Journal de Bord de l'école Psychanalytique de Sainte-Anne

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Journal de Bord

l’Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne (anciennement Institut est affiliée à l’Association Lacanienne Internationale

Edouard Toulouse)

Revue trimestrielle

en partenariat avec le Centre Hospitalier Sainte-Anne

mai 2014 N° 2


Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne Cycle de conférence : Présence de Jacques Lacan à l’Hôpital Sainte-Anne

Mercredi 7 mai 2014, Marcel Czermak « Y a-t-il une psychiatrie lacanienne ? » Mercredi 21 mai 2014, Françoise Gorog « Lacan actuel » Mercredi 18 juin 2014, Charles Melman « De quelques conséquences de la présentation clinique de Lacan à Sainte-Anne » amphithéâtre Raymond Garcin, de 14h30 à 16h30


Editorial Une psychiatrie… lacanienne ? Marcel Czermak l’évoque dans les pages qui suivent, tout comme Jean-Jacques Tyszler nous parlait, dans notre premier numéro, des « inventions de psychiatrie lacanienne ». D’aucuns penseront que nous ne sommes pas loin de dériver à oser adosser à la psychiatrie cet adjectif – dérivé, justement - du nom propre. Lacan a rappelé cette particularité du nom propre à pouvoir s’employer au pluriel, verbalement, ou en fonction d’adjectif. La psychiatrie, de son côté, n’a jamais hésité à s’appuyer sur d’autres champs que le sien, la philosophie notamment, pour soutenir sa doctrine, qu’il s’agisse du jacksonisme chez Henri Ey, de la lecture de Bergson par Minkowski ou du traité de Pinel dit « médicophilosophique sur l’aliénation mentale ». Cette dérivation, lacanienne, de la psychiatrie n’a de sens qu’à vouloir amarrer la psychanalyse, si souvent présentée par Lacan dans sa position extra-territoriale, incapable - comme il est dit dans les « variantes de la cure type » - de faire valoir ses propres critères au-dehors d’elle-même. Il s’agit de savoir si une psychiatrie qui se soutiendrait d’une théorie de l’objet – seule invention de Lacan comme celui se plaisait à le souligner – pourrait dès lors être nommée lacanienne. Si, comme on le lit dans le séminaire II, « c’est par la nomination que l’homme fait subsister les objets dans une certaine consistance », il s’agit alors pour nous de tenter de tirer les conséquences, pour la psychiatrie, de ses apports lacaniens. Edouard Bertaud

Sommaire Pour Une Psychiatrie lacanienne : intervention de Marcel Czermak à la Société Clinique du 25 janvier 2014 --------------------------------------------------p. 4 Apologue : La boîte à sardine ou la fonction du regard, par Nicolas Dissez --------------------------------------------------p. 12 A.L.I.énistes : «l’hypocondrie» par Jules Cotard --------------------------------------------------p. 16 WitZ dits, les bons mots du divan --------------------------------------------------p. 30 Les Enfants à l’école de Sainte Anne : Une Clinique infantile? par Eva-Marie Golder --------------------------------------------------p. 31 Entretien avec Guy Pariente --------------------------------------------------p. 34 Argument journées annuelles de l’EPSA d’octobre 2014, par Jean-Jacques Tyszler --------------------------------------------------p. 43


Po u r u n e psychiatrie lacanienne Intervention de Marcel Czermak à la réunion de la Société Clinique du 25 janvier 2014 Marcel Czermak : Allez, on va fermer la porte… C’est vraiment pathologique… l’heure! Freud disait : « moi, j’ai des montres qui sont toujours à l’heure ! » Nous étions à une réunion, mobilisée par Françoise Gorog et Patrick Guyomard, sur le thème Psychanalyse et Psychiatrie1. Je commence par y faire un premier faux pas… Comme je suis un peu élémentaire, c’est moi qui ai commencé à m’expliquer. J’aurais dû leur demander qu’ils commencent par s’expliquer : Sur quel pied ils dansent ? Pourquoi ce thème les tourmente ? A ce jour, je n’en ai aucune réponse. Alors moi j’ai essayé de m’expliquer maladroitement. Je me retrouve donc invité par des gens sur qui j’ai veillé, et qui m’invitent chez moi. Je ne l’ai pas fait remarquer, que ce soit par oubli névrotique ou par délicatesse ou dieu sait quoi ! On me demande, chez moi : « qu’est ce que tu penses de l’affaire ? » Donc, un effet, comme vous le voyez, d’étrangeté : on vous demande de vous expliquer et de rendre des comptes - ce qui est forcément bienvenu, mais ce qui suppose simultanément qu’après tous les travaux effectués, ils soient, d’une certaine façon, caducs et non advenus. Après tous les efforts, les peines, les barouds parfois sanglants, tout cela est passé à la trappe sans que personne n’en ait pris de la graine… Cela n’a pas été sans me peiner quelque peu, mais je commence à avoir l’habitude! Ici même, à l’A.L.I., en arrivant, je croise l’un de mes camarades qui sursaute et qui me dit « Ah ! Marcel, mais qu’est-ce que tu fais ici ? »… Moi, je reste zen : « je ne fais que passer ! » Nicolas [Dissez] sait très bien, quand on met sur la table quelque chose qui est un peu inédit, la viscosité mentale du milieu est telle, qu’il faut vingt ans pour que ça passe l’horizon… Si ça le passe… Donc je ne vais pas me livrer à un récapitulatif que n’importe quel étudiant serait capable d’établir. Ce n’est plus mon job ! Je vous fais un peu d’histoire là quand même… Parce que je vois Edouard [Bertaud] et Luc [Sibony] : vous êtes en train de réactiver notre Journal de Bord, avec un petit litige… Nous sommes domiciliés au Centre Hospitalier Sainte-Anne, mais l’administration s’interroge pour savoir si on peut utiliser le logo ou pas ! Je me dis : « Tu as tous les galons requis, tu as eu quelques barouds comme tout le monde… Mais jusqu’à ce jour, à l’âge que tu as, à tes camarades et à toi-même on nous demande de faire nos preuves ! » Je compte sur votre sens diplomatique pour leur faire remarquer qu’on n’est pas là arbitrairement, on n’est pas là par le fait du prince ! Seulement, comme ils manquent d’informations, comme ils nous ont peu lus, l’appréhension des problèmes leur est très cadrée. Il faut leur fournir quelques éléments. Le jour où je suis parti à la retraite, en théorie, j’aurais dû soit organiser un pot de départ - ce qui se fait - si vous ne le faîtes pas, c’est la direction qui le fait… Compte tenu des barouds déplaisants qu’il y avait eus, je ne me sentais pas, moi, d’organiser un pot de départ. Peut-être ai-je eu tort ! Cependant, il eût été bienvenu de la part de mon administration qu’elle organise ce pot de départ, ce qu’ils n’ont pas fait de peur, probablement, que je me récuse ! Et donc il ne se passe rien. Dernière consultation, dernier moment, un de nos infirmiers, Michel Bekses, m’a dit « venez donc ! » Dans un coin, ils avaient préparé le champagne ! Qu’est ce qu’ils avaient fait : au moment des grands travaux, ils avaient volé la poignée d’entrée de l’amphithéâtre Magnan, qu’ils m’ont remise en douce, en me disant « cette poignée vous appartient ! » Voilà un amphi, qui a été le cœur de la psychiatrie depuis 1922, sur lequel j’ai eu à veiller pendant presque quarante ans de ma vie, en accueillant ceux qui, d’une façon ou d’une autre, estimaient pouvoir contribuer à l’histoire de la discipline… C’est l’un des plus beaux cadeaux qu’on m’ait fait dans la vie ! Alors le hasard fait que mercredi, l’un de nos amis cherbourgeois, m’avait donné un livre qui vient de sortir au Seuil : Patrick Coupechoux, Un homme comme vous, sous titré « essai sur l’humanité de la folie », avec une préface de Pierre Delion. Simultanément, on me remet le texte d’un entretien que j’ai eu l’occasion d’avoir avec Gérard 1 Séminaire « Psychanalyse et psychiatrie, aujourd’hui et demain » organisé par l’I.H.P. de Ste Anne et la S.F.P., mardi 26 novembre 2013


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Amiel, de Grenoble - qui sera publié ou pas et qui s’appelle Remarques impertinentes sur l’objet a. Je parcours rapidement à l’aube le bouquin de Coupechoux - je ne l’ai pas lu par le menu - Je regarde en diagonale ce que j’ai pu raconter à Gérard et ça n’a rien à voir… Et pourtant ça a tout à voir ! Coupechoux est un journaliste très sympathique, avec qui j’ai passé une aprèsmidi pour un livre qui s’appelle Un monde de fous. Alors le dernier s’appelle Un Homme comme vous, essai sur l’humanité de la folie. Alors c’est une bibliographie que j’ai bien connue dans ma jeunesse, c’est-à-dire, généreuse, bienveillante… et à côté de la plaque. Parce que ça soulève tout de suite cette question majeure de savoir si la clinique, ce qui donne son ton, ce qui la manœuvre, ce qui l’axe, est-ce que c’est la générosité ? Il m’est arrivé de le dire à Lacan - je crois que c’était en 67 - il doit y en avoir une trace dans cette petite conférence - je n’y étais pas, j’étais à l’étranger : « Petit discours aux psychiatres », quelque chose comme ça… Il raconte qu’il a rencontré un jeune psychiatre qui ne pensait pas que la générosité soit l’alpha et l’oméga de la clinique. Ce en quoi il était d’accord. Il faisait la remarque suivante : j’avais été le voir… J’avais à faire à un truc un peu étrange, quand j’étais encore un peu médecin et que je me sentais anxieux, j’allais dans le service et je savais quoi faire. J’avais mes arbres de décisions, mes machins, mes trucs, j’avais l’impression d’être quelqu’un qui tient debout. Et puis quand on arrive dans un service de psychiatrie c’est le contraire, on n’a qu’une seule peur, c’est de franchir le seuil ! C’est là qu’on a l’angoisse! Et pourquoi a-t-on l’angoisse? Précisément parce que les fous nous demandent rien, c’est nous qui demandons. Cette angoisse perdure y compris dans le grand âge. Le livre de Coupechoux, vous verrez, est vraiment sympathique, bienveillant. C’est bien documenté! Le rapport sur le service des aliénés de Gérard de Cayeux de 1874, je l’ai lu par le menu ! Vous avez toutes les références sociologiques qui conviennent, qui donnent le ton. Le camarade Robert Castel, mon moins camarade Michel Foucault, quelques anciens : Bonnafé, Rouard, Le Guillant, Daumézon, enfin toute la bande ! Tous d’ailleurs sont soit membres du parti

communiste, ou protestants. J’en passe aussi, il y a les surréalistes, Eluard - Nous avons fait il y a un an une réunion sur Artaud2 - les écrits d’Artaud, et de Robert Desnos… Lettre au médecin chef des asiles de fous… Alors qu’est ce qu’il écrit - citons la plume d’Antonin Artaud : « Nous n’admettons pas qu’on entrave le libre développement d’un délire aussi légitime, aussi logique que tout autre succession d’idées ou d’actes humains. La répression d’une réaction antisociale est tout aussi chimérique qu’inacceptable en son principe » - tous les actes individuels seraient antisociaux - qui irait contre? - « les fous sont les victimes individuelles par excellence de la dictature sociale. » De quoi parlons-nous quand on parle de dictature sociale ? « Au nom de cette individualité qui est le propre de l’homme, nous réclamons qu’on libère ces forçats de la sensibilité » - sensibilité - « puisqu’aussi bien il n’est pas au pouvoir des lois d’enfermer tous les hommes qui pensent et agissent. » C’est vrai, il faudrait tous vous enfermer… Et il ajoute : « sans insister sur le caractère parfaitement génial des manifestations de certains fous, dans la mesure où nous sommes aptes à les apprécier » - vous voyez heureusement, il y a un bémol - « nous affirmons la légitimité absolue de leur conception de la réalité. » Bien sûr ! Puisque comme Freud le disait et Lacan après lui, le problème n’est pas la perte de la réalité, c’est ce qui s’y est substitué. Qu’estce qui se substitue à la réalité dite normale? Et de tous les actes qui en découlent… C’est d’ailleurs l’une des questions initiales de Freud, puisque dans les psychonévroses de défense, c’est là-dessus qu’il démarre : les mécanismes. Or vous verrez que dans de tels ouvrages, la question du mécanisme est tout à fait opaque. Ca n’intéresse personne ! On postule toujours dans l’Autre que ces mécanismes, ce sont les mêmes que les vôtres. Mais que quelqu’un puisse être Autre, avec des mécanismes Autres ! Alors là ! Un névrosé ne peut de s’en débrouiller, et c’est quand même au cœur de la discipline… Je ne vais pas vous faire un récapitulatif de ce sur quoi j’ai mis la main… Artaud disait : « je ne demande qu’à sentir mon cerveau »… Là, il faudrait faire un petit cours sur l’hypocondrie ! 2 « La passion Artaud », journée du 9 février 2013 organisée par l’EPHEP


Et puis, le week-end dernier nous avons relu le texte de Freud sur le Witz3, avec la façon qu’il a d’effleurer les fabrications langagières des enfants, à quoi je suis amené à faire une petite objection parce que… c’est dans ce terme-là, glossolalie, la troisième note de bas de page p. 201 du livre de Coupechoux : « glossolalie, langue inintelligible que parlent les mystiques en début d’extase », mais aussi « langage imaginaire de certains malades mentaux fait d’onomatopées et dont la relative fixité au point de vue de la syntaxe et du vocabulaire permet la compréhension dans une certaine mesure »… Vous voyez, ça n’a rien à voir! Prenez des linguistes qui ont traité la question des glossolalies par exemple dans les communautés religieuses de Sicile… Néo-langage qui vise à une seule chose, maintenir l’unité de la communauté, cependant qu’à l’examen fin de ce qu’ils formulent, on s’aperçoit que la morphologie de fond est celle d’une langue qui n’a rien d’inventif et que néanmoins, comme c’était évoqué lors de notre réunion, la semaine dernière, sur la question du sens et du nonsens, évidemment qu’il y a du sens dans le non-sens, dans certains cas… On imagine qu’on a compris ! Et ça maintient l’unité et la cohésion. Alors maintenant vous reprenez Artaud, « Interjections » : maloussi toumi tapapouts hermafrot emajouts pamafrot toupi pissarot rapajouts erkanpfti Voila… Je ne vais pas vous balancer tout le texte. A un examen linguistique un peu précis, c’est quelque chose qui apparaîtra hors langue, hors syntaxe… Avec des remarques, dans le livre de Coupechoux, tout à fait excellentes : « Ne devient pas fou qui veut. » Citation fort bienvenue : « l’être de l’homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l’être de l’homme s’il ne portait pas en lui la folie comme limite de sa liberté. » Qui ne pourrait y souscrire ? Le problème, c’est que ne devient pas fou qui 3 Séminaire d’hiver de l’ALI : « l’inconscient s’amuse », 18 et 19 janvier 2014

veut ! Qu’est ce qui fait que quelqu’un, dans telle conjoncture, sollicité de telle manière, son monde change ! En un instant, ce n’est pas progressif, ça pivote ! Donc, comme vous voyez, je lisais cela. Dans ce livre, l’accent est surtout mis sur la psychothérapie institutionnelle. Tosquelles, qui avait appris la psychiatrie en lisant la thèse de Lacan, relayée par Jean Oury, disait que la psychothérapie institutionnelle n’existait pas et que seule était valable l’analyse institutionnelle. Donc, je pourrais vous débiter cela, larga manu... « L’aventure de la psychose » ... Ce sont des choses très bienvenues ! ... « En fait, le comportement de l’observateur modifie celui de l’observé », cela les physiciens nous l’ont appris de longue date ! La psychanalyse et le transfert, aussi bien ! ... « Et Bonnafé se réfère de nouveau à Jacques Lacan, pour qui la folie change de nature, avec la connaissance qu’en prend le psychiatre »... C’est vrai ! Qu’est ce qu’on en fait in fine ? Tous pareils ! Donc, si je parle, celui à qui je m’adresse est supposé être sur la même longueur d’onde que moi ? ... Qu’est ce que j’en sais ?! D’un autre côté, je passe deux heures avec notre ami Gérard Amiel, de Grenoble, en prévision d’un éditorial pour la Revue Lacanienne qui s’intitule « Remarques impertinentes sur l’objet a »... Et, cela n’a absolument rien à voir ! Vous vous demandez si vous avez le même intérêt, le même job, si ce à quoi vous avez affaire, est du même tonneau ou pas ! Il y a un mur entre les deux, même si ça a l’air d’avoir des affinités, si ça se ressemble, si ça a des sympathies, voire même des embranchements communs. Il arrive donc que tel ou tel ami me pose cette question ; quand Pierre-Yves Gaudard est arrivé dans le service, au bout de six mois il me demande : « l’objet a c’est quoi ?! ». Rien qu’avec ça, on change la face des choses ! Je ne vais pas vous récapituler la teneur de cet entretien, vous en aurez un résumé dans le prochain numéro de la Revue Lacanienne, mais il y a de quoi se demander pourquoi on rame ! Je vais à une réunion et certains de vos camarades, dont certains de la S.P.P., ont fait une grande affiche : « Entretiens


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psychanalytiques en milieu psychiatrique ». C’est comme si on disait « entretiens maritimes en milieu psychiatrique », vous prenez un tonton de la marine marchande, vous le balancez dans un service, et voilà ! C’est une espèce de greffon, parce que quand même, pour apprendre à parler le même langage, il faut au moins dix ans, au moins… Et encore… Du coup, je me demande ce que j’ai fait ! Et qu’est-ce que je viens faire là ? J’étais payé comme psychiatre… et après tout, ce qui a constitué, justement, l’objet de la discipline, en ce qui concerne certains de mes camarades et moi-même, nous avons essayé de l’affiner, puisqu’une discipline se spécifie par son objet, sa méthode, et sa théorie. La méthode étant en rapport avec la théorie et l’objet ! Même si l’objet change ! Dans toute science, on a vu l’objet changer, la théorie et la méthodologie changer. Et on vient nous empoisonner, en nous demandant : « qu’est-ce que vous avez de scientifique ? » C’est ce que nous balancent ceux de l’HAS ! Ils vous balancent un paquet d’items, en vous disant : évaluation scientifique ! Mais moi, je voudrais qu’on me dise ce que c’est que la science ? Qu’est ce que j’ai fait, moi ? J’ai fait quelque chose de non scientifique ? Si c’est le cas, qu’on m’explique en quoi ça ne l’était pas ! Charge à moi-même de dire en quoi ce qu’ils fabriquent, ne l’est pas plus ! Puisque le propre de la science, c’est évidemment à chaque fois, une dimension transgressive ! Toute l’histoire des sciences est une histoire de la transgression: Galilée, Semmelweis, Harvey, Michel Servet, y compris Pasteur… Pasteur avait le tort d’être pharmacien, toute la médecine était contre lui ! Donc, je ne connais aucun pas de la science qui n’ait été une transgression, voire un coup de force. Evidemment, nos appareillages administratifs et juridiques se sont tellement perfectionnés, qu’on peut se demander jusqu’à quel point l’ouverture à la recherche est maintenue, dès lors qu’elle est tellement balisée. Prenons ce débat actuel sur l’euthanasie. Historiquement, le magistrat ne tranchait pas entre Galien et Hippocrate… Débrouillez-vous ! Vous avez prêté serment, il s’agit de votre science et de votre conscience et personne n’a à vous dire comment vous conduire… Sauf cas flagrant etc.… Là, on voudrait baliser le terrain pour savoir qui on tue ou pas.

