d’écrire ce petit texte, car il est déjà 10h”, écrivait Grittli, une beauté villageoise, dans son album relié plein cuir. » Robert Walser 2009. Rapidement, donc. Je ne vois pas bien comment entrer en matière mais je n’ai plus franchement le temps d’y réfléchir. Là tout de suite c’est une promenade qui me vient à l’esprit, une promenade avec des amis, deux ans plus tôt. 2007. C’était l’été, après le déjeuner, nous avions décidé de partir explorer les environs, sans but précis mais tout de même équipés de serviettes et de maillots pour certains. Nous avons longé des kilomètres de champs rasoirs, secs et sans ombre qui n’invitaient pas du tout à la promenade pour être finalement tentés de rejoindre un paquet d’arbres qui se trouvaient sur une propriété privée. Une fois cet interdit foulé du pied, nous pouvions, au frais, spéculer sur la proximité du seul cours d’eau alentour, l’Aube, qui traversait le village beaucoup plus bas et où nous avions l’habitude de nous baigner en passant par le fond du jardin. La rivière devait être dans les parages. Nous décidâmes d’avancer sous les arbres en l’absence totale de voie dégagée vers des berges hypothétiques. Notre envie de baignade eut raison des ronces et les ronces de nos mollets ; un peu plus loin, nous apercevions une vieille barque qui pouvait nous laisser croire à une rive. Mais pour seule rive nous ne trouvions qu’une pente étroite et boueuse. Le temps de se demander comment procéder, s’il était prudent de se baigner sachant que le courant de l’Aube est très puissant et qu’on ne pourrait certainement pas sortir de l’eau une fois dedans, notre ami et guide qui se posait à voix haute toutes ces questions, avait glissé, droit comme un « i », les mains encore sur les hanches, dans l’eau profonde, vaseuse et glacée. Les questions ne se posaient plus. Impossible de remonter. Il fallait tous se jeter à la flotte pour espérer rejoindre le village où se trouvait le seul point d’accès à la terre ferme. Notre ami hilare malgré la surprise cherchait ses tongs, emportées par le courant et qu’il ne reverrait jamais, tandis que nous nous organisions pour emballer shorts, clés, téléphones, lunettes de soleil et autres claquettes dans nos draps de bain. Ces bagages ainsi arrangés autour de la tête, nous avons descendu le cours de l’Aube en flottant, sans le moindre effort, hormis celui de maintenir à la surface le nouveau volume de nos cerveaux en serviette éponge. L’impossibilité d’interrompre cette descente liquide et silencieuse jusqu’à notre destination ajoutait au plaisir de notre aventure indéterminée. Nous avancions et le temps semblait s’être arrêté.

« Il faut que je me dépêche d’écrire ce petit te 2009. Je ne m’y prendrai donc pas autrement que ce jour-là. Je n’ai plus d’autre choix que de me jeter à l’eau, la tête chargée d’accessoires plus ou moins pertinents que j’ai mis un temps fou à assortir avant d’en arriver là où j’en suis, c’est-à-dire — maintenant. 1974. « La mètis est une forme d’intelligence et de pensée, un mode de connaître ; elle implique un ensemble complexe, mais très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attente vigilante, le sens de l’opportunité ; elle s’applique à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux » Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant définissent ainsi la mètis des Grecs dans leur incontournable ouvrage homonyme, Les Ruses de l’intelligence, la mètis des Grecs (1974). VIIIe s. av. J.-C. Avant d’être une entité abstraite et un champ d’action, Mètis est une déesse, une océanide plus exactement. Ignorée par Homère, elle apparaît pour la première fois dans la Théogonie d’Hésiode. Fille d’Okéanos et de Thétis, elle figure parmi les divinités primordiales sans être comptée parmi les vrais dieux sur un plan rituel. À certains égards, il s’agit d’un personnage mineur mais pour Hésiode précisément, Mètis occupe, dans l’économie du monde divin, une place éminente. C’est grâce à Mètis et à ses armes de ruse que Zeus chasse son père Kronos du trône et s’y installe à sa place. Une fois au pouvoir, il la prend pour épouse, épouse sans qui ce pouvoir ne saurait ni se conquérir, ni s’exercer, ni se conserver. Alors même que le fils vient de ruser le père, Zeus est informé d’un oracle lui prédisant un sort similaire. Mètis lui donnera un fils qui prendra sa place. Plus que le destin et que les dieux eux-mêmes, c’est la ruse qui installe et tisse les souverainetés successives. Tant que file en liberté ce temps rusé, les astuces divines demeurent inutiles. C’est ainsi que Zeus décide de ruser la ruse. Il n’avalera pas ses enfants comme l’avait fait son père, il avalera la ruse, c’est-à-dire Mètis. Usant de mots caressants et alors qu’elle est déjà enceinte d’Athéna, Zeus parvient à faire se transformer la déesse polymorphe, encore et encore jusqu’à ce qu’elle ne soit qu’une toute petite chose ; et il l’engloutit. Il devient ainsi le Polumètè, le « plein de ruse ». Il existe peu de représentations de la déesse. Sur une céramique attique datant de Ve siècle av. J.-C., elle est représentée, minuscule, sous le trône de Zeus, résidente de ses entrailles et conseiller permanent attaché à sa souveraineté. « Zeus souverain n’est plus comme Kronos ou d’autres dieux, une simple

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divinité à mètis. Il est le metieta, le Rusé, l’étalon, la mesure de la ruse, le Dieu tout entier fait mètis. » (Detienne-Vernant). Zeus intégrant Mètis à son propre corps devient « la » mètis dont il peut désormais diffuser la subtile sagesse par tous les pores de son être et asseoir son règne désormais assuré. 2009. L’histoire de la déesse Mètis est un détail. Un détail de l’histoire de la Mythologie. Un détail du fait de son sort, celui d’une perpétuelle petitesse. Détail, donc, mais « détailpilote ». L’élément conducteur d’un champ plus vaste, intermédiaire. La mise en œuvre d’une nouvelle temporalité mouvante, trouble et perpendiculaire : la mètis. La déesse-détail prend place au fond de Zeus (autant dire au fond de « tout ») instigateur de son effacement et désormais véhicule de son intelligence enfouie, toujours active. 2009, un peu plus bas. À propos de détail, en voilà un tout récent qui pourrait me faire changer le titre de ce texte, parti comme il l’était sous les auspices de la hâte. Le mois dernier, en acceptant un job à plein-temps, j’avais dû quitter la progression naturelle de mes recherches en mode croisière, pour l’inconfort et l’étroitesse des soirs-et-week-ends. Je n’avais plus le temps d’écrire, et mes fins de semaines/soirées étaient loin d’être productives. « Si j’avais ne serait-ce que quelques jours de libre », pensais-je. J’avais dû penser trop fort : hier matin, en arrivant sur mon lieu de travail, le plafond s’était écroulé. Je venais de gagner une bonne semaine de temps libre, comme qui dirait, par la « force des choses » : commission d’experts, travaux, chômage technique. Je me suis évidemment précipitée dans cette brèche inattendue de mon emploi du temps. Mais en parlant de « force des choses », j’espérais toutefois ne pas être à l’origine de ce sinistre opportun. Aurais-je eu l’inconscience de formuler un désir assez puissant pour faire s’écrouler un bâtiment centenaire ? Non, ça n’a pas de sens. En revanche, l’existence d’un être intermédiaire pouvant orienter le cours de ma vie sur une voie qui me soit profitable, ne me paraissait pas tout à fait improbable. Qui es-tu petite chose, toi qui, au détriment de toute norme de sécurité, veilles à me donner de l’avance dans mon travail ? 2009, un peu plus tard. Le familier, le bon génie, l’esprit gardien est, dans bon nombre de croyances et de cultures, une entité bénéfique ou facétieuse, souvent miniature si elle n’est pas invisible, à laquelle les hommes s’adressent pour demander des conseils ou obtenir des

exte » / Laetitia Paviani Naissance d'Athena. Exaleiptron tripode attique à figures noires dit "Pyxis du Peintre C." Attribué au peintre C. vers 570-560 av. J.C. Coupelle destinée à contenir huiles grasses, onguents et parfums réservés à la toilette féminine. Elle a été décorée par l'un des meilleurs peintres attiques de vases miniatures. Chefs d'œuvre de la céramique grecque. Ed. Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1994.

services. On peut en compter des centaines de références à usage personnel, guerrier, farceur ou magique. Les Jiminy Cricket, Saint-Esprit et autres Lares de l’antiquité romaine auxquels on ajoutera les poltergeist, tricksters ou fripons divins sont autant de détails rusés au volant de nos consciences. J’en évoquerais quelques-uns et différentes raisons possibles de s’intéresser à ce genre de créature : un désir subconscient, un dédoublement de la personnalité, une attitude implicite, un apprentissage procédural, une perception subliminale, etc. 1888. « Plus j’y pense plus je suis enclin à poser publiquement la question : qui sont les petites créatures ? […] Que puis-je dire sinon que ce sont mes brownies ! Qui font la moitié de mon travail pour moi, tandis que je dors, et qui, selon toute probabilité, font aussi le reste, quand je suis bien réveillé et que je crois sottement le faire moi-même ». Robert Louis Stevenson fait allusion à ses collaborateurs invisibles, insomniaques, inventeurs et acteurs des représentations données sur la scène de son théâtre intérieur. Dans son sommeil paresseux, l’auteur-rêveur jouit du spectacle du fond de sa loge, bien meilleur que ce qu’il aurait pu imaginer tout seul, et au matin il supprime, il retaille, il habille le tout des meilleurs mots, des meilleurs phrases qu’il puisse trouver pour enfin signer de son seul nom et récolter les louanges de cette entreprise commune. Ces révélations sont extraites d’Un chapitre sur les rêves tiré de ses Essays on the Art of Writing, chapitre que, quant à lui, Borgès place « au-dessus de tout ». Les créatures en question font référence aux brownies du folklore britannique, capricieux, habiles, parfois malicieux, parfois secourables, souvent très inquiétants, plus proches de ceux de Shakespeare dans La Tempête que ceux de l’écrivain populaire Palmer Cox, qui à la même période en fait des farfadets joyeux et inoffensifs en manteaux de fourrure. Stevenson s’intéressa très tôt à la psychologie. Il fut dans les années 1870 secrétaire de la société de psychologie d’Edimbourg et il resta jusqu’à la fin de sa vie membre associé de la London Society for Physical Research. C’est la lecture d’une revue scientifique française qui lui inspira Deacon Brodie, Markheim et le Dr. Jekyll. « J’essayais depuis longtemps d’écrire une histoire sur ce sujet, de trouver un corps, un véhicule, pour ce sentiment puissant de la dualité humaine qui par moments assaille et submerge l’esprit de toute créature pensante ». 1987. Dans le domaine des fantaisies grand public, on retrouve Mètis dans le rôle de Tuck Pendleton, pilote de l’air miniaturisé et injecté par accident dans le corps de Jack Putter, loser hypocondriaque et dépressif. Dans ce film de Joe Dante, Innerspace, plus connu en

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français sous le titre de L’Aventure intérieure, l’archétype du héros américain est habilement réduit à un rôle passif mais fait néanmoins preuve d’un indiscutable leadership en incarnant la conscience du peureux Putter. Ce dernier, galvanisé par les conseils de son Jiminy Cricket intérieur, explose littéralement à chaque poussée d’angoisse. Tuck et Jack sont amenés à faire équipe dans la peau d’un héros nouvelle formule. La fusion du héros et du anti-héros interprète l’idée d’une conscience impersonnelle et revisite celle du courage. À partir du XVIIe s. Dans un contexte culturel tout à fait différent, aux Caraïbes, cette dualité imaginaire prend la forme nouvelle et tangente de l’opposition ancienne entre science et magie que présuppose le couple barbare/civilisé. Écrasées par le postulat d’un « soleil de la raison » qui serait apparu en Occident, les sociétés non-occidentales subissent les assauts de la modernité et sont vouées à une existence en sursis. En Haïti, la mise en place du premier État indépendant censé garantir l’abolition du rapport maître/esclave, développe et gonfle paradoxalement les rumeurs sur le cannibalisme, la cruauté despotique et les bandes de sorciers nocturnes. Le mythe de barbarie à l’œuvre, repris par les discours d’une élite occidentalisée, rend difficile la lecture nue et le décryptage des signifiants qu’implique le dispositif symbolique du vodou. La croyance en la multiplication des sorciers (anthropophages) et des zombis (leurs victimes) reste liée au spectre d’un système esclavagiste qui hante encore la société haïtienne. « Le fantasme du zombi est donc là, dès l’esclavage, et son apparition au grand jour, au siècle passé comme de nos jours, ne fait qu’attester l’achèvement d’un système qui attend de la victime l’intériorisation de sa condition. » C’est ce que démontre Laënnec Hurbon dans son livre Le Barbare imaginaire. Le vodou diabolisé et marginalisé réussit pourtant à ne pas se faire classer au registre de la folie. Ses irruptions sporadiques et chroniques interviennent dans la zone de repli réelle ou imaginaire depuis laquelle il continue d’exister, hors de la chasse dont il fait l’objet, hors des sentiers battus. En Haïti, le commerce des zombis est prospère, il en existe deux sortes. Le zombi des films de genre, le plus connu : c’est une personne pas tout à fait morte qui est enterrée puis réveillée par un bòkò (prêtre-vodou). Ces zombis-là sont employés à divers travaux pénibles par leur propriétaire, les uns aux champs par exemple et les autres à surveiller la maison ou le jardin. On peut en posséder un grand nombre et ils sont invisibles pour la plupart des gens. Selon une interlocutrice de Hurbon : « Des travailleurs peuvent avoir leurs propres zombis et terminer en un quart d’heure une tâche qui demanderait une journée ». Le deuxième type de zombi, celui qui nous intéresse, c’est l’âme d’un individu qui a été captée par un bòkò et déposée dans une cruche ou une bouteille. « Quand on le met dans la cruche on ne le voit pas mais c’est l’âme de la personne qui est là ». Cette âme en fait correspond à ce que l’on appelle le petit bon ange, l’un des deux principes spirituels qui dirige la vie intellectuelle et affective de la personne. Tandis que le gros bon ange est l’accessoire qui maintient l’individu en vie — si on perd son gros bon ange, on meurt. Le principe du petit bon ange, lui, est très mobile et peut s’échapper de la personne à certains moments, au risque de se faire piquer par un ennemi. Si cela arrive, l’individu est alors un candidat direct à la zombification. La parole qui se détache de soi correspond aussi au petit bon ange. Elle est aussi turbulente et imprévisible. « La parole est comme une sorte de double de la personnalité consciente, affective et intellectuelle. […] On peut dire que la parole s’établit entre soi et les autres comme un être doué d’un pouvoir propre, et dont on ne connaît pas à l’avance toute l’efficacité ». Le petit bon ange au service du discours et de l’action est par ailleurs de bon conseil sur le fait d’entreprendre, ou non, un voyage, une démarche. Ces capacités de réflexion mobiles et autonomes, une fois dérobées, sont alors des zombis très utiles et très recherchés moyennant une certaine somme d’argent. Toujours selon l’interlocutrice : « Il y a un élève qui n’était pas très intelligent ; sa mère s’est arrangée pour mettre quelques zombis au bout de sa plume à écrire ». Av. J.-C. Dans le Démon de Socrate, Apulée décrit ce que les Grecs appellent leurs démons comme des messagers entre les dieux et les hommes, « des divinités intermédiaires qui habitent entre les hauteurs du ciel et l’élément terrestre, dans ce milieu qu’occupe l’air ». Mais avant de faire intervenir la plus célèbre de ces créatures, celle de Socrate, qu’il appelait son daïmon, j’aimerais m’attarder un moment dans ce « milieu qu’occupe l’air ». Le mot qui désigne, dans la Bible hébraïque, l’Esprit Saint, c’est-à-dire le « Verbe » de Dieu, est le substantif féminin, rûah, qui signifie très concrètement le souffle ou le vent. En grec ancien pneuma signifie « esprit ». De pneumos qui signifie le « souffle » dérivent, d’un côté, la pneumatique, branche de la physique qui étudie la « transmission de l’effort par gaz » et de l’autre, la pneumatologie qui, dans la théologie chrétienne, est l’étude et la célébration de l’Esprit Saint. Le pneuma de Dieu, la procession de son esprit par souffle, est à la fois le transport et le message, le véhicule et le détail annonciateur : surprenante voie gazeuse qui, de la bouche de l’Ange Gabriel à l’oreille de la Vierge Marie, opère la transmission de l’effort à venir ! 2009. Foi et subconscient ont souvent été mis en parallèle, chacun comme une partie de l’esprit qui agit à notre place. Le subconscient se dit d’un phénomène inconscient qui intervient comme élément de processus mentaux actifs. Et, en histoire des religions, voire en histoire des idées, on parle de pneumatologie, chaque fois qu’il s’agit de caractériser l’immanence du souffle divin, le divin comme spirituellement présent à l’intérieur de l’homme. Chacun des deux, foi et subconscient, guide nos actions ou nous apporte

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des réponses. Ces réponses peuvent se présenter dans un rêve ou par l’intermédiaire d’une situation imprévue mais salutaire, ou encore par une influence à l’intérieur de soi qui se répercute sur notre état d’esprit, sur notre fonctionnement corporel ou dans nos idées mêmes. Dans le cas du subconscient, cette influence serait le résultat de nos croyances combinées avec les images que nous amassons dans notre esprit. Tout ce qu’on entretient comme idée finit par s’enregistrer dans notre subconscient et le subconscient à son tour nous donne des réponses. On peut si on le souhaite amener le subconscient à travailler pour nous, mais peut-on raisonnablement mettre la foi au travail ?

