STRUCTURE
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« À la lueur maussade du jour, entre les eaux troubles et le ciel couvert, il surgit soudain, blanc, dépouillé. Il s’élançait hardiment au-dessus du gouffre, s’allongeait, paraissait prendre son essor, mais à peine avait-il franchi le milieu du lit qu’il se laissait retomber comme dans un vol de rêve, courbait légèrement le dos et allait toucher du front l’autre berge... » Lien entre deux rives humaines, il est magique, comme le raconte l’albanais Ismaïl Kadaré ; lien suprême, il est aussi, comme le disait le philosophe Heidegger, l’élan qui donne un passage vers la présence des divins : « Le pont, à sa manière, rassemble auprès de lui la terre et le ciel, les divins et les mortels... » Mais il est aussi l’expression de l’élan surhumain : « C’était l’un des plus gros lions que j’aie vus : il faisait penser à une arche de pont, et il était affamé... » Au XIIe siècle, c’était ainsi qu’Usâma Ibn Munquidh, gentilhomme syrien, décrivait un de ses souvenir de la chasse, considérée à l’époque, avec la guerre, comme l’un des moments forts de la vie d’un homme.
Réalité de tous les jours, l’ouvrage est rêve permanent : car il domine toutes les divisions, surpasse les interdits naturels, dépasse les bornes fixées par la nature. De quels mythes souterrains le tunnel ne porte-t-il pas l’indélébile marque, tant est fort notre enracinement dans la terre qui nous a fait naître ? Combien de légendes le pont n’a-t-il engendrées, la plus connue étant celle des Ponts du Diable où le surnaturel se substitue au rationnel pour proposer une explication à ces monuments de l’imagination ?
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Et pourtant... L’accoutumance fait oublier : qui se soucie, parmi tous les voyageurs que nous sommes sur les autoroutes et les voies rapides, du défi permanent que d’autres ont jeté pour nous sur fleuves et rivières, sous montagnes et collines ? Quelle place reste pour le rêve, qui seul peut transgresser la violation d’un territoire par la vitesse aveugle ? Rêver, c’est d’abord apprendre à voir. Rien, dans l’environnement de ces routes si anonymes, n’est insignifiant : car tout, à commencer par ce qui paraît le plus anodin, révèle cette quête permanente du dépassement qu’est l’ouvrage. Tout est béton, mais rien n’est pareil, rien n’est superposable.
Mais peut-elle faire oublier la poésie, seule à même de rendre au sec constat l’ambiance qui donne au monument son prix et son intérêt affectif ? Albert Bérenguier, renouant avec la tradition des peintres des siècles passés, nous entraîne dans un autre voyage : celui d’une photographie où transparaît, en filigrane, des abstractions, un imaginaire, sensible et sensuel. Ici la plastique des ouvrages s’impose comme autant de sculptures du paysage, qui font, mieux que toute description absconse, redécouvrir l’œuvre de l’homme sur la nature. Au fil de ce voyage, bien qu’il n’y soit jamais nommé, c’est bien l’hommeconstructeur que l’on retrouve page après page. Sait-il qu’il est, aussi, poète ?
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Voir, c’est justement chercher cette différence. C’est l’admettre d’abord, c’est le comprendre bientôt, c’est enfin la pressentir. C’est reconnaître intuitivement la qualité de ces ouvrages, voire parfois condamner leur absence d’esprit — car il en est qui ne révèlent que... leur manque d’âme. Voir c’est enfin regarder différemment. Car l’ouvrage est aussi œuvre ; il est chose construite par l’homme sur une nature conçue, comme le rappelle le philosophe, par les divins. Le regarder, c’est parfois prendre le temps de le parcourir par en dessous, par au-dessus, à l’inverse de son utilité immédiate ; c’est, lorsque la promenade a remplacé le parcours obligé, lever les yeux sur le viaduc et ne pas l’effacer d’une paupière hypocrite ; c’est du haut de la colline, le reconnaître de loin ; c’est également s’y arrêter pour l’observer comme d’autres monuments chargés d’histoire. C’est enfin jouer avec ses volumes d’ombre et de lumière qui rythment les franchissements ; c’est aimer les contrastes souvent brutaux qui les animent, apprécier leur ligne qui s’impose au-dessus d’une vallée, ou leur masque qui s’enfonce au creux d’une falaise ; c’est les regarder nous conduire vers d’autres lieux, d’autres ouvrages encore. C’est imaginer aussi, en dépit des lignes pures qui dompte le foisonnement de la nature ou de la ville, ce que furent les cicatrices du chantier ; c’est admirer le contraste entre l’œuvre et cet « amas d’hommes et d’objets hétéroclites », comme l’exprimait Ismaïl Kadaré, qui des jours, des mois, voire des années mirent leur énergie à les construire.