Voilà ce que je voulais vous dire … (désignant sa montre qu’il est en train de remettre à son poignet) : C’est un coup du Professeur Kreisel, vous connaissez ? Logicien d’origine viennoise, ayant fait toute sa carrière aux Etats-Unis et ayant parcouru tout le vingtième siècle. Un jour, j’entends, en cercle restreint, le Professeur Kreisel faire un cours sur l’histoire de la logique au vingtième siècle. Il enlève sa montre, la met dans sa poche, puis il parle, il finit son exposé et nous dit : « je vous ai parlé trois quarts d’heure », Il sort sa montre, c’était bien ça, c’était le temps d’un cours à l’université de Vienne ! Donc je viens de vous rééditer le coup du Professeur Kreisel ! J’aimerais bien vos remarques ! Cyrille Deloro : Il y a six ans, lors de ma soutenance de thèse, vous m’avez demandé s’il y avait une psychiatrie lacanienne Marcel Czermak : Oui ! Cyrille Deloro : Je vous avais répondu oui, et j’ai même eu le sentiment que je vous avais rencontré là-dessus, principalement. S’il y a bien quelque chose qu’ils ne sont plus en mesure d’entendre, à Sainte-Anne, c’est qu’il y a une psychiatrie lacanienne. Ils ne savent plus faire le rapport entre psychanalyse et psychiatrie, parce qu’ils affilient Lacan à quelque chose qui ne serait plus de la psychiatrie. Marcel Czermak : c’est une grave question, à laquelle je serais bien en peine de répondre… Quand j’ai débarqué dans cet hôpital, il y avait une consultation, avec des psychanalystes de la S.P.P. : Renard, Mallet, Bourdier et d’autres… Comme adjoints : Charles Melman, Edmond Sanquer, voilà. Moi je suis venu après… Ca ne posait pas de problème, ça faisait du débat, ce n’est pas la même chose ! Moi, je n’ai pas supplié Georges Daumezon pour qu’il me téléphone un jour en me disant je vous prends comme assistant et comme adjoint ! Le jour où j’ai fait les papiers idoines, Daumezon me dit : « on vous a pris à l’unanimité du jury ! » Pourtant je n’avais pas beaucoup de titres ni de travaux ou de services rendus… A l’unanimité ! Là, j’apprends quoi ? On me dit d’un côté : les lacaniens, on ne peut pas


parler avec eux ! L’un de mes chers camarades de l’A.L.I. va raconter à l’étranger : « Marcel est un type avec qui on ne peut pas travailler ! »… Inch Allah ! De l’autre côté - ça, c’était les psychanalystes - pour les psychiatres, pareil ! Ca, c’est la question de l’objet a ! Comment, en interne, vous devenez tricard ! Vos propres camarades disent : « on ne peut pas travailler avec lui ! »… C’est peut-être la définition même que donnait Lacan de l’objet a : Ca ne joue pas le jeu, ça vous emmerde… Moi, je n’ai pas toujours connu ça, c’est une nouveauté qui s’est installée insidieusement, et qui participe d’un mouvement général des sciences, c’est-à-dire que la psychanalyse n’est pas un isolat ! Cyrille Deloro : Vous leur auriez dit, ce soir-là, qu’il y a une psychiatrie lacanienne, cela leur aurait paru très poétique ! Marcel Czermak : C’est ce que m’a dit Maud Mannoni ! Un jour, je fais un exposé et elle me dit : « Ah, c’est très poétique ce que vous avez raconté, mais c’est trop psychiatrique » ! Oui, texto ! … Donc il y a évidemment beaucoup de donneurs de leçons dans l’affaire… Texto… Les gens de ma génération étaient tous en analyse. Ils étaient tous tombés sur un divan… On ne peut pas dire que cela ait servi à grand-chose ! Comme je l’ai souvent dit, ils attendaient l’illumination, un jour, sur le divan, ils allaient comprendre ! Ils avaient tout jeté par-dessus bord ! Tout ! La culture, la culture classique, les éléments de la discipline de l’histoire des sciences etc. « On fonctionne de manière économique, avec la psychanalyse on aura tout pigé ! » Le résultat, on le connaît ! Le week-end dernier, on lisait le Witz, avec toutes les difficultés de Freud, énormes, des pistes gigantesques… Mais d’être prises sur la selle de la névrose, font que jusqu’à ce jour - puisque Freud rapproche les enfants, les psychotiques, les états toxiques, qui sont hétérogènes - on a manqué le coche. Quand je le dis à mes camarades qui s’occupent d’enfants, ils se vexent… Ils me l’ont dit. Un jour ou j’avais fortuitement à faire un exposé sur la névrose infantile, je leur ai dit : la clinique des enfants est une clinique molle… Ils se sont tous vexés. Je pense aussi bien que la clinique des adultes est molle, mais cela a vexé tout

le monde. Et qu’est ce qu’on me dit : « Tu sais bien, nous aussi on reçoit des adultes ! » Mais sur quel pied ? Avec quel outillage ? Voilà, des choses traînent comme cela, y compris avec des conflits débiles ! A ce point qu’on ne peut plus lire les grandes revues professionnelles, que ce soit la revue de l’Association française de psychiatrie ou d’autres. C’est devenu illisible parce que faute de pouvoir simplifier les problématiques, on les a complexifiées de telle manière que c’est devenu illisible. Je ne les lis plus, je les parcours et je les jette à la poubelle. Evidemment, maintenant il y a un problème politique : le gouvernement nous demande des comptes en permanence. L’accréditation, c’est tous les trois ans ! Nicolas Dissez : je rajoute un mot à la suite de ce qu’indique si justement Cyrille Deloro. La remarque de Mannoni est transcrite dans Ornicar, après le topo sur le déclenchement des psychoses. Elle vous dit : « vous êtes resté trop attaché à la médecine. » Marcel Czermak : Oui ! Elle m’a sorti ça, j’avais oublié ! Nicolas Dissez : ce qui montre la doxa de l’époque, quand même. C’est-à-dire que l’analyse devait se détacher du discours médical. Quiconque avait finit son analyse, quittait l’hôpital et allait s’installer. Si j’entends bien la formule de psychiatrie lacanienne que Cyrille propose - je ne l’aurais jamais osée, mais je la trouve juste, et plus que ça c’est quand même l’esprit de Lacan quand il donne sa conférence à l’école de médecine : la psychanalyse doit subvertir la médecine et la psychiatrie. Marcel Czermak : Lacan dit dans cette conférence : « je suis un missionnaire auprès des médecins », si je ne me trompe pas… Nicolas Dissez : oui ! Donc l’enjeu, c’est une subversion de la psychiatrie, tout en y restant lié. Olivier Oudet : Si on considère la médecine comme une science, cette subversion régulière de la médecine, par le fait même qu’elle est scientifique doit avoir lieu. Ce qu’il


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y a d’incroyable, c’est qu’elle ne peut pas avoir lieu. C’est ce qui est saisissant. De toute façon, l’interrogation conceptuelle, quand ça ne marche pas, on ne l’accepte pas ! Qu’est ce qu’a fait Freud ? Il a accepté d’être interrogé par les hystériques et il s’est fait éjecter ! Le dogme physico-chimique est d’une puissance incroyable en médecine, armé - je pense - par tout l’appareil de promotion… Danièle Brillaud : Je ne comprends pas pourquoi on continue à dire que la psychanalyse serait scientifique. Cela ne me paraît pas être la bonne voie. Si la science forclot le sujet, il est évident que la psychanalyse, traitant le sujet, ne le forclot pas, elle ne peut donc pas être scientifique, cela ne l’empêche pas d’être rigoureuse. La science telle que je l’ai vue pratiquée pendant vingt ans dans le service Ollier, ne m’a pas du tout paru rigoureuse, alors que la psychanalyse l’est. Marcel Czermak : Vous avez travaillé pendant vingt ans dans un service qui se piquait d’être scientifique ! Danièle Brillaud : Je leur laisse ! Je leur laisse ce terme ! Il ne me fait pas envie. Nicolas Dissez : On ne demande pas au Droit d’être scientifique. Les juges travaillent tranquillement. Jamais on ne va leur dire que leur discipline n’est pas scientifique ! Ils savent être rigoureux et on ne vient pas les ennuyer avec la science ! Marcel Czermak : Donc ce sont des questions de logique… C’est-à-dire que nous sommes des cloches au regard des types de logiques que nous mobilisons. Parce qu’après tout… Si le sujet est forclos de la science, qu’il revient entre les pattes des psychanalystes, qu’est ce qui ferait que ce ne soit pas scientifique… C’est probablement une erreur de Lacan. Y a-t-il moyen de scientificiser cette question de l’objet et du sujet ? C’est peut-être aussi un des enjeux de la psychanalyse. Alors, c’est d’une autre science qu’il s’agit. C’est comme les mathématiciens. Il y a les types qui marchent avec les règles euclidiennes. S’ils ne font plus des mathématiques euclidiennes, ce ne sont plus des scientifiques ! Il est quand même

avéré, qu’avec du non-euclidien, on faisait des choses plutôt amusantes ! Comment explique-t-on que le plus près soit le plus éloigné et que le plus éloigné soit le plus proche ? Comment peut-on pivoter d’espace en un clin d’œil, etc., etc. Je crois savoir que les mathématiciens s’engueulent ! Simplement cela ne provoque pas des réactions politiques, parce que, évidemment, ça ne touche pas excessivement la vie des ménages !… Je ne sais pas comment vous vous êtes maintenue depuis plus de vingt ans dans l’endroit qui nous était le plus hostile, ce qui n’est pas vrai d’ailleurs ! Ils ont été justement, plutôt généreux ! Et vous, on ne vous a pas tuée ! Danièle Brillaud : on m’a laissé travailler tranquillement, à condition que je n’aie aucune responsabilité d’aucune sorte. Marcel Czermak : On a l’autorité de la responsabilité qu’on exerce et la responsabilité de l’autorité ! On ne peut pas découpler autorité et responsabilité ! Danièle Brillaud : il ne fallait pas qu’il soit marqué que j’étais responsable d’unité. Marcel Czermak : ce sont des entourloupes bien connues, les aléas de la vie administrative… Luc Sibony : Juste une observation, quant à ce qu’il en est de la psychiatrie à l’hôpital aujourd’hui. On en vient à se demander si la psychiatrie aujourd’hui est toujours une discipline au sens où je vois bien que mes collègues psychiatres ne savent plus à quel saint se vouer : il y a du bon dans tout, la remédiation cognitive, il y a des trucs intéressants à prendre… La psychanalyse ça nous apprend sur le névrosé et ça nous parle… Marcel Czermak : C’est formidable : « ça me parle ! » Il faudrait voir ce que ça dit ! Luc Sibony : je constate donc cette impossibilité à se repérer, à s’arrimer. Marcel Czermak : ce n’est pas leur faute, c’est la faute de leurs maîtres ! Leurs maîtres, c’est


quand même des rigolos… Petit problème - dont je ne connais pas le détail - survenu à mon fils en consultation à l’hôpital. Il reçoit un malade qui fait peut-être un infarctus du myocarde. Il s’en occupe. Il lui met un stéthoscope sur le thorax. Là-dessus, son téléphone sonne quatre fois. Il ne répond pas. Ce dont il s’agissait, c’est que ailleurs, un malade faisait une crise d’épilepsie, avec un senior sur le pont donc… Le malade meurt de sa crise d’épilepsie. On demande des comptes à mon garçon. La question est de savoir à qui je dois d’abord mes devoirs ! Au malade que je reçois et chez qui je suspecte un infarctus du myocarde ? Ou dois-je courir après le téléphone, alors qu’il y a un senior sur place ? Voilà, qui a l’autorité et qui a la responsabilité ? Avec ce bémol… Les internes travaillent par délégation, le premier responsable, c’est le senior. Dernier point, c’est un principe de médecine militaire, quand on a des gens malades, de qui s’occupe-t-on en premier ? De ceux qu’on peut tirer d’affaire ! Après on s’occupe des plus gravement atteints. Parce que si on s’y prend à l’envers les autres vont y passer également. Y a-t-il une leçon làdedans si ce n’est celle de la stupidité ? On doit faire la mise à plat de l’affaire, mais en ne réagissant ni compassionnellement, ni sentimentalement… Dans cette atmosphère, s’il y a un mort, il faut l’attribuer à quelqu’un… Qui est responsable de la mort ? C’est un problème anthropologique : qui est le fautif ? On est des vrais cathos ! Là, on évoque des questions qui ont trait à la formation des médecins et à la vie institutionnelle, mais les psychanalystes, vous croyez qu’ils sont mieux logés ? Encore pire ! J’avais un patient, psychanalyste, son patient a tué quelqu’un, il me demande : « Qu’est ce que je fais ? » Je ne dirai pas la réponse. Les questions relatives à la vie et la mort sont internes à la psychanalyse. Beaucoup de psychanalystes considèrent qu’ils sont devenus psychanalystes pour s’épargner ça ! Ils ont oublié que la médecine s’est réfugiée du côté de la psychanalyse. La médecine est devenue d’une difficulté définitionnelle extrême! Si on doit se contenter d’appliquer les protocoles et les règles de bonne conduite, n’importe qui peut faire de la médecine. Il suffit de pianoter et on a la bonne réponse. Les marins appelaient ça la médecine de papier,

maintenant c’est la médecine d’ordi… C’est comme quelqu’un qui, ayant appris par cœur le Code civil et le Code pénal, s’imaginerait être juriste. Voilà… Tout ça pour nous maintenir au service du Centre Hospitalier Sainte-Anne.

Addendum

la rédaction du Journal de Bord publie ci-après, la discussion menée suite à l’exposé de M. Czermak edité initialement dans les Lettres de l’E.F.P. N° 21 p. 387-388 (Compte-rendu du débat rédigé par Guy Le Gaufey)

Marielle David s’empresse de saluer la qualité du travail de Czermak, insistant sur la nécessité de pouvoir présentifier aux patients, psychotiques ou névrotiques, un corps troué sans que pour autant l’univers s’engouffre dans ce trou. Maud Mannoni, saluant pour sa part le côté « poétique » du « message » de Czermak, souligne : « les dangers (...) viennent non pas de votre position d’analyste qui se sent en filigrane de ce message que vous arrivez à donner… mais d’une formation médicale où, à votre insu, vous vous trouvez piégé dans cette idée qu’en fait, votre savoir à vous va permettre à l’autre de s’en sortir. » Czermak répond alors promptement en affirmant d’abord qu’assurément il est « piégé » et que comme tout un chacun, il a son « chiffre », mais il s’étonne que Maud Mannoni lui impute « un souhait quelconque de voir son sujet s’en sortir », alors que son propos était fort différent, et tendait à marquer en conclusion « qu’il y a de l’impossible, et que c’est à partir de là qu’un cheminement peut s’effectuer. » Et qu’une clinique psychanalytique est à ce prix. A quoi Maud Mannoni répond en insistant sur ce fait qu’à vouloir, à juste titre, différencier une clinique psychanalytique et une clinique psychiatrique, que signifie alors de vouloir les conjoindre, puisque tel semble être le propos de Czermak et J.A. Miller ? La discussion prenant le ton de marquer des oppositions doctrinales quant à l’attitude à suivre face aux psychotiques, Czermak fait la remarque que son souci est plutôt de « ne pas se coltiner » les malades, soit, pour lui, de « ne pas faire crédit à ses sentiments » afin que « d’une folie, on n’en fasse pas deux ». Dans


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cette perspective, il s’agit de « tenir un propos qui, à la fois, témoigne de la façon dont on a été engagé et pris dans le travail, et simultanément, de ce qui, ce travail, l’anime. » Il marque pour finir ses réticences quant à l’invocation de la liberté, « parce que je sais que ce n’est qu’une façon d’appeler le bourreau que d’invoquer aussi bien la liberté que la vérité. » Reconnaissant les mérites de l’exposé de Czermak, Maud Mannoni insiste à nouveau sur le fait qu’il y a « une entreprise qu’il faut absolument dénoncer, c’est à dire que ce n’est pas vrai que l’analyse peut progresser avec une nécessité d’avoir à garantir le discours psychiatrique. » Réponse de Czermak : « Au dernier moment du sacrifice d’Abraham, l’agneau apparut à la place du fils d’Abraham ; finalement, il n’y eut pas de victime, il n’y eut qu’une alliance. » Reprenant le qualificatif de « poétique » adressé à l’exposé de Czermak, J. Oury propose un retour au terme grec de poïésis, de « surgissement de quelque chose » dont Czermak lui paraît avoir su garder la fraîcheur, lors même qu’il emploie une nosographie psychiatrique ou des mathèmes psychanalytiques. Et de conclure : « ce qui apparaît avec le psychotique, c’est là où on en est soi-même avec l’intégration de ses propres mathèmes et de son propre désir. » Enfin, à partir d’un bref exemple clinique, Ginette Michaud reprend l’expression « se coltiner le psychotique », expression vis-à-vis de laquelle Czermak avait voulu précédemment marquer ses distances. Au moment d’une crise, il importe, dit Ginette Michaud, que l’analyste puisse « se coltiner » (à entendre ici comme : « supporter activement ») le psychotique, ne serait-ce que dans un but : que la présence du malade redevienne une présence réelle.


Apologue Si son séminaire a la réputation d ’être de lec ture difficile, Jacques L ac an sait rassembler sur un mo de tout à fait accessible et remarquable ment compac t les enjeux essentiels de son enseignement dans un cer tain nombre de situations que sauront reconnaître ses lec teurs habituels. Le p ot de moutarde, la mante religieuse, la b oite de sardine ou l ’os dans la gueule du cro co dile, constituent autant de ces scènes que Jacques L ac an app elle lui-même ses ap olo gues et dont le st yle ne semble pas avoir d ’équivalent parmi ses contemp orains. L’enjeu de cette rubrique est de montrer la valeur de ces ap olo gues en ce qu’ils se montrent en par faite adéquation avec ce que l ’on p eut attendre d ’un enseignement de la psychanalyse.

La boite à sardines ou la fonction du regard « Nous sommes des êtres regardés ».1 Lacan, citant ici Merleau-Ponty, va se montrer soucieux à de nombreuses reprises au cours de son enseignement d’indiquer que les modalités dont nous nous représentons le monde éludent une fonction essentielle et structurante de notre existence qui est celle du regard. Il va, pour souligner la modalité dont notre vision du monde méconnaît habituellement cette dimension du regard, faire appel à un souvenir d’enfance : « Je vais vous raconter maintenant un petit apologue. Cette histoire est vraie. Elle date de quelque chose comme mes vingt ans - et dans ce temps, bien sûr, jeune intellectuel, je n’avais d’autre souci que d’aller ailleurs, de me baigner dans quelque pratique, directe, rurale, chasseresse, voire marine. Un jour j’étais sur un petit bateau, avec quelques personnes, membres d’une famille de pêcheurs dans un petit port. À ce moment-là, notre Bretagne n’était pas encore au stade de la grande industrie, ni du chalutier, le pêcheur pêchait dans sa coquille de noix à ses risques et péril. C’était ces risques et périls que j’aimais partager, mais ce n’était pas tout le temps risques ni périls, il y avait aussi des jours de beau temps. Un jour, donc, que nous attendions le moment de retirer les filets, le nommé Petit-Jean, nous l’appellerons ainsi, - il est, comme toute sa famille, disparu très promptement du fait de la tuberculose, qui était à ce moment-là la maladie vraiment ambiante, dans laquelle toute cette couche sociale se déplaçait - me montre un quelque chose qui flottait à la surface des vagues. C’était une petite boîte, et même précisons, une boîte à sardines. Elle flottait là dans le soleil, témoignage de l’industrie de la conserve, que nous étions, par ailleurs, chargés d’alimenter. Elle miroitait dans le soleil. Et Petit-Jean me dit - “Tu vois, cette boîte ? Tu la vois, eh bien, elle, elle te voit pas ! Ce petit épisode, il trouvait ça très drôle, moi, moins. J’ai cherché pourquoi moi, je le trouvais moins drôle. C’est fort instructif. D’abord, si ça a un sens, que Petit-Jean me dise que la boîte ne me voit pas, c’est parce que, en un certain sens, tout de même, elle me regarde. Elle me regarde au niveau du point lumineux, où est tout ce qui me regarde, et ce n’est point là métaphore. La portée de cette petite histoire, telle qu’elle venait de surgir dans l’invention de mon partenaire, le fait qu’il la trouvât si drôle, et moi, moins, tient à ce que, si on me raconte une histoire comme cellelà, c’est tout de même parce que moi, à ce moment-là ─ tel que je me suis dépeint, avec ces types qui gagnaient là péniblement leur existence, dans l’étreinte avec ce qui était, pour eux la rude nature ─ moi, je faisais tableau d’une façon assez inénarrable. Pour tout dire, je faisais tant soit peu tache dans le tableau. Et c’est bien de le sentir qui fait que rien qu’à m’entendre interpeller ainsi, dans cette humoristique, ironique, histoire, je ne la trouve pas si drôle que ça. »2 1 Jacques Lacan, Le Séminaire livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Edition du Seuil, 1973, p. 71. 2 Jacques Lacan, Le Séminaire livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Edition du Seuil, 1973, p. 88-89.