Affiche du film Innerspace de Joe Dante, 1987

Av. J.-C. On peut s’avancer en estimant que Socrate, lui, ne s’en est pas privé et ce, avant les bons services de la Vierge Marie. Les interprétations concernant son célèbre daïmon diffèrent. Pour Apulée de Madaure comme pour Plutarque, le génie familier du philosophe ne serait autre que la manifestation du divin. Pour d’autres, le daïmon est l’émergence de la conscience critique individuelle sous une forme de « personnel impersonnel ». Pour la doxa enfin, Socrate, le questionneur des carrefours qui ne laissait personne en paix, était fou et on l’invita tout bonnement à mettre fin à ses jours. « Comme vous me l’avez maintes fois et en maints endroits entendu dire, se manifeste à moi quelque chose de divin, de démonique […]. Les débuts en remontent à mon enfance » (Apologie de Socrate, Platon). Socrate lui-même ne cache pas que son obéissance zélée à ses voix intérieures a pu être à l’origine des griefs qui ont nourri sa dénonciation. Cette présence divine à l’intérieur du philosophe ne paraissait pas vraiment en conformité avec les croyances de la cité. Il est accusé par Anytos, Mélétos et Lycon, trois citoyens d’Athènes, sous les chefs d’accusation : Socrate ne reconnaît pas les dieux de la Cité, Socrate introduit de nouveaux dieux, Socrate corrompt la jeunesse. Pourtant, c’est à la suite d’un oracle local, celui de l’Apollon pythien de Delphes consulté par son ami Chéréphon, que Socrate entama sa grande mission itinérante de dialectique dubitative. « Vous savez bien aussi quelle sorte d’individu était Chéréphon, quelle impétuosité il mettait dans tout ce qu’il entreprenait. En particulier, un jour qu’il s’était rendu à Delphes, il osa consulter l’oracle pour lui demander — et n’allez pas, je le répète, m’interrompre par vos cris, citoyens — si, en fait, il pouvait exister quelqu’un de plus savant que moi. Or la Pythie répondit qu’il n’y avait personne de plus savant. » Lui qui ne savait rien et ne connaissait que son ignorance se spécialisa dans un certain type d’entretiens de rue, questionnant et remettant en cause les pratiques et les valeurs, les logiques et les principes, les comportements et les réputations. Il se fit ainsi beaucoup d’ennemis et quelques disciples. 2009. Sur la supposée folie de Socrate, c’est à des anomalies pathologiques que certains attribuent encore de nos jours les inspirations et les préceptes d’un homme dont la morale surélevée et les nombreuses vertus en font pour d’autres un quasi-précurseur du Christ. Socrate était en effet sujet à des sortes de crises cataleptico-extatiques qui se trouvaient être les moments précieux où, se laissant aller à une forte abstraction en lui-même, il donnait audience à son conseiller intérieur. Les phénomènes hallucinatoires de notre premier sage ont été rapportés, appréciés, critiqués ou jugés, toujours est-il que, physiquement ou symboliquement, si l’intelligence de Socrate emprunte les caractéristiques d’une pathologie, elle n’en développe pas moins un champ singulier de la pensée, transversal et fondateur. 2009. L’extase (du latin ex, « en dehors » et sto, stas, stare, « se tenir ») c’est se tenir en dehors de soi-même. Être à côté de soi, tout entier absorbé par un ailleurs. Dans le cas d’une extase cataleptique, l’individu est figé dans une attitude par la contraction tonique de ses muscles, bien qu’il soit toujours en mesure de penser, de mémoriser ou… de s’unir à une réalité transcendante. Il est difficile d’imaginer une pareille association : deux mouvements contradictoires, un mouvement et un non-mouvement. La toupie en est une visualisation possible, particulièrement lorsqu’elle se fige dans cette figure qu’on appelle « la toupie qui dort ». Elle tourne d’une manière si régulière et homogène qu’elle se tient tout à fait droite dans un équilibre impossible et semble ne plus bouger, alors qu’en fait elle a atteint le point d’harmonie parfait de son mouvement, tout comme l’extase réalise l’unité idéale de l’intérieur et de l’extérieur, du familier et de l’étranger. « L’extase indique précisément ce mouvement du destin qui rend intérieur ce qui était extérieur et libre ce qui était nécessaire [...]. [Elle] réalise donc l’unité de la conscience de soi et de la conscience de l’objet. [...] elle indique l’humanité dans la nature, l’intériorité dans l’extériorité. » (Vuillemin) 1952. Cette année-là, un petit jouet en plastique fait fureur : la toupie Tippe-Top. Elle est composée d’une sphère tronquée partiellement évidée et terminée par un manche court. La particularité de cette toupie est de se retourner pendant sa rotation et de continuer à tourner en équilibre sur son manche. Le 31 mai de l’année précédente, elle faisait grande impression sur deux Prix Nobel de Physique, Wolfgang Pauli et Niels Bohr, lors de l’inauguration du New Institute of Physics à l’université de Lund en Suède. Niels Bohr, spécialiste danois de la mécanique quantique, était fasciné par les propriétés physiques de la minuscule sphère tronquée. On raconte que Churchill l’était tout autant. 2009. Impossible de mettre un pied à la bibliothèque. À l’entrée, la queue s’étale sur plus de cent mètres, particulièrement riche aujourd’hui de son jus principal : l’étudiant dissipé et dragueur. Je bois un café au coin de la rue, je jette un coup d’œil de temps en temps.

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Le 31 mai 1951, Wolfgang Pauli et Niels Bohr, deux célèbres prix Nobel de physique s’extasient devant les propriétés d’une toupie Tippe-Top lors de l’inauguration du nouvel Institute of Physics de Lund, en Suède. Photo : Erik Gustafson, courtesy AIP Emilio Segre Visual Archives, Margrethe Bohr Collection

Rien à faire, la queue ne désenfle pas. Je fais un tour aux Cahiers de Colette. Je traîne parmi les étagères chargées de livres, un œil sur l’heure, l’autre dans les W.... Robert Walser. Le Territoire du crayon. Microgrammes, Éditions Zoé. En quatrième de couverture, je lis : « Quelques succès suivis d’années d’errance... mourir dans la neige un jour de Noël... destin... choisi et subi... mystérieusement relié à son œuvre... transfigure le monde » et, ah !... : « Il aura fallu une vingtaine d’années pour déchiffrer ces manuscrits inédits notés au crayon d’une écriture minuscule sur 526 feuillets disparates : enveloppes, marges de journaux, formulaires officiels, etc. ». Parfait, le minuscule et les marges. Je sors aussitôt de la librairie avec l’ouvrage et, laissant la bibliothèque à son priapisme, je m’installe un peu plus loin, dans un espace, que je choisis pour un agencement et une luminosité dignes de la remplacer quelques heures : Le Mandarin de Rambuteau — Restaurant Chinois — Spécialités Orientales. Rien que de nombreuses tables sans atours, de grandes vitres et la lumière-néon de photos de plats exotiques. Si je me permets d’insister sur les qualités authentiques de ce lieu de substitution, c’est qu’elles ne sont pas le fait d’une simple projection, ni celui de ma seule subjectivité. Un peu plus tard, échappés de la queue géante, trois étudiants repèrent eux aussi, sans le moindre doute, le climat familier de cogitation sous la forme déguisée de ce traiteur chinois. Ils s’installent aux autres tables autour de moi. Jeunesse, ordinateurs portables, trousses de crayons et cahiers à spirales viennent finir à la perfection le cadre de ma zone de repli. L’espace ainsi configuré, le temps figé en parallèle des habitudes et l’esprit en mouvement, je peux me concentrer sur les Microgrammes. Vers 1920. « Je découvris un jour, en effet, que cela me rendait nerveux, de commencer par la plume d’acier, et pour me rassurer, je me mis à me servir du crayon, ce qui certes représentait un détour, une peine supplémentaire. [...] Chaque fois un sourire de satisfaction naissait dans mon âme, quelque chose aussi comme un sourire d’autodérision intime […]. Entre autres, il me semblait que je pouvais travailler au crayon de manière plus rêveuse, plus calme, plus lente, plus contemplative, je pensais que cette méthode de travail se transformerait en un singulier bonheur ». Walser exerce dans les marges, c’est un fait. À l’époque, il publie dans diverses revues et journaux, des feuilletons, des chroniques, des petites proses qui parlent de tout et de rien, de ce qui entre par la fenêtre et lui vient à l’esprit, des genres relégués en bas de page, rez-de-chaussée qu’il habitera comme personne. Le travail à la plume le fatigue et lui fait traverser une crise dont l’issue se manifestera par la création d’un territoire parallèle, celui du crayon, comme il l’appelle lui-même. L’extrême resserrement des limites qu’il s’impose par la miniaturisation de son écriture ont longtemps laissé croire qu’il s’agissait d’un langage codé et/ou pathologique. Mais c’est bien une tranche de vie intermédiaire qu’il déploie sur ces terrains microscopiques. Un lieu où se développe la forme unique d’un orgueil bienheureux et rusé qui n’aspire qu’à l’effacement. Balloté par la vie, prisonnier d’une identité floue mais interné volontaire, Robert Walser s’offre la contrainte d’une écriture myope, transport et distance bénéfiques aux fluctuations incessantes de sa créativité. 2009. Les microgrammes n’ont pas de titres. Ces petits paquets de mots illisibles ont plus l’air d’avoir été tamponnés d’un bloc, que rédigés au fur et à mesure par une main humaine. Ils ne se distinguent aucunement par un résumé supplémentaire en guise d’en-tête. Il faut dire qu’ils ne se distinguent tout simplement pas. La foule des sujets traités et les cabrioles linguistiques de l’auteur n’en viennent jamais aux faits et ne se laissent pas réduire à des faits. Ces micro-pensées fonctionnent comme autant de toupies Tippe-top projetant tout sujet sur leur passage, à la fois figées et en mouvement et finissant par se retourner sur elles-mêmes. Pour autant, l’éditeur a pris le parti de choisir un titre à chaque microgramme, en reprenant les premiers mots de chaque première phrase, quitte à couper ces phrases. N’ayant l’air de rien, ce procédé arbitraire honore admirablement la pensée de Walser par une sorte de bizarrerie lacunaire. Mes préférés : « Est-ce que ces lignes n’auront pas l’air » et bien sûr celui qui nous amène au non-titre de ce texte, dont je cite toutefois la première phrase dans son entier ne pouvant me résoudre à y abandonner la présentation de Grittli, narratrice ingénue de ce savoureux microgramme. Tout comme elle, et bien malgré moi, j’ai tendance à dire que j’écris des « petits textes » et ce pendant des périodes d’une longueur suspecte. Je dois alors avoir des airs de cette Grittli affairée à sa littérature, qui glougloute à qui veut entendre les affres de son coquet labeur. Comme elle aussi, il m’est arrivé d’avoir l’impression délicieuse de dicter mes « lignes de berges de fleuves » et ma « prose de ménestrel » à un sigisbée qui me serait entièrement dévoué, et qui porterait le doux nom de Futill ou Inutill. Mais, hum, c’est sur cette idée de myopie que je voudrais revenir. 2009, un peu plus tôt. Précédemment, alors que je cherchais l’orthographe du mot « loser », je suis tombée sur un article intitulé « Qu’est-ce qu’un loser ? ». Cet article de la rubrique CONSEILS CARRIÈRE du site jobboom.com posait une question simple mais néanmoins énigmatique. On n’y trouvait cependant pour toute réponse que la description d’un individu nombriliste poursuivit par la poisse, incapable de faire confiance à son intuition ou de trouver un itinéraire de rechange face à un obstacle. Selon Gilles M. Ouimet, psychologue pratiquant à Montréal, le détour, le biais, la malchance qui éloigne le malheureux guignard du « droit chemin » s’explique sur le plan de la pathologie, et non comme un itinéraire de rechange. « Ceux qui ont de la difficulté à s’affirmer vont nécessairement se ramasser dans le fond du baril. ». Mais en admettant qu’il y ait un « fond

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du baril » et que des gens s’y retrouvent, on peut se demander ce qu’il s’y passe et ce que l’on y voit ? Ces questions, Monsieur Ouimet ne se les pose pas et derrière lui toutes nos sociétés occidentales qui voient dans la réussite sociale, le succès, une voie unique et une fin en soi. Il poursuit : « Certains adultes, pour se protéger, ont tendance à nier la réalité. Quelqu’un qui se promène dans la vie comme un myope ne voit pas les possibilités qui s’offrent à lui et laisse passer les occasions. » Et alors là, je ne suis pas du tout de cet avis. Jusqu’à aujourd’hui. Dans son sens étymologique et péjoratif, la myopie signifie « courte vue ». Ce qui m’intéresse dans cette vue « courte » c’est non pas l’espace réduit de la vision nette, mais cet autre espace, celui du flou. Sans atteindre une distance qui réduit les objets jusqu’à n’en plus distinguer les détails, le flou intervient dans un champ de vison où l’objet s’offre encore en tant que visible potentiellement net, c’est-à-dire à une échelle et à des dimensions où il est encore possible de le voir ou plutôt de l’apercevoir et de le percevoir. On aperçoit avec les yeux. On aperçoit pendant un seul moment, rapidement. L’acte d’apercevoir entraîne ensuite la perception, l’analyse intérieure et consciente du stimulus. Quand donc on perçoit ce que l’on a aperçu, on saisit, on prend connaissance. L’esprit remarque par les sens, nos sens analysent et enfin l’esprit en récolte une information, qu’il analyse, ou non, à son tour. Quelle information arrive à l’esprit du myope ? Elle n’est ni nette, ni précise, très incomplète voire déformante. Quelque chose de flou qui sera reconnu si le myope en a déjà pris connaissance de près, mais quelque chose de nouveau si l’objet n’est pas familier. Pourtant si le myope ne voit pas bien, il ne voit pas « rien ». Et souvent il arrive qu’en voulant « bien voir » ou en pensant le faire, les yeux rapportent une information qui n’est pas la réalité. L’objet se fait passer pour un autre. Qui des yeux ou de l’esprit a rusé le myope, on ne peut pas vraiment le savoir. Le myope se trouve en possession d’une information qu’il pense réelle, puisqu’il l’a « vue », mais qui n’existe pas. En somme, il vient d’inventer quelque chose. L’objet flou s’est transformé en une chose, autre, et probable. Le flou est devenu patent. Ce champ d’invention du « croire-voir » est encore un de ces champs parallèle et intermédiaire où la ruse de l’esprit se joue de son utilisateur tout en lui offrant l’étonnement et la fécondité de ses coups en douce. Étant myope, j’ai moi-même expérimenté ces phénomènes. Combien de fois ai-je aperçu d’étonnants objets qui se révélaient ne pas être du tout ce que j’avais cru voir lorsque je m’approchais. Mais la déception laissait place à la joie, quand je m’éloignais à nouveau, riche de la vision toute neuve, l’autre, celle que je gardais en mémoire, celle du nouvel objet que je venais de créer. Paradoxalement, cet effet de myopie s’applique aussi à la lecture, à la prise de connaissance trop rapide qui fait croire au lecteur qu’il a compris quelque chose alors que ce n’est pas exactement ce qu’il a lu. Il s’emballe sur une idée, s’excite, revient sur ses pas, dans le livre, l’article, mais ce n’est pas ce qu’il vient en fait d’imaginer qu’il y retrouve. Il est alors bien seul et bien démuni face à cette idée, cette chose qui se dresse devant lui, qu’il a eu le courage d’inventer car pensant que c’était la pensée d’un autre et sur la base d’hypothèses informes. Il essaiera alors d’imiter le processus d’apparition de ces détails en provoquant à nouveau leur naissance. VIIIe s. av. J.-C. Athéna naît par accident, minuscule, adulte et toute armée, du crâne de Zeus. Enfouie avec sa mère dans les entrailles de son père, défaut de l’oracle, détail inattendu, Athéna déesse, poursuivra l’œuvre de ruse, l’intelligence et la sagesse de la mètis. De 1871 à 1922. Marcel Proust était myope. Point de vue essentiel à la reformulation, à la re-création du cortège de détails qui viendra composer sa recherche du temps perdu. Le temps perdu. « Sans doute peut-il sembler paradoxal qu’une forme d’intelligence aussi fondamentale (la mètis), aussi largement représentée dans une société comme la Grèce ancienne, soit restée pour ainsi dire méconnue » (Detienne-Vernant). D’hier à aujourd’hui il semble que la métis ait été enfouie une seconde fois par l’histoire mais cette fois-ci non pour l’utiliser à profit et gagner un temps précieux sur le long terme mais bien pour la faire disparaître en gagnant du temps et de l’argent, à court terme. La disparition de la mètis de la raison occidentale est révélatrice de l’effacement de la bifurcation au profit de la rationalité calculatrice. Cette voie de la rationalité, employée au service de notre économie et de notre écologie, celle qui mène aux catastrophes que nous connaissons aujourd’hui, a supplanté son aînée, la voie du raisonnable, celle qui consiste à délibérer à partir des arguments pour et contre. Daniel Labéy évoque, pour définir ces deux champs d’exercice de la raison, le « démontrable » et l’« opinable ». « Dans le premier domaine, la raison peut construire des démonstrations et exprimer des vérités au sens le plus strict. Dans le second, cette même raison ne peut conduire que des argumentations et exprimer du vraisemblable ou du probable. » Ce vraisemblable et ce probable sont une dimension supplémentaire, adjacente au temps réel, dans laquelle la pensée roule sur-elle même, tourbillonnante, floue et féconde. Une forme ancienne de l’exercice de la raison que l’on trouve encore en Chine ou au cœur de l’Afrique. J’aurais aimé aborder les deux formes d’intelligence et de sagesse de ces deux lointaines puissances, mais je n’évoquerai ici que la tendance africaine pour sa relation au temps. Et le temps perdu. La palabre africaine, forme de la phronèsis noire, c’est-à-dire forme de prudence et de sagesse, est une ruse au service du social. « La palabre rassemble les anciens, les sages, les nobles, les guerriers, voire la population toute entière, captifs compris, sans exclure les animaux qui peuvent le cas échéant avoir leur rôle à jouer et qui font les frais des