Jean
Mesqui
Les siècles passés se laissèrent conter, grâce au pinceau de leurs artistes, ces légendes monumentales : Piranèse fut l’un de ceux qui parvinrent, le plus magistralement, à décrire dans ses visions fantastiques la puissance de l’ouvrage. Mais combien d’autres se laissèrent prendre au piège tendu par ces franchissements confrontant la réalité et le rêve ! Le Lorrain, au XVIIe siècle, érigea le pont comme un élément d’équilibre de nombre de ses tableaux, comme si ceux-ci, quel qu’en soit le thème, n’auraient pu exprimer leur message sans lui. Faudra-t-il citer aussi Hubert Robert, avec le Pont du Gard, hymne déjà romantique à la gloire de l’aqueduc romain ? En sautant les générations, doit-on se remémorer tous les impressionnistes qui s’installèrent sur une berge pour y décrire la rencontre entre le mouvement fluide et la solidité du franchissement : Corot, Monet, Cézanne, Pissaro, Van Gohg, Sisley s’y essayèrent, et après eux Vlaminck, Picabia aussi... Tous ceux-là, et bien d’autres encore, ont vu l’ouvrage, pour s’être laissé prendre à sa magie et à sa force. À la même époque, la fin du XIXe siècle, les premiers photographes cherchaient, au contraire, à rendre l’ouvrage, à en donner une image aussi fidèle, aussi scientifique que possible, serait-on tenté de dire. Ainsi naquit la superbe collection de photographies conservée à l’École nationale des Ponts-et-Chaussées : le rêve est ici remplacé par le constat, souvent orgueilleux, de la puissance industrieuse de l’homme, du génie de l’Ingénieur.
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O U VRAGE D ’ A RT Tous les domaines d’activité de l’Ingénieur Constructeur réservent à celui qui prend son travail à cœur l’occasion d’exercer son talent ou d’appliquer ses connaissances. Les ouvrages maritimes, par exemple, ont permis depuis quelques décennies la réalisation de projets exceptionnels. On a construit des plates-formes dont les dimensions géométriques sont comparables à celles de la Tour Eiffel ; pesant des centaines de milliers de tonnes, elles ont été transportées loin de leur lieu de fabrication pour être échouées sur des champs pétrolifères sous-marins afin d’en assurer l’exploitation.
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L’étude et la réalisation de tels ouvrages font appel à des techniques et procédés qui permettent de résoudre des problèmes complexes de résistance, de stabilité, de fatigue d’une structure destinée à être construite dans un environnement agressif qui est un défi permanent à la tâche de l’Ingénieur et du Constructeur. Que reste-t-il de visible lorsqu’une telle structure est en service ? Dans l’immensité de l’élément, une plate-forme de dimensions assez modestes, comparée à d’autres ouvrages terrestres moins spectaculaires. Ces derniers doivent aussi faire face à certaines contraintes naturelles, similaires à celles des ouvrages maritimes, rendant leur calcul et leur réalisation difficiles, mais l’essentiel de l’œuvre reste vu et modifie même de façon importante le paysage qui le reçoit. Peut-être est-ce là l’explication du pouvoir de fascination qu’a exercé depuis longtemps la construction des grands ouvrages d’art sur l’esprit des Ingénieur. Un ouvrage d’art ne sera réussi, c’est-à-dire accepté par le public, que dans la mesure où il aura rempli pleinement sa fonction, tout en s’inscrivant harmonieusement dans son site : « Le pont est à l’échelle non des faits humains mais de ceux de la nature... » Ce message d’Eugène Freyssinet, écrit en 1930, doit garder pour ses disciples, comme pour les générations qui montent après eux, une valeur d’exemple et de doctrine. Longtemps les ingénieurs ne se sont préoccupés que de la fonction, négligeant l’aspect et les qualités esthétiques. Il n’en est heureusement plus ainsi en France et d’ailleurs dans les autres pays. Les données esthétiques sont prises en compte dès le stade de la conception avec le concours d’architectes-conseils. Certain ont quelquefois cédé à la tentation d’une recherche plus décorative qu’architecturale ; il faut souhaiter que le pendule, qui oscille en permanence entre esthétique et fonction, trouve toujours son juste équilibre. Quel rôle la photographie doit-elle jouer dans ce processus de création et quels sont les services que les ingénieurs et les constructeurs peuvent en attendre ? D’abord, assurer la pérennité et la diffusion des aspects visibles de l’œuvre.