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Le récit de Lacan, non dénué associations libres, illustre l’implication qui est la sienne dans son propos. Il indique clairement le désagrément dans lequel la remarque de son compagnon le place. C’est de l’effet désagréable de cette remarque qu’il va trouver profit, en soulignant qu’elle pointe autant la fonction de ce regard que sa propre place dans la situation. Si cette remarque est désagréable, c’est bien parce qu’elle pointe la fonction d’un lieu d’où le sujet est fondamentalement regardé. La mise en évidence de ce lieu d’où « ça me regarde » offre en effet, l’espace d’un instant, la vision d’un tableau dans lequel le sujet fait tache du fait de son désir. La place que le sujet occupe dans ce tableau révèle en effet le désir de Lacan, ici celui d’un jeune intellectuel parisien venant se mettre en situation de risque dans un milieu qui n’est pas le sien. Si cette place est fondamentalement inconvenante c’est parce que le désir comme tel est par essence inadéquat aux convenances et représentations sociales. Si notre vision du monde élude cette dimension du regard c’est parce qu’elle permet ainsi au sujet de méconnaître son désir et corrélativement combien celui-ci fait fondamentalement tache dans le monde des représentations. Quelques années plus tard, Lacan va reprendre le récit de cet épisode sur un mode quelque peu différent. Reprenant l’article d’un linguiste qui, ayant écrit au sujet de son style, s’indigne que Lacan ait pu écrire « Freud et moi », il indique : « J’aurais osé, paraît-il, écrire quelque part, « Freud et moi. » Voyez-vous ça, hein, Il ne se prend pas pour la queue d’une poire. Ça n’a peut-être pas tout à fait le sens que croit devoir lui donner l’indignation d’un auteur, mais ça montre bien dans quel champ de révérence on vit, au moins dans certains domaines. Pourquoi y a-t-il, au gré de cet auteur qui avoue n’avoir pas la moindre idée de ce que Freud a apporté, quelque chose de scandaleux de la part de quelqu’un qui a passé sa vie à s’en occuper, à dire « Freud et moi » ? Je dirai plus. À retentir moi-même de cet

attentat au degré du respect qui me serait là reproché, je n’ai pu faire autrement que de me souvenir d’une anecdote que j’ai déjà citée ici. C’était au temps où je me livrais en compagnie de P’tit Louis à la plus difficile des menues industries qui font vivre les populations côtières. Il y avait là trois excellents types dont le nom m’est encore cher, avec qui il est arrivé que j’aie fait bien des choses sur lesquelles je passe, et il y avait ledit P’tit Louis. Nous venions de consommer une boîte de conserve de sardines, et elle flottait aux abords du bateau. P’tit Louis me dit alors ces paroles très simples ─ Hein, cette boîte, tu la vois parce que tu la regardes. Ben

elle, elle a pas besoin de te voir pour te regarder. Le rapport de cette anecdote avec « Freud et moi » laisse ouverte la question d’où je me place dans ce couple. Eh bien, rassurez-vous, je me place toujours à la même place, à celle où j’étais et où je reste encore vivant. Freud n’a pas besoin de me voir pour qu’il me regarde. »3 Notons d’abord le déplacement que Lacan fait par rapport au premier récit de cet apologue. Une première modification porte sur la formule de son compère : dans la seconde formulation de P’tit Louis (« Cette boîte tu la vois parce que tu la regardes. Ben elle, elle a pas besoin de te voir pour te regarder ») s’est ajoutée la distinction de la vision et du regard 3 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Edition du Seuil, mars 2006, p. 9192.


que Lacan avait indiquée lors de l’interprétation de cet apologue au moment de sa première présentation. Autrement dit, la deuxième version de l’apologue a intégré l’interprétation que Lacan avait donnée initialement de la distinction de la vison et du regard. La vision du monde qui est celle du sujet a refoulé dans un Autre lieu la fonction du regard et du même coup ce qui constitue son désir. Mais le point de départ qui est celui de la reprise de cet apologue tient dans le fait que la remarque désagréable de ce linguiste a spontanément évoqué à Lacan la remarque de P’tit Louis. Lacan va donc associer librement, comme il le ferait en place d’analysant sur le divan, la remarque désagréable du linguiste et celle de P’tit Louis en ce que toutes deux viennent à la même place, celle qui dévoile son propre désir. C’est donc avant tout la place et le désir de Lacan qui sont en jeu dans les deux cas. Dans la première version de l’apologue ce qui venait en place de regard était une boite de sardines, révélant l’inconvenance de la place de ce jeune intellectuel qui venait prendre des risques à peu de prix. Dans la deuxième version de cet apologue, Lacan va placer son travail sous le regard de Freud lui-même, soulignant ainsi que c’est bien l’interprétation risquée de l’œuvre freudienne qui constitue l’enjeu essentiel de son désir. On pourrait ainsi compléter cette formule de Lacan venant spécifier la fonction du regard, si « je ne me vois pas d’où ça me regarde », c’est parce que ça me regarde désirer et sur un mode inévitablement inconvenant. Nicolas Dissez


enseignements de l’Ecole Psychanalytique de Sainte Anne Séminaire sous la responsabilité de Marcel Czermak en alternance avec Le Trait du Cas Chaque Mercredi de 14h30 à 16h00 du 02/10/2013 au 25/06/2014 Ecole psychanalytique de Sainte-Anne : Centre Hospitalier Sainte Ane Responsable : Marcel Czermak Introduction à la clinique lacanienne à partir de cas cliniques Présentation de cas 2e et 4e Lundi de 19h00 à 20h30 du 23/09/2013 au 23/06/2014 Ecole psychanalytique de Sainte-Anne : Centre Sèvres, 35 bis rue de Sèvres - 75006 Responsable : Danièle Brillaud Introduction aux concepts fondamentaux de la psychanalyse à partir des premiers textes de Lacan 1er et 3e Mercredi de 20h30 à 22h00 du 02/10/2013 au 18/06/2014 Ecole psychanalytique de Sainte-Anne : A.L.I., 25 rue de Lille - 75007 Responsable : Sarina Silvia Salama Les aléas du Noms du Père 1er et 3e Mercredi de 11h00 à 12h30 du 02/10/2013 au 18/06/2014 Ecole psychanalytique de Sainte-Anne : A.L.I., 25 rue de Lille - 75007 Responsable : Claude Gavarry Donnier Blanc le rêve entre Freud et Bion 3e Jeudi de 21h00 à 22h30 du 19/09/2013 au 19/06/2014 Ecole psychanalytique de Sainte-Anne : A.L.I., 25 rue de Lille - 75007 Responsable : Pierre-Henri Castel Séminaire de travail sur le premier entretien avec l’enfant (sur inscription) Jeudi de 9h00 à 12h30 du 06/09/2013 au 27/06/2014 Ecole psychanalytique de Sainte-Anne : 29 rue de la Clef - 75005 Responsable : Eva-Marie Golder Lecture du Séminaire sur La lettre volée (J. Lacan, Écrits, Seuil) 2e et 4e Mercredi de 21h00 à 23h00 du 11/09/2013 au 25/06/2014 Ecole psychanalytique de Sainte-Anne : Centre hospitalier Sainte-Anne, Pavillon K,1 rue Cabanis - 75014 Responsable : Guy Pariente


A.L.I.énistes Jules COTARD : “l’hypocondrie”, article paru dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, sous la direction d’Amédée Dechambre, Editeurs G. Masson P. Asselin, 1876, tome XV, pp.136-157 « Vous ouvrez le Dictionnaire des sciences médicales de Dechambre – Dechambre, ce n’est pas le pot de chambre, c’est le patronyme de l’auteur ; c’est l’auteur. Je dois l’avoir quelque part. C’est Jorge Cacho qui m’en avait fait le rappel, il y a quelques années. Vous ouvrez le Dictionnaire Dechambre à l’article « hypocondrie », tom XV de 1889, pages 379 à 404, et là, vous avez une description sensationnelle des terrains de basket ! A savoir, ces sujets qui se plaignent qu’un objet se balade dans leur corps, apparemment sans matérialité quelconque – un vrai furet – et qui vient régulièrement obturer leurs orifices, les oreilles, la verge, le cœur, etc., et quand on croit mettre la main dessus, il est passé ailleurs. Moyennant quoi leur médecin leur dit : « Mais mon cher, vous n’avez rien, il n’y a rien. » Néanmoins, et c’est là qu’il y a un objet d’obturation, on est déjà dans le terrain de basket ! Il dit : « Il arrive que j’arrive à manger, que ça passe, mais en règle générale, c’est bouché ». Et il y a cette chose étrange et régulière ; il n’y a pratiquement pas de psychotiques qui ne se plaignent d’une manifestation discrète ou sévère de l’hypocondrie, et je vous rappelle que Schreber avait mal à la tête » Marcel Czermak : « Incidences de l’objet petit a dans la corporalité », in Mathinées lacaniennes, ouvrage collectif, éditions de l’A.L.I., 2013, pp. 93-99. § Il y a peu de sujets sur lesquels on ait autant écrit. Un historique complet serait d’autant plus fastidieux que la plupart des auteurs, moins préoccupés de la description clinique de la maladie que de sa nature et de ses causes, ont consacré la plus grande partie de leurs ouvrages à des dissertations pathogéniques aujourd’hui surannées. Nous n’essayerons pas d’exposer dans leur ordre chronologique les diverses théories de l’hypocondrie. Suivant l’exemple de Brachet nous nous bornerons à indiquer les principales doctrines, « les opinions types auxquelles peuvent se rattacher beaucoup d’autres qui n’en diffèrent que par des nuances souvent insignifiantes ». Ces différentes doctrines, plus ou moins modifiées par les progrès de la science, ont conservé des partisans jusqu’à l’époque contemporaine. Il n’est pas sans intérêt d’en examiner les origines et l’évolution. La plus ancienne est la théorie abdominale exposée par Galien. Cet illustre médecin s’est servi le premier du nom de maladie hypocondriaque, il a signalé la coexistence des symptômes abdominaux et des troubles psychiques et considéré ceux-ci comme consécutifs à la maladie des hypocondres. L’atrabile, les obstructions par un sang épaissi et corrompu, les vapeurs engendrées dans les viscères sous-diaphragmatiques et remontant jusque dans le cerveau pour y altérer les esprits animaux, ont suffi pendant une longue période à l’explication des divers symptômes. Tantôt l’estomac, tantôt le foie, tantôt la rate, furent plus spécialement considérés comme le siège du mal. Stahl attribua le rôle le plus important aux troubles de la circulation dans le système de la veine porte, au ralentissement, à l’épaississement du sang dans ce système et à la pléthore abdominale. Sylvius, Vieussens, Highmore, insistèrent surtout sur les troubles de la digestion et sur l’altération consécutive du chyle et du sang. Cette théorie survécut à l’ancien humorisme ; Beau, dans son Traité de la dyspepsie, la développa et la soutint avec talent, et les importants travaux de M. Bouchard sur la dilatation de l’estomac et les auto-intoxications l’ont en quelque sorte renouvelée et rajeunie. La théorie abdominale survécut encore sous une autre forme aux anciennes doctrines humorales. Les sympathies émanées des viscères abdominaux, déjà clairement indiquées par Galien, permirent aux solidistes d’y placer l’origine du mal hypocondriaque et de ses manifestations diverses. Cabanis et Bichat attribuèrent aux viscères un rôle d’autant plus important qu’ils en faisaient le siège des passions. Pour Broussais, l’hypocondrie était l’effet d’une gastro-entérite agissant sur un cerveau prédisposé. La plupart des médecins admettent aujourd’hui l’influence des affections du tube digestif et de ses annexes sur les dispositions morales; la controverse sur les psychoses sympathiques porte plutôt sur leur fréquence que sur leur possibilité, qui semble démontrée par des faits suffisamment probants. On peut rapprocher des théories abdominales de l’hypocondrie l’opinion des médecins qui en ont placé le siège dans le système nerveux ganglionnaire. Comparetti, qui émit cette hy-


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pothèse, publia l’observation d’un cas où l’autopsie lui avait révélé une altération des plexus abdominaux et en particulier du ganglion semi-lunaire. Bien que cette observation n’ait pas été confirmée par de nouveaux faits, la théorie ganglionnaire fut encore professée et soutenue de la manière la plus affirmative par Louyer Villermay, Barbier d’Amiens, Cerise, et par Morel, qui décrivit le délire émotif comme une névrose du système nerveux ganglionnaire. Les auteurs dont je viens de passer en revue les opinions, tout en professant que l’hypocondrie était produite par une altération des humeurs, des viscères, des plexus ou des ganglions abdominaux, reconnaissaient, cependant, un trouble consécutif de l’ensemble des fonctions du système nerveux. C’était là le point de départ d’une nouvelle théorie toute différente de la théorie abdominale. Le système nerveux devint le véritable siège du mal, les phénomènes viscéraux ne furent plus qu’accessoires, secondaires et consécutifs. Pour trouver les origines de cette nouvelle doctrine il faut au moins remonter jusqu’à Sydenham. Suivant cet illustre médecin, l’hypocondrie et l’hystérie étaient dues à l’ataxie des esprits animaux (qu’on supposait circuler dans les nerfs). Fracassini, Lorry, Whytt, Tissot, Pressavin, attribuèrent également la maladie soit au désordre des esprits animaux, soit à la faiblesse ou à une idiosyncrasie particulière du système nerveux. Cette théorie, qui étendait le siège du mal à tout l’ensemble du système nerveux, devait conduire à considérer l’hypocondrie comme une sorte de diathèse. Telle fut en effet l’opinion de Mead, de Whytt, qui faisaient (?) jouer un grand rôle à l’altération du sang par une humeur goutteuse, de Tardieu, qui faisait de l’hypocondrie une cachexie spéciale. Telle est encore aujourd’hui l’opinion de médecins éminents qui, s’ils ne font pas de l’hypocondrie une diathèse, la considèrent au moins comme une manifestation diathésique (Peter, art. « Angine » de ce Dictionnaire ; Lancereaux, « Herpétisme » ; Bouchard, « Maladies par ralentissement »). Le moindre défaut de ces théories et de ces définitions pathogéniques était leur impuissance à limiter et à préciser le sens du mot hypocondrie. Pour Galien et ses successeurs, c’était l’origine abdominale qui caractérisait la maladie toute affection nerveuse ou mentale supposée provenir des hypocondres prenait le nom d’hypocondrie, quelles que fussent d’ailleurs la forme du délire et la nature des accidents nerveux. La doctrine de Syden-

ham n’était pas moins vague et tendait à confondre l’hypocondrie, l’hystérie et toutes les névroses. L’étude clinique de la maladie et en particulier de ses symptômes psychiques pouvait seule porter quelque lumière dans ce chaos. Whytt, Cullen, tout en restant attachés aux anciennes théories, avaient insisté sur la prédominance et la nature spéciale des troubles de l’esprit. Sauvages osa placer l’hypocondrie parmi les vésanies. Suivant le grand nosologiste, l’hypocondrie consiste dans une hallucination de l’homme sur sa propre santé. Linné, Pinel, rangèrent également l’hypocondrie parmi les affections mentales et, lorsque Gall eut enfin établi que les viscères thoraciques et abdominaux n’étaient pas le siège des passions de l’âme et que le cerveau était l’organe des sentiments moraux aussi bien que des facultés intellectuelles, Georget fut conduit tout naturellement à y placer le siège de l’hypocondrie et à faire revivre une opinion déjà émise par Ch. Lepois et par Willis, mais pour des raisons toutes différentes. Falret développa, sans la modifier sensiblement, la doctrine de Georget ; Dubois (d’Amiens) l’altéra seulement dans le sens psychologique, en considérant l’hypocondrie comme un trouble purement psychique. Presque tous les aliénistes acceptèrent les opinions de Georget et de Falret et considérèrent l’hypocondrie comme une vésanie, quelle que fut d’ailleurs son origine viscérale ou diathésique. « Je ne veux pas nier, dit Guislain, que l’hypocondrie n’ait dans quelque cas son origine dans une altération morbide d’un organe quelconque de l’abdomen, mais ce phénomène n’est pas exclusif à l’hypocondrie, il est propre à toutes les variétés de monomanie. Notez aussi que l’hypocondrie se change souvent en une autre variété de monomanie ». Ces transformations de l’hypocondrie en une autre forme de trouble mental, qui avaient frappé Guislain et avant lui bien d’autres observateurs, ont été de plus en plus mises en lumière par les progrès de la clinique; l’hypocondrie est devenue un élément symptomatique appartenant aux diverses formes de la folie, au délire des persécutions, à la mé-

Jules Cotard


lancolie dépressive ou anxieuse, à la paralysie générale, etc. La théorie cérébrale s’est ainsi appuyée sur des bases extrêmement solides. Cependant beaucoup de médecins se refusèrent à considérer tous les hypocondriaques comme des aliénés ; ce qu’il y avait de trop absolu dans la localisation cérébrale de Georget provoqua de vives contradictions. On vit alors apparaître une opinion mixte dont le germe peut être retrouvé dans les écrits de quelques médecins du dix-septième siècle. Boerhaave admettait une hypocondrie avec matière et une hypocondrie sans matière ; Sennert distinguait l’affection hypocondriaque de la mélancolie hypocondriaque. Trousseau et Lasègue (Eaux miner, des bords du Rhin) reprochèrent aux médecins d’aliénés d’avoir changé le sens des mots et confondu le mal des hypocondres avec la nosophobie. Beau sépara complètement la nosomanie ou hypocondrie des modernes de la véritable hypocondrie. Esquirol distinguait, lui aussi, l’hypocondrie de la mélancolie hypocondriaque, mais pour des raisons différentes, en se basant sur les caractères du délire, sur son degré de vraisemblance ou d’absurdité. Les hypocondriaques, dit-il, se font illusion sur l’intensité de leurs souffrances, mais ils ne déraisonnent pas, à moins que la lypémanie ne complique l’hypocondrie. M. Foville (Dict. de méd. et de chir. prat.) maintient une distinction analogue, basée non sur la nature de la maladie, mais sur le degré du trouble mental. Il ne veut pas que l’on confonde les hypocondriaques lucides avec les hypocondriaques aliénés, l’hypocondrie proprement dite avec le délire hypocondriaque. Dans le premier cas, le malade exprime des appréhensions qui ne sont pas absolument absurdes ; les sensations qui l’obsèdent lui suggèrent des craintes que le médecin juge déraisonnables, mais qui ne semblent telles à aucune personne n’ayant sur la médecine que les connaissances inexactes et bornées du vulgaire. Dans le délire hypocondriaque les conceptions sont tout à fait absurdes, les malades ont des animaux ou des mécaniques dans le ventre, ils sont transformés, pourris, morts, etc. Il faut observer que cette distinction, basée sur le degré de vraisemblance ou d’absurdité du délire, peut être faite pour toutes les formes d’aberration mentale aussi bien que pour l’hypocondrie. Les hypocondriaques, dit-on, peuvent vivre de la vie commune, s’occuper de leurs affaires, de leur famille, remplir les devoirs de leur profession, personne n’aurait l’idée de les considérer comme des aliénés. Il en est de même des autres catégories de vésaniques atténués. Que des gens atteints d’un délire de persécution peu intense, d’un léger degré de dépression mentale, de délire du toucher et de tant d’autres états de trouble mental évi-

dent seulement pour le médecin, sont dans le même cas que l’hypocondriaque ! Pour nous, il n’y a pas de différence nosologique; l’hypocondrie est un prélude, une forme atténuée, mais elle est vésanique aussi bien que le délire hypocondriaque de la folie confirmée. Comment définirons-nous donc le terme hypocondrie et comment limiterons-nous le sujet du présent article? Les doctrines pathogéniques et la recherche des causes ne nous fournissent aucune donnée précise ; il faut attaquer la question par un autre côté. Nous n’avons pour cela qu’à suivre la voie qui nous est tracée par les progrès de la clinique et par l’évolution de la science. A la recherche des causes et de la nature du mal se substitua peu à peu l’étude des symptômes ; l’observation clinique (à l’inverse des théories pathogéniques) donna aux phénomènes psychiques une importance de plus en plus prépondérante. « Ce qui avait beaucoup contribué, dit trèsjustement Falret, à éloigner les médecins de l’idée de l’affection primitive du cerveau, c’est que les malades exagèrent leurs douleurs et attirent ainsi leur attention sur des phénomènes sympathiques. Ils se croient la tête bonne. ». De même que les persécutés, la plupart des hypocondriaques repoussent avec indignation l’idée d’un trouble quelconque de leurs facultés intellectuelles ; ils attribuent à un état maladif des divers organes ou à une influence pathologique quelconque les mêmes sensations morbides que les persécutés supposent provenir d’une origine mystérieuse ou surnaturelle. Si cette dernière interprétation, si la croyance aux démons et aux sorciers a eu tant de crédit jusqu’au dix-huitième siècle, il ne faut pas s’étonner que les idées beaucoup moins déraisonnables des hypocondriaques aient eu une influence considérable sur les médecins eux-mêmes. Dans l’étude d’un état morbide essentiellement caractérisé par des sensations subjectives auxquelles s’ajoute souvent une tendance maladive à en déterminer les causes, le malade a été, plus que dans toute autre partie de la pathologie, le collaborateur du médecin. Quelque chose de plus décevant encore que cette collaboration quasi-délirante s’est produit dans les cas (nullement exceptionnels) où le médecin dissertant sur l’hypocondrie était lui-même hypocondriaque; Leuret a dit spirituellement que dans l’histoire de l’hypocondrie il n’était pas moins curieux d’étudier les médecins qui ont écrit sur cette maladie que les malades qui en sont l’objet. Nous verrons tout à l’heure que les différents symptômes physiques de l’hypocondrie ne se distinguent que par la réaction psychique qu’ils déterminent et par les interprétations