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litiges en servant d’exutoire sous la forme de bouc-émissaire [...] les ancêtres et les esprits sont aussi convoqués et dans certaines populations jouent un rôle important. » Ainsi est présentée la palabre africaine dans Les Raisons de la ruse. Une perspective anthropologique et psychanalitique (Latouche, Laurent, Servais, Singleton). Je m’appuie en particulier, ici, sur l’article de Serge Latouche, « La ruse et la prudence : l’enjeu démocratique ». Latouche y évoque le but de la palabre comme n’étant pas un souci de justice, mais un retour à l’harmonie du groupe, dans un équilibre conflictuel entre ruse et éthique. Le principe de la palabre est simple : l’affaire est exposée, chacun prend la parole, puis un consensus se dégage plus ou moins et enfin un notable résume les arguments et prononce un verdict. Toutefois, bien qu’en théorie chacun doive parler à son tour, les uns et les autres parlent en même temps et à voix forte. Les palabres sont souvent plus proches d’une joyeuse ou dramatique pagaille que d’une technique pure. Si, pour le bon occidental, c’est une perte de temps, pour le bon africain, dans des lieux où les distractions sont rares et où le temps n’est pas de l’argent, la palabre est un spectacle savoureux et efficace. La consécration de l’intemporel et la prolifération de l’informel permettent le miracle de la survie. Dans ces sociétés vernaculaires et alternatives, terres d’élection de l’échec du développement, mais aussi de la ruse, on découvre d’improbables réussites de comportements économiques irrationnels. Un exemple, cité par Latouche, est celui de l’enchâssement de l’économique dans le social (l’embeddedness de Karl Polanyi). Sur un marché économique étroit où l’accumulation des bénéfices ne pourrait qu’accroître la concurrence, la survie repose sur la solidarité et sur la fête. « Les tontiniers de Douala, lors de leurs réunions, sablent volontiers le champagne. Les ferrailleurs de Kigali cotisent sur leurs recettes pour faire des fêtes de bière (de banane !) ». L’un dans l’autre, une incongruité. Mais ces dépenses folles, en proportion des coûts et des budgets, se révèlent nécessaires au ciment affectif et social. Querelles interminables, sagesse polyphonique et prudence millésimée, le temps africain s’étire, amorphe, surprenant, bavard, avisé et contradictoire, il perfectionne les revers de sa survie, il est le temps rusé par excellence, celui de la mètis dans toute sa majesté. 1944. Face au colonisateur, le biais qu’implique la ruse est une stratégie qui a fait ses preuves. L’opération Fortitude menée par les forces alliées pendant la Seconde guerre mondiale n’était pas à proprement parler une opération militaire mais ce qu’on a appelé une opération d’« intoxication » à destination de l’armée allemande. Cette opération qui signifie « opération courage », rassemble les innombrables moyens utilisés par les alliés pour intoxiquer l’ennemi sur les lieux et dates de l’opération Overlord, nom de code de la mise en place des conditions préalables et nécessaires à la réalisation du débarquement. Le responsable de cette grande opération fut le Colonel Bevan, directeur du London Service Control (LCS), un nom qui par ailleurs ne voulait absolument rien dire. Ce groupe, inventé par Churchill lui-même, était tellement secret que trois cents personnes seulement en connaissaient l’existence. Fortitude fut la pièce maîtresse d’un ensemble plus large d’opérations de dissimulation appelé Bodyguard qui visait à cacher aux Allemands l’ensemble des projets de débarquement alliés en Europe dont ceux de la Méditerranée. Parmi les détails opérants de cette grande mascarade, on trouve un sosie de Montgoméry envoyé en visite officielle à Gibraltar où il devait faire semblant de révéler inconsciemment le faux lieu du débarquement allié : « Ce sera en juillet dans le Pas-de-Calais ». On assiste au déploiement de divisions blindées composées de chars Sherman gonflables et d’aéroports factices recouverts de dizaines d’escadrilles d’avions en bois. On découvre des montagnes de jerricans, de caisses de munitions, de tentes... sans contenu. On se félicite du défilé de camions vides sillonnant les routes du secteur de Douvres jour et nuit. Et on s’endort confiant, bercé par les bavardages incessants de techniciens alliés qui inondent les ondes pour simuler un intense trafic radio. 1998. Inondent les ondes... inondent les ondes... Ah c’était pas voulu ça. D’un coup on se déroulerait presque un petit flot hip-hop. C’est assez tentant mais je pense que je vais reporter mon baptême du slam à plus tard. En revanche, je suis à peu près sûre de pouvoir trouver une ou deux bouées de sauvetage. J’ai du mal à imaginer qu’on puisse passer à côté. Voyons un peu... Ah, voilà : « On inonde les ondes, on inonde les ondes. Pour nos rimes légendaires accours du monde. On inonde les ondes, on inonde les ondes. Sages Poètes, Silisages Poètes. » Voilà, c’était les Sages Po’ et je rends l’antenne. Je crois aussi qu’il est grand temps que je sorte de la flotte. Maintenant. En fait, c’est ça finalement, je me suis fait croire à moi-même que j’allais écrire sur la déesse Mètis, pour en fin de compte pulvériser le théâtre des opérations et faire débarquer mes théories lacunaires sur d’autres plages que celles de la féminité et de la Grèce antique. Mes piles de jerricans et mes tentes vides en guise de chapitres n’ont sans doute trompé personne, pourtant à y regarder de plus près, on n’est pas si loin de mon prétendu point de départ. La déesse miniature, sa ruse et son champ d’action n’opèrent pas autrement que dans un retranchement marginal, par des processus de détours, de réversibilité, de flou, de bavardages, et c’est bien en tant que détail-pilote, à l’instar d’une minuscule Mètis rusée que je me suis incorporée à cette glissade dubitative. Rien d’autre à la surface qu’une simple disposition de l’esprit, le flottement circonstanciel de mon cerveau en serviette éponge.

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Lorraine O'Grady, The First and the Last of the Modernists: Diptych 1 Red (Charles and Michael), 2010. Fujiflex prints, 37-3/8" x 46-3/4" each. Courtesy Alexander Gray Associates, New York, NY.

FOUR DIPTYCHS / Lorraine o’grady

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FOUR DIPTYCHS Lorraine O’Grady June 1, 2009 For months I’ve planned to resume work on Flowers of Evil and Good, the photo-installation on Baudelaire and his black common-law wife Jeanne Duval and ultimately my mother Lena, which I began in 1995. I adore Baudelaire and taught his poetry for years at the School of Visual Arts here in New York. But as much as I love his poetry, I love him as a man because of Jeanne. Two decades! Longer than most couples I know, and without benefit of either wedding or kids. As a black woman who’s had white partners, I don’t have to speculate to say Charles learned a few things about his own culture he wouldn’t otherwise have known… that kind of insider-outsider position makes a leap from romanticism to modernism look easy. Although Jeanne is present in every line of his poetry, even when he writes about Mme Sabatier, she is absent everywhere. Where is her own voice? It isn’t until I hear her in the voice of my mother Lena, born 80 years later into a world which has not yet changed, that I can begin to know who Jeanne is. It is summer now, and I am eager to get back to work. But my computer crashes, and those early files are now buried in half a terabyte of data I must transfer from DVDs to a new external drive. June 25, 2009 Oh, it is boring! Transferring and organizing is taking weeks. To prevent my mind from numbing, I live on the internet simultaneously. When the news first come through, for hours I don’t believe it. But it’s true, Michael is dead. And now I am bawling uncontrollably. How could that be? I have always been a Prince fan! Where do my tears come from? Soon I am plunged into Google, into fansites, into YouTube. I maniacally download videos while continuing my data transfer (because I suspect the videos will quickly disappear), pull thousands of images, and read seemingly every article written in the aftermath plus others going back dozens of years. I am dumbfounded. Those who thought he hadn’t produced anything since Thriller had simply stopped listening and looking. MJ and Prince were so unalike, why did we feel we had to choose? August 11, 2009 Now the data transfer is finished, I’ve begun to put Flowers of Evil and Good in order… images of Mama, Aunt Gladys, Aunt Vy, and Jeanne on one side, images of Charles on the other. My friend Mary Beth has taken a place in Greenport, on the North Fork of Long Island, and invited me to stay. She rises early morning, I wake midday, we meet for walks along the harbor and dinner out. In between, there is time spent on organizing the old Flowers of Evil and Good files and on a new obsession I can only name “Michael.” But the more I learn, the more he becomes conflated with Charles, the more similar the two seem — the pivotal turn each gave to his art form, the perfectionism, the absurd need to be different, the ambiguous sexuality. No one will aspire to greatness that un-ironically again. And if Picasso and Mozart had fathers who surrendered, Charles and Michael seem to share a father (and step-father) who cannot be overcome. In Greenport, an invitation comes to contribute to the French feminist journal Petunia. I say yes and hint that the piece “will relate to French culture.” Michael has temporarily replaced Jeanne and my mother. There is a piece here. I don’t know what it is, but there is time for it to emerge. Two male lesbians. Brothers. September 28, 2009 Working on the mountain of files for Flowers of Evil and Good, I try not to think about the unnamed piece. But today, with only 10 hours notice, I am visited by the curators of the Whitney Biennial. “What will you do for the exhibit?” they ask. I answer spontaneously, as if I already knew: “Four diptychs on Charles Baudelaire and Michael.” Later, the piece has to be named. I will call it The First and the Last of the Modernists. The name is a risk, of course. But peeling back the cultural assumptions of Europe will always be like scraping off a tattoo. © Lorraine O’Grady, 2010

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Running, running, jumping, jumping over roots of trees, trees and roots and leaves, and there is mist coming from the clash of cooled down ground of the forest at night and the rising sun of the day that has just begun. It is quiet. It is quiet, but I hear my own breath out loud and heavy, and my heartbeat, my heartbeat rages and I hear the pounding of blood pumping through my veins. My ears are blown back from the wind, pressed flat against the back of my neck, and I see, in tunnel vision, this small, fast and fluffy white creature running in front of me, and it is fast as lightning. It is speeding up to almost the velocity of an eagle’s flight now. I try to come closer and to speed up myself as if I were a fast train. Then it suddenly turns to the right causing me to almost loose my track there, I almost loose my chase in total, but I am catching up again, the hare is back in sight. I am chasing after it for hours and hours. The hours in my dream don’t make me tired. In fact, I am flying at moments when I jump over giant roots sticking out of the forest’s ground, and just when I feel its furry coat close to my nose and mouth and I press it, I want to bite it, at that very moment the tallest root in front of me raises out from the ground, and the hare jumps over and gets away. And I fall, and I fall and roll over in circles and I see the earth tumbling…

I wake up seized by an electric shock raging through my limbs.

The Hare Young / Renske Janssen Iiiieeeaaaaaarrrrr… It is morning time, about 6 o’clock. Not that time matters that much to me. I take things from moment to moment. Somehow I feel I have been running a hundred miles. God, I am tired. Iiiiieeeaaaaarrrr… I stretch my paws and legs and yawn out a few more of those high squeaky tones. From hearsay, the sound of it seems to remind humans of a rusty old door that opens for the first time in years. The carpet underneath me moves slowly over the freshly waxed wooden floor as I push myself away from the couch’s legs. The carpet I sleep on is a richly decorated rug from North Eastern Iran with bright colors and all kinds of natural figures weaved through it. No birds of prey depicted, only birds of paradise with their long colorful tales. For a second there, and always on the brink of dreaming and waking up, I was sliding over the wooden floor with birds underneath me. It always feels as if I find myself on a flying carpet or some sort of description. If only for a second. It could have taken me away to a far-away-land, Dogland. Where the forests are green, moors are never ending and busy city streets don’t exist. There is lots of food, an abundance of bones to chew on endlessly of course, but more so, the idea of baked lamb heart or cooked pheasant is what makes my heart beats faster and what makes my mouth heavily salivate. God, how fantastic that would be every day, available twenty-four seven. Yes, just like the Arabian fellow from some Disney cartoon, I would fly away and land there. My family would welcome me with wagging tales. Even my great, great, great grandparents would await me. They, who lived in the Roman times, would tell me all about what it was like to be part of an army and to be part of a real avant-garde. It would be a great adventure to live through their storytelling. I decide to stay where I am. I am still drowsy and the day that is about to start will certainly be busy enough. Humans will come over who will bring their own dogs, most of them I already know. It will be a day in the forest all together. It is one of the largest in the country, and apparently the only piece of nature that is left between our house in the village and the ever-expanding city miles away. I love this forest more than anything. I am in it daily, sometimes even several times a day. It smells fantastic. It smells like damp leaves mixed with a slight odor of fresh rabbit droppings and at times even the vague promise of a catch enters my nose. I suppose that is why it is always the décor for most of my dreams. Slowly I rise myself up to have a sip of water in the kitchen and I pass the antique mirror in the hallway while I am thinking over my Self as a dog. I am a sophisticated dog. My legs are long and so is my tail. I am one of the largest breeds on earth. I am a proud Irish Wolfhound and although I live in the Netherlands: I love Ireland. I hope to go there one day as I heard Dogland would be around there somewhere. I was told once that our breed over there is much more connected to nature than we are here. I am fairly adjusted you see, trained to be a companion, a guard, a friend. I live in a small village in the countryside, all Catholics, but the city is nearby and I am surrounded by those humans who mainly come from the city. They are well educated and culturally informed. They talk a lot. They are mainly music makers. Most of them have long hairs, also on their face.