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Aujourd’hui, dans le monde, plus de deux cents ponts à haubans de grande portée, supérieure à 100 mètres, ont été construits, certains dans des endroits presque inaccessibles. Comment en apprécier les particularités qui varient à l’infini par les formes, les proportions, les matériaux et les choix techniques des paramètres essentiels ? Seule la photographie, grâce à sa fidélité et à sa précision, permet de prendre connaissance des projets réalisés par d’autres. Sans le photographe professionnel, pendant la construction de l’ouvrage et après son achèvement, un aspect inédit transitoire ou fugitif serait perdu à jamais. Souvent, la section transversale d’un grand pont est à elle seule une partie essentielle de l’ouvrage. Les formes du pont courbe sur la Seine à Saint-Cloud donnent au tablier l’aspect d’un ruban tendu audessus du fleuve se prolongeant sur la rive ; la structure intérieure du tablier repose, en fait, sur des techniques d’une grande richesse qui assurent à l’ouvrage sa résistance dans le respect de contraintes exceptionnelles. Malheureusement, lorsque la construction est terminée, rien ne permet plus d’en appréhender les caractéristiques réelles. De même pour le pont de Brotonne qui est le plus grand pont à haubans de France, avec une travée centrale de 320 mètres ; pour en limiter le poids, la section fait appel à des parois minces en béton à haute résistance, préfabriqué et précontraint ; l’élégance d’une telle section disparaît avec l’achèvement de l’ou-
vrage. Ces deux exemples éclairent bien le rôle de veille technologique qu’exerce la photographie, unique souvenir tangible pour l’Ingénieur. Les matériels spéciaux de construction des ouvrages jouent aussi un rôle important dans l’esthétique industrielle, même si leur utilisation n’est, de principe, que transitoire. Afin de mettre en place des éléments préfabriqués en béton dans des ponts de grande portée, on a mis au point et utilisé plusieurs familles successives de poutres de lancement. Sans entrer dans le détail.
Il de cette évolution, inscrite sur une période de plus de vingt ans, depuis la construction du viaduc d’Oléron en 1964-1966 jusqu’à l’achèvement du viaduc portant A86, au-dessus de la Seine à Choisy-leroi, ou la construction du viaduc autoroutier F9 à Melbourne en 1988, il faut reconnaître que, mis à part les dessins des matériels, généralement peu communicatifs, les meilleurs documents qui conservent de façon parlante l’évolution de telles techniques sont les prises de vue et les films. Cette documentation photographique représente un autre élément important de la veille technologique. Un dernier point se rattache à l’aspect des ouvrages en exploitation.
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Des côtés insolites peuvent être révélés par les différentes lumières du soleil, par une nappe de brouillard ou le scintillement du givre ; la sensibilité du photographe, en se servant d’une multitude de situations, éclaire l’ouvrage qu’il donne à voir différemment. La photographie est implacable, sa précision met en relief les défauts de l’œuvre. L’effet de l’éclairage rasant sur une large surface plane ou sur l’alignement d’une corniche est définitivement fixé par l’image. La prise de vue confirme alors le choix des formes et la rigueur le la réalisation ou, au contraire, fait ressortir les améliorations souhaitables. Bien des progrès ont été apportés dans ce
domaine, les architectesconseils proposent des surfaces gaufrées ou rainurées et adaptent les formes en fonction de la lumière. Quelles que soient les applications nouvelles de la photographie des ouvrages d’art, on ne peut que remercier M. Berenguier de l’aide qu’il a déjà apportée à la profession dans les travaux rappelés cidessus. En prenant l’initiative de la présente publication, il a apporté, en tant que photographe professionnel, sa contribution à l’œuvre commune que sont la conception, le calcul, la construction des ponts, viaducs et ouvrages de franchissement ; en tant qu’artiste il a montré que ce sont des œuvres d’art. Jean Muller
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PONT DE GIEN conception CETE NORMANDIE maître d’ouvrage DIRECTION DES ROUTES maître d’œuvre DDE LOIRET constructeur SALVIAM, BRUN
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PONT DE CHEVIRE conception SETRA, SETEC, SEEE, PHILIPPE FRALEU maître d’ouvrage DIRECTION DES ROUTES maître d’œuvre DDE LOIRE ATLANTIQUE constructeur BAUDIN, CHÂTEAUNEUF
VIADUC DE MAGNAN A8 conception JEAN MULLER, SCETAUROUTE maître d’ouvrage ESCOTA maître d’œuvre SCETAUROUTE constructeur BERNARD CAMPENON, FOUGEROLLE
VIADUC DE SYLANS ET GLACIÈRES conception BOUYGUES, SERAFIN BOGUMIL maître d’ouvrage SAPRR maître d’œuvre SCETAUTOUTE, SETRA constructeur BOUYGES, JEAN LEFÈVR
5.
6.