19 dont ils sont l’objet de ceux qu’on observe dans certaines formes d’aliénation, dans les états nerveux et dans certains états diathésiques. Nous renonçons à chercher ailleurs que dans les symptômes psychiques la caractéristique de l’hypocondrie; nous nous refusons à qualifier d’hypocondriaques les malades dont l’esprit reste libre de préoccupations exagérées et qui jugent sainement leur situation, quel que soit d’ailleurs l’état de leurs hypocondres. Nous n’hésitons pas davantage à porter le diagnostic hypocondrie, en l’absence de tout phénomène abdominal, lorsque nous rencontrons l’état mental que nous allons essayer de décrire. Pour nous, en un mot, l’hypocondrie n’a pas plus de rapport avec les hypocondres que la mélancolie avec la bile et l’hystérie avec l’utérus. Cette terminologie a au moins l’avantage de rapprocher le sens médical du mot hypocondrie de son sens vulgaire, sens beaucoup plus net et plus précis, soit dit en passant, que les diverses acceptions usitées en médecine. Voici la définition du Dictionnaire de Littré : « Sorte de maladie nerveuse qui, troublant l’intelligence des malades, leur fait croire qu’ils sont attaqués des maladies les plus diverses, de manière qu’ils passent pour malades imaginaires, tout en souffrant beaucoup, et qu’ils sont plongés dans une tristesse habituelle. » Nous n’avons rien à changer à cette définition. Pour nous, abstraction faite des divers états morbides sur lesquels elle peut se greffer, l’hypocondrie n’est qu’une forme particulière de trouble mental, un délire triste portant sur la santé physique ou morale. A l’état pathologique aussi bien qu’à l’état normal, ce sont d’une part les données des sens, et d’autre part celles qui proviennent des réactions motrices conscientes et des volitions, qui fournissent les éléments de nos connaissances et de nos opérations mentales. C’est là l’origine physiologique des idées, c’en est aussi l’origine pathologique, c’est là qu’il faut chercher la source du délire. Les principaux symptômes des vapeurs, dit Barthez, dépendent manifestement d’une exaltation ou d’une diminution de l’activité naturelle des forces sensitives, et d’une dépravation de leur influence sur les forces motrices. L’observation clinique démontre en effet chez les hypocondriaques la fréquence des troubles de la sensibilité, qui peut être exaltée, pervertie, diminuée ou abolie, et la fréquence non moins grande des troubles moteurs ou volitionnels, parétiques, inhibitoires, impulsifs ou spasmodiques. Un grand nombre de ces phénomènes n’appartiennent, pas spécialement à l’hypocondrie ; le plus souvent l’hypocondrie se développe secondairement chez des individus déjà affectés de ces troubles nerveux vagues, auxquels on a donné les noms de névralgie générale, d’état nerveux, de névrop-

athie protéiforme, de nervosisme, d’irritation spinale, et qui sont décrits aujourd’hui avec plus de précision sous le nom de neurasthénie. La céphalée, les vertiges, les diverses sensations intra-crâniennes, les bourdonnements d’oreilles, les troubles de la vue, les craquements dans la tête et la colonne vertébrale, les douleurs rachidiennes, les palpitations cardiaques, les pulsations artérielles, les sensations angoissantes précordiales ou épigastriques, les troubles gastro-intestinaux, les douleurs erratiques simulant quelquefois celles du tabes, les sensations de fatigue et d’épuisement, les bouffées de chaleur et les sensations de froid, les faiblesses, les défaillances, etc., se retrouvent dans toutes les descriptions cliniques de l’hypocondrie. Des phénomènes très analogues appartiennent également à la folie confirmée. Entre les simples états nerveux où les troubles psychiques sont minimes, et l’aliénation mentale où leur prépondérance domine tous les autres phénomènes morbides, l’hypocondrie prend une place intermédiaire et établit une transition ; elle est une première étape dans la voie de la folie. Les symptômes de l’hypocondrie sont donc de deux ordres, physiques et psychiques. Nous nous bornerons à l’étude de ces derniers qui seuls, nous l’avons dit tout à l’heure, la constituent réellement. Pour les symptômes physiques nous renvoyons aux articles NERVEUSES [Maladies}, DYSPEPSIE, GOUTTE, RHUMATISME, NÉVROPATHIE CÉRÉBRO-CARDIAQUE, IRRITATION SPINALE, etc. Ce qui caractérise d’abord l’hypocondriaque, c’est une réaction psychique exagérée il se préoccupe, s’inquiète, s’alarme à l’occasion des moindres malaises. Non seulement les douleurs viscérales et les sensations névropathiques sont monstrueusement amplifiées, mais les sensations normales ellesmêmes sont altérées et prennent un caractère inquiétant et pénible. Le froid, la chaleur, la lumière, le bruit, les odeurs et les saveurs, les sensations obscures qui naissent des viscères et se traduisent chez l’homme sain par un bien-être général, en un mot, toutes les sensations externes ou internes se manifestent de la manière la plus incommode à la sensibilité exaltée de l’hypocondriaque. Il éprouve un sentiment intime de malaise, de maladie, et se trouve fatalement conduit à des craintes au sujet de sa santé. Ce n’est pas tant une hyperesthésie véritable, une hyperacuité des sens, qu’une dysesthésie, une hyperalgésie souvent liée à un léger degré, d’obtusion sensorielle. Dans quelques cas l’hyperesthésie, l’anesthésie et des troubles moteurs spasmodiques (chocs, secousses, etc.), souvent confondus avec les troubles de la sensibilité, se mélangent d’une manière inextricable, et le peu que nous con-


naissons de ces troubles variés et de leurs rapports réciproques nous fait seulement entrevoir l’extrême complexité des phénomènes. Les divers modes de la sensibilité au contact, à la douleur, à la chaleur, etc., sont dissociés et modifiés inégalement ou même contradictoirement par la maladie. On connaît le cas de Bellion, dans lequel les mêmes points étaient à la fois frappés d’analgésie et d’hyperesthésie thermique. Mais c’est surtout dans leur élaboration cérébrale que les sensations s’altèrent et se transforment de la manière la plus extraordinaire. Les images intérieures modifiées, déformées ou oblitérées, par suite d’un état maladif des régions correspondantes de l’écorce cérébrale, ne sont plus adéquates à leurs excitants normaux, et les impressions, même régulièrement transmises, ne produisent plus que des sensations alarmantes par leur étrangeté. Des phénomènes de ce genre sont vraisemblablement l’origine la plus ordinaire des vésanies. Pour ce qui concerne spécialement l’hypocondrie, on peut admettre que dans le tableau des représentations mentales quelque chose correspond à notre corps, à nos viscères et à leur fonctionnement (Leibniz, cité par Semal, Annal, méd. psych., 1875), et que ce quelque chose peut s’altérer. Il ne s’agit pas seulement d’hyperesthésie ou d’anesthésie, mais de mille nuances dans les réactions psychiques sensorielles, émotives ou motrices. De plus, par le fait de l’éréthisme cérébral, il s’établit entre les sensations morbides et les diverses opérations mentales des connexions telles que les unes et les autres s’évoquent réciproquement. Morel a fait remarquer combien chez les hypocondriaques l’imagination est prompte à transformer les sensations internes en conceptions délirantes. Une malade de Baillarger rendait compte de sa situation dans les termes suivants : « Le principe de tous mes maux est dans mon ventre, disait-elle, toute espèce d’affections morales ont là leur origine, je pense par le ventre, si je puis m’exprimer ainsi. » Un autre malade, cité par Archambault, disait que, quand il sentait quelque chose du côté du ventre, comme un vent qui se déplace, aussitôt une idée bizarre passait dans sa tête. On pourrait citer de nombreux exemples de ce genre d’action du physique sur le moral ; l’action inverse du moral sur le physique n’est pas moins évidente. On connaît les faits de suggestion, d’auto-suggestion, et les maladies par imagination (Féré). La vue d’un malade, la lecture d’un livre de médecine, la crainte de la contagion, l’impression produite par un rêve, suffisent pour provoquer des phénomènes sensoriels et moteurs qui, à leur tour, réagissent sur

le moral pour justifier et confirmer les appréhensions maladives. Morel parle d’un hypocondriaque dont l’impressionnabilité était si grande qu’il lui suffisait d’entendre le récit d’une maladie pour qu’il se mît immédiatement au lit, fit appeler son médecin et accusât la maladie dont il avait entendu parler ou la douleur que l’on avait décrite en sa présence. Très souvent, et c’est là la forme classique de l’hypocondrie, les troubles gastro-intestinaux et les malaises qui les accompagnent exercent une influence prépondérante sur les préoccupations des malades. Le pyrosis, les régurgitations acides, les vomissements, la sécheresse et l’état pâteux de la bouche, les douleurs gastro-entéralgiques, le ballonnement, les borborygmes, les gaz et leur expulsion, la constipation ou la diarrhée, les hémorroïdes, les pulsations abdominales, les douleurs dorso-intercostales, les caprices de l’appétit tantôt impérieux et tyrannique et accompagné de défaillance, tantôt diminué ou perverti, tous les symptômes de la dyspepsie, amplifiés par l’imagination, accrus d’auto-suggestions sensorielles et motrices, provoquent des réactions psychiques démesurées et remplissant d’anxiété l’existence entière du malheureux hypocondriaque. Il passe tout son temps à regarder sa langue, à examiner ses garderobes et ses urines, à étudier l’action des aliments auxquels il attribue les propriétés les plus chimériques, leur saveur, qui lui paraît souvent altérée et fait naître des craintes de falsification ou d’empoisonnement. Il se soumet à un régime minutieux et bizarre qui absorbe tous ses soins et toute son attention ; sa vie psychique est concentrée tout entière dans la même méditation maladive, il en arrive à n’être plus qu’un estomac servi par des organes. La crainte des maladies les plus effrayantes, gastrite, cancer, ulcères, perforations ou rétrécissements, etc., vient mettre le comble à ses tourments. L’idée d’avoir des vers intestinaux n’est pas rare et paraît plus particulièrement engendrée par des sensations de reptation ou de déplacement rapide dans l’abdomen, sensations souvent liées à des phénomènes spasmodiques. Des sensations de même nature sont fréquentes dans la folie chronique et font croire à une grossesse imaginaire, à la présence d’animaux, de personnages ou de diables dans le ventre, surtout quand il s’y joint des bruits ou des voix abdominales. Un hypocondriaque halluciné chronique que j’observe depuis plusieurs années se croit porteur d’un tænia qui le fatigue autant par ses contorsions que par ses discours interminables. Lorsque prédominent les douleurs précordiales avec angoisse et quelquefois sensation de mort imminente, les accès pseudo-angineux, les palpitations et les intermittences cardiaques, les pulsations artérielles, etc., les préoccupations se concentrent sur l’appareil


21 circulatoire. Le malade se croit atteint d’anévrysme, d’hypertrophie du cœur, etc. à chaque instant il se tâte le pouls et fait appeler le médecin; il ne veut ni sortir seul, ni rester seul une minute, tant il a peur d’une défaillance subite. S’il existe un peu d’angine glanduleuse, un peu de catarrhe des voies respiratoires, quelques accès d’asthme, s’il y a de l’expectoration matinale avec quelques sibilances, l’hypocondriaque ne tarde pas à se croire menacé d’une maladie grave de la poitrine. Il ne rend pas un crachat sans en examiner soigneusement la coloration, la consistance ou l’odeur; il regarde à tout moment sa gorge dans un miroir, s’effraye de la présence de quelques granulations ou même de la conformation normale de la luette et des amygdales; très-sensible à l’impression du froid, il se confine dans son appartement ou même dans son lit, se couvre d’une manière exagérée et redoute les courants d’air. Pour ménager ses poumons et son larynx, il se condamne à parler par gestes et fatigue son entourage par un toussotement continuel. La crainte des maladies du cerveau et de la moelle épinière se développe par le même procédé chez les individus que tourmentent les vertiges, les sensations céphaliques, dorsales ou lombaires, les fourmillements, les douleurs pseudotabétiques, les sensations de fatigue et de faiblesse des membres, etc. Les malades s’imaginent qu’ils vont être frappés d’apoplexie, qu’ils vont tomber en paralysie, qu’ils vont devenir fous et perdre toutes leurs facultés; chez eux, l’hypocondrie porte souvent sur le moral autant que sur le physique. Tout ce qui touche aux fonctions génitales affecte profondément même l’homme le mieux équilibré, et à plus forte raison le névropathe hypocondriaque chez qui les troubles fonctionnels spéciaux sont tout particulièrement fréquents. Quelques pollutions, l’émission d’un peu de sperme pendant la défécation, la présence d’un varicocèle, toutes les bizarreries de l’appétence, du dégoût et des perversions génésiques, l’impuissance (souvent suggérée par l’imagination), plongent le malade dans la plus sombre tristesse; il ne manque pas d’aggraver son état par l’étude de la littérature spéciale à cette matière et par les descriptions qu’il y trouve des conséquences de la spermatorrhée et de l’onanisme. Chez d’autres malades, un léger suintement uréthral, reliquat d’une blennorrhagie, quelques poussées d’herpès récidivant, des granulations pharyngées, quelques boutons d’acné, la chute des cheveux, etc., provoquent l’idée de la syphilis. A tout propos le syphiliphobe examine ses organes génitaux, sa gorge, toute la surface de son corps, croit y trouver des signes d’infection et va consulter médecins sur médecins. Les moindres désordres, la conformation même normale des organes,

la saillie des apophyses qu’il prend pour des exostoses, le confirment dans ses appréhensions. Les sensations vésicales, un peu de ténesme du col, quelques dépôts dans les urines, engendrent l’idée de la pierre. Les chirurgiens sont assez souvent consultés pour des calculs imaginaires, comme ils le sont pour des tumeurs de même nature. Ces diverses localisations des phénomènes de l’hypocondrie correspondent aux variétés hypocondriaque, pneumo-cardiaque et encéphaliaque de Dubois (d’Amiens), et à la variété génito-cystiaque de Michéa. Quelquefois les symptômes sont encore plus localisés, le trouble sensoriel se fixe et se concentre dans un point, le pharynx (Delpech), la langue (Pitres). Dans d’autres cas, au contraire, les symptômes sont diffus; le malade accuse principalement un malaise général, une fatigue, un accablement, un épuisement de tout son organisme c’est la variété asthéniaque de Dubois. On pourrait encore ajouter à ces variétés l’hypocondrie caractérisée par la crainte des maladies contagieuses ou épidémiques. Dubois a signalé l’hypocondrie hydrophobiaque dans laquelle des accidents rabiformes du caractère le plus effrayant peuvent se produire; la crainte du choléra déterminerait, suivant quelques observateurs, des effets comparables (Hack, Tuke). Limitée au domaine psychique et ne réagissant sur le physique que par une anxiété émotive plus nu moins intense, la crainte des maladies et des influences extérieures nuisibles est trèsfréquente chez les névropathes prédisposés aux affections mentales; elle revêt souvent la forme du délire du toucher, qui présente du reste de nombreux points de contact avec l’hypocondrie. Chez ces malades, les idées hypocondriaques semblent naître d’un processus purement psychique ou vésanique ; les phénomènes physiques sur lesquels paraît se greffer le délire dans les autres variétés d’hypocondrie peuvent faire défaut chez eux. C’est sous forme d’obsessions que les craintes s’imposent à l’esprit. Quelquefois ce sont des obsessions verbales, les mots effrayants, folie, suicide, tétanos, rage, épilepsie, cécité, mort, qui retentissent dans l’universalité des sensations (Dumont de Monteux). Il y a vraisemblablement une origine verbale à certaines idées hypocondriaques, comme il y a une origine hallucinatoire à certains délires. Cet automatisme verbal, qui n’est pas encore de l’hallucination, est comme celle-ci suggestif de sensations variées et, par le fait de cet ensemble de sensations plus ou moins coordonnées qui font corps avec lui, le mot tend à prendre une valeur substantielle ; il se matérialise, suivant l’expression de Dumont de Monteux. C’est peut-être là l’explication de la valeur, de la signification particulière que les


hypocondriaques et les hallucinés attachent à certains mots et de leur tendance à transformer des abstractions en entités substantielles et actives. Dans les diverses formes d’hypocondrie que nous venons de passer en revue, formes qui se mélangent et se combinent souvent les unes avec les autres, il y a plutôt exaltation que diminution de la sensibilité, et les préoccupations des malades portent plutôt sur le physique que sur le moral. Il en est tout autrement dans certains états dépressifs ou anxieux, ordinairement confondus soit avec l’hypocondrie ordinaire, soit avec la mélancolie proprement dite, et dans lesquels le délire porte tout particulièrement sur l’état des facultés intellectuelles et morales. On doit à Guislain d’avoir distingué l’hypocondrie morale ou mentale, comme il l’appelle, de l’hypocondrie corporelle on physique; mais c’est à M. J. Falret qu’appartient le mérite d’en avoir donné la description la plus complète sous le nom d’hypocondrie morale avec conscience (voy. Ritti, art. « FOLIES DIVERSES », t. III, 4e série). Une dépression des facultés sensitives et motrices paraît constituer essentiellement cette forme d’hypocondrie. Un malade de Louyer-Villermay décrivait son état dans les termes suivants : « Je suis privé d’intelligence et de sensibilité, je ne sens rien, je ne vois ni n’entends, je n’ai aucune idée, je n’éprouve ni peine ni plaisir ; toute action, toute sensation m’est indifférente, je suis une machine, un automate incapable de sentiments, de souvenirs, de volontés, de mouvements, etc. » Chez la plupart des malades, cette altération de la sensibilité n’est pas seulement anesthésique, il s’y joint quelque chose de douloureux, une angoisse extrêmement pénible. Cette espèce d’anesthésie douloureuse a été décrite aussi bien que possible par une malade d’Esquirol, souvent citée. « Je souffre constamment, disait-elle, je n’ai aucune sensation humaine…, il me manque la faculté de jouir des choses et de les ressentir. Quelque chose d’affreux est continuellement entre moi et les jouissances de la vie. Chacun de mes sens est pour ainsi dire séparé de moi et ne peut plus me procurer aucune sensation…, etc. » Les sensations douloureuses qui accompagnent l’hypocondrie morale peuvent dans certains cas prendre une intensité extrême et engendrer des conceptions relatives à la santé physique et à l’état des organes. Ces cas mixtes établissent des transitions insensibles entre les deux formes d’hypocondrie. Il y a cependant quelque chose de spécial dans les phénomènes douloureux de l’hypocondrie morale, certaines sensations sont tout à fait caractéristiques et ne se retrouvent que beaucoup plus rarement dans l’hypocondrie ordinaire. Ce sont en particulier l’angoisse précordiale (sensation de griffe, d’étau, etc.), les sensations céphaliques (nous avons vu

que l’hypocondrie encéphalique était souvent morale en même temps que physique), le casque neurasthénique (Charcot), la douleur au sommet de la tête, une sensation de vide intra-crânien, les vertiges, une sorte d’ébriété (ivresse hypocondriaque), des sensations de raideur, de tension, d’arrêt, de vide dans l’intérieur du corps, des secousses, des chocs, des craquement etc., et souvent un état nerveux général avec insomnie, état gastrique, inappétence, rapidité du pouls, etc. Ce sont, en un mot, les symptômes bien connus de la mélancolie anxieuse à fonds neurasthénique. De plus, les idées hypocondriaques qui se développent sur ce terrain et se joignent à l’hypocondrie morale, présentent quelques caractères particuliers. Généralement, les malades s’imaginent que leurs organes sont irrémédiablement atteints dans leurs fonctions ou dans leur structure, frappés de maladies incurables, paralysés, désorganisés ou détruits, et il est souvent facile de retrouver un fonds anesthésique derrière les sensations douloureuses. La présence de ce délire corporel qui se combine si fréquemment avec l’hypocondrie morale ne nous permet pas d’accepter entièrement la division de Guislain. S’il y a des catégories à établir parmi les hypocondriaques, ce n’est pas exclusivement dans la direction du délire vers le physique ou vers le moral qu’il faut en chercher les caractères distinctifs. Nous devons les chercher aussi dans les modes d’altération de la sensibilité, dans les caractères généraux de la maladie, dans sa marche et dans son évolution. Rosenthal admet deux formes d’irritation spinale, l’une hyperesthésique, l’autre dépressive et correspondant plus particulièrement à la neurasthénie. Nous avons vu que Barthez établissait une distinction analogue parmi les vaporeux. Bien que l’hyperesthésie et l’anesthésie se combinent fréquemment, et nous avons assez insisté sur ce point, il y a dans la plupart des cas une telle prédominance de l’une ou de l’autre de ces altérations de la sensibilité, que nous croyons légitime d’admettre à côté de la forme hyperesthésique, de l’hypocondrie une forme anesthésique (Michéa, Ann. méd. psych., 1864). Si nous considérons l’état général des malades, nous sommes encore conduits à les répartir en deux groupes distincts. Les uns sont dans un état de profonde dépression ou d’agitation continuelle, ils présentent les caractères habituels de la mélancolie ; les autres conservent les apparences extérieures de la raison, ils ressemblent à des monomanes ou à des délirants systématiques. Déjà Guislain avait remarqué que dans l’hypocondrie mentale les caractères de la mélancolie sont bien plus accusés que dans l’hypocondrie corporelle, mais cette distinction entre