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My own hairs are white, but not of old age. I was born with them, with hairs. The only thing that is black is my nose, but one can certainly find some pink spots on it. My mother was full of grey hairs and so was my father. They both came from a pedigree that is said to be traceable straight back to the Roman Empire. In some museums you can even see the dogs painted on the ceramic vases. Yes, I also visit museums sometimes with the humans. Anyway, dogs depicted while running, how elegant a picture! Whoehowhoew! In those Roman days my forefathers were the vanguard of the military, the soldiers. They had an important role to play. Their masters would go out on their horses and they would run along next to them. They drove the horses up to an incredible speed. When they came closer to approach the enemy, the group of army dogs would drag the soldiers of the other party from their horses and oh yes, they could murder. With teeth pressed vigorously against their muscled necks, they would rarely ever kill them though. They would wait humbly for their masters to arrive and come to finish the job for them. Personally, I do not like to hunt other animals, or humans for that matter. I protect and act as if I understand their motives, their emotions and inner feelings, yes. Not for the sake of my instinct will I submit myself. I choose not to become an ordinary animal because, let’s face it: the beasts were even crueller in those days, in those times of hardships and continuous warfare. No, I consider my species intelligent and highly aware of other solutions to gain respect and to find honest ways to feed our empty stomachs. Okay, I admit, I can’t help dreaming about little hares or rabbits. So we ‘grew’ into our social status, in our awareness as beasts. Mainly because of our vanguard reputation, we climbed the social ladder to become part of the Royal household after the Roman and Viking eras when a time of homesteading, peace and quietness had set in. Only recently I heard we started to belong to the working-class as well, down in the south of Europe where they mistreat and abuse our related breeds. They use us for racing games, but my master, his name is Frank, is not a real working-class guy thankfully. He just likes to sympathize with them, but not for racing matters. Frank himself I respect: he climbed the ladder in a creative and respectful way. Okay, he is not a man of pure royalty, but he earns honest money from his arts. He is a musician. He took me in as a guard for his house and land and even his rare instruments, but I suppose also because I am elegant company. I am aware of my cultural heritage and you can see it in the way I look, act and walk. Every step I take is showing I am not JUST a dog. I lift up my paws with grace and I look people straight in the eye to let them know I understand. Sometimes I put my paw on their legs. They love me when I do that. Frank often gives me extra meat because of it, I suspect. Anyway, back to the flying carpet. I am not ready to start the day just yet. Last night turned out to be exceptionally late and I know that master Frank will receive his company around noon, so I have enough time to contemplate. The design of the carpet, obviously not Persian, but Nordic, drives me crazy with enthusiasm and I roll a couple of times over the rough structure from left to right. More so, the lines of nature depicted on the tapestry trigger my longing for the forest today. Usually the day just passes by and I have these dreams in the meantime. Or I just spend some time in the backyard and join the other dogs for a walk or a run in the neighbouring forest west of the house. We hardly ever see fluffy rabbits or other animals. They seem to hide as soon as we appear. Not that we take specific interest though, we really prefer to run after a tree branch or a tennis ball or we just run for running’s sake. After sniffing the trees I often just settle myself back in the house in front of the fire. Today is one of a kind though, a rare day, and it is wintertime, but no snow. The carpet is showing a spring scene. Its image of organic looking figures like birds, plants and flowers make my dreams even more intense. The dreams that follow as soon as I lay down my head are always about running in an old misty dark and green forest where the flora and fauna is plentiful and diverse, where it smells like dense moss everywhere. Sometimes I dream I am running after a much bigger white hare than the night before or something else very fast and agile and huge that I am never able to catch. In reality, or in my waking life to be more specific, I’d rather stay close to my boss Frank, at his feet, in and around the house, in front of the fire, or just gathering information, smelling scents in the air or from the pack of my fellow dog friends in the neighbourhood. The carpet itself shows a corner that is damaged. I used to chew on it when I was younger, but never did it again after some loud words. When Frank told me explicitly to stop biting the rug, he mumbled something like ‘… it is fifty thousand bugs worth of carpet from an artist from the early 20th century, goddamn it.’ My master has many more of these ‘special objects’ in the house, but this is the only one that is on the floor. Now I just sleep on it and leave it alone of course to avoid him getting grumpy. Frank took me in the house when I was only a few months old. I was certainly quite proud to be his companion because he plays all these different kinds of instruments and most of all

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because he looks a bit like a wolf with all these hairs on his face. They are thick and black and on his chin there are reddish parts and one stripe, totally grey. Frank actually looks like an old dandy or hippie, if I should point at some of the styles humans, especially artists, like to adapt. And although we are living in the 21st century, he looks as if he is dressed like someone in the seventies or even late 19th century for that matter. He wears these dark purple velvet suits and there is a clock hanging from his pocket that is made of silver. His glasses are small and round and never seem to come off his nose. In the old days, he used to be a heavy weight boxer when he was younger and he was in jail for causing a fight in a local bar (in that period). Back then he looked more of these times, bold face and short hair and more simply dressed. When he started to better his life after another broken nose and began to earn some money in music, he moved on to a different appearance. He started to see himself differently, I guess. Maybe he thinks that a certain profession should come with a certain look. I’ve seen this more often that humans change appearances, although it is something that I don’t necessarily understand.

Mood Persian Rug (détail)

Frank has a room full of rare instruments, such as the mysterious flute made of bone, two folk instruments from Celtic lands, a diminutive Irish Royal portable harp from 1804, and a Welsh harp bearing three planes of strings. Over the years I’ve come to know a lot about music and instruments with Frank and I’m quite proud to have collected all this wisdom, honestly. Sometimes I think about it and it makes me appreciate the way in which humans have come up with so many distinct sounds. The instruments are either hanging high on the walls, especially the flute, or placed on a little pedestal waiting to be played. So Frank never goes boxing anymore, instead he studies these instruments endlessly for their sound possibilities and their folk history. Besides this, he likes to organise those social evenings for humans here in the house where there is always music. He cooks a lot of food, eats only organic meat and drinks this bright red wine that farmer Jack produces organically down the road. While I am waking up early today for good reasons, Frank still sleeps. Last night was a very late night. The group that Frank is working with came over to the house. They call themselves Poemfield, as I think they believe in a field of grass that contains poetry. As usual they gathered in the living room where many of their instruments are stored. Another large carpet, on which they play, absorbs the sounds. Frank is the boss and the one who always starts with the choice of instruments, while the others set in at his signal. I know the signal: it is a hand in a fist, but with the index finger pointed out. As I was lying in front of the fire when they started rehearsing, Frank asked Pat, who is a woman friend and his fellow musician for years now, what she had come up with. Having observed them on many such evenings, I know they want to produce music that forms a counterpart against their capitalist society, a counter-voice or something like that, and new lyrics had to be found and imagined. Pat seemed enthusiastic: ‘I found this great song, guys, a beautiful song we could interpret. We can work on our own songs from there. Shall I sing it? It is by this woman singer from the seventies and we can just cover it, as it fits so well with our forestproject.’ While I am scratching my left ear with my left paw, I wondered what it is with songs in general and how voices work. Pat’s voice seems higher when she is excited about something. I don’t know why that is, but I do know that we, our breed, like to raise our vocals when something alarming happens. Or something important, at the least, as we also like to howl at things that are less significant than they are alarming. Frank, my own Frank, who has a library full of books about music, responded to Pat while scratching his head for a second: ‘Where did you find the song?’ Pat: ‘Well actually, I just found it on the Internet like that, Boom! I was looking for old environmental songs. It is so interesting to find right when we talked about politicizing our set a bit more last week. And it is really great. Beautiful! We should play it in our line-up next week for the mayor’s party.’ She was referring to the invitation they received from the town’s collective lead by the mayor. They are a group of very wealthy people who own most of the land around the house. The mayor invited several local musicians to perform for his guests during a charity evening. From hearsay, he seems to be a somewhat dubious fellow, who appears to have close contacts to rub shoulders with one of the biggest oil and gas companies in the west of Europe. He apparently sold a piece of historic land, a part of my beloved forest actually, at least 1/3 of it. One day they will start building an oil station or something of that nature. The group of people that Frank works with are against it. Pat started to sing while Frank and Tom the quiet guitarist, who came in right after Pat, sat down with a glass of whiskey. As the fire was burning and lit the face of Pat, I tried to listen to what she was singing about. Her accent changed from Dutch into a perfect English.

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They paved paradise And put up a parking lot, With a pink hotel, a boutique And a swinging hot spot. Don’t it always seem to go, That you don’t know what you’ve got Till it’s gone— They paved paradise And put up a parking lot! They took all the trees, Put ‘em in a tree museum; And they charged the people A dollar and a half just to see ‘em. Don’t it always seem to go, That you don’t know what you’ve got Till it’s gone— They paved paradise And put up a parking lot! Hey farmer, farmer, Put away the DDT now; Give me spots on my apples, But leave me the birds and the bees— Please! Don’t it always seem to go, That you don’t know what you’ve got Till it’s gone— They paved paradise And put up a parking lot! Late last night, I heard my screen door slam, and a big yellow taxi Took away my old man. Don’t it always seem to go, That you don’t know what you’ve got Till it’s gone— They paved paradise And put up a parking lot! I said don’t it always seem to go, That you don’t know what you’ve got Till it’s gone— They paved paradise And put up a parking lot! They paved paradise And put up a parking lot… They paved paradise And put up a parking lot. (Lyrics from: Big Yellow Taxi, Joni Mitchell, 1970, from the album Ladies of the Canyon, 1970)

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So now I know what this song was all about. I wonder what it says about humans in general today. Pat sang the song as if she was telling me a story, slow and rhythmic. Her voice was as bright as the clear starry sky at night in the middle of a very cold winter. It gave me the chills. It reminded me of how folk tales are told. They seem like collective dreams, in a voice we hear at the edge of sleep, mingling the facts of our lives with the images in our psyche. I see in front of me a scene of an age old tale that roams around in subconscious levels. Somewhere in Wales, in the thirteenth century, a master returns to his castle after his hunt. He sees his white Wolfhound named Gelert next to the cradle of his son, but the cradle is empty. He looks at Gelert and sees blood dripping from its mouth. The master thinks his faith full dog must have killed his only son and in his rage he pierced a sword straight through his dog’s heart. Gelert cries out, upon which the baby responds with a cry, and is alive next to his crib. The master lifts up his son and then sees a dead wolf, bitten by Gelert to protect the baby. The master is devastated that he killed his innocent companion and he never smiled again, he was buried next to his dog. I see two gravestones, both with an inscription, somewhere in the countryside of Wales. I wake up with an itch and scratch nervously behind my ear with my left back paw. What an awful dream that was. This old Irish folk story was told many times by my grandparents and it would creep us out as little dogs, fearing we would one day end up with a psychotic master like that. In fact, it still creeps me out. I raise my head up and see the same old scene with the same old people while I scan Frank’s walls that luckily have no swords hanging there. I must have fallen asleep very briefly, as Pat’s voice and story seemed to echo through the warm dimly lit living room. Frank and Tom were silent for a second, although Tom is usually silent. Frank said softly: ‘Thank you, Pat. That is indeed a great song. Shall we see what we can make of it? Let’s do it again and now we play along with you.’ He took a violin from the shelf and Tom, who has a missing front tooth and smiled in excitement, took out his good old banjo. And as they started their melodic ensemble, I fell asleep to the sound of it all and dreamt about digging a deep hole in the ground… … I am digging and digging to get away from the bulldozers. And I can’t get out of this hole and I want to go back. I am digging deeper and deeper thinking I could find an exit, but there isn’t any. I keep digging and digging and finally find a little wooden basket and I decide it is my way out and quickly climb inside of it. I am suddenly very small, like a puppy again, but my tail hangs over the edge of the basket and I am afraid of losing it. I Hooooooooowllllll!! at the hole in the ceiling that sheds some dim light inside the shaft. A dog’s face appears and smiles and lifts me up, slowly but steadily and the light turns brighter and brighter until I can’t see anymore as the sun takes over my sight and shines over my hairy head that’s covered with dirt. I woke up when master Frank was putting a fresh piece of wood on top of the diminishing fire. I fell asleep several times while they were rehearsing over and over. The song about the taxi turned into some kind of chant that soothed me and made me breathe deeper and deeper until I was losing it. I woke up to a discussion between the three Poemfield members. It must have started from this song. They spoke and argued about the context in which it would be performed for the first time. I felt I had to walk over to Frank and get a pat on the head before returning to my perfect spot in front of the fire. It was not unusual for Frank and his friends to have heated debates on where one can stand as a human in this world. I don’t know if it has got anything to do with territory. For example, there are lots of discussions about songs, old songs originally sang by people in the countryside, on the moors and hills ages ago. Poor hardworking working-class people — not of the dog race betting kind, I guess — who sang about their trials and tribulations. Their songs are often about their work for bosses and about the factories and organisations they feel trapped in or of travelling on their own far away. I guess their songs have to do with the hardships of their lives. But sometimes the interpretations of Tom, Pat or other guest musicians lead to arguments. Then often I hear them say when they rehearse, while I am observing them from my position in front of the fireplace: ‘My god, Tom, what have you done to that song?’ As if Tom’s interpretation is not pure enough. At other times it is Pat or one of the other musicians, but Frank is the man who decides in the end what goes through or not. Usually these songs are existing songs, played by every other generation because they are still relevant to them. After Pat had sung her song, after I had woken up again from a deep sleep, their voices had sped up. Frank, who cooked some great smelling food in the large kitchen in the meantime, sat down while putting the last plate on the table. They poured more wine while there were already some empty bottles I could see standing next to the table. Frank: ‘… now, what the audience wants to hear shouldn’t be all too sincere, I tell you. This song might be already a bit too sharp and obvious. We should take on some easier-going pieces.’

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Pat: ‘But Frank, right now, today, in the here and now, you cannot deny there is a hunger for reflection on the human condition in storytelling, can you?’ Frank: ‘Yes, but tell it in symbols, more hidden. Wrap it in something more positive, more romantic even, a more beautiful way. Yes, make reality more beautiful!’ Pat’s eyes were full of fire when she looked at Frank: ‘But reality is reality, we should be realistic, that is the new chic. I want real things, real stories. In making it more beautiful you say, ‘Let’s hide the truth! Let’s cover things up with lovely and soft-spoken words!’ Frank come on, you can do better than that, man!’ Tom interfered: ‘Well, I have to say I agree with Pat, Frank. Let’s view the audience as a child because it behaves as a child. Like the mayor and his rich friends, he wants to be entertained! He didn’t invite us for nothing, come on, he is looking for something too, only he doesn’t know it yet. They want candy these people. And deep down inside these ‘kids’ are of course adults and they want to have the realness of it all mirrored. Teach them to look at reality just like at any other good quality product.’ Pat lit another candle: ‘There is so much to be frightened about in life. Give them hope, but through realness.’ Frank doubted it and was worried about their reputation as a collective that was about to get too activistic in order to protect the forest from demolition. He didn’t want to leave the house that he built himself to make space for an oil company in his backyard, but he also didn’t want to stir up the idea that they were a group of hardcore musical activists. It seemed better to him to avoid defensive reactions from the side of the powerful mister mayor and his entourage, to focus the discussion on the sounds of his bone flute instead. Frank said with a sigh: ‘So it is about capitalism and… capitalism in action. That is what our songs should be more about then?’ Pat: ‘No, it is about dictatorship and democracy! Short-term products are short-term thinking. Remember that story about the car industry in Detroit in the seventies? Where they started to build and sell bad cars so people would buy new cars after a couple of years? That will happen if we do not shock the audience a little bit more than just playing beautiful songs. This forest that we love will be completely gone.’ She continued: ‘If capitalism weren’t the only paradigm that mattered, if people and institutions weren’t so short sighted! This is the world we built, where consumption of natural sources is the norm… this is the human condition, recognise it, man! Work with it!’ Frank nodded his head and poured new glasses of whiskey, which meant the evening would slowly come to an end, ‘Listen, we got a gig for some politician’s party; it is not the audience who will feel what we want to change. Let’s play five recent songs, but focus on our instrumental qualities. We take yours about the Big Yellow Taxi without lyrics. You play the harp instead, and we do four of our last songs like the tour in Sweden. We take the money and run. We can invest the profit back into good things for the house and land.’ Pat was overwhelmed from her drinks: ‘Play for beautiful songs for politicians and neoliberals? Well, to me they are just ignorant short sighted people. What place do we have there when our voices have to be quiet? Isn’t it our job to educate them? I mean, raising temperatures on earth while they golf their way through their pathetic little lives? Sorry, Frank, I just think reality is the only solution.’ Tom came back from smoking a cigarette outside and wasn’t surprised the conversation was still running and he could easily catch up: ‘Come on guys. Who are the players? Do you know, Frank? It might be you or me even, what is our role in this fucking system anyway? Let’s just sing about our disappearing backyard.’ Pat looked at Frank who was struggling obviously between his musical ambitions and the reality of it all: ‘Well Frank, to accept this economic model is to use it, but for the good. Create good laws, communal structures and let us create social responsibilities from there! If we play that gig and diminish our potentially critical voices, I know what happens. When the newspapers went to Wall Street, it meant the end of journalism, everybody knows that! It will be the end of Poemfield if we only play the instruments!’ I noticed that Frank was — quite obviously — stressed about the discussion. I don’t like arguments either, I like simple yes’s and no’s. Sometimes I observe Frank and can tell he doesn’t like them either. But lets face it, where do I go when the mayor and his neoliberal friends will take away my paradise garden? Then, quite to my surprise on the one hand, and as humans are unpredictable in general anyway on the other, he came up with this crazy idea to bring an end to this quarrelling: ‘Dear members of Poemfield, then we should not do this one particular gig at all. Let’s protest in another