ÉCHANGEUR DE BAGNOLET conception SETRA maître d’œuvre DDE SEINE SAINT-DENIS constructeur SPIE-BATOGNOLLES
PONT DE SAUMUR conception SETRA AUGUSTE ARSAC maître d’œuvre DDE MAINE ET LOIRE constructeur COIGNET
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7.
PONT DE BROTONE conception BERNARD CAMPENON, JEAN MULLER, AUGUSTE ARSAC maître d’ouvrage DÉPARTEMENT DE LA SEINE MARITIME maître d’œuvre DDE SEINE MARITIME constructeur BERNARD CAMPENON
VIADUC DE MAGNAN A8 conception JEAN MULLER, SCETAUROUTE maître d’ouvrage ESCOTA maître d’œuvre SCETAUROUTE constructeur BERNARD CAMPENON, FOUGEROLLE
9. VIADUC DES EGRATZ conception CETE LYON, GTM maître d’ouvrage DIRECTION DES ROUTES maître d’œuvre DDE HAUTE SAVOIE constructeur GTM PONT DE SEDAN conception SETRA maître d’ouvrage DIRECTION DES ROUTES maître d’œuvre DDE CHAMPAGNE ARDENNE constructeur BERNARD CAMPENON
11. 10.
PONT DE SAINT-CLOUD conception BERNARD CAMPENON, MICHEL BADANI maître d’ouvrage DIRECTION DES ROUTES constructeur BERNARD CAMPENON
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12.
14. PONT CANAL A55 conception SCETAUROUTE maître d’ouvrage ESCOTA maître d’œuvre SCETAUROUTE constructeur SUD TRAVAUX, GUINTOLI
15.
PONT D’OTTMARSHEIM conception SETRA, COIGNET, AUGUSTE ARSAC maître d’ouvrage DIRECTION DES ROUTES maître d’œuvre DDE HAUT RHIN constructeur COIGNET
VIADUC DE LA CHIERS conception SOFRESIO, SECOA, CHARLES LAVIGNE maître d’ouvrage DIRECTION DES ROUTES maître d’œuvre DDE LONGWY constructeur CFEM, SAE BORIE
VIADUC DE CHAROLLES conception BERNARD CAMPENON, SETRA maître d’ouvrage DIRECTION DES ROUTES maître d’œuvre DDE SAÔNE ET LOIRE constructeur BERNARD CAMPENON, BAUDIN CHÂTEAUNEUF
VIADUC DE CHAROLLES conception BERNARD CAMPENON, SETRA maître d’ouvrage DIRECTION DES ROUTES maître d’œuvre DDE SAÔNE ET LOIRE constructeur BERNARD CAMPENON, BAUDIN CHÂTEAUNEUF
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PONT DE GENNEVILLIERS conception JEAN MULLER, BERNARD CAMPENON maître d’ouvrage DIRECTION DES ROUTES maître d’œuvre SERVICE RÉGIONAL DE L’ÉQUIPEMENT constructeur BERNARD CAMPENON
19.
VIADUC DE FREBUGE A40 conception SCETAUROUTE maître d’ouvrage SAPRR maître d’œuvre SCETAUROUTE constructeur BERNARD CAMPENON, JEAN LEFÈVRE
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VIADUC DE FREBUGE A40 conception SCETAUROUTE maître d’ouvrage SAPRR maître d’œuvre SCETAUROUTE constructeur BERNARD CAMPENON, JEAN LEFÈVRE
20.
VIADUC DE NANTUA A40 conception SCETAUROUTE, MAURICE NOVARINA maître d’ouvrage SAPRR maître d’œuvre SCETAUROUTE constructeur GTM, CAMPENON, SOLETANCHE PONT DE BROTONE conception BERNARD CAMPENON, JEAN MULLER, AUGUSTE ARSAC maître d’ouvrage DÉPARTEMENT DE LA SEINE MARITIME maître d’œuvre DDE SEINE Maritime constructeurBERNARD CAMPENON
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ÉCHANGEUR DE L’ILE NAPOLÉON conception SETRA, JEAN-PIERRE MASQUIDA maître d’ouvrage DÉPARTEMENT DU HAUT RHIN maître d’œuvre DDE HAUT RHIN constructeur CITRA, SPIE-BATOGNOLLES PONT DE AMBOISE conception SETRA maître d’ouvrage DÉPARTEMENT DE L’INDRE ET LOIRE maître d’œuvre DDE INDRE ET LOIRE constructeur CITRA, SPIE-BATOGNOLLES
éditions Belfond introduction Jean Mesqui photographies Albert Berenguier texte Jean Muller conception graphique Axinté Katia photogravure FNG imprimé en Espagne par Caifosa, Barcelone
2012 © Belfond DL 1 TR 07 ISBN 271442516