23 l’hypocondrie des mélancoliques et celle des délirants systématiques a été présentée de la manière la plus nette et la plus affirmative par Tuczek (Congrès d’Eisenach, 1882). Enfin l’étude de la marche de la maladie a permis à Georget d’établir une forme intermittente de l’hypocondrie à côté des formes continues ou seulement paroxystiques. Si nous mettons en parallèle ces diverses dichotomies, il nous sera facile de montrer que les groupes de malades qu’elles établissent se correspondent assez exactement. L’hypocondrie hyperesthésique est ordinairement corporelle, rarement morale, elle s’accompagne fréquemment de tendances au délire systématiséet est sujette à se transformer en délire de persécution. Sa durée est longue, sa marche rémittente ou continue avec paroxysmes. L’hypocondrie anesthésique est souvent morale, elle est en réalité une forme de mélancolie et se produit souvent par accès intermittents. Bien des cas se refusent à rentrer dans l’une ou l’autre de ces catégories; il faut cependant reconnaître que des types des deux formes sont fréquents. Leurs caractères forment un contraste assez remarquable pour que nous essayions d’en esquisser le parallèle. L’exaltation maladive de la sensibilité qui rend désagréables ou douloureuses les impressions de toutes sortes place pour ainsi dire l’hypocondriaque dans un milieu nocif. Il s’imagine trouver partout autour de lui des influences nuisibles. Tantôt il s’en prend plus particulièrement au milieu cosmique; il n’est jamais content du temps qu’il fait, accuse les changements de température, la chaleur, le froid, les courants d’air, la sécheresse, l’humidité ou les impuretés de l’atmosphère, etc. Il croit y trouver la cause des malaises qu’il éprouve, comme ce général cité par Esquirol, qui accusait le soleil de lui donner des maux de dents et voulait aller l’exterminer avec sa brave division. Il est bizarre dans sa manière de se loger, de se vêtir, quelquefois une véritable aérophobie (Salomon) le confine dans son appartement, la crainte de la lumière, dans l’obscurité. Un malade de Billod croyait que la couleur bleue avait une influence fatale sur sa santé et lui donnait la colique. Chez d’autres malades, ce sont les aliments, les boissons et les médicaments, qui attirent plus particulièrement leur attention et fournissent un thème inépuisable à leurs méditations. Mal appréciés par un goût et un odorat souvent altérés, suggérant des phénomènes viscéraux alarmants, ils évoquent souvent l’idée de poison. Le traitement le plus anodin peut être l’origine de rancunes implacables; Legrand du Saulle a dit avec raison que l’hypocondriaque était un être dangereux pour le médecin. Les malades de cette catégorie se croient souvent une susceptibilité toute particulière aux médicaments qui n’agiraient pas sur eux de la

même manière et aux mêmes doses que chez les autres hommes. En fait, ce sont eux qu’on purge avec une pilule de mie de pain. Cette susceptibilité des sens et de l’organisme que s’attribuent les hypocondriaques est le plus ordinairement imaginaire. Souvent même l’acuité réelle des sens est en-dessous du niveau normal. Le même aliment sera trouvé tantôt excellent, tantôt détestable, suivant les dispositions morales où se trouve le malade. Celui-ci n’en est pas moins très-sûr de lui, trèssûr de l’exactitude de ses sens, et garde longtemps rancune à ceux qui le surprennent en flagrant délit d’erreur. Cette manière de sentir, cette illusion qui fait croire à des influences nuisibles, expliquent pourquoi l’hypocondriaque est généralement accusateur. Le mécanisme cérébral qui nous oblige à reporter au dehors du moi l’objet des sensations l’oblige également à y chercher la cause de ses souffrances; l’observation attentive des réactions qui se produisent en lui à l’occasion des impressions externes, et dont un bon nombre sont nées d’appréhensions suggestives, lui donne l’illusion d’une cause agissante prise sur le fait; ses soupçons sont confirmés, il ne doute plus. Avec cela l’hypocondriaque est souvent orgueilleux. La même hyperesthésie qui développe les tendances accusatrices produit un certain degré d’exaltation du moi, soit par la conscience d’une supériorité due à la perfection illusoire des sens, soit par une réaction plutôt dynamogénique qu’inhibitoire sur les centres moteurs (voy. Féré, Sensation et mouvement et Revue philosophique, 1887), soit par une diffusion vers ces centres du processus morbide et de l’éréthisme qui affecte les centres sensoriels. L’excitation des centres psychomoteurs provoque l’exaltation du moi; le même mécanisme cérébral qui fait attribuer une cause externe au mouvement centripète des sensations fait attribuer une cause interne au mouvement centrifuge des volitions et cette cause interne, le moi, s’altère, s’exalte ou s’affaisse par les lésions psycho-motrices comme la réalité extérieure se modifie et s’altère par les lésions psycho-sensorielles. En général, il y a un certain degré d’excitation volitionnelle et par conséquent un certain degré d’exaltation du moi chez les hypocondriaques hyperesthésiques. Sauf certains moments d’abattement passager, ils ne sont généralement pas déprimés, ils sont actifs, luttent, se défendent, cherchent du secours auprès des médecins, des charlatans ou des somnambules, où dans certaines pratiques bizarres, et ils en trouvent assez souvent pour soutenir leur courage. Bien différents des hypocondriaques vraiment mélancoliques qui se croient perdus d’emblée, ils ne perdent jamais l’espoir de guérir. Ces tendances orgueilleuses, cette réaction dynamogénique sur les éléments de la constitution du moi, expliquent suffisam-


ment pourquoi l’hypocondrie morale et le suicide sont rarement associés à cette forme et pourquoi les souffrances des malades ne sont pas sans compensation. « Sans mes persécuteurs, disait Rousseau, je n’aurais jamais trouvé ni connu les trésors que je portais en moi-même ». Les hypocondriaques ont une si haute opinion de leur propre personne, qu’ils vont jusqu’à tirer vanité de leurs souffrances et de leurs maladies prétendues. Il arrive cependant que parmi les sensations et les influences qu’ils accusent, quelques-unes sont inhibitoires; les persécutés se plaignent souvent qu’on les empêche de penser, qu’on leur retire la respiration, etc. C’est là un point de contact avec l’hypocondrie dépressive, que je devais signaler en passant. En résumé, la méfiance et la haine à l’égard du monde extérieur, (l’autophilie, Bail) et les tendances orgueilleuses, sont les caractères moraux prédominants de l’hypocondriaque hyperesthésique. Mécontent de tout et de tous, exigeant, irritable, souvent ironique et caustique (Falret), personnel, intolérant et passionné dans ses opinions, plutôt avare que généreux et prodigue, fuyant la société, les réunions, les théâtres, les églises, n’appréciant les soins les plus empressés que comme une faible part de ce qui lui est dû, faisant des souffre-douleur de ceux qui lui sont attachés, toujours parlant de lui-même, il se rend insupportable par sa mauvaise humeur, par son caractère ingrat et par son égotisme. La solitude se fait autour de lui et, bien que sa misanthropie doive s’y complaire, il trouve là de nouveaux motifs pour se plaindre. 11 parle de suicide, de la mort qui serait préférable à l’existence qui lui est faite, mais il met rarement ses projets à exécution. Ces défauts de caractère se manifestent surtout dans la vie intime. Par moment, et surtout lorsqu’il est en dehors du milieu de la famille, l’hypocondriaque peut se montrer très-gai, mais en général il ne tarde pas à expier et surtout à faire expier autour de lui ces accès de gaieté passagère (Sandras). Les facultés intellectuelles quelquefois remarquables des hypocondriaques, restent généralement bien conservées. Des littérateurs, des artistes et même des savants hypocondriaques, ont pu produire des œuvres estimables. Mais la prédominance excessive du point de vue personnel, les antipathies maladives, l’habitude de déraisonner sur un sujet limité, il est vrai, mais d’importance capitale, finissent toujours par fausser le jugement. Il n’y aurait que quelques traits à ajouter à cette esquisse pour faire le portrait moral du persécuté. Morel avait si bien senti la connexité des deux états morbides, qu’il en avait conclu que le délire des persécutions était une transformation de l’hypocondrie. Il parle de cette hypocondrie devenue plus intellectuelle où les malades ne rêvent que trames ourdies contre eux, que machinations

funestes pour leur repos et pour leur honneur. Cette transformation, ou pour mieux dire cette évolution, ne se produit pas toujours, tant s’en faut. De même que certains persécutés entrent d’emblée dans la vésanie sans prélude hypocondriaque, il y a bon nombre d’hypocondriaques qui n’arrivent jamais au délire de persécutions confirmé. Il peut se faire encore que les malaises hypocondriaques n’apparaissent que secondairement chez le persécuté et, avec l’interprétation dont ils sont l’objet, constituent les hallucinations de la sensibilité générale. Enfin, dans quelques cas, on voit prédominer alternativement les idées de persécutions et les idées hypocondriaques (Billod). Quoi qu’il en soit, l’évolution de l’hypocondrie vers le délire de persécution est fréquente. L’hyperesthésie, sans changer autrement de caractère, se manifeste à l’occasion du contact avec les autres hommes. Là où l’hypocondriaque soupçonnait des influences morbifiques, le persécuté devine, sent des intentions malveillantes; les relations avec les autres hommes deviennent difficiles et insupportables; les railleries qu’excitent les bizarreries de l’hypocondriaque, la compassion ironique qui accueille ses plaintes (rien de plus terrible pour un malheureux, disait Berbiguier, que de penser qu’on n’ajoute pas foi à ses souffrances), les mauvaises plaisanteries que lui attirent sa méfiance et sa crédulité, tout contribue à aggraver ses soupçons. Lorsque les hallucinations de l’ouïe viennent s’ajouter aux autres troubles de la sensibilité, le malade entre dans la vésanie confirmée, la maladie n’a pas changé de nature, les accusations portent sur le milieu social au lieu de porter sur le milieu matériel; des interprétations nouvelles se produisent et sont souvent fournies par les hallucinations. Un mot, le nom d’un objet ou d’une personne, quelquefois un nom abstrait, se trouve relié par l’illusion d’une influence causale avec les sensations hypocondriaques et prend un rôle prépondérant dans la systématisation délirante. Ce sont des ennemis qui torturent le malade par toutes sortes de moyens, par le poison, par les fluides, par l’électricité (voy. PERSÉCUTIONS). C’est également dans l’hypocondrie que Morel a cherché l’origine des idées de grandeur de la folie systématisée. Nous avons assez insisté sur les tendances orgueilleuses des hypocondriaques; il y a là une évolution et non une transformation. Chez quelques malades, cette évolution ambitieuse se produit dans les idées hypocondriaques elles-mêmes, qui aboutissent à un délire de grandeur relatif à la personnalité physique. Un malade dit qu’il est devenu comme Mithridate à l’épreuve du poison; un autre, qu’il fallait qu’il fût bâti à chaux et à sable pour résister à tout ce qu’il a eu à subir; d’autres prétendent que leur organisation est exceptionnelle, surhumaine, divine,


25 etc., d’autres enfin s’imaginent que leurs organes grandissent et se multiplient. Un vieux persécuté nous affirme qu’il a des millions d’âmes, une cinquantaine de cerveaux et autant de cœurs; il est immortel. Tout autres sont les hypocondriaques mélancoliques; ils se plaignent de ne plus percevoir la réalité qu’à travers un voile; tout leur semble transformé. Les impressions externes n’évoquent plus dans leur cerveau que des images frustes et méconnaissables, et ces images déformées ou oblitérées ont perdu leur réaction normale sur l’intelligence, les sentiments, les émotions et la volonté. Trouvant tout changé autour d’eux, ils ne se sentent pas moins changés eux mêmes (J. Falret) par l’affaiblissement de leur faculté de sentir et surtout par la diminution de leur énergie volitionnelle; diminution qui se traduit fatalement, nous l’avons vu tout à l’heure, par une dépression du moi et par des idées d’impuissance et d’incapacité. Les hypocondriaques mélancoliques n’ont pas ces compensations qui soutiennent les persécutés; ils s’abandonnent au désespoir et ne retrouvent quelque énergie que pour accomplir des tentatives de suicide. En général, c’est eux-mêmes qu’ils accusent, c’est en eux-mêmes ou dans leur origine, dans une disposition héréditaire, qu’ils cherchent la cause de leur mal. Ils affirment qu’ils sont perdus, voués à des catastrophes imminentes et inévitables, atteints des maladies les plus étranges et les plus incurables, que toute espérance de guérison est insensée, etc. Ils ne veulent entendre parler ni de remèdes, ni de médecins. Déjà des dispositions négatives sont évidentes, tout leur paraît inutile, tout leur paraît impossible, tout leur parait irréparable; ils sont incrédules, à la fois hésitants et obstinés. Souvent les croyances religieuses s’ébranlent, les mots, par un mécanisme inverse de celui que nous avons indiqué plus haut, se vident de leur contenu normal et perdent toute puissance réactionnelle émotive. Tout est différent dans ces deux formes d’hypocondrie. Un parallèle entre Oberman et les Confessions fournirait un exemple frappant de ce contraste. Sous une forme atténuée, l’hypocondrie morale peut durer de longues années et constituer le caractère moral de certains individus humbles, timides et pleins de défiance d’eux-mêmes. Découragés et dégoûtés de leur propre personne, ils perdent tout orgueil et toute dignité, et tombent par cette voie détournée dans la dégradation morale. Il y a autant de vices, a dit, je crois, Montesquieu, qui viennent de ce que l’on ne s’estime pas assez que de ce que l’on s’estime trop. D’ordinaire, c’est par accès que la maladie se manifeste avec des caractères suffisamment tranchés. Lorsque les accès se prolongent ou prennent en se répétant une gravité croissante, ou bien lorsqu’ils sont d’emblée

très-intenses, les idées de ruine et de culpabilité, les terreurs panophobiques, la crainte des supplices et de la damnation éternels, le délire des négations, ne tardent pas à se joindre à l’hypocondrie morale. Nous n’avons à nous occuper ici que du délire hypocondriaque à peu près constant dans cette période d’aliénation confirmée. Ce délire, qui porte à la fois sur le physique et sur le moral, diffère profondément des idées hypocondriaques des persécutés. Chez ceuxci les organes sont attaqués, mais ils résistent aux influences nuisibles; chez les anxieux le mal est intérieur, il fait partie intégrante de l’organe lui-même, c’est un affaiblissement, une paralysie, une métamorphose, un anéantissement, une mort anticipée. Il n’y a pas différence de nature entre ce délire et celui des formes légères de l’hypocondrie anxieuse, il y a seulement différence d’intensité et évolution naturelle de l’un à l’autre. L’hypocondrie a passé au délire hypocondriaque lorsque les malades ont passé du vraisemblable et du possible à l’absurde et sont entrés dans le domaine de la folie confirmée. Les mêmes individus qui accusaient une sensation de vide dans la tête, une diminution de leurs facultés, de l’angoisse précordiale, etc., disent que leur cerveau est ramolli, dissous, desséché, pétrifié ou complètement détruit ils n’ont plus d’âme, leur cœur a éclaté, ne bat plus, ils n’ont plus de pouls, le sang ne circule plus, ils n’ont plus une goutte de sang dans les veines, leur estomac ne digère plus, ils ne peuvent plus avaler, ils sont bouchés, ils n’ont plus d’estomac ni d’entrailles, tout leur corps est vidé, les aliments tombent directement dans un sac formé par la peau du ventre quelquefois, le gosier étant bouché, les aliments suivent une voie anormale le long des parties latérales du cou. Les malades disent ne jamais manger, ne jamais aller à la garde-robe, etc. Tout leur corps est en putréfaction, leurs membres vont se détacher du tronc, ils exhalent une odeur infecte et répandent la contagion autour d’eux; ils sont bourrés de poisons et ont toutes les maladies, de préférence les plus incurables et les plus répugnantes, le cancer, la morve, la vérole, etc. D’autres sont transformés, ils sont en coton, en verre, en beurre, ils sont changés en automates, en machines, en bêtes (zoanthropie), leur corps est tout petit, ne pèse pas une once (micromanie), ils sont réduits à rien, ils sont morts, ou bien ils sont dans un état intermédiaire qui n’est ni la vie, ni la mort, ils sont morts vivants et condamnés à rester éternellement dans la même situation. Souvent ils parlent d’eux-mêmes à la troisième personne comme d’une chose inanimée ou d’une mécanique qui n’a que les apparences de la vie. Il se produit quelquefois dans cette période avancée du délire hypocondriaque des conceptions qui se rapprochent des idées


de grandeur, mais qui, à notre avis, doivent en être distinguées. Les malades se croient immortels, ils s’imaginent que leur corps a pris des proportions monstrueuses, que leur tête va toucher aux étoiles, que, s’ils urinaient, le monde entier serait noyé par un nouveau déluge, etc. Guislain a rapporté plusieurs faits de ce genre. Il y a cette différence entre ce délire d’énormité plutôt que de grandeur et les véritables idées .ambitieuses qu’il n’apporte aucune atténuation et aucune compensation à l’état mélancolique, c’en est le suprême degré. Les malades gémissent de leur immortalité et de leur immensité qui viennent mettre le comble à leur malheur. Ces diverses idées hypocondriaques, dont nous n’avons fait qu’énumérer les plus ordinaires, sont sans doute liées à des altérations complexes de la sensibilité avec prédominance d’anesthésie. L’anesthésie est facile à constater dans quelques cas on peut pincer, piquer les malades, sans qu’ils manifestent de douleur, et souvent ils se livrent sur eux-mêmes à des mutilations horribles. Les troubles moteurs qui existent à un certain degré dès le début des affections mélancoliques et se traduisent, dans l’hypocondrie morale, par l’hésitation, l’aboulie et les idées d’incapacité, deviennent plus prononcés dans le délire hypocondriaque et prennent souvent une intensité assez grande pour donner à la maladie un aspect tout particulier. Le malade se croit incapable d’exécuter l’acte le plus simple, tout lui est impossible. Une malade déclare qu’elle ne sait plus ni marcher, ni s’habiller, ni manger, elle ne sait même plus comment on s’y prend pour avaler les aliments. Il semble que les images motrices sont altérées ou effacées. C’est dans ces cas que se manifeste au plus haut degré la folie d’opposition de Guislain; les malades se refusent aux actes les plus élémentaires de la vie de chaque joui et résistent instinctivement à tout ce qu’on veut leur faire faire. Des phénomènes impulsifs coexistent souvent ou prédominent chez d’autres malades. Déjà en germe dans certaines formes communes de mélancolie où, à l’état faible, ils engendrent les idées de culpabilité, ils s’accentuent à mesure que le moi déprimé, réduit ou annihilé, ne peut plus ni s’assimiler ni inhiber .les excitations motrices qui viennent à se produire. De là les idées de transformation en une bête féroce, de possession diabolique, etc. On peut rapprocher des phénomènes impulsifs les gesticulations bizarres, les mouvements saltatoires, les grimaces, les cris, les vociférations, la coprolalie, le besoin de s’écorcher le visage, de se ronger les ongles, qui semblent liés à l’éréthisme moteur de la mélancolie anxieuse, éréthisme moteur qui s’élève quelquefois jusqu’à l’agitation maniaque ou bien se traduit par les phénomènes spasmodiques les plus divers. Leuret a ob-

servé un hypocondriaque qui agitait si violemment sa poitrine que l’homme le plus haletant n’aurait pu lui être comparé une malade atteinte d’hypocondrie intermittente présentait pendant les accès de véritables mouvements convulsifs du ventre (Leuret, Fragm. « Psych. »). Lorsque l’hypocondrie anxieuse a passé à l’état de délire hypocondriaque chronique les malades s’acheminent plus ou moins rapidement vers la démence. Cette terminaison est quelquefois hâtée par des accidents cérébraux apoplectiques, par des attaques d’hémiplégie. Griesinger a signalé cette complication cérébrale Baillarger admet qu’il y a des rapports assez étroits entre l’hypocondrie et les affections organiques du cerveau suivant Lancereaux il y aurait une liaison étroite entre l’herpétisme, l’hypocondrie et l’athérome artériel; J. Falret enseigne depuis longtemps la fréquence des accidents congestifs dans les formes héréditaires de la folie enfin Mairet a décrit dans son travail sur la démence mélancolique des cas très-analogues, au moins cliniquement, à ceux auxquels nous faisons allusion. Même lorsqu’elle guérit l’hypocondrie anxieuse laisse souvent elle un certain déchet dans l’appareil psychique. Des anesthésies, des aboulies plus ou moins localisées, quelquefois très-limitées, peuvent persister comme tares indélébiles. Le malade, guéri en apparence, guéri au moins de l’accès mélancolique, reste diminué dans sa valeur intellectuelle et surtout dans sa valeur monde et affective. Si, comme cela arrive souvent, une inversion de l’état psychique général se produit, si un certain degré d’excitation vient remplacer la dépression de l’accès mélancolique, tous les éléments de la folie morale se trouvent réunis la folie raisonnante est créée de toutes pièces par la déséquilibration, par les daltonismes moraux, par l’effacement de certaines images inhibitoires et par les divers reliquats du délire anesthésique. Savage rapporte un cas intéressant de kleptomanie consécutive à un accès mélancolique et dit avoir observé d’autres cas analogues. Un état vésanique encore plus caractérisé se produit lorsque des phénomènes hyperesthésiques et hallucinatoires persistants survivent aux accès anxieux. On voit alors apparaître des formes bâtardes de chronicité délirante qu’on ne peut ni classer dans le délire de persécution ni assimiler à la mélancolie chronique vulgaire. Certains démonomanes rentrent dans cette catégorie tels sont encore d’autres malades chez lesquels les idées de persécution, les idées négatives, les idées de grandeur et d’auto-accusation, les conceptions délirantes les plus incompatibles, coexistent ou alternent de manière à constituer un délire rempli de contradictions et d’incohérences et rebelle à toute systémati-