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way. Let’s save on our food money, we’re already eating our home-grown vegetables. Let’s try and catch our own meat this month. It will save some money to pay our next record and its distribution.’ There was a silence in the room. I raised my head and sharpened my eyes and ears. I could hear my fellow dog friends in the neighbourhood howling: Oe-oewoehoeoewoehoe! It was a full moon. Recently, Frank’s aims and that of his collective seemed to be going in the direction of being more self-sufficient. They started to grow their own food in the backyard. They are not relying on what is there in the supermarket. Frank said this more often to Pat while they were cooking and discussing after they rehearsed: ‘… if you eat meat, you have to be able to catch it yourself.’ I am not sure if that is what I agree with, but it is not my business really when I think about it. As long as he serves me my food and I don’t have to beg for it, I don’t worry about a thing. The heated debates of last night didn’t really affect me, although I was a bit worried about ‘saving money’ and ‘catching meat ourselves’. When Pat and Tom were about to leave the house, Frank said something about taking the dogs out together and to catch some ‘real food’ the day after, and then they laughed, waved goodbye to each other, and seemed reunited in their goals as a collective, peaceful, self-sufficient, creative and aware of a changing world. My boss gets up from bed finally. Although he and I had a late night, I feel kind of energetic and excited to finally go out today for a long run. My tail is moving excessively and I look at it, but can’t do much about it. I guess I am very happy to go out for bit, but it is cold and we have to wait for the rest of the guests to arrive. I find a spot near the couch in front of the cold fireplace. My boss lights it with some fresh pieces of wood and an old newspaper. It lights very fast. He takes away the half full glasses of wine and the empty bottles left from last night and cleans up a bit. The bone flute standing is there, and as I see it I stand up to quickly have a taste. Before I can reach it Frank takes it and hangs it high on the wall. I don’t remember hearing him play it last night though. Then, at one point, all the guests arrived: Tom and Pat, who brought their dogs with them, two nervously sniffling dogs, a Whippet and a Greyhound, both nervously sniffling, and a new guest, a strange old woman with a hunter’s jacket on, who brought her Beagle with her, whose tail stands up like an antenna while going over the carpet and floor as if he were a vacuum cleaner. We all went outside and as it was getting closer to noon the weather felt warmer and the sun was coming through. The hunt had started and I had no choice but to join in. Honestly though, I have to say I just did not agree with the arguments of the humans and I decided to be as neutral as possible and just acted as I started to run after something only my eyes saw. While running away I could hear them saying to each other, ‘Did he just see a rabbit?’ and ‘That will be rabbit meat tonight. I know this recipe that uses organic vegetables that you first cook with… .’ And their conversation disappeared into the background of the forest’s path while I ran away. Slowly their voices faded and I decided to take my time and only every now and then ran a bit further. A squirrel looked at me for a second and then continued his way back up to the upper levels of what seemed like the tallest tree in the forest. The forest was still wet from the cold shower just an hour ago before we came out of the house. The smell it caused was fresh and moist. I came to an open field. And when I was just about to head back to disappoint my master with no catch, I saw a white hare right in the middle of the dark green grass. Its ears rose above the horizon and it stood up to look at me. It was quiet. We looked at each other for seconds that seemed like hours and then it started to run, as fast as it could. Deep inside of me I felt the need to run after it as fast as I could, but my mind said, no. I thought of my ancestors who let themselves be used for hunting and avant-garde jobs. No, I said to myself, I am an observer of nature, human nature and animal nature, this instinct to chase is just raw and unsophisticated and animalesque behaviour, and I’m not giving in! But it was too late, I was speeding up as if my legs were turned on by something outside myself and I was running like a mad wolf or something! I was running, running, jumping, jumping over roots and trees, and dead leaves waved up from the forest path as my paws moved fast as lightning over the dense and cold earth. But no sign of the hare, he must have tricked me with a feint. The hare I could not catch, and I slowed down my pace. I had to stop to catch my breath. Right in front of me was a wide open field. The grass softly waved as the wind blew through it. With the wind came a strange scent that went straight into my black nose. I smelled something else. Something younger then the big white hare. I made my way through the green grass to follow the thin scent in the air. Then I saw it. It was a little creature that was right in the midst of an open field of grass. It was trembling with fear and it did not run. It was all curled up like a little hairy brown balloon. It was breathing fast. And when it saw me it looked at me with fear. Its bright eyes burned like fire. Although it was afraid of me, it was full of life. Carefully, I moved closer. I didn’t know what to do and I didn’t want to scare it more because of my size. I made myself as invisible and small as possible by staying low to the ground. From there I moved a little bit closer. I crawled carefully until I was right next to it. It was a very young hare. The remarkable thing with hares is that they are born covered with hairs and eyes wide open, unprotected in an open field of grass. I am white and everyone can see me here, but this animal has fur that serves as camouflage. Its sharp eyes can spot predators from a distance. It trembled so much that I blew hot air out of my nose to warm it. And as I laid myself down, I realised I was no longer hungry and I rid myself of the instinct that had taken over. For me the only thing now was to wait next to the little animal, wait for its mother to return.

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Criss—cross Deliss & Naismith


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chassé-croisé Deliss & Naismith Published in Metronome, n°. 1, London, February 1997 Publié dans Metronome, n° 1, Londres, février 1997


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« The Razzle Dazzle of Thinking », une exposition à l’ARC/Musée d’art moderne de la Ville de Paris, du 4 février au 25 avril 2010.

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À ce propos, et malgré des différences de fond, voir les quelques expositions initiées par Tripple Candie à Harlem depuis 2006, de Cady Noland ou David Hammons, deux artistes jugés inaccessibles pour des raisons différentes et dont les directeurs s’autorisent des présentations « unauthorized » ou « approximatives ».

Pour un commissaire, avoir l’occasion de revenir sur une exposition après coup, comme une second thought qui compléterait une réflexion entamée et pourtant figée comme d’habitude dans un catalogue avant même l’ouverture de l’exposition, reste un luxe trop rare. Or, quand on côtoie une artiste comme Sturtevant, avant, pendant et après un projet1, on sait bien que des questions reviennent et persistent ; c’est pourquoi, il faudrait toujours se permettre de remonter des notes (reléguées en bas de page, faute de temps, de recul ou de bienséance), au premier plan… Ainsi en va-t-il de la question de la subjectivité (de l’ego, autant que de l’altérité) dans l’œuvre de Sturtevant, souvent présentée comme une rigoriste conceptuelle, qui demeure assez trouble, mais tout aussi passionnante et paradoxale. Qu’en est-il vraiment, du moins dans la durée, au regard de l’ensemble du parcours d’une artiste qui continue de produire aujourd’hui, et sait toujours ménager des surprises ? Se voit-elle comme un alter ego des artistes quand elle fait ses reprises d’œuvres de créateurs initialement masculins ? Il n’y a pas de principe d’équivalence ; elle est au départ, et reste aujourd’hui, moins connue qu’eux. Et pourtant, elle ose s’y mesurer, irrévérencieusement. Bénéficiant de sa position postérieure, elle est celle qui les scrute, formellement et conceptuellement. C’est peut-être même son insistance à ne revendiquer aucun discours féministe qui la rend si percutante. En imposant son patronyme asexué, elle se présente aussi comme l’unique figure à retenir dans l’histoire de sa propre lignée et au même plan que les artistes qui l’ont précédée. Quand Warhol lui demande pourquoi elle ne réalise pas de Piss paintings, elle répond « I do not have the engine », alors que lui répondait, non sans ambiguïté, « Ask Elaine » quand on l’interrogeait sur ses sérigraphies dont il lui avait passé les planches. L’histoire dit aussi qu’il aurait été déstabilisé par l’aplomb infaillible de Sturtevant.

Sturtevant a.k.a. l’altère ego tapageuse / Anne Sturtevant serait ainsi davantage celle qui altère l’ego. Elle souligne les contradictions, s’engouffre dans les brèches, prolonge la licence engagée d’une certaine manière par l’artiste lui-même, voire les radicalise. Ainsi, elle reprend Duchamp, Warhol, Beuys, Haring, Gonzáles-Torres et même plus récemment Pierre Joseph, autant d’artistes pour qui la diffusion, la réactivation, le principe de série ou d’interactivité avec l’œuvre est cruciale. Par ailleurs, sa dernière installation, House of Horrors, un train fantôme grandeur nature, réanime autant les figures classiques du genre, comme Frankenstein, qu’une scène scato de Divine dans un film de John Waters, ou revient une fois encore sur la vidéo trash The Painter de Paul McCarthy ; autant d’emblèmes de l’Amérique dissidente de ces dernières décennies portant un regard ambivalent sur l’ego américain (une réflexion partagée par son Untitled America d’après Torres présenté dans l’autre partie de l’exposition). Dans d’autres cas de reprises, c’est le contraire, du moins en apparence : elle rationalise Kiefer ou humanise les toiles de Stella (avant même la lecture subversive qu’en feront Rosalind Krauss et Peter Halley en 1983) et, dans ses installations, elle ose surtout un accrochage très charnel et très débridé entre les pièces : un Stella aluminium à côté d’un Haring argent, pêche et rose… Un blasphème, une aberration du point de vue de l’histoire de l’art puriste, qu’elle se permet avec ses propres œuvres, et qui fonctionne parfaitement en l’occurrence. Mais qu’en est-il donc de ses propres paradoxes ? S’il est entendu qu’elle devance, temporellement, les appropriationnistes des années 1980 — ses meilleurs ennemis —, cela reste pourtant moins évident pour l’un deux, Richard Pettibone, qui incarne par pure coïncidence son double sur la côte Ouest dans une symétrie en miroir. Pettibone est-il gênant, dans la mesure où ils ont repris de nombreuses œuvres identiques ? C’est d’ailleurs presque heureusement qu’il se distingue d’elle par l’utilisation de petits formats, de miniatures, de vignettes, se garantissant une singularité, au sein même d’une pratique de reprise. Sturtevant, quant à elle, n’a de cesse de revendiquer le rôle de la mémoire dans ses répliques, comme si paradoxalement sa rigueur conceptuelle en dépendait, tout en confortant sa posture d’artiste classique. Elle serait l’auteur d’une reconstruction approximative et subjective2, lui garantissant dès lors le statut d’original. En d’autres termes, elle ne s’intéresse pas, à la différence des appropriationnistes caricaturés comme des copieurs asservis — même si, comme le rappelle Deleuze, le double exact est impossible —, aux reproductions et aux cartels des catalogues raisonnés, ni à un quelconque procédé de reproduction mécanique ; le fait main (très éloigné aussi de l’idéal machinique Pop) et la tekné restent primordiaux, entraînant dès lors une certaine fidélité envers l’œuvre initiale ainsi que la production d’un objet, qui, même conceptuel, reste un objet dont les matériaux qu’elle choisit sont le plus souvent identiques à l’œuvre première, de même que les dimensions. Mais ne serait-ce qu’un mythe entretenu par ses propres écrits, dont la présence rend difficile la remise en cause ? En effet, il faudrait

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Frank Leibovici, écrivain, artiste et par ailleurs en charge du catalogue raisonné d’Henri Michaux, est en train d’écrire sur cette expérience passionnante (« Voir les faux. L’externalisation d’une expérience privée », non publié à ce jour).

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Alors qu’André Raffray, son contemporain français, parle de peinture « recommencée » par exemple : les nuances sont subtiles mais révélatrices.

étudier plus en détail les nombreuses exceptions à la règle, ses distorsions, ses libertés prises avec l’histoire de l’œuvre ou sa représentation (son installation Duchamp 1200 Coal Bags en étant un magistral exemple). Sturtevant a la mémoire délibérément sélective et évacue la question en revendiquant une œuvre originale. Consulter son catalogue raisonné compilé en 2004 par le MMK de Francfort — obsolète au moment même de sa parution — est très instructif. Certes, ce type d’entreprise est voué à être incomplet, voire erroné, et ce même quand il est initié post mortem par un tiers catalogueur3. Or, celle qui n’a de cesse de clamer « I am very bad with dates » en est ici la principale source et aurait pu se permettre aisément la réécriture de sa propre histoire (déjà assez romancée, si l’on revient sur ses dix ans passés retirée du monde de l’art - comme Duchamp ? - entre 1974 et 1984). Par exemple, la mention « œuvre détruite » est toujours douteuse, bien que parfois véridique ; la reproduction d’une œuvre imaginaire en vignette est envisageable, et, surtout, l’effacement d’œuvres secondaires est possible. La véracité des datations est difficile à vérifier, sans compter qu’en plus, Sturtevant retravaille, souvent à intervalles réguliers, ses œuvres vidéo, en change la date de création avec la même liberté qu’elle s’octroie pour retravailler, dans le temps, les œuvres des autres. L’histoire s’écrit donc au fur et à mesure, et en fonction de ses besoins, les dates suivent ; l’historicité objective est peu compatible avec une artiste comme Sturtevant. Il ne s’agit évidemment pas de suggérer qu’elle falsifie volontairement les choses, mais qu’elle maîtrise et détourne, selon des procédés qui lui conviennent, les codes établis, sans volonté d’éconduire par ailleurs. En cela, Sturtevant altère le lego : notre manière de voir, de lire, d’apprécier. Pour la comprendre, il nous faut dépasser tout système binaire de faux ou de vrai, de bon ou de

e Dressen mauvais, mais accepter les contradictions, à l’image de la complexité du monde. La précipitation n’est pas non plus de rigueur. On n’évacue pas les questions de fond aussi vite, un ralentissement s’impose. L’impression de radotage, cette sensation de déjà-vu — participant au « pouvoir de la répétition » tel que l’envisage Sturtevant — sont certains des ressorts sur lesquels repose « The Razzle Dazzle of Thinking » ; ainsi, des extraits d’œuvres sont présentés simultanément sur les neufs écrans de l’inédite Elastic Tango, puis à nouveau plus loin, dans leur intégralité cette fois ; en outre, le sens du parcours incite à revoir l’exposition dans le sens inverse ; des œuvres sont aussi ouvertement dédoublées, et les nombreuses projections, murales et parfois rotatives, multiplient les ombres projetées du visiteur dans une mise en abyme des corps et des regards qui invite à réveiller les habitudes et les consciences. De même, ne voir dans l’exposition qu’une opposition dichotomique entre une présentation classique et muséale d’un côté, et une intrusion pop et entertaining de l’autre, resterait bien en deçà de leur complémentarité, élastique et organique. C’est finalement le langage, quand il est mal manié, qui peut nous méprendre, simplifier la pensée, créer des quiproquos. Dans ses textes notamment, Sturtevant use de termes génériques selon des définitions assez personnelles, pour ne pas dire subjectives : pour qualifier son travail, elle rejette le terme de « copy » en faveur de celui de « répétition4 » (une action en soi), voire de « réplique ». L’autre terme fondamental de son vocabulaire est celui de « cybernetics » qui lui sert autant à qualifier l’ère contemporaine, le présent en général, que plus spécifiquement l’avènement du « simulacre », menant à l’aliénation, à l’essoufflement et au nivellement général des valeurs. Elle dépasse ainsi les seules questions du virtuel et du faux pour embrasser l’image de synthèse, le clonage et tous leurs débordements possibles. « Watch Out For the Simulacra Take Over » ouvre ainsi son tout dernier catalogue d’exposition, comme une mise en garde vitale. En réalité, le glissement progressif et l’amalgame possible entre la « copie/répétition » et le « simulacre » peuvent expliquer l’évolution (ou révolution) de sa propre pratique : elle a en effet progressivement délaissé la réplique d’un objet d’art (très subversive dans les années 1960, autant en réaction aux expressionnistes abstraits que face aux artistes Pop) au moment où la simulation (si bien analysée par Baudrillard et Foucault) devenait symbole de tromperie, d’illusion, de manipulation et de surveillance, sous couvert d’offrir une plus grande liberté. Elle débute ainsi, dans les années 1990, un travail essentiellement vidéo, qui dépasse le statut du remake proprement dit. Ce médium lui apparaît alors plus dynamique que l’objet — statique par définition —, plus apte à révéler les articulations de sa pensée, plus ajustable aussi, sous différents formats, échelles, etc. À moins que, comme le démontre justement le train fantôme, sa dernière installation en date — une exception de taille à cette règle qui n’en est pas une —, le mouvement ne soit intrinsèque à la pièce… La force de Sturtevant, à travers ses propres contradictions, reste ainsi de toujours échapper au cynisme pour ménager des situations qui s’imposent.