27 sation. Cette déséquilibration psychique, surtout morale, chez les raisonnants, à la force morale et intellectuelle chez les hallucinés, n’est pas sans quelque analogie avec les états de trouble mental qui se manifestent chez les dégénérés, soit congénitalement, soit à la suite d’accès vésaniques précoces (Prichard). Les dégénérés ont une sorte d’aptitude à l’absurde, ils arrivent d’emblée à des conceptions délirantes qui semble dénoter une chronicité avancée (Billod). Leurs idées hypocondriaques, et ils en ont souvent, présentent ce caractère à un haut degré. Brachet avait remarqué plus de bizarrerie dans les idées lorsque l’hypocondrie paraît résulter d’une prédisposition constitutionnelle. On voit apparaître rapidement chez ces malades les idées les plus absurdes du délire hypocondriaque leur cerveau est dissous et la substance cérébrale s’écoule le long du canal vertébral, leur sperme est mélangé au sang et suinte par les pores de la peau, leurs intestins vont s’échapper à travers les parois de l’abdomen, etc. On observe encore, des antipathies bizarres, des associations d’idées étranges, comme chez ce malade de Billod qui, ne pouvant digérer le chocolat, éprouvait une indigestion dès qu’il portait un vêtement de cette couleur, ou comme chez cet autre qui après un voyage en Sologne prétendait que l’aridité de ce pays lui avait fait tomber les cheveux et la barbe. Les mots, les nombres, les chiffres, les signes, agissent de même sur d’autres malades de la même catégorie. Et ces idées absurdes, jointes à des théories médicales qui ne le sont pas moins, les conduisent aux actes les plus ridicules. Un hypocondriaque, cité par Morel, se croyait en danger de mort dès qu’il cessait de tenir son pénis dans la main. Quelques uns se confinent chez eux, restent couchés pendant des mois ou des années; d’autres craignent le froid et les courants d’air au point de ne pas souffrir qu’on ouvre la porte d’un placard ou le tiroir d’une commode; d’autres, tout différents des aérophobes, ne peuvent vivre qu’au grand air ou les fenêtres ouvertes. Hammond raconte l’histoire d’un excentrique qui avait fait construire quatre cheminées dans chaque chambre de sa maison, portait un chapeau à ventilateur et avait fait percer de trous ses vêtements et ses chaussures. L’hypochondrie des dégénérés est souvent précoce, apparaît à la puberté ou même dans l’enfance (Griesinger); elle procède fréquemment par accès irréguliers (Sandras) et peut se terminer par une démence précoce. La forme génitale avec spermatorrhée réelle ou imaginaire est commune. Lallemand voulait y faire rentrer toute l’hypocondrie, ce qui est fort exagéré, et considérait les pertes séminales comme la cause unique de l’hypocondrie, ce qui est tout à fait erroné. L’hypocondrie se combine souvent avec

l’agoraphobie, la maladie du toucher et les autres syndromes analogues. Esquirol rapporte l’histoire d’une jeune fille qui avait une douleur fixe au sommet de la tête et s’imaginait qu’un ver lui rongeait la cervelle, elle ne voulait toucher aucun objet de cuivre, la vue du cuivre la faisait défaillir et elle refusait de sortir parce que la poussière soulevée par les promeneurs pouvait contenir du vert de gris. Les craintes de poison, de contagion, si fréquentes dans la maladie du toucher, établissent une analogie étroite entre l’hypochondrie et cette forme de vésanie. L’hypocondrie est particulièrement caractérisée et revêt souvent la forme anxieuse, dans les cas où le délire du toucher repose sur la crainte de communiquer une affection dont le malade croit être atteint, le cancer, par exemple (Séguin). Si nous ajoutons l’hypocondrie des dégénérés à l’hypocondrie des mélancoliques et à celle des persécutés, nous aurons établi trois groupes principaux, à la vérité fort mal délimités et laissant en dehors d’eux un assez grand nombre de cas, mais correspondant assez exactement à ceux que M. Magnan a proposés dans sa classification des vésanies. Nous avons décrit successivement l’hypocondrie des délirants persécutés chroniques, l’hypocondrie des intermittents et l’hypocondrie des dégénérés. Le défaut de cette classification est de placer sur le même rang des états morbides trèsinégalement compréhensifs (voy. « Folie »). Le délire de persécution, les diverses variétés de mélancolie, peuvent également se développer sur le terrain de la dégénérescence mentale. Aussi ne doit-on pas s’étonner de la fréquence des formes hybrides. Il nous reste à examiner les idées hypocondriaques qui s’observent dans la paralysie générale, la folie circulaire, l’épilepsie, l’hystérie, la démence sénile, les délires toxiques, et dans quelques autres affections. Il existe fréquemment au début de la paralysie générale une phase dépressive avec idées hypocondriaques, si toutefois on peut toujours qualifier d’hypocondrie le sentiment quelquefois très-net que le malade éprouve du début d’une -affection cérébrale grave. Dans la maladie confirmée le délire hypocondriaque revêt le plus souvent la forme anesthésique et négative décrite par Baillarger (voy. « paralysie générale »). Les phases dépressives de la folie circulaire présentent la plus grande analogie avec les accès de mélancolie intermittente. Les mêmes idées hypocondriaques se manifestent et dans bien des cas le diagnostic ne peut être établi que par les antécédents et par la marche ultérieure de la maladie; lorsque la phase dépressive est remplacée par la phase d’excitation, l’hypocondrie disparaît com-


plètement et fait place à un état exactement inverse; les malades s’exagèrent leur force physique et morale, ils deviennent, suivant l’expression de Falret, des fanfarons de la santé. Sous le nom d’épilepsie hypocondriaque, Maisonneuve a décrit certains cas à aura abdominale et qui n’ont pas d’autre rapport avec l’hypocondrie. Les sensations qui constituent l’aura, qu’elles siègent dans l’abdomen ou ailleurs, et les divers malaises qu’éprouvent les épileptiques, peuvent cependant être l’origine d’idées hypocondriaques, idées qui ne sont pas rares chez eux et se combinent souvent avec des idées de persécution (Falret). Plus rarement on observe chez les épileptiques de véritables accès dépressifs avec alternances circulaires (Krafft Ebing, Ritti, « Folie circulaire »). Le caractère habituel des hystériques est fort différent de celui des hypocondriaques. Briquet fait remarquer que les hystériques s’inquiètent en général fort peu de leur santé. J’ai vu, dit-il, des hystériques avec anesthésie et paralysie d’une durée de plusieurs mois ne pas même penser à la manière dont leur maladie se terminerait. Suivant Dubois, les hystériques n’ont aucun goût pour la lecture des livres de médecine. Il semble que les troubles sensitifs et moteurs n’ont pas dans l’hystérie les mêmes réactions mentales que dans l’hypocondrie ‘et les vésanies il semble qu’ils ne pénètrent pas aussi profondément dans la sphère psychique. Peu impressionnées de leur état maladif, les hystériques sont surtout préoccupées d’en impressionner leur entourage. L’hypocondriaque n’est pas toujours très sincère, mais l’hystérique l’est encore bien moins; les souffrances qu’elle accuse, les états morbides dont elle se prétend atteinte, l’hypocondrie hystérique, en un mot, se reconnaît à une affectation, à un besoin d’attirer l’attention ou d’exciter l’étonnement, qui n’existent pas ordinairement au même degré chez les hypocondriaques. Il faut cependant reconnaître que l’hypocondrie véritable et la folie peuvent se développer chez des individus présentant des signes positifs d’hystérie; il n’est pas rare de trouver des antécédents hystériques chez des mélancoliques possédées, démonopathes avec anesthésie et négations. Nous avons signalé plus haut les rapports de l’hypocondrie avec les accidents cérébraux apoplectiques. Suivant Forbes Winslow, des sensations et des idées hypocondriaques peuvent apparaître quelque temps avant une attaque apoplectique et en être le prélude. Dans la démence sénile et dans la démence apoplectique les idées hypocondriaques ne sont pas rares (voy. « Démence »). On observe encore des idées hypocondriaques dans le délire aigu, dans l’alcoolisme, le morphinisme, le saturnisme, l’hydrargyrisme (Dietrich), dans

l’iodisme (Rilliet) et dans différentes affections du système nerveux (Tabès, « sclérose en plaques »). Les causes de l’hypocondrie sont celles des différentes affections sur lesquelles elle vient se greffer, ce sont en résumé les causes des affections nerveuses et mentales; les maladies de l’appareil digestif, les altérations du sang, les diathèses et en particulier la goutte, les excès de toutes sortes, l’influence de la puberté, de la grossesse et de la ménopause, et avant tout celle de l’hérédité névropathique. On admet généralement que l’hypocondrie est plus spéciale au sexe masculin. Elle est loin d’être rare chez la femme; l’hypocondrie anxieuse est fréquente à la ménopause. On admet encore que l’hypocondrie est une maladie de l’âge mûr. La vérité est qu’elle se manifeste souvent de bonne heure ou, au moins, s’annonce par de précoces bizarreries. L’hypocondrie génitale est ordinairement juvénile et les enfants ne sont pas toujours épargnés (Louyer, Villermay, Griesinger). L’influence des hypocondriaques sur leur entourage est nuisible et l’hypocondrie paraît pouvoir être communiquée. Griesinger cite un cas curieux d’hypocondrie à deux. Nous avons signalé précédemment les effets de l’imagination, l’influence des sensations douloureuses localisées et des troubles viscéraux sur la forme particulière du délire. Des lésions organiques peuvent agir de la même manière. Esquirol constata la présence d’un ulcère de l’œsophage chez un mélancolique qui s’imaginait avoir un corps étranger arrêté dans le gosier; des péritonites chroniques chez des malades qui croyaient avoir des animaux ou des personnages dans le ventre. Bonet parle d’un individu qui pensait avoir un crapaud dans l’estomac et chez lequel on trouva un squirrhe. Des lésions matérielles cachées (anévrysmes, rein flottant, etc.) peuvent provoquer des malaises persistants qu’il ne faut pas confondre avec l’hypocondrie l’examen du malade doit être fait avec le soin le plus minutieux. Étant jeune médecin, dit J. Frank, et trop facile à diagnostiquer l’hypocondrie, je publiai que cette maladie était très-commune; maintenant que j’ai coutume de mettre beaucoup plus de soin avant d’attribuer les plaintes des malades à l’imagination, je rencontre l’hypocondrie plus rarement. Il faut encore prendre garde de se méprendre sur la gravité des complications qui peuvent survenir et sur lesquelles les hypocondriaques attirent beaucoup moins l’attention du médecin que sur leurs maladies imaginaires. Enfin il faut se rappeler que les états hypocondriaques peuvent être le prélude d’affections graves des centres nerveux. Les débuts dépressifs de la paralysie générale sont trop souvent méconnus. Le pronostic de l’hypocondrie varie suivant


29 la forme qu’elle affecte et suivant ta maladie dont elle dépend. Lorsque celle-ci est curable ou améliorable, il peut arriver que l’hypocondrie s’atténue ou disparaisse en même temps. Lorsque l’élément vésanique prédomine, le’ pronostic est celui des affections mentales; grave lorsque le délire tend à se systématiser et que les idées de persécution apparaissent, il est moins défavorable quand il s’agit d’accès dépressifs ou anxieux. On peut alors espérer un retour plus ou moins complet à l’état normal et, bien que les accès soient sujets à se reproduire, les intervalles sont quelquefois assez longs pour que le malade puisse être considéré comme guéri. Le pronostic devient plus sombre lorsque les accès se répètent, se prolongent, lorsque les idées de négation deviennent prédominantes et que le délire hypochondriaque chronique s’établit. Les indications thérapeutiques sont toutes tracées dans les considérations qui précèdent. Les troubles viscéraux, l’état général de la santé, les divers accidents névropathiques, doivent tout particulièrement appeler l’attention et les efforts thérapeutiques des médecins. Chez les névropathes et chez les dégénérés, des réactions psychiques anormales se produisent avec une extrême facilité il faut procéder avec le plus grand soin à un examen général des lésions minimes, insignifiantes en apparence, sont quelquefois le point de départ de réflexes pathologiques, la cause occasionnelle des désordres nerveux et psychiques les plus variés il est important de les traiter et de les guérir. C’est par ces moyens détournés que le médecin peut dans certains cas, malheureusement trop rares, obtenir de véritables succès. Lorsqu’il est réduit à attaquer directement le trouble mental, les ressources de la thérapeutique sont singulièrement restreintes. Nous devons cependant dire quelques mots du traitement moral. Le milieu dans lequel vit l’hypocondriaque lui est souvent nuisible. Il est rare qu’il n’y ait pas autour de lui, dans sa famille, d’autres névropathes qui réagissent sur lui d’une manière fâcheuse ou bien dont il fait des souffre-douleur, ce qui est encore mauvais pour lui. La solitude et l’isolement où se confinent d’autres malades ne sont pas meilleurs. Changer de milieu, de genre de vie, rompre les habitudes d’une mauvaise hygiène morale, telles sont les premières indications. C’est de cette manière qu’agissent les voyages et les distractions de toutes sortes préconisées dans le traitement de l’hypocondrie. Mais il faut observer que les distractions ne sont telles qu’à condition d’être un plaisir ; souvent elles vont contre leur but, surtout chez les individus à qui la joie extérieure, le plaisir d’autrui, sont odieux et font faire un retour douloureux sur eux-mêmes. Le malheur et la souffrance des autres, pourvu qu’ils ne soient pas assez grands pour inspirer l’aversion et l’horreur, exercent quelquefois une influence plus favorable. Le malheur extérieur est une diversion au malheur intérieur. Les personnes les mieux douées moralement sont conduites par un instinct délicat vers les œuvres de dévouement et de charité, lorsqu’elles-mêmes ont été frappées par de grandes douleurs. Elles sentent que le meilleur remède à la concentration égoïste que tendent, à produire les cuisants chagrins et qui les aggrave est de réveiller les sentiments sympathiques et de les stimuler fortement par le spectacle des misères humaines et par des efforts en faveur d’autrui. La maladie et même la mort de personnes chères arrache quelquefois l’hypocondriaque à ses préoccupations maladives (Barras). Ce que l’on doit chercher par-dessus tout, c’est de provoquer l’activité, l’effort volitionnel. Les voyages à pied et l’équitation sont préférables aux voyages en voiture ou sur mer, la musique n’est réellement utile que si le malade est lui même musicien et si ses auditeurs ont la complaisance de l’encourager par des applaudissements les jeux, la chasse, les exercices du corps, la conversation et les discussions, sont infiniment préférables aux plaisirs passifs du dilettantisme. Cullen regardait l’absence de passion comme une circonstance défavorable. Aussi est-ce un grand bonheur pour l’hypocondriaque, s’il a ou si l’on peut éveiller chez lui un goût pour une occupation quelconque et s’il peut y obtenir quelque succès. Michéa cite un hypocondriaque chez lequel un prix de poésie remporté à l’Académie française opéra l’effet le plus avantageux. Les passions de l’amour font quelquefois merveille, il en est de même de l’usage régulier du coït chez les jeunes hypocondriaques à préoccupations génitales. Les influences déprimantes sont très généralement nuisibles; le médecin n’obtiendra jamais que de mauvais résultats par l’ironie. Il devra au contraire écouter avec une patience à toute épreuve, avec le plus grand sérieux et même avec intérêt, les fastidieuses et lamentables confidences qui sont à la fois un besoin et un soulagement pour l’hypocondriaque. Le médecin acquerra ainsi la reconnaissance et la confiance du malade, il usera de son influence pour obtenir qu’il se soumette aux règles de l’hygiène et, s’il y a lieu, à un traitement rationnel il tâchera de diriger le malade dans la voie que nous avons indiquée tout à l’heure en intéressant son amour-propre et son honneur (Louyer, Villermay), en excitant des sentiments de sympathie et en lui montrant qu’il peut rendre des services et redevenir un membre utile de l’humanité. Cotard.


WITZ dits... les bons mots du divan

«Plus nous sommes proches de la Psychanalyse amusante, plus c’est la véritable Psychanalyse» Jacques Lacan Séminaire I, Leçon du 24 février 1954

Ferme diagnostic - Je suis bipolaire - Ah bon ? - Oui, selon les jours, je passe du coq à l’âne

§ Eau de vie Un psychiatre insiste auprès de son patient pour que celui-ci arrête de boire de l’alcool - Mais Docteur, si je fais ça, je n’ai plus qu’à me foutre à l’eau… » - Mais oui, c’est tout à fait ça !

§ Les irréstibles gaulois C’est un jeune garçon de 10 ans. Il construit un château. - Qui est le roi de ce château ? - Lui : je ne sais pas... Jules César... Et moi je l’ai tué! (Et il détruit le château) - mais vous savez qui a tué Jules César? - Lui: non. - si, vous le savez. - Lui: non, c’est qui? - ben, c’est son fils! - Lui: ah bon, mais pourquoi il a tué son père son fils? - oui, pourquoi un fils peut-il bien tuer son père? - Lui : .... Pour avoir la Gaule?

§ Version féminine On connait la formule de Picasso reprise par Lacan : « Je ne cherche pas, je trouve ! » Cette patiente s’allongeant sur le divan annonce : « L’homme de ma vie, je ne vais pas le chercher, il me trouvera ! »

§ Heurt ? Encombrement dans la salle d’attente. Une patiente (déprimée) entre pour sa séance : -« Docteur, ça fait une bonne heure que je vous attends ! » Suit une jeune femme anorexique : -« Docteur, vous exagérez ! ca fait une grosse heure que je vous attends… »


les enfants à l’école de Sainte Anne

Une clinique infantile ? Nos illustres maîtres se rejoignent sur un point précis : la démarche analytique par association d’idées est impossible avec l’enfant, disent-elles. Aussi bien Mélanie Klein (1) que Françoise Dolto, affirment ce préalable pour étayer leur propre méthode de travail : avec l’enfant, il faut le passage par une médiation. Klein fait le parallèle entre le jeu de l’enfant et le rêve, elle souligne l’apparent non-sens dans le comportement, les dires et les actes de l’enfant en séance qu’elle appelle « kaléidoscopique. » Elle insiste sur le fait qu’il faut tenir compte de la différence radicale entre le psychisme adulte et celui de l’enfant, de la proximité particulière entre les contenus inconscients et les contenus conscients chez ce dernier. Elle parle d’« expression directe de l’inconscient » par l’enfant. Cela lui permettrait de vivre directement en analyse la situation traumatisante, archaïque, et de la liquider grâce au transfert. Elle s’éloigne ici radicalement de la théorie d’Anna Freud qui affirme que l’enfant ne peut pas travailler dans le transfert puisqu’il est incapable de construire une névrose de transfert. D’où d’ailleurs sa préconisation d’intervenir exclusivement sur le plan éducatif. Le procédé de Klein consiste en la lecture de la symbolisation du conflit par l’enfant dans le jeu au moyen de l’interprétation selon les principes que nous connaissons par ailleurs(2). Elaboration symbolique de l’enfant et interprétation symbolique par l’analyste se répondent ainsi dans une logique parfaite. Le but visé est l’enrichissement du jeu, le renforcement du transfert et la diminution de l’angoisse, pour commencer, la liquidation des tensions conflictuelles ensuite, la substitution d’un refus critique à un refoulement névrotique. Le rôle principal est clairement donné à l’analyste qui sait et qui interprète ce que le jeu de l’enfant recèle. Dolto n’est pas très loin de faire la parfaite synthèse entre Anna Freud et Mélanie Klein. De façon posthume, en 1971, elle réconcilie ainsi les deux ennemies jurées, en affirmant que très souvent, elle renonce à l’analyse classique avec un enfant au bénéfice d’un panachage entre une psychothérapie analytique et des conseils éducatifs donnés aux parents. Elle aussi est d’avis que l’enfant ne peut pas travailler selon les associations libres comme le font les adultes. Elle établit le transfert en suivant au plus près le discours de l’enfant et affirme que par ce procédé, on entre « dans le plus vif des représentations imaginatives du sujet, de son affectivité, de son comportement intérieur et de son symbolisme. » (3) Chaque mot compte. Pour les deux pionnières, il est question de comportement. Pour Klein, «l’action, plus primitive que la pensée ou la parole, constitue la trame de son comportement.» (4) Pour Dolto, comme le dit la citation précédente, il y a du « comportement intérieur », une formulation pour le moins étonnante, étant donné que le comportement doit, par définition, pouvoir s’observer à l’extérieur. Si ce terme surgit, c’est que l’entourage est concerné. Pour Klein, ce qui compte, c’est que l’enfant apaise ses angoisses liées aux fantasmes primitifs, destructeurs, si une sublimation n’est pas venue en atténuer leur férocité. Pour Dolto, l’apaisement vient du croisement des sublimations et une adaptation possible aux lois de la société (5) par l’investissement visant une génitalité oblative. (6) Pas de pensée au départ, mais du comportement pour l’une, pas de logique pour l’autre. Cette approche de la question de l’inconscient de l’enfant donne l’allure particulière à l’intervention de chacune des deux pionnières. Pour les deux, certes, l’enfant amène le matériel, mais le rôle de l’analyste reste prépondérant. Même si le « sujet-supposé-savoir » est la production de l’inconscient d’un adulte névrosé, il n’en reste pas moins vrai que l’enfant nous associe étroitement à sa question ; mieux même, il se sert de nous pour la mettre en scène et ceci dès le premier jour de vie. Il se sert d’abord de nous comme un « lieu », d’où il peut poser sa question de sujet. La position de Dolto, disant qu’elle part des mots de l’enfant, est en ce sens intéressante et aux antipodes de celle de Klein qui part littéralement à l’assaut de l’enfant avec son arsenal symbolique. La pensée est un affect, avant de s’habiller de discours. Partant, il est intéressant de noter que Klein injecte du fantasme qu’elle suppose tout de même préexister, puisqu’elle interprète le jeu

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de l’enfant comme manifestation de celui-ci. Elle semble faire une différence radicale entre action et pensée. Le même écart se retrouve chez Dolto qui affirme que l’inconscient – à tout âge – n’a pas de logique. Il me semble que c’est cette position qui amène les deux à intervenir activement et avec une intention claire de produire des modifications pour l’enfant. Pour les deux, il est question d’angoisse. Winnicott se démarque de ces positions. Il fait un parallèle entre l’aire du jeu de l’enfant et l’aire transférentielle chez l’adulte, qui ont en commun d’être aire de créativité et souligne que le thérapeute ferait bien de s’abstenir de toute intervention précipitée pour laisser le temps à l’analysant de trouver lui-même ses propres interprétations. (7) La pensée est un affect, l’objet se repère par l’angoisse. C’est à cet endroit que notre travail rejoint celui des deux pionnières de la psychanalyse avec l’enfant. Si nous partons de l’affirmation de Lacan selon laquelle l’inconscient est structuré comme un langage, notre position par rapport à l’enfant change radicalement. Il n’y a plus à présupposer des contenus fantasmatiques (Klein) ni à s’appuyer sur l’image inconsciente du corps comme médiatrice des trois instances psychiques freudiennes (Dolto(8)), mais à repérer, comment l’enfant se situe par rapport à ce qui fait lieu et nomination pour lui. Toute première séance avec un enfant, et quel que soit son âge, si elle a lieu avec lui et son ou ses parents, comporte des éléments qui en permettent la lecture. Il se débrouillera d’une manière ou d’une autre pour indiquer où est le lieu de son tourment. Dans notre démarche qui a abouti au travail sur le script, nous partons du présupposé que l’enfant nous amène ses tribulations avec le Réel. La séance même est considérée comme support à l’expression de ce qui, pour l’enfant, s’est déjà déposé comme éléments issus de l’interlocution avec l’Autre référent. Nous attendons donc en séance même que ces éléments se cristallisent en un moment clef, critique ou sensible, selon la problématique. Les échanges, tels qu’ils se déroulent entre l’enfant, les parents et le praticien, donnent ainsi un aperçu de l’« architectonique » des échanges de l’enfant avec son entourage, qui n’est pas sans rapport avec le travail de tressage-nouage que l’enfant effectue simultanément pour lui-même entre les registres du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire. Ce faisant, notre position de praticien ne tend pas à « intervenir sur » ces relations entre l’enfant

et son environnement, mais à dégager pour lui et avec lui, la place à partir de laquelle il fait appel. C’est le rôle qui est dévolu à tout premier entretien. Il est évident qu’avec les concepts lacaniens, ce décentrage du praticien par rapport à son intervention est devenu possible. Tant que l’imaginaire et le réel étaient compactés comme c’est le cas pour Dolto, Klein et Winnicott, le risque d’intervenir sur le plan du savoir était important, comme le souligne Winnicott.(9) Prendre un entretien comme un texte, accepter que notre intervention soit d’abord une lecture, du Réel s’entend, nous donne, en tant que praticiens, la possibilité de repérer la dimension d’appel dans les dires et actes de l’enfant. Ainsi seulement, nous pouvons essayer de dégager avec l’enfant ce qu’il en est de sa place de sujet en rapport avec le manque dans l’Autre qui se manifeste d’emblée dans les ratages (réussis pour le coup) et les écueils dans tout premier entretien. La syntaxe est donnée d’emblée par les échanges avec l’Autre. L’enfant nous en donne lecture en séance même. Eva Marie Golder ___________ (1) Mélanie KLEIN, La Psychanalyse des Enfants,

PUF, 1959, p.19 « …il est moins capable de fournir les associations verbales qui constituent, chez un sujet plus âgé, le principal instrument de l’analyse »

(2) Ibidem p. 20 : « les vrais résultats de l’analyse ne peuvent être atteints qu’en tirant au clair le rapport fondamental qui unit la culpabilité de l’enfant à ces éléments du jeu, en les interprétant dans les moindres détails ». p. 23 : « une fois l’analyse commencée et une partie de l’angoisse dissipée grâce à l’interprétation.. » (3) Françoise DOLTO, Psychanalyse et Pédiatrie, Seuil, 1971, p.144 : « chez l’enfant, la méthode des associations libres n’est pas possible ; on emploie dans les analyses la méthode du jeu, du dessin spontané, de la « conversation », qu’il faut entendre par la provocation des propos variés de l’enfant » et p. 145 : « Aussi, nous ne parlons pas un langage « logique », visant à frapper l’intelligence de l’enfant, qui n’est pas logique encore (ne l’oublions pas), nous voulons parler à son inconscient – qui n’est jamais « logique » chez personne – c’est pourquoi nous employons tout naturellement le langage symbolique et affectif qui est le sien et qui le touche directement. Et ibidem : « nous cherchons […] seulement à lui présenter ses pensées inconscientes sous leur aspect réel. » ainsi que, p 148 « Le bon sens est l’outil majeur de notre arsenal thérapeutique », puis p.144 : « nous nous servons des mêmes mots que l’enfant.[…]mais en veillant à ce que l’état émotionnel qu’il y liait soit modifié. »


33 (4) Mélanie KLEIN, La Psychanalyse des Enfants, PUF, 1959, p.21 (5) Françoise DOLTO, Au jeu du Désir, Seuil 1981, p.172 (6) Françoise DOLTO, Psychanalyse et Pédiatrie, Seuil, 1971, p.166 (7) D.W. WINNICOTT, Jeu et réalité, Gallimard, 1971, p.80 (8) Françoise DOLTO, L’Image inconsciente du Corps », Seuil, 1984, p.8 (9) « Ce qui importe, ce n’est pas tant le savoir du thérapeute que le fait qu’il puisse cacher son savoir ou se retenir de proclamer ce qu’il sait ». D.W. WINNICOTT, Jeu et réalité, Gallimard, 1971, p. 81

© Alain Clément


Entretien avec Guy Pariente, Psychanalyste, Psychiatre

Journal de Bord : Lorsque nous avons dit à Marcel Czermak que nous souhaitions vous interviewer, il nous a dit qu’il fallait vous demander de nous parler de la clinique dans les prisons. Guy Pariente : Oui d’autant que ma grande surprise a été la suivante : lorsque je me suis occupé d’enfants, j’ai découvert des similitudes entres les pathologies que j’avais rencontrées en prison et celles que présentaient les enfants… J’ai exercé vingt-cinq ans en prison… A l’époque, je vivais à Paris en grande difficulté. Un copain m’a proposé des gardes à la Maison d’Arrêt de Fresnes. Un préfet y avait été incarcéré pour « Intelligence avec une puissance étrangère », l’Allemagne. Il avait déclaré au juge d’instruction de la Cour de Sûreté de l’Etat qu’il était capable d’avaler sa langue car il avait fait du yoga. Compte tenu de ce risque, le juge avait estimé nécessaire qu’un interne soit là en permanence à côté de ce détenu, au cas où il passerait à l’acte. Donc le préfet était dans une cellule de l’infirmerie et un interne se tenait en permanence dans la cellule voisine avec le matériel d’intubation. Je dormais donc en prison à côté du préfet, je mangeais, je l’accompagnais en promenade et je passais de longues heures dans sa cellule à discuter. Voilà comment j’ai découvert l’univers carcéral. Par la suite, j’ai rencontré le médecin directeur des prisons, le docteur Fully, au Ministère de la Justice place Vendôme et il m’a proposé un poste d’interne en médecine. J’ai donc passé quatre ans d’internat en médecine, non pas à Fresnes mais, à la Maison d’Arrêt de La Santé (M. A. Santé) ce qui m’a permis de finir mes études de médecine dans de bonnes conditions. La contrepartie fut les gardes qui s’avéraient difficiles par leur fréquence. Nous avions une garde toutes les quatre nuits. À l’époque, la M.A. Santé était absolument surpeuplée : pour une prison qui fermait à 1 800 détenus, il y en avait 3000, quand ce n’était pas 3 500. Les détenus vivaient à cinq ou six dans des cellules faites pour quatre. Il y avait en moyenne une vingtaine de nationalités et un quartier était réservé pour les « vagabonds » car, à l’époque, le vagabondage était un délit et ils passaient par une justice pour le moins expéditive : le tribunal des flagrants délits, surnommés : « Les Flags ». Ils présentaient de pathologies de la pauvreté et devaient passer leur temps en cellule à fabriquer des cotillons. Des concessionnaires fournissaient le matériel nécessaire pour ce travail à des employés détenus qu’ils payaient un prix dérisoire (le mot est à sa place). La M. A. Santé comportait une infirmerie et un S.M.P.R., un « Service Médico-Psychologique Régional »1 (Il y avait deux S.M.P.R. en France, l’un à Marseille, l’autre à Paris). On les appelait « régionaux » car il s’agissait d’un projet qui avait été mis sur pied au niveau national mais, qui n’avait pas été totalement… réalisé. J’étais en permanence en contact avec ce service parce que la médecine que je voyais me semblait tout à fait psychosomatique. Quand je me suis dirigé vers la psychiatrie (j’avais déjà fait un stage à l’hôpital de Saint-Maurice) je suis allé voir le chef de service du S.M.P.R., le docteur Hivert pour y solliciter un stage. A ma grande surprise, il m’a accepté directement comme consultant. J’ai donc commencé de cette façon. Mon premier patient m’a beaucoup marqué. C’était un jeune homme, incarcéré pour H.V. Entendez : Homicide Volontaire. Étudiant en philosophie, il fréquentait une étudiante en sociologie. Ils étaient à la faculté de Nanterre. Il l’avait tuée et de surcroît, avait passé quatre nuits avec le cadavre. Nous entrons dans le bureau, je lui demande pourquoi il est là : « homicide volontaire, j’ai tué mon amie » répond-il. La première question que je lui ai posée, dans la naïveté du débutant que j’étais, fut : « Pourquoi vous l’avez tuée ? ». J’ai eu cette réponse : « Je tu il ou elle, alors je l’ai tuée ». Plus jamais je n’ai posé cette question à un entrant. À la fin de cet entretien-là, je me suis dit que je n’avais strictement rien compris. Je me suis précipité chez les uns et les autres, j’ai parcouru les bouquins dans l’espoir de comprendre mais je n’ai obtenu aucune explication. Cette errance fut suspendue par mon analyste : «Lisez ce que j’ai écrit : Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie». Les choses ont donc commencé pour moi de cette façon et elles n’ont pas cessé de continuer sur le même mode. Un mode que peu de personnes autour de moi ne semblait entendre ou prendre en compte. Celui où le savoir est du côté du patient, pas du médecin. La plupart des collègues ne semblaient pas entendre dans ce que les patients disaient, ce qu’ils disaient. Ils balayaient ce qu’ils ne saisissaient pas. S’ils les entendaient au sens commun du 1 Intersecteur de psychiatrie en milieu pénitentiaire


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terme, ils restaient plus ou moins sourds à ce que l’autre disait à son insu. Pour donner un exemple, j’eus à m’occuper d’un patient célèbre, ils avait tué et fait cuire sa petite amie qui était hollandaise. Il m’a dit : « En français, vous avez un drôle de mot. Vous dites d’une femme qu’elle est appétissante ». Il en avait mangé. Il était japonais. Avec ce détenu, il nous est arrivé une histoire qui dépasse le surréalisme. Le S.M.P.R. disposait d’un atelier de poterie : un atelier d’ergothérapie. Ce patient avait fabriqué une « poterie », une femme, mais pour la faire cuire, il fallut la découper car elle ne rentrait pas dans le four. À la réunion de synthèse hebdomadaire le potier arrive en colère en me disant : « Raz le bol de ton patient… ». Je lui demande ce qui se passe et il me raconte l’histoire devant tout le monde. Je lui dis : « Non… ? Répète-moi, je n’ai pas compris ! ». Et là, d’un seul coup, il réalise ce que ce patient lui avait fait faire à leur insu ! Et il se mit à vomir sur la table ! Voilà, nous avions des histoires comme ça, ô combien symboliques, qui n’étaient entendues ni par les juges ni par les confrères amenés à prendre en charge ces patients et qui n’auraient probablement jamais été pris en charge ailleurs. Le S.M.P.R. assurait une fonction d’accueil pour tous les entrants de la prison. Nous leur faisions remplir un questionnaire. Ils avaient aussi la possibilité de demander à nous rencontrer s’ils le souhaitaient. L’équipe du S.M.P.R. se composait de huit psychiatres et de deux psychologues. La psychanalyse n’avait pas vraiment droit de cité officiellement, cependant nous fûmes quelques-uns à la pratiquer. Je vois encore à l’heure actuelle des patients que j’ai vus là-bas pour la première fois et que je continue à suivre, des « grands fous » au sens psychiatrique du terme. Entre autres, un patient dont voici l’anamnèse. Il était rentré sous le chef d’accusation d’H. V. (Homicide Volontaire). Il avait eu auparavant toute une histoire avec son père, un routier avec un camion de gros gabarit ; ce père - allez savoir pourquoi - était toujours « enfouraillé », un terme argotique pour dire qu’il portait toujours une arme sur lui. Ce père eut un accident de la route gravissime dans lequel il perdit la vie. Ce patient, prévenu par la gendarmerie, arriva sur le lieu de l’accident et il vit tout le monde se mettre à rire. Il déduit alors que c’était un coup monté. Son père mort, il ne put s’empêcher immédiatement de prendre le prénom de son père. Jusque là, marié, deux enfants, tout allait bien

dans sa vie. Il travaillait dans une imprimerie. Il est rentré en prison pour homicide volontaire la première fois parce que dans un café, il avait tué quelqu’un qui le connaissait mais qui l’avait appelé par son vrai prénom. Expertisé, il avait été déclaré irresponsable au titre de l’article 642 du code pénal. Il fut donc hospitalisé à Villejuif dans le quartier dit de force, Henri Colin, après un séjour de six mois au SMPR. Alors là-bas, à Henri Colin - je ne l’ai appris que beaucoup plus tard après sa réincarcération chaque fois qu’il racontait tout ce qu’il avait dans sa tête, les psychiatres ne cessaient de lui augmenter les médicaments. Ayant repéré le principe, il leur a dit que tout allait bien. En conséquence, ils ont écrit au juge d’instruction pour dire qu’il était stabilisé, qu’il était possible de suspendre l’hospitalisation de contrainte. Il est donc sorti… Après la levée de l’hospitalisation de contrainte bien évidemment, à sa sortie, il a récidivé mais cette fois dans une attaque à main armée. Il avait une passion pour les armes, et ceux avec qui il avait commis cette attaque à main armée l’avaient connu en prison et savaient donc qu’il avait bénéficié d’un « article 64 ». Il pensa alors que ses « collègues » pouvaient « le charger » dans le but manifeste de se dédouaner en cas d’arrestation. Devant un tel état de fait, il décida de tout dire au juge d’instruction : il pensait qu’on voulait le « gommer » gommer, dégommer. Dans le même sens, son rêve aurait été d’aller à la fac, mais dans sa tête, la fac devenait F.A.C. (effacé). Tous les mots prenaient pour lui cette dimension, les mots et les lettres. Tous les propos étaient interprétés au milieu d’hallucinations auditives permanentes à caractère persécutif. Les experts l’ont responsabilisé cette fois-là, compte tenu de ses antécédents, et la justice l’a condamné à quinze ans. Il est donc resté plus de deux ans au SMPR avec un traitement et de très nombreux entretiens avant de partir pour une Centrale (prison réservée aux condamnés à qui il reste plus de deux ans à purger) située près de Rouen. À Rouen, il a demandé une permission qui lui a été accordée mais il n’est pas rentré de cette permission. Il est venu me voir. Et là, nous avons continué dehors les entretiens que 2 Article 64 du code pénal de 1810 (remplacé en 1992 par l’article L. 122-1 du nouveau code pénal) définit l’irresponsabilité pénale : « Il n’y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister »


nous avions dans la prison. Je le recevais au 48, rue de la Santé, le 42 c’était la Maison d’Arrêt, et au 48 il y avait un foyer pour sortants de prison qui s’appelait… « Le Verlan». Une surprise : quand il est revenu me consulter il a repris l’entretien comme si nous nous étions quittés la semaine précédente. Un jour, sur ma demande, il est retourné à la Centrale. Il n’a eu aucune autre permission de sortie et il est sorti libre de toute contrainte après avoir purgé sa peine. Entre-temps j’ai changé de lieu, il m’a retrouvé et je le vois toujours. Il n’a jamais commis d’autre délit, n’a jamais été ré-hospitalisé, il prend son traitement comme je le lui prescris. Je dois être pour lui un personnage… À la prison, j’ai vu beaucoup de patients bien évidemment et un certain nombre d’entre eux m’ont suivi dans toute ma trajectoire. Il est tout à fait important de dire que si on se met à écouter des patients en prison et à les entendre, il n’y a alors plus de murs pour eux. Les murs s’effacent. Les patients euxmêmes en sont surpris car ils ne savent pas ce qu’ils disent. Ainsi le transfert en prison a une signification très spéciale, le transfert s’il existe, efface les murs. Quant à l’institution, elle ne comprend, elle, strictement rien, strictement rien. Alors grâce à ça, elle ne m’a pas trop encombré. Même si l’institution n‘avait aucune affinité pour l’analyse, je pouvais dans le service voir qui bon me semblait, même trois fois par semaine, sur un divan en l’allongeant. J’avais un lit d’examen. L’administration pénitentiaire ne m’aimait pas particulièrement. Je leur avais joué quelques tours. Un jour, il y eut une « Évasion par substitution ». Un détenu qui se fait passer pour un autre. Pour à l’avenir éviter cela, l’administration acheta immédiatement un appareil photo pour photographier tous les détenus. J’arrive un matin, et je vois un gros appareil photo qui s’appelle « Photomaton ». Je ne l’ai pas inventé ! J’écris alors une lettre à Monsieur le Ministre de la justice en lui disant que j’ai été surpris de constater qu’à l’intérieur de la maison d’arrêt de la Santé, pour photographier les détenus, on avait pris un appareil qui s’appelait… « Photo Maton ». L’appareil a été changé dans les 48 heures. Un jour, un de mes patients monte sur le toit. « Sur le toit » signifie : tentative d’évasion. Ils avaient appelé les pompiers, la police etc. On me téléphone de la Direction en me disant : « Vous connaissez Monsieur Untel ? Il est sur le toit ». « Oui, c’est un de mes patients j’arrive ».