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Ayant traversé plusieurs générations, elle est bien placée pour sentir les interdits croissants et les régressions. Aujourd’hui, elle est en guerre contre les anti-intellectuels et les populistes qui censurent autant l’intelligence que le plaisir. Sturtevant milite contre les dérives du « No smoking no drinking no thinking », et son tapage est bénéfique. Elle impose la brillance de la pensée tape-à-l’œil (en opposition à la pensée « bling bling »), face aux bavardages inutiles. Car dans son échelle de valeurs, le plaisir l’emporte sur la pornographie et l’action, voire la réaction, sur la violence, sans que cela ne soit toujours bien compris. Ainsi, ses deux propositions d’affiches d’exposition, finalement recalées (l’une jugée « obscène » — une bouche de femme entrouverte trop suggestive — et l’autre, trop « féroce » — l’arrêt sur image d’un chien de combat courant en liberté) furent remplacées in extremis par un très beau portrait d’elle, qui a le mérite de la montrer sans la montrer (elle se cache le visage, et son blouson argenté revêt des plis « foucauldiens », pour la citer), tout en faisant figure d’affiche anti-Soulages ou anti-Sophie Calle. « What you see is never what you get » avec Sturtevant. L’exposition n’est pas facile, certes. Elle prône la réalité sur le virtuel, et surtout le concept sur l’image, la pulsion de la vie sur celle de la mort. Le plus fascinant est que Sturtevant est une artiste qui ne vieillit pas et qui refusera, avec raison probablement et jusqu’à la fin, l’idée même d’une rétrospective. Bien sûr, avec le temps, elle refuse de s’expliquer, de négocier, pose moins de questions qu’elle n’affirme, et sa forme de lecture-conférence qu’elle poursuit toujours en parallèle de ses expositions, encourage plus la réflexion que le véritable dialogue. Sturtevant voit et réagit, rembarre. Ne supporte pas les amalgames, ne s’intéresse pas particulièrement à ses contemporains, surtout pas à ceux dont on la rapproche le plus… Elle refuse d’être comprise de tous, non sans un élitisme certain (cela étant, nombreux sont ceux qui nous ont félicité d’avoir enfin réussi à abandonner le traditionnel texte d’introduction générale sur le mur de l’entrée de l’exposition) ; car en refusant d’expliquer, elle responsabilise aussi le visiteur, en l’encourageant à ne rien considérer comme dû ou acquis, en l’empêchant de se laisser aller à la facilité, ou à la passivité. L’absence d’évidence (terme qui, en anglais, signifie aussi « preuves ») dans son travail est tout à son honneur. Une problématique philosophique pourtant : la reproduction de ses œuvres relève-t-elle d’une incompatibilité réelle avec la juridiction française ? Ses œuvres sont originales, et pourtant sans copyrights. Elle prône la liberté (mais rien à voir avec le mouvement copyleft pour autant, et serait plus dans un esprit dada, si cela ne sonnait pas si ringard). Son art relève finalement de la performance, du rapt (voir quand elle se grime en Dillinger, le criminel des années 1920, ou placarde son portrait sur son propre Wanted d’après Duchamp). En plus de concevoir une exposition, publier un catalogue de Sturtevant continue de poser, aujourd’hui plus que jamais, des problèmes : comment gérer son utilisation d’une imagerie détournée de grands groupes tels que Disney, Nike, Ketchup ? Et comment traiter la photographie d’un Warhol ou d’un Duchamp de Sturtevant, si l’on s’entend que la reproduction papier d’une œuvre de Sturtevant — contrairement à l’objet physique du tableau donc ? — ne paraît pas différer assez de celle d’un authentique Duchamp par exemple (même si cette différence devrait sauter aux yeux de l’ayant droit) ? Une question d’autant plus absurde qu’il paraîtrait que quelques (mauvaises ?) reproductions de Fountain seraient en fait des Sturtevant… Son à-propos et son aplomb sont vertigineux. En avance sur son temps, plus qu’en adéquation, finalement.

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Si le genre pornographique n’a pas été oublié des investigations féministes (sur le plan de la production artistique comme sur le plan critique, comme par exemple le texte de Susan Sontag, « L’imagination pornographique » (1968) ou journalistique comme le blog « Les 400 culs » d’Agnès Girard), il semble cependant avoir été exclu de l’échelle d’une économie cinématographique de production et de diffusion, restant un sous-genre de ce déjà sous-genre refoulé de la scène publique. Ce film-çi a bénéficié d’argent public de l’État suédois, ce qui le relie très concrètement aux citoyens suédois et à la place publique.

« Le monde n’est qu’une branloire pérenne […]. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant. » Montaigne (Essais, III, 2, 1595)

Soi-même comme d’autres, à propos de Skin (2009) d’Elin Magnusson Deux corps étendus sur un lit et recouverts de combinaisons intégrales couleur chair, glissent lentement l’un contre l’autre dans le cadre serré d’une caméra qui capte de près des souffles et froissements de tissus. Sans visages ni sexes visibles, le couple se cache sous un déguisement tout lisse. Tenus à distance par cette seconde peau, leurs frottements génèrent chaleur et excitation et des zones humides s’étendent à la surface de leurs costumes synthétiques. Leurs gestes se font alors plus discontinus. Ils découpent ou arrachent leurs tenues, découvrant une bouche, un sexe, des yeux, une épaule, des poils, un sein, pénétrant vite chacune de ces petites parties d’eux-mêmes. Leurs tissus distendus finissent par tomber sur leurs chevilles, les montrant entièrement nus. L’exploration des zones érogènes de leurs corps a été soumise au rythme morcelé de cette dénudation progressive au cours de laquelle le cadre s’est élargi. Ce moment initial sans queue ni tête, ce temps presque abstrait de confusion sensuelle, s’est entre-temps étendu à l’ensemble de leur relation, ouvrant sur une scène de sexe hétéro à la gestuelle réciproque, où deux corps presque semblables se mêlent dans un fondu enchaîné de treize minutes sans grand final.

Notes sur quelques gesticulations du genre / 2 3 4 5 6

Skin est la première séquence d’un ensemble de douze films pornos féministes suédois. Cette entreprise collective de (re)conquête d’un genre1, la pornographie, signale par l’ironie de son titre, Dirty Diaries (2009), le cantonnement de leur expression à un genre littéraire marqué par le genre féminin du « journal intime2 » et « sale » en plus, parce que sexuel (sic) ! Sans pousser http://dirtydiaries.se : trop loin l’analyse du ton à la fois joyeux et injonctif de leur « Manifeste » en ligne3, on peut citer le manifeste fait le dixième et dernier point qui explique leur motivation par la simple nécessité de leur besoin notamment usage d’un « nous » dont on ne et goût personnel : « Do It Yourself : Erotica is good and we need it. We truly believe that it is sait pas s’il désigne toutes possible to create an alternative of the mainstream porn industry by making sexy films that we ces femmes soumises au like. » Cette production féministe propose effectivement des alternatives efficaces à l’imagerie refoulement de pornographique classique, la bisexuelle (celle où la puissante machine masculine aveugle a pour l’expression publique et adulte de leur puissance mission de pénétrer le plus à fond la généreuse matière féminine et de la mener coûte que coûte érotique ou bien jusqu’à son point d’orgue de la manière la plus expressive possible). Et si elles situent leur simplement leur groupe de résistance du côté d’une esthétique queer et « bad girl » dans un jeu qui consiste à renverser cinéastes mobilisées par la répartition hetéronormée des rôles sur le terrain d’une vieille lutte des sexes, avec la parodie l’idée de se réapproprier le et l’artifice comme arme de guerre symbolique contre le sexisme et l’homophobie, Skin échappe terrain de la pornographie. largement à ce tête-à-queue du genre. Sans doute des cinéastes féministes pornographes Une autre expression peuvent-elles très simplement montrer du sexe sans être systématiquement soumises à la anglaise dit sans ambiguïté et plus concrètement, « to dialectique du pouvoir et du contre-pouvoir et passer par l’analyse foucaldienne des rapports have sex », sans équivalent de domination qui agissent implicitement dans ce moment particulier : « faire l’amour », selon en français qui se traduit l’expression d’usage4. Mais cette approche permet de l’envisager comme une gestuelle non parfois littéralement par : naturelle, comme un langage culturel des corps, qui mérite d’être interrogé pour pouvoir être « avoir du sexe » ou « faire du sexe ». réinventé. Michel Foucault rappelle les dimensions à la fois personnelle et politique de cet acte comme de sa représentation : « Il me semble qu’il existe, de manière toute aussi fondamentale Michel Foucault, entretien radiophonique, extrait que les relations économiques ou les relations discursives, des relations de pouvoir qui trament de l’émission de Raphaël absolument notre existence. Quand on fait l’amour, on met en jeu des relations de pouvoir. Ne pas Enthoven « Les nouveaux chemins de la connaissance », tenir compte de ces relations de pouvoir, les ignorer, les laisser jouer à l’état sauvage, ou les laisser au contraire confisquer par un pouvoir étatique ou un pouvoir de classe, c’est ça je crois consacrée à L’histoire de la sexualité de Michel qu’il faut essayer d’éviter, en tout cas c’est contre cela qu’il faut polémiquer. Faire apparaître les Foucault, France Culture, relations de pouvoir c’est essayer, dans mon esprit en tout cas, de les remettre en quelque sorte le 15 février 2010. entre les mains de ceux qui les exercent5. » La relation sexuelle est sans doute le lieu où le jeu de Judith Butler, Trouble la représentation du genre s’opère de la manière la plus confuse, où se mêlent fantasmes dans le genre. personnels et imaginaires collectifs, le lieu où toute forme de naturalisation des rapports de Le Féminisme et la domination et de soumission a pris, un lieu enfin où se « performe le genre » sans la réflexivité subversion de l’identité [1990], Paris, que permet le discours, qui en est quasi absent. C’est pourquoi le filmer, le représenter d’un point La Découverte, 2006 de vue féminin, en fait un autre lieu possible de subversion de la « puissance normative du (trad. française), p. 13. genre » selon les termes de Judith Butler6. Qu’on se rassure, l’espace public est bel et bien investi par le film Flasher Girl on Tour de Joanna Rytel.

Le film Skin, parce qu’il maintient un homme et une femme, par le simple artifice d’un costume, dans un anonymat initial, dans un genre indéterminé, met en place une scène de sexe égalitaire. Peut-être aussi parce que son ressort dramaturgique puise dans une tradition nippone, brouille-t-il la bipartition d’une lutte des sexes afin de neutraliser les jeux de pouvoir de la relation homme/ femme. Ainsi, bien qu’en costume, ce film propose une alternative à la posture de résistance queer annoncée par le collectif des cinéastes dans leur manifeste. Skin fait alors une sorte de

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Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » [1949] dans Écrits 1, Paris, Seuil, 1966, p. 89-97.

grand écart entre une posture critique — dissociée à la fois de la pornographie bisexuelle et de sa parodie queer — et les images filmées d’une relation sexuelle manifestement amateur. Magnusson soumet la pornographie à une torsion du genre cinématographique en remettant entre les mains d’acteurs amateurs et muets, le jeu d’une relation sexuelle ambivalente. Elle fait aussi un usage pornographique du zentaï, le détournant de sa fonction première qui est d’être une pratique dite safe-sex en plein essor et dont voilà retracées en raccourcis quelques filiations dans la tradition nippone, telle qu’elle est généralement livrée dans sa version légendaire sur le web. Le costume zentaï trouve son origine dans le théâtre japonais du XVIe siècle. C’est la tenue intégrale noire des marionnettistes dissimulés dans le fond de la scène. Ces habiles manipulateurs d’êtres inanimés, personnages de second plan, sont devenus les héros masqués vêtus de combinaisons moulantes et flashy des séries télé zentaï des années 1970. Et il aura suffi qu’une génération de fans grandisse pour qu’elle érotise ces super-héros de nylon, les associant à des fantasmes d’anonymat, de tactilité et de passivité dans un esprit plutôt régressif et nostalgique. En 1985, une quinzaine d’années plus tard donc, le photographe Marcy Anarchy fondait cette mode qui aujourd’hui sort de l’intimité des salles obscures pour descendre jusque dans les rues, de Tokyo en tout cas. Avec les images de Marcy Anarchy, la tenue zentaï est devenue l’accessoire coloré de pratiques fétichistes soft, permettant à ses adeptes de s’en tenir à un niveau de frustration des plus enfantins qui consiste à « faire le sexe habillé » selon l’expression consacrée de mon adolescence française, le costume intégral rendant toute pénétration physiquement impossible. Et bien qu’extrêmement moulante, la combinaison opaque permet de transformer une silhouette en cachant un sexe ou en ajoutant des formes comme des seins par exemple, et ainsi

Émilie Renard de pratiquer des jeux homosexuels contre toute apparence… Avec toutes les variations de motifs colorés possibles, les personnages zentaï peuvent adopter différentes postures de passivité ornementales et faire simplement partie du décor : silhouette camouflée sur fond de papier peint, ou posée en position accroupie sur une table de salon comme une potiche. Le zentaï a un effet caméléon parfaitement désinhibant. De même, dans le cadre d’une orgie (soft toujours) et grosse consommatrice de fluides lubrifiants (parfois par seaux entiers), une réunion zentaï évoque plus les cliquetis d’un entassement de mannequins de vitrine remisés que les souffles haletants d’un combat au poing de gladiateurs poilus et en sueur pris sous une dégringolade de drapés. Une des conditions essentielles des réunions zentaï est de préserver l’intégrité du costume et avec lui l’anonymat associé à un sentiment d’impunité et d’indifférenciation. Ainsi, lorsque toute référence aux concepts de personnalité et de responsabilité individuelle est supprimée, le meilleur rôle à jouer est encore celui de la potiche, ou, sans rien perdre de la silhouette humaine, du mannequin. Dans Skin, le costume zentaï est unisexe, couleur chair et opaque comme de vieux collants de nylons reprisés. Il est réduit à sa plus simple fonction : redoubler la peau comme si l’un s’était déguisé en l’autre, l’homme en femme, la femme en homme et que chacun d’eux avait ainsi réduit l’expression de ses propres caractères sexués à une abstraction, à des formes génériques. C’est pourquoi, en introduisant une paire de ciseaux dans la douceur blanchâtre de la scène, Elin Magnusson fait une entorse à la dramaturgie zentaï et rompt avec cette mise en scène de la frustration lisse et propre pour la faire basculer dans une forme de pornographie bien plus dirty. C’est alors que la neutralité des personnages se colore des détails de leur peau nue et qu’une foule de caractères sexuels distinctifs apparaissent, à commencer par leurs visages et leurs sexes. Mais l’indifférenciation initiale de la répartition des rôles a affecté la suite de leur relation, situant cette scène de sexe hétéro dans une zone non-genrée, si cela était possible, quelque part en dehors des catégories du langage, ou même avant que la dimension collective du sens ne distribue les postures de l’homme et de la femme et ce jusque dans la gestuelle de la relation sexuelle. Les deux personnages, comme larvés dans un stade prélangagier ou présocial, semblent alors proches de « l’hommelette » dont parle Jacques Lacan, cet état initial indifférencié, une sorte d’assemblage fusionnel d’homme et d’omelette, autrement dit, littéralement, d’un être humain fait d’œufs cassés et plongé sans contenant dans la vie, près à s’étaler sur une toile cirée en l’absence de poêle sur le feu… Un état d’avant le fameux « stade du miroir7 », avant que l’enfant n’accède à l’intégrité de son propre corps par la perception de son reflet, quand son corps est encore chaotique, morcelé, en pièces, parcellaire, confus, vaste aussi, étale peut-être… Lacan écrit : « Le petit d’homme à un âge où il est pour un temps court, mais encore un temps, dépassé en intelligence instrumentale par le chimpanzé, reconnaît pourtant déjà son image dans le miroir comme telle. […] L’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit homme à ce stade infans, nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet. Cette forme serait plutôt au reste à désigner comme je-idéal, si nous voulions le faire entrer dans un registre connu, en ce sens qu’elle sera aussi la souche des identifications secondaires, dont nous reconnaissons sous ce terme les fonctions de normalisation libidinale.

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8 Ibid. 9

Élisabeth Roudinesco, Jacques Lacan [1993], Paris, Livre de Poche, 2009, p. 1640.

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Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne [1863, Le Figaro]. Baudelaire décrit un sujet divisé par sa vision de la foule dont il devient le miroir : « Ainsi l’amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d’électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie. C’est un moi insatiable du non-moi, qui, à chaque instant, le rend et l’exprime en images plus vivantes que la vie ellemême, toujours instable et fugitive. »

11 É. Roudinesco, Jacques Lacan, op. cit. note 9. 12

Michel Foucault, entretien radiophonique, extrait de l’émission de Raphaël Enthoven, op. cit. note 5.

Mais le point important est que cette forme situe l’instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul individu, — ou plutôt, qui ne rejoindra qu’asymptotiquement le devenir du sujet, quel que soit le succès des synthèses dialectiques par quoi il doit résoudre en tant que je sa discordance d’avec sa propre réalité8. » Ainsi, la « forme primordiale » du je semble se constituer par le biais d’une expérience visuelle jubilatoire répétée, celle des images de soi reflétées par le miroir. Dans son étude sur Lacan, Élisabeth Roudinesco souligne l’importance de la genèse du sujet en terme d’identification à un semblable, le je répondant à la fonction du lieu où le sujet se reconnaît : « Le stade du miroir devient une opération psychique, voire ontologique, par laquelle se constitue l’être humain dans une identification à son semblable quand il perçoit, enfant, sa propre image dans le miroir. Le stade du miroir au sens lacanien serait ainsi la matrice, par anticipation, du devenir imaginaire du moi9. » C’est la reconnaissance visuelle de son apparence physique doublée du geste d’indexation nominale (parental le plus souvent) par un « c’est toi là ! » face à son reflet, qui place l’enfant en position d’être individué, et, par là, de se différencier aussi des autres corps. Le sujet est donc comme initié par une suite d’identifications de soi en réaction à l’image de deux autres corps semblables : le reflet de son propre corps dans le miroir et le reflet du corps de celui qui le désigne. Ces deux autres corps étant comme deux semblables redoublés, c’est-à-dire un autre qui s’avère être lui-même (et qui finira bien par lui ressembler) et un autre qui, par contraste, fini par lui ressembler de moins en moins. Au risque d’un passage éclair par une théorie des plus complexes d’un auteur des plus subtils, j’ose le rapprochement entre le costume zentaï et l’hommelettude lacanienne, tant la viscosité du nylon lubrifié a quelque chose de « l’hommelette » s’il se résume bien à un état antérieur à la localisation du je, et donc, d’avant « l’identification à l’autre », d’avant l’action du langage, d’avant les effets de « normalisation libidinale », et enfin, d’« avant sa détermination sociale ». La silhouette du zentaï permet aux corps de se toucher entre corps semblables et de glisser les uns contre les autres, sans que rien ne vienne les diviser, sans qu’aucun regard, ni index, ni parole (parentale) ne les interrompe ni ne les distingue… Le zentaï pourrait donc bien être l’expression d’une « ligne de fiction », comme une étape artificielle d’indifférenciation entre soi et d’autres, un stade de régression qui pourrait permettre au je de résoudre cette « discordance d’avec sa propre réalité » en mettant en scène une réalité dans laquelle je est semblable à un autre, n’importe lequel, profitant de l’effet caméléon du costume zentaï (un double effet de confusion entre son corps et celui des autres semblables, et son corps et le décor). Ainsi, le costume zentaï met des corps non-narcissiques dans une condition objectivement similaire à celle où l’enfant se confond encore avec les corps parentaux et son environnement immédiat. Le zentaï serait donc une façon à peine détournée de renouer avec cette forme de confusion primordiale, mais dans les conditions d’un état altéré de la conscience provoqué par une excitation purement tactile, larvée dans l’incapacité physique de passer à l’acte, ce qui brouille les limites des zones érogènes entre son propre corps et celui des autres, voire entre son corps et le décor. Cette forme de « régression » reconstituée artificiellement est jouée dans Skin sans aucune trace de culpabilité, et c’est d’ailleurs ce qui la rend si joyeusement productive pour la suite. Cette dilution physique a-t-elle pour effet de déposséder le sujet de ses déterminismes de classe, de genre et de race ? La pratique zentaï comme stade de désapprentissage de la répartition sociale des genres pourrait bien être une condition de possibilité pour renouer avec le fantasme d’une relation sexuelle « sauvage » au sens de primordiale, de pré-sociale. À l’extrême inverse de cette régression intime, il y a l’état que décrit Charles Baudelaire à propos du flâneur, cet homme des foules, ce « moi insatiable du non-moi », qui, happé par sa fascination pour la foule anonyme, se divise en une personnalité kaléidoscopique10. L’« hommelette » fait alors figure de dispersion de soi dans les autres, et son corollaire dans la pornographie soft, le zentaï, devient un jeu spectaculaire parfaitement social. Face à ce danger de la dilution de la personnalité, peut-être pressenti par Baudelaire, Roudinesco cite le Lacan de 1937, toujours à propos du stade du miroir : « Cette représentation explique l’unité du corps humain ; pourquoi cette unité doit-elle s’affirmer ? Précisément parce que l’homme ressent le plus péniblement la menace de ce morcellement11. » Le costume zentaï a aussi en commun avec « l’hommelette » d’être l’expression d’un non-lieu, c’est-à-dire d’un espace utopique et sans qualité. Ainsi, bien qu’artificiellement reconstitué, factice et ludique pour le premier, distinct de ce qu’on suppose être une inénarrable zone d’extension tactile, lorsque le corps n’était encore l’objet d’aucune silhouette pour le second, le zentaï est aussi le déguisement assumé d’une forme de mollesse sexuelle. C’est pourquoi, heureusement, cette scène de relation sexuelle dans Skin fait passer les deux personnages d’une forme d’indistinction entre l’un et l’autre, à une relation sexuelle amateur qui se particularise, se détermine et se qualifie. Elle rejoint alors la description de Michel Foucault pour lequel faire l’amour est une façon de s’inscrire dans un ici et maintenant, au-delà des enjeux identitaires, dans ce qu’il appelle, dans un des entretiens vers la fin de sa vie, « des pratiques de liberté » : « Faire l’amour, c’est sentir son corps se refermer sur soi, c’est enfin exister hors de toute utopie avec toute sa densité entre les mains de l’autre, sous les doigts de l’autre qui vous parcourent, toutes les parts invisibles de votre corps se mettent à exister, contre les lèvres de l’autre les vôtres deviennent sensibles, devant ses yeux mi-clos, votre visage acquiert une certitude. Il y a un regard enfin pour voir vos paupières fermées. L’amour lui aussi, comme le miroir et comme la mort, il apaise l’utopie de votre corps, il la fait taire, il la calme, il l’enferme comme dans une boîte, il la clôt et il la scelle. C’est pourquoi il est si proche parent de l’illusion du miroir et de la menace de la mort. Et si malgré ces deux figures périlleuses qui l’entourent, on aime tant faire l’amour, c’est parce que dans l’amour, le corps est ici12. »

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1.

3.

2. 5. 1. Elin Magnusson, Skin (2009), « Dirty Diaries », production Mia Engberg.

2. Anonyme, zentaï dans son salon 3. Anonyme, zentaï au miroir 4. Anonyme, zentaï décoratif

4.

5. Anonyme, zentaï-vase

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My name is Oscar Wilde, the whole country knows me. I choose my friends for their beauty and my enemies for their intelligence. On my grave in Paris it is written, famous for his play Salome and other litterary work. I don’t hide my male lovers. When the situation in town is getting tense, I go to the colonies, spend the winter in Marocco, where I can do as I please. I am Alla Nazimova. I am shooting the film Salome. I am forty-five, and, as you notice through my accent, I am a Russian immigrant. I am the richest actress in Hollywood. I love women, I don’t hide it. I am directing this film, I produced it, and I act the main role.I am Salome, I just became 14, I am the Jewish princess of Galilee, today north of Israel. I will dance for my father in law, Yvonne, in exchange I can get all I want. I want blood.

salomania / Pauline boudry & renate lorenz

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salomania

Alla Nazimova Alla Nazimova emigrated from Russia to New York in 1906. She quickly became one of the most famous actresses on Broadway. She often starred in plays about the emancipation of women (especially those of Ibsen). Later she was under contract to Metro Goldwyn Meyer and became the highest paid actress of early Hollywood cinema. Her numerous affairs with other female Hollywood stars — such as Dorothy Arzner, Mercedes de Acosta, Eva le Gallienne, Glesca Marschall, or Jean Acker — were an open secret. Unhappy with the roles she was being offered (because of her background, she usually got “exotic” roles in trivial heterosexual comedies), in 1923 she herself produced and directed Salome, a silent film that was to become one of the early experimental art films, even if it was not commercially successful and nearly ruined her career. Performing Salome, the Jewish princess who died for her perverse desire, could be perceived as a layered act of coming out, since her publicly orientalized persona had veiled her Jewishness. Nazimova further discloses but also veils her lesbian authorship by restaging the authorship of Oscar Wilde and the discourse of aestheticism. The costumes were based on drawings that Aubrey Beardsley had made for Oscar Wilde’s play Salomé: the Syrian’s painted nipples, the Executioner’s bold S/M look, Jonaan’s uncanny asceticism and the drag queens at Herod’s court. Rumor has it that everyone involved in this film project was lesbian or gay.

Oscar Wilde Oscar Wilde’s play Salomé, written in French in 1891, had its premiere in Paris on February 11, 1896, starring and directed by Sarah Bernhardt. In his version, Wilde turned Salome into the

focal point of the Biblical story, providing her with her own gaze and desire. He wrote the title role specifically for Bernhardt — an actress who often appeared in pants roles. A performance planned for London was cancelled. Oscar Wilde himself was in jail at the time of the premiere. The father of his long-term lover Alfred Douglas had left a card at Wilde’s club calling him a “somdomite.” When in defense he tried to sue him for slander, the trial quickly shifted and became an indictment of Wilde, during which not only were his writings described as “sodomitical” and “perverse,” but in which his relationships with (young) men were also presented in detail. The fact that these men often came from other (subordinate) classes also contributed to the conviction. After two years’ hard labor Oscar Wilde was released in 1897, his health highly compromised, and he died three years later in Paris at the age of only 47.

world’s fair, which was not only familiarizing the spectators with the “foreignness” of the colonies, but was also seeking to justify colonial domination by presenting railways, telegraphs, and — especially importantly — electricity. The brutality of murder was addressed in Fuller’s dance with blood red light. In 1907 Fuller designed another play with the title Salome that explicitly referred to Oscar Wilde’s version. She also toured with Maud Allan for a short time, helping her with her own Salome dance. Aida Walker Aida Walker worked as a director, choreographer and performer, improving Williams and Walker, her husband‘s vaudevillian comedy duo. She introduced her version of Salome in 1908, working it into Bandanna Land, a play performed by the company. It was highly unusual for a black Broadway show to include modern dance, but Walker deployed the figure of Salome successfully to position herself within the establishment of white female modern dancers, although her important role often goes unmentioned in historic accounts. At the same time she helped bring authentic Black songs and dances to a form of entertainment that had been dominated by demeaning minstrel shows. Walker and her husband became famous for their performance of the cakewalk, a dance, developed by enslaved Africans, that mixed European dance styles like the waltz with their own dance steps to perform for (and subversively mock) the slave owners. Thus, she always negotiated between her belonging to the Harlem Community and her belonging to the development of (white) modern dance. In 1908 George Walker became ill and could not continue the run of Bandanna Land. Wearing her husband‘s male costumes, Aida Walker performed both his role and her own.

Alice Guszalewicz This photo can be found in the Internet with two different captions implying two variant narratives of its history. One maintains that it is a photo of a Cologne performance of the Richard Strauss opera Salome with the singer Alice Guszalewicz. Wrongly labeled, it landed in a French photography agency and fell into the hands of Oscar Wilde’s biographer Richard Ellmann. He printed it in his book — as a photo of Oscar Wilde posing in a Salome costume. In the ensuing years, the photo — reprinted e.g. in Marjorie Garber’s book “Vested Interests. Cross dressing and cultural anxiety” — could quite accidentally instigate research and cultural production following the figure of Salome as “transvestic:” “I want to argue that the dancer is neither male nor female, but rather, transvestic — transvestism as a space of possibility structuring and confounding culture. That is the taboo against which Occidental eyes are veiled.” (Marjorie Garber)

Kuchuk Hanem In his notebooks and journals about his voyage to Egypt in 1849-1850, Gustave Flaubert referred to his affair with the professional dancer Kuchuk Hanem. Later, in his novel Herodias, he produced a famous description of the dance of Salome, probably inspired by the Egyptian dancer. For Edward Said, Flaubert’s transformation of Kuchuk’s material flesh into an occasion for poetic reverie forms a paradigmatic example of the mechanisms of Orientalism: the masculinized, penetrating West possesses for its own purposes the East’s female ‘peculiarly Oriental’ sensuality. As Joseph Boone argues, Said overlooked the fact that the first exotic dancer to catch Flaubert‘s eye is not a female dancer but a famous male-to-female transvestite. Kuchuk Hanem is not a proper name but means “little lady” in Turkish (küçük hanım), a term often applied to a child, a lover, or a famous dancer. It remains unclear if this was a name chosen by the dancer to address the colonial tourists, or if this is a careless, shorthand name used by a Western writer.

Loie Fuller Dancer Loie Fuller emigrated from the USA to Europe, where she was known for her sculptural costumes and her innovative and patented light design. Using special mechanisms to move huge swathes of cloth, each provided with its own color of light, she achieved cinematic effects, bringing together the human (female) body, machine, sculpture, and animal. Fuller lived with her French-Jewish partner Gabrielle Block (who always wore men’s clothing) for twenty years without any negative impact on her career. At the 1900 World’s Fair in Paris, Loie Fuller was the only participant to get her own theater. While all around buildings and dwellings from the colonies were being reconstructed and women from North Africa were being paid to exhibit their daily lives at the fair and to perform traditional dances, Loie Fuller was dancing sections from Salome. Her technological innovations fit perfectly into the imagery of the

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Maud Allan Maud Allan’s The Vision of Salome was first produced in 1906. As a Canadian dancer, she was perceived as a foreigner in Germany and Great Britain, where she mostly performed. The visual juxtaposition of a mobile female body and a very immobile, trunkless male head was a most shocking element of her performance. “Salome” and “Maud Allan” became popular nicknames for queens and female impersonators of the Edwardian era and further confirmed the figure of Salome as a historical icon of “sodomite” subjectivity. In 1918, when Germany appeared to be winning World War I, Maud Allan, who was playing the title role in Oscar Wilde’s Salomé, became involved — much like Wilde had — in a trial that ruined her career. Noel Pemberton Billing, a conservative member of the British parliament, had claimed that there was a black list in Germany that allegedly contained the names of 47,00 highranking “perverts.” Among them, according to Billing, could also be found many British men who shared Wilde’s preferences and who therefore could easily become targets of blackmail by German agents. Men could be convicted as sodomites merely on the evidence of having seen Salome and the “perverse” dance of the seven veils. Maud Allan’s trial, for all of Salome’s acknowledged depravities — incest, lust, murder, sadism, necrophilia — also marked the first time she had ever been accused of lesbianism. Paradoxically, it was one of a few sexual practices not present in Wilde’s play. In Britain middle-class women held allfemale private theatricals — a movement called Salomania — to imitate Maud Allan’s version of Salome’s dance.

Translation: Daniel Hendrickson


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D’après le script partiel du film publié dans la revue Heresies. A Feminist Publication on Art & Politics, n° 16, Heresies Collective, New York, 1983.

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L’importance qu’accorde le film à la représentation des minorités afroaméricaines ou hispaniques, aux ouvrières et aux classes défavorisées, suggère qu’une oppression n’est jamais simple.

Le film commence par une émission de télévision sur la Révolution, avec en fond sonore la chanson révolutionnaire officielle (« We are born in flames… »). Plusieurs titres apparaissent en surimpression sur les images de la TV : « New York City, dix ans après la Guerre de Libération Socio-Démocrate » : « Cette semaine de célébrations et de commémorations du dixième anniversaire de la Guerre de Libération sera pour tous les new-yorkais un moment de fierté, en mémoire de la révolution la plus pacifique que le monde ait connu. Il est temps de regarder les progrès accomplis pendant ces dix dernières années, pour envisager le futur. » (voix off du présentateur TV) C’est là le début de Born in Flames1, film indépendant réalisé par Lizzie Borden, terminé en 1983 après cinq années de tournage et de montage, et l’une des représentations cinématographiques les plus abouties, les plus engagées et les plus intenses qui ait été jamais faites des luttes féministes. Décrivant la prise de conscience de plusieurs groupes de femmes issues de milieux sociaux, communautés, genres, âges, identités sexuelles, cultures musicales aussi différents qu’entrelacés, Born in Flames est censé se dérouler, comme son générique l’indique, dans des États-Unis devenus socialistes : son propos est cependant tout sauf utopiste, puisqu’il s’agit de montrer comment, même dans une société soi-disant égalitaire, avec un président noir, les femmes devront mener ellesmêmes leur révolution. Véritable appel à l’insurrection — puisque ses héroïnes n’auront d’autre choix que de prendre les armes et d’entreprendre des actes terroristes — le film de Lizzie Borden invente une forme paradoxale, expérimentale et pamphlétaire. Le propre parcours de la réalisatrice, qui avait jusqu’alors surtout travaillé sur la scène artistique, écrivant pour Artforum — quand Annette Michelson et Rosalind Krauss faisaient partie de l’équipe éditoriale —, participant à The Fox — revue créée entre autres par Art & Language et Joseph Kosuth — ainsi qu’à la création de la revue féministe Heresies, expliquerait en partie seulement l’ambition du film : Born in Flames trouve sa force dans un point de vue documentaire et existentiel, ancrant son récit science-fictionnel dans le New York militant, intellectuel et/ou punk du début des années 1980, en connexion directe avec les milieux féministes et lesbiens de l’époque.