Je viens, je monte sur le toit, je parle avec lui et il redescend avec moi. Là-dessus, nous ne sommes pas plutôt dans le couloir que les gardiens se précipitent sur lui pour le mettre au mitard. Je leur dis : « Non, c’est mon patient ». On me répond : « Vous n’allez pas le prendre chez vous ». Je dis « Si, il ne va pas bien puisqu’il est monté sur le toit… » Et là je comprends qu’ils ne comprennent pas. Alors j’essaye de leur dire : « c’est toi (t) ou moi ». « C’est le toit, ce n’est pas toi, c’est mon patient ». Il passe quand même au prétoire car lorsque quelqu’un doit entrer au mitard, il est obligé de passer devant le prétoire où l’administration par la voie du Directeur vient lui dire ce pourquoi on veut le punir. Donc, ce jour-là, il a pris une peine de mitard avec sursis, car il était monté sur le toit, mais j’ai pu l’hospitaliser. J’ai quand même réussi à lui faire sauter sa peine. Trois semaines après cet incident, le Directeur m’appelle en me disant qu’il y a quelqu’un d’autre sur le toit. C’était un détenu que je ne connaissais pas, je ne pouvais donc pas y aller. Ce n’était pas un de mes patients, ce n’était pas la même chose. Et là, l’affaire a tourné au conflit car la Direction et les administratifs se sont posé la question de savoir ce qui se passait et pourquoi ce que je pouvais faire pour mon patient je ne pouvais pas le faire pour un autre détenu. Le J.D.B. : Mais alors, ça n’en fait pas une clinique particulière mais une lecture particulière ? Guy Pariente : Oui, ça n’en fait pas une clinique particulière. La clinique reste toujours la clinique, on ne peut pas la changer si ce n’est que si les gens font des passages à l’acte, ils ne comprennent pas toujours la raison qui les y pousse. À partir du moment où l’on rentre dans un cadre comme la prison, c’est soit l’appât du gain soit la passion qui est le moteur de toute action, alors tout devient « clean ». Pour ceux qui ont fait de la délinquance leur métier, la prison est pour eux, ce que j’appellerais, un accident de travail. Ces détenus ont loupé leur coup et dans ces conditions, ils font alors leur prison « sur un pied » comme ils disent. C’est-à-dire qu’ils savent que la prison est quelque chose qui est totalement possible dans leur existence. En définitive, C’est quoi la prison ? C’est comment échapper à la femme. Il faut aller les


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voir toutes au parloir… Quand des médecins venaient en visite à la maison d’arrêt, je leur disais : « Vous voulez connaître la prison ? Allez au parloir, allez vous mettre dans la queue avec tout le monde qui attend devant la porte, et écoutez les conversations ». Vous rentrerez alors dans ce que j’appelais la « sonorisation ». Pourtant certaines personnes se portent très bien en prison parce que, en prison, le monde est manichéen. Ca fait structure. Il y a quelque chose qui est en correspondance entre leur dedans et le dehors et dans lequel, subitement, ils ne présentent plus de pathologie. Ils sont là chez eux, bien, tranquilles, dans un monde qui leur est cohérent. En prison, il y a tout un vocabulaire… Quand on reçoit quelqu’un, il y a des lettres sur le dossier : « attaque à main armée » ce qui fait « A.M.A. », « H.V. » c’est « homicide volontaire ». J’ai connu un condamné à mort. Il avait été condamné à mort par « contumace ». C’était un étranger qui savait peu le français. La psychologue qui l’avait reçu est arrivée en me disant « Il est fou ! » Si quelqu’un était fou, il fallait bien qu’un psychiatre le voit. Je le vois et je ressors en disant : « Non, il n’est pas fou, il va bien ». Ce n’est pas parce qu’il est condamné à mort qu’il ne va pas bien ! Il n’a pas compris, personne ne lui a expliqué ce que « contumace » veut dire, d’ailleurs il le conjugue. Il veut bien être condamné à mort, mais qu’on le masse après qu’il soit mort, alors ça, non ! On allait le « con-tu-masser » ! Il a été rejugé et sa peine de mort a été commuée. Au début on n’entend pas ce genre de choses et on passe à pieds joints dessus. En plus de cela, la prison s’appelle : « Maison d’arrêt de la Santé ». On ne marque pas « maison d’arrêt », on marque : « M.A. santé » : Tu aimes ta Santé ou tu ne l’aimes pas. On faisait donc remplir un questionnaire aux patients avec devant, comme ça, « Santé ». Un jour je dis au chef de service : « Dans la rue de la Santé, il y a un hôpital psychiatrique, une prison, un hôpital, qu’est ce que c’est que cette rue ? » Le J.D.B. : Ce qui est très étonnant, à vous entendre, c’est cette liberté que vous aviez dans un lieu de réclusion. Guy Pariente : Oui, j’avais moins de liberté à l’hôpital Sainte-Anne, en tant que praticien hospitalier dans un service de soins. Si j’avais cette liberté en prison c’est que personne

ne venait s’occuper des prises en charge des patients. Ils étaient dans un espace qui ressemble plus à une infirmerie qu’à un service hospitalier – le mot est surprenant, vous ne trouvez pas ? N’y venaient que ceux qui acceptaient. La plus grande résistance que j’ai rencontrée dans l’équipe c’était celle qui faisait penser que je racontais des « conneries » avec mes « jeux de mots », même si c’étaient ceux de mes « patients ». Par exemple, nous avions des toxicomanes. Un jour, l’un d’eux rentre dans mon bureau et me dit : « Qu’est ce que je morfle !» Les entendre c’est une chose, mais leur faire entendre c’est une tout autre chose. Pour donner un exemple avec les enfants : je travaillais dans un C.M.P.P. Un jour, je vois un petit garçon, il voulait avoir un chat. Il était allé avec ses parents chez des amis dont la chienne avait mis bas des petits. Donc, dans le but de lui faire plaisir, les amis lui ont donné un petit chien. Un chien, un chat, c’est du pareil au même. Vous savez comment il l’a appelé ? Il l’a appelé « Pacha ». Rien qu’à l’écrire vous pouvez l’entendre : Pas Chat ou Pacha. Quand cet enfant d’une dizaine d’années m’a raconté ça, il l’a alors parfaitement entendu. Il a entendu que c’était là, qu’il y avait quelque chose dit à son insu. C’est là que le transfert est à reconnaître en exercice. Dans la prison, dans un tel exercice, il y a une difficulté majeure initiale, c’est peut-être le seul point sur lequel il faudrait insister : que ceux qui viennent te voir puissent imaginer que tu ne fais pas partie de l’institution pénitentiaire ou judiciaire, que tu es là pour eux et seulement pour eux. Donc, soit tu donnes des médicaments, ce qui fait passer le temps, soit tu travailles comme ça et ça devient amusant, passionnant. J’avais un patient qui avait écrit un livre. Il avait imaginé que si on écrivait trois cents pages, l’éditeur ne pouvait pas le refuser. Il était né d’une famille de Maghrébins et il parlait et arabe et français. Quand j’ai lu son livre, je lui ai dit qu’il y avait un certain nombre de formulations qui n’étaient pas sans rappeler ses origines, et que c’était très bien comme ça et il m’a dit cette phrase : « je suis resté le cul entre deux chaises avec la langue au milieu ». Ça a débouché après sur bien d’autres choses. Il était rentré pour A.M.A., il avait, lui, accompagné « son frère ». Ces phrases sortent comme ça spontanément, elles viennent d’emblée et les gens qui les énoncent ne les entendent pas. Ils savent ce


qu’ils veulent dire et dans la foulée, le refoulé vient en même temps. Le J.D.B. : Ce serait ça le pont entre la clinique de l’enfant et la clinique dans les prisons ? Guy Pariente : Oui c’est ça le pont entre la clinique de l’enfant et la clinique dans les prisons, chez des personnes qui n’ont jamais rencontré que leurs congénères qui parlent leur langue. Il y a quelque chose qui les sollicite dans la façon dont ils parlent. Ils ont une langue qui est la leur, tant et si bien qu’ils arrivent à se reconnaître partout où ils vont. Il y a des indices, mais ces indices ne sont pas conscients pour eux. Ils font partie de ce qui les sonorise, de ce dans quoi ils ont été sonorisés. Donc, ils sont dans une ambiance. C’est là où ça se rapproche totalement des enfants. Quand les enfants emploient des mots, on ne sait pas exactement quel est le statut de ce qu’ils disent. Est-ce qu’ils répètent ? Estce qu’ils s’adressent à vous ? Est-ce que ça a le statut d’une question ou d’une réponse questionnante ? On peut bien sûr les embêter en leur demandant par exemple : « la terre est ronde, ah bon ? D’où tu sors ça ? De quoi estelle ronde ? » C’est du « répétage » qu’ils nous font. Ce ne sont pas eux qui parlent. Donc, quel est le statut de celui qui parle ? Où est-ce que nous allons le chercher ? Quels sont les indices qui nous mettent sur la voie ou sur la voix ? À quel moment parlent-ils en leur nom propre ? J’aime beaucoup Lacan, c’est vrai, il dit qu’il y a du « je » dans « il pleut ». Il n’y a pas de « je » dans « je ». Parce que, si on dit « il pleut » on peut ne pas le dire, donc c’est bien nous qui le disons. Les patients vivent au milieu d’un tas de discours. Chacun a ses règles et ses contraintes : le milieu, la police, la justice, la prison. Quand ils viennent nous voir, ils savent de quoi il est question, ce qu’il faut nous dire : qu’ils ne dorment pas, etc. De quoi ils se souviennent ? Qu’est ce qui les a marqués ? Comment ça s’est passé pour eux ? Quand nous leur demandons de nous raconter leur vie, ils n’ont rien à dire si ce n’est que c’était un pauvre gars qui n’avait pas de papa, pas de maman, qui s’appelait Armand, comme dit la chanson. Il faut que nous apprenions le style dans lequel ils s’expriment. Il faut donc se sonoriser à leur écoute.

Le patient, lui, va très vite savoir où nous en sommes. Ça ne pardonne pas. Quand nous recevons des gens qui sont cultivés, ils nous voient venir avec de gros sabots. Dans les prisons aussi, mais, avec une autre grande naïveté ! Parce qu’on leur parle toujours l’autre langue, la nôtre, pas la leur. Il n’est pas pour autant question de les imiter. Le J.D.B. : Concernant l’importance du transfert, M. Czermak a l’habitude de dire que dans son service à l’hôpital Sainte-Anne, il interdisait trois diagnostics : les états limites, les psychoses hystériques et les psychopathes. Il caractérisait ce qui était dit « psychopathe » par une récusation du transfert, c’est-à-dire par une façon de récuser ce qui serait d’une dissymétrie des places. Guy Pariente : Je suis tout à fait d’accord, je partage tout à fait ce point de vue, sauf que ce point de vue tombe du moment où l’on est dedans et pas dehors. Un psychopathe dedans ce n’est pas du tout la même chose qu’un psychopathe dehors. Un jour, un surveillant que j’aimais bien, bon et gentil, était là. Un de mes patients se tenait là avec un tabouret prêt à lui taper sur la tête. Je me précipite, je me mets entre lui et le tabouret, je lui dis : « ça ne va pas, non ? » et je prends le tabouret. Lui, il ne pouvait pas me faire ça, si je puis me permettre. On ne reste pas vingtcinq ans là-dedans sans être aussi dans un transfert… JDB : Et Lacan, comment prenait-il toutes ces histoires-là ? Guy Pariente : La première histoire c’était « je tu il ou elle » et c’était mon premier contrôle, mais je ne le savais pas encore. Il m’a dit : « lisez ce que j’ai écrit sur… ». Voilà, c’est tout ce qu’il avait à répondre. Cette histoire m’avait marqué parce que je n’avais pas saisi le caractère direct de son message, et j’ai mis du temps en moi-même pour entendre la chose. Je ne pouvais pas imaginer que cette phrase que nous avons tous apprise et répétée de nombreuses fois, cette phrase anodine pour le moins pas pour le plus, celle que chacun de nous a ânonnée à l’école primaire aurait pu pousser quelqu’un à un tel acte. Le JDB : Pour évoquer un versant plus


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institutionnel, quelle est votre perception de tout ce que Michel Foucault a mis en place dans les années soixante-dix avec le G.I.P.3 ? Guy Pariente : Michel Foucault abordait les choses sur le mode le plus intellectuel qui soit. Il avait un discours qui, à l’époque, ne me rentrait pas tout à fait dans la tête. C’est quand j’ai commencé mon analyse et que je me suis branché de ce côté-là, que j’ai commencé à faire de la philosophie pour arriver à Foucault, Derrida, Hegel, Heidegger, Schopenhauer… Mais à l’époque, je trouvais qu’il se payait sur le dos de la prison. Moi, je ne connaissais qu’une seule chose de la prison : c’est qu’il fallait y aller, s’y coltiner, et que le plus difficile c’était de supporter le pousse à la misère, celle de la langue, celle de la culture. Il y avait énormément de misère vécue dans une profonde indifférence. Par exemple, le pavillon A qui était le pavillon des étrangers et des vagabonds, était classé par nationalité. Un jour, il m’est arrivé de rentrer dans une cellule où il y avait des Grecs. Et la première chose qu’ils ont faite quand je suis rentré c’était de me présenter une assiette avec du pain pour que je le casse, en signe de bienvenue. Et on ne sait pas du tout, derrière cette misère complète, combien d’humanité peut se dégager. C’est inimaginable. Le J.D.B. : Avez-vous été mis au courant pour le projet du S.M.P.R. de la Santé ? Pendant les travaux de la maison d’arrêt, le S.M.P.R. souhaite monter une consultation extra carcérale, notamment dédiée aux délinquants sexuels. Guy Pariente : Oui, alors Les délinquants sexuels, ça les a beaucoup occupés à la consultation. Tout le monde se précipitait dessus pour savoir ce qu’ils avaient dans le ventre. J’en ai eu un que j’ai continué à suivre dehors pendant très longtemps. C’était un monsieur qui voulait voir les petites filles uriner sur les parkings des autoroutes. Donc, il avait organisé tout un scénario, il avait un campingcar avec des vitres fumées, il filmait en permanence les petites filles avec un matériel vidéo performant et des cassettes VHS. Quand il est ressorti d’incarcération, il est venu me voir à ma consultation, en campingcar, et m’a dit qu’il avait vraiment eu « du mal 3 Groupe d’Information sur les prisons

à se garer », mais enfin il avait tout de même trouvé une place et il s’était garé devant, devinez où ? « Une épicerie », rien que ça ! Toutes ces histoires, j’ai presque envie de dire que ce ne sont que des points de capiton qui sont totalement répartis dans l’histoire. Mais quand on les fait entendre aux patients, tout s’écroule pour eux, ils ne sont plus dans le lieu dans lequel ils sont. Ils sortent du lieu où ils sont reçus, soit hors le champ dans lequel ils sont. Si on fait cela, toutes les portes s’ouvrent ! Il y a là alors quelque chose qui est sans commune mesure avec tout ce qui peut se passer pour eux. Ça les oblige, dans une certaine mesure, et ça les décontenance ô combien. J’avais un patient qu’on avait hospitalisé parce qu’il était entré dans une église et avait balancé toutes les chaises. Il l’avait fait parce qu’en entrant dans l’église, il avait vu une femme qui était à gauche de l’autel. Évidemment qu’elle ne faisait pas le tapin, mais c’était à Notre Dame de la Salette. Et quand on le lit sous un certain angle, ça fait : « Notre Dame de la saleté ». Tout était donc articulé. Un jour, il était dans le service, il avait un gros traitement et l’interne de garde avait été appelé car il présentait des troubles extrapyramidaux. Il lui donne un traitement. Le lendemain, j’arrive dans le service, le patient était dans une colère noire. J’avais cinq ou six infirmières autour de moi et je lui demande ce qui se passe. Il me dit que ce matin il s’est réveillé avec un « braquemart comme ça ». Et je lui demande ce qui lui vient quand il est en érection. Il me répond : « Quand je suis en érection comme ça, j’ai envie de me mettre dans un trou de souris ». Je lui réponds : « écoutez, il y a des dames… » Il l’a entendu, à ma grande surprise, mais il faut des situations pareilles pour ouvrir les oreilles de votre interlocuteur. Si on leur fait entendre dans des situations particulières, les patients percutent, et ils percutent surtout du côté de ce qui fait leur répétition. Il faut donc les voir et les voir souvent. À Sainte-Anne, les autres médecins voyaient les patients une fois par semaine, comme ils les voyaient dehors. Pour mon compte, je les voyais tous les jours. Un jour une de mes patientes vient me voir et me dit : « vous savez, au début j’ai cru que vous étiez aumônier parce que vous êtes la seule personne à dire au revoir quand vous partez ». Les patients ont des yeux, ils ont des oreilles, il ne faut pas l’oublier ! On les prend pour ce


qu’ils sont. Et là, on fait une grave erreur. On leur a mis une étiquette, et s’ils ne le sont pas, ils le deviennent, pas toujours mais, parfois. J’ai aussi un de mes patients qui un jour m’apporte un polar qu’il avait lu et me demande de le lire. Je n’aime pas les polars mais comme il me l’apporte, je le lis. Je remarque qu’il avait souligné des passages. A la fin du livre, je reprends la lecture en ne lisant que ce qu’il avait souligné et, à ma grande surprise, Il avait écrit une autre histoire en se servant du livre. Il avait trouvé et souligné un autre bouquin dans ce polar. Même si nous, nous essayons de faire la même chose, nous ne pouvons pas le faire. Ça veut dire qu’avec sa structure il ne lit pas comme nous, nous lisons. Quelle est cette capacité et cette qualité qu’ils ont et qui les ont rendus ce qu’ils sont ? Qualité et capacité ne sont pas indifférentes à l’état dans lequel ils sont et l’état dans lequel le social nous les envoie… Si l’on repère cela, on est alors quelqu’un d’autre pour eux. C’est sans commune mesure ! Mais comment apprendre à les écouter ? Où est-ce que l’on va chercher ça ? Ça, je ne peux pas le dire, je ne le sais pas… Propos recueillis par Édouard Bertaud et Luc Sibony


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lieux de préparation à Paris, du SÉMINAIRE D’ÉTÉ, de l’Association Lacanienne Internationale LECTURE DU SÉMINAIRE XXIII DE JACQUES LACAN,

LE SINTHOME Mercredi 27, Jeudi 28, Vendredi 30 & Samedi 30 Août 2014 Paris - Espace Reuilly PRÉPARATION DU SÉMINAIRE D’ÉTÉ Étude du Séminaire XXIII de Jacques Lacan, Le Sinthome À l’école Psychanalytique de Sainte-Anne Sous la responsabilité de Marcel Czermak Mercredi à 14h30, à aprtir du 2 octobre Intervenants pressentis pour l’année : Pierre-Christophe Cathelineau, Virginia Hasenbalg Corabianu, Henri Cesbron Lavau, Marc Darmon, Jean-Jacques Tyszler Amphithéâtre Raymond Garcin. Centre Hospitalier Sainte-Anne Alternance avec le Trait du cas et D’une psychiatrie qui ne serait pas du semblant Au local de l’A.L.I. Marc Darmon, Pierre-Christophe Cathelineau, Flavia Goian, Martine Lerude, Valentin Nusinovici, Bernard Vandermersch 1er et 3e mardis à 21 h 00 à partir du 1er octobre Mathinées lacaniennes Jean Brini, Henri Cesbron Lavau, Virginia Hasenbalg-Corabianu Samedis de 09 h 00 à 12 h 00, les 5/10, 16/11, 14/12/13 ; 11/01, le 8/02, 22/03, 24/05, 14/06/14 9 h 00 : Lecture de La Troisième, avec Virginia Hasenbalg-Corabianu 10 h 00 : Atelier de topologie, animé par Henri Cesbron Lavau 11 h 00 : Cycle de conférences-débat en préparation du séminaire d’été 2014: Interviendront : Tom Dalzell (Dublin), Bernard Vandermersch, Jean-Paul Hiltenbrand (Grenoble), Marcel Czermak, Claude Landman, Marc Darmon, Pierre-Christophe Cathelineau et les organisateurs.


Ecole Psychanalytique de Sainte Anne journées annuelles Paris - Centre Hospitalier Sainte Anne, Amphitheatre Raymond Garcin

les 11 et 12 octobre 2014 Bipolaire? Vous avez dit bipolaire? Troubles de l’humeur. Bipolarités... L’oubli moderne de la Psychose maniaco-dépressive

QU’APPELEZ-VOUS BIPOLAIRE