Born in Flames / Benjamin Thorel Dès le début du film se met en place un récit où plusieurs voix et points de vue s’entremêlent, se contredisent ou se complètent : certains sont identifiés à des figures de lutte d’une part — différentes femmes, différents groupes de femmes, notamment les porte-parole de deux émissions de radio, dont les préoccupations contrastées vont peu à peu entrer en dialogue — et figures de l’oppression d’autre part — télévision officielle, comme dans le générique, services secrets accumulant images volées et renseignements « objectifs » sur les militantes. L’opposition entre ces deux pôles est d’autant plus claire que ce sont des personnages et des voix off masculins qui caractérisent les représentants de l’ordre ; et s’il y a du grotesque dans la manière dont Lizzie Borden met en scène les appareils d’État et leur sexisme « naturel », elle n’a pas besoin de beaucoup forcer sur les clichés des représentations des services secrets au cinéma pour en ridiculiser le machisme. Borden préfère cependant prendre soin de développer le point de départ « fictionnel » du récit pour montrer comment s’organise, rationnellement, systématiquement, un rapport de forces, une société inégalitaire, mettant sous tutelle les femmes, en niant que le harcèlement sexuel et le viol soit un problème, en restreignant les possibilités pour les femmes d’avoir accès à certaines professions pour les cantonner dans d’autres, et en offrant des subventions aux femmes au foyer en récompense de leur « participation » à l’équilibre social. En un ensemble de séquences sobres, Borden dépeint une société phallocrate, dans laquelle l’oppression des femmes est un outil de gouvernement comme un autre, un levier aux mains du pouvoir, qui définit la femme et limite ses attributions afin de pérenniser mécaniquement une structure de pouvoir hiérarchique2. Born in Flames n’est pas naïvement anti-machiste ; il met en scène la manière dont une société, fût-elle « idéalement » socialiste, s’acharne à construire des femmes en tant que seconde classe : le personnage principal du film, ouvrière dans le bâtiment, est virée du jour au lendemain parce que, face à des tensions sociales et un chômage croissant, le gouvernement fait le choix d’une forme de « préférence sexuelle » adossée à l’attribution d’une allocation aux femmes faisant le choix de rester dans leurs foyers. La démonstration de Born in Flames est implacable parce que c’est une politic fiction complètement « réaliste » quand elle montre comment est construit un système d’oppression. Bien que ce film soit aujourd’hui plus célèbre pour la révolte armée qu’il met en scène et qui culmine avec un attentat contre le World Trade Center (ou plus précisément, contre les antennes relais situées sur son sommet), c’est davantage cette description qui lui donne toute sa force ; d’autant qu’elle s’appuie sur un véritable travail documentaire sur les scènes activistes du New York du début des années 1980.

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In Bomb n° 7, X Motion Pictures and Center for New Art Activities, New York, 1983.

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Teresa de Lauretis insiste sur cet aspect dans un chapitre de Technologies of Gender. Essays on Theory, Film and Fiction (Bloomington, University of Indiana Press, 1987) en soulignant que l’enjeu du film est de s’adresser à une spectatrice, de construire par le film un point de vue et de un mode d’identification spécifique.

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Le pari de la réalisatrice n’est pas de se projeter dans le futur pour y inventer de nouvelles règles, mais de proposer une réalité alternative, susceptible d’éclairer sous la forme d’un « what if » un scénario sur le mode du « que se passerait-il si… ».

Dans une interview avec Betsy Sussler publiée dans le magazine Bomb au moment de la sortie du film, Lizzie Borden expliquait ainsi avoir construit son film au fil du tournage, à mesure qu’elle rencontrait celles avec qui le projet prenait sens : « Il n’y avait pas de scénario avec lequel commencer, et les personnages se sont développés dans plusieurs directions en travaillant avec chaque femme individuellement. Chacune d’elles jouait son propre rôle, tout en représentant un certain aspect du féminisme à l’intérieur de la fiction ou du film. […] je voulais travailler très étroitement avec chaque personne, avec leur manière de parler, en particulier les Noires3. » Dès le début du film se met ainsi en place un récit où plusieurs voix et plusieurs images s’entremêlent, se contredisent ou se complètent : récit choral, Born in Flames suit plusieurs figures féminines et plusieurs communautés de femmes, et décrit leur prise de conscience jusqu’à ce que devienne nécessaire pour elles de s’unir dans la lutte contre les discriminations de toutes sortes qu’elles subissent. L’intrigue avance de manière fragmentaire, morcelée, passant d’un groupe à un autre, sans réduire aucun d’entre eux à une identité figée ou une sous-culture fétichisée en quelques objets, mais en mettant en valeur leurs modes d’expression, leurs voix (chantées, psalmodiées, prêchantes), leurs dynamiques et leurs rapports. Porteuses du souffle épique qui traverse le film, Honey et Isabel scandent ainsi le récit de leurs discours radiophoniques : la première, porte-parole de la communauté noire, s’exprime sur Phoenix Radio dans un style prophétique (un de ses discours est même un décalque de Malcolm X) ; la seconde, jouée par Adele Bertei, claviériste du groupe No Wave The Contortions, apporte sur Radio Regazza une radicalité post-punk et lesbienne. En regard de ces deux voix résolument engagées, le film suit la prise de conscience d’un groupe de jeunes intellectuelles blanches responsables d’un journal officiel, qui vont progressivement remettre en cause les informations qu’on leur suggère de relayer : jouées par des proches de la réalisatrice, parmi lesquelles Kathryn Bigelow, qui entamait alors sa carrière dans le cinéma, elles gardent néanmoins un rôle très secondaire dans le film et ne « représentent » pas son point de vue de manière privilégiée. Le film trouve a contrario une figure de catalyseur dans un personnage de fiction atypique : incarnée par une sportive de haut niveau nommée Jean Satterfield, Adelaide Norris est une jeune ouvrière afro-américaine lesbienne à la tête d’une Women’s Army qui va passer de l’activisme social à la lutte armée, et tenter de fédérer autour d’elle un mouvement de résistance et de combat (elle part même suivre une formation paramilitaire en Afrique du Nord). Elle a pour mentor Zella, interprétée par Flo Kennedy, figure contestataire à l’allure magnifiquement excentrique, militante des droits civiques, engagée auprès des Black Panthers, fondatrice du Feminist Party, qui vient représenter dans Born in Flames à la fois une conscience historique et une source d’inspiration pour les luttes à venir. Entre tous ces personnages, le film tisse un récit complexe, dense, dynamisé par un sens aigu du montage des images comme du son : au fil du film s’alternent, s’opposent ou se répondent les propos des différents personnages féminins, individuels et collectifs, ainsi que les instances du pouvoir masculin, organes de surveillance et d’information. Entrelaçant voix, temporalités, réalités contradictoires de manière intense, le montage de Lizzie Borden rappelle le travail de Chris Marker en ce qu’aucune image n’est montrée comme si elle était simplement objective, à la troisième personne : au contraire, la ou les subjectivités qui sont à l’origine des images sont toujours rendues présentes, dans le chaos de leur contiguïté, de leur entrechoquement et de leur dépassement. Le récit est également déroutant en ce qu’il ne cherche pas à retrouver les codes ou les attributs (virils) du film de genre, y compris lors de scènes d’action. Une des premières séquences du film montre ainsi un groupe de « vigilantes » en rollers voler au secours d’une femme agressée, les appelant à l’aide avec un sifflet, avant d’enchaîner sur la désinformation officielle de cet événement. Ce qui n’empêche pas le film de représenter avec une force épique les ferments de la mobilisation féministe : une très belle séquence de montage cut met ainsi en relation les gestes d’une secrétaire, celui d’emballer des poulets sous une cellophane, d’enfiler un préservatif sur un sexe en érection, de faire la vaisselle, puis les enchaîne aux mains d’une préparatrice médicale, d’une serveuse et d’une coiffeuse. Le travail du son et de la musique est primordial dans le film : les rythmes des chansons, tout en représentant les différentes sensibilités des protagonistes du film, construisent le récit, mettent en relation les événements et surtout, invitent le(la) spectateur(trice) à s’impliquer corporellement dans la vision du film et à participer de la ferveur militante dont ces musiques témoignent4. Même les stridences ironiques de la chanson-titre du film, hymne du gouvernement « Social-démocrate » écrit par Mel Ramsden et Michael Baldwin d’Art & Language et joué par The Red Krayola accompagné de Lora Logic et Gina Birch, ont à cet égard un rôle de contrepoint. Le montage construit ainsi moins une unité imaginaire « toute faite » qu’il n’en rythme la constitution progressive, dialectique, sans pour autant idéaliser la lutte dont il est question. C’est là l’intérêt paradoxal de la fiction « uchronique » proposée par le film et son « impossible » point de départ5 : Born in Flames est supposé se dérouler dans un autre monde, sans doute « meilleur », soumis à des compromis qui n’en sont que plus inadmissibles. Dans l’entretien avec Betsy Sussler pour Bomb, Lizzie Borden déclarait ainsi : « La part de science-fiction dans le film tient dans son postulat : que se passerait-il si l’oppression la plus ordinaire que les femmes vivent depuis des générations poussait finalement un groupe de femmes à prendre les

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Voir La Pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2007. C’est en 1978 que Wittig donna à New York sa conférence « The Straight Mind » ; elle s'était établie aux États-Unis depuis 1976.

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C’est ainsi que le désigne Wittig dans « Quelques remarques sur Les Guérillères », in La Pensée straight. Cet article, dans lequel l’auteure revient sur la conception et la forme des Guérillères, a été écrit en 1994, pour un numéro de L’Esprit Créateur, la revue de l’université de Tucson où enseignait Wittig, consacré à l’utopie.

armes et s’emparer des médias pour en changer le sens, pour prendre la parole ? C’est de la science-fiction dans la mesure où je ne crois pas que ça puisse arriver ». Le biais de la fiction est dès lors moins l’occasion de projeter un combat fantasmatique, que de rendre « manifestes » les conditions d’une prise de conscience collective. Militant et documentaire, Born in Flames occupe une place particulière dans le cinéma féministe (ce n’est pas par hasard qu’il reçut en 1983 le prix du public au Festival des Femmes de Créteil) ; ce que vient renforcer le fait que sa diffusion en France ait pu se faire sous le titre Les Guérillères, emprunté au livre éponyme de Monique Wittig — auteure de L’Opoponax, Le Corps lesbien et La Pensée straight — publié par les Éditions de Minuit en 1969. S’il semble douteux que Lizzie Borden ait conçu son film en rapport direct avec ce livre, ces deux œuvres ont beaucoup en commun : réfléchissant leur propre forme, empruntant la voie de l’allégorie — chez Wittig par le recours au mythe et à la chanson de geste, chez Borden par le détour de la science-fiction —, le livre comme le film ont valeur de manifeste. Par ailleurs, la manière dont Born in Flames montre que la différence sexuelle est un mode de gouvernement, le rôle qu’il donne aux militantes lesbiennes dans la prise de conscience de cette oppression structurelle, rappellent les prises de position de Monique Wittig à la même époque6. Cependant, l’un des aspects essentiels des Guérillères en ferait certes à première vue une œuvre très éloignée des « spécificités » filmiques : travail sur l’espace du livre, de la page, travail sur la langue et sa réappropriation, c’est un « poème épique7 » évoquant un personnage collectif, « elles », ses rites, ses symboles, son merveilleux, et sa guerre avec « ils ». Or il semble bien que les enjeux expérimentaux du film de Borden renvoient à une volonté comparable de proposer une alternative aux modes de narration et de représentation cinématographiques classiques, non pas en pariant sur la négation complète de ces codes, mais sur leur reprise et leur réarticulation. Un même éclatement du récit caractérise ainsi Born in Flames et Les Guérillères, modulé par un travail minutieux d’effets de rappels, de voix, de rythmes, qui donnent aux deux œuvres une cohérence singulière. Mais surtout, la question du langage est centrale dans le film de Borden sous la forme d’une réflexion sur les médias et leurs usages. On a déjà souligné que le film se présentait comme un montage de types d’images et d’« informations » différents : l’opposition entre les médias « alternatifs » et les organes officiels passe justement au centre du film lorsque ces derniers tentent d’escamoter la première victime de la stratégie contre-révolutionnaire de l’État. La prise de conscience de la nécessité pour les femmes de faire entendre leurs voix est le prélude à l’unité dans la lutte, et implique la création d’outils de communication adéquats. Le film décrit ainsi tout un ensemble de pratiques non-officielles, efficaces, subversives, qui vont du sifflet qu’utilise la femme agressée en pleine rue pour appeler à l’aide jusqu’à la prise en otage d’un studio de télévision, en passant par le classique tractage militant et les radios pirates. Autant de formes de communication mouvantes et perturbatrices, insaisissables mais frappantes, facteurs de rassemblement et d’unité, qui sapent les savoirs institués et redéfinissent les rôles et les relations dans le champ social. Dans Born in Flames, la constitution par les femmes d’un « espace public oppositionnel », qui contredit les canaux de communication officiels, qui ait sa propre mobilité et permette aux femmes de s’exprimer librement, en construisant leur propre espace et style de parole, est la première étape, cruciale, d’une lutte générale. Radios libres et musiques minoritaires mais indépendantes sont sobrement présentées comme des modèles efficaces de médias autonomes, à l’écart de toute inscription économique et marchande. Épique dans son appel à la prise de conscience et à la lutte contre l’oppresseur, Born in Flames n’est pas moins radical dans son exhortation non pas à demander la parole, mais à la prendre, en inventant ses propres moyens de communication.

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(Suite. Première partie dans Pétunia, n°1, 2009)

SCÈNE 2 L’Ange et la Voix. L’Ange semble avoir quitté les rives nonchalantes. Il se dirige vers la Voix qui se tait.

L’Opéra du sang… À Françoise Hardy (2) / Pierre Gicquel

L’Ange : Je reviens de l’oubli Et de ton désespoir J’ai dormi dans le lit D’un astre qui fut noir Et je brûle des feux En t’espérant enfin La nuit est mon aveu Qu’endeuille le matin Je reviens de l’oubli Et de tes idées bleues La Voix : (peu à peu elle s’approche, elle frôlera l’ange qui ferme les paupières) Le gris bleu de mes yeux Échappe à l’incendie Violent et insidieux À l’ombre je me fie Dans l’ombre je me ploie Je dirige ma course Un seul soupir me noie Souvenir d’une grande Ourse Tu m’as rêvé bel ange Adoré oublié Et dans ta main je mange Les diamants volés De l’ombre je m’écarte À Londres j’arriverai Avec toi dans mes cartes Et je te garderai

SCÈNE 3 Image d’une Roll Royce abandonnée. Bruits d’une foule agitée. Une salle qui s’éclaire peu à peu. Un rideau blanc qui bouge. L’Ange : Belle qui pourrait t’enlever Dans les airs quand la musique Seule t’incite à rêver D’une chanson oblique La Voix : Cette chanson sais-tu Fut mon arme secrète Oui je me serais tue Après que l’on me jette Mais ceux qui m’écoutèrent Et frappaient dans leurs mains Saluaient l’étrangère Qui chantait dans la jungle Je ne me suis pas tue Ni tuée mais battue Les cartes étaient trop belles Avec toi qui m’épelles

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Pétunia est une revue féministe d'art contemporain et de culture Pétunia is an art and entertainment feminist magazine

Contributions dans l’ordre d’apparition/Contributions in appearing order : Regina José Galindo Autofobia Alexandra Midal De l’assassinat considéré comme design Maroussia Rebecq Silhouettes, 2010 Giovanna Zapperi Ici, ailleurs. Rêver et voyager avec Renée Green Spartacus Chetwynd Conversation with Lili Reynaud Dewar Carlos Fuentes Diane ou la chasseresse solitaire Caroline Sury Fiac ! Un reportage Damien Airault Portrait dans la nature. Une vidéo d’Anne Colombes Laetitia Paviani « Il faut que je me dépêche d’écrire ce petit texte » Lorraine O’Grady Four Diptychs Renske Janssen The Hare Young Clémentine Deliss & Michelle Naismith Chassés-croisés — Criss-Cross Anne Dressen Sturtevant a.k.a. l’altère ego tapageuse Émilie Renard Notes sur quelques gesticulations du genre Pauline Boudry & Renate Lorenz Salomania Benjamin Thorel Born in Flames Pierre Gicquel L’Opéra du sang… À Françoise Hardy (2)

Remerciements/Special thanks : tous les auteurs/all the authors et/and Audrey Chenu, Christophe Le Gac, Isabelle Hamburger, Cassandra Edlefsen Lash, Ana Briceno et/and à ceux qui nous soutiennent financièrement/ and to those who financially support us : Fondation d’Entreprise Ricard, kamel mennour, Lizières, Centre d’art La Passerelle, Frac Pays de la Loire, Centre d’art contemporain la Synagogue de Delme, CAC Brétigny Pétunia est une publication de Triangle France, association à but non-lucratif située à/Pétunia is a publication of Triangle France, a non-profit organization based in : Friche Belle de Mai, 41 rue Jobin, 13003 Marseille, France www.trianglefrance.org Avec/With Monografik Editions 6, place de l'Eglise F- 49160 Blou +33 (0)6 26 02 94 44 le-gac@monografik-editions.com www.monografik-editions.com

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Directrice de la publication/Publisher in chief : Dorothée Dupuis Rédactrices en chef/Editors in chief : Valérie Chartrain, Lili Reynaud Dewar Chargée d’édition + iconographie/Copy editor + iconography : Jeanne Alechinsky Conception graphique/Graphic design : Elamine Maecha / buro-gds.com Questions ? contactpetunia@googlemail.com Distribution Paris & Ile-de-France : Jean-Charles Le Saux Distribution province, France : Société Genilloise Entrepôt Distribution Europe, USA, Japon : Motto Distribution Imprimé 5 000 fois sur les presses d’Artes Gráficas Palermo (Espagne) en mai 2010 Printed 5 000 times by Artes Gráficas Palermo (Spain) in May 2010 isbn 978-2-36008-027-4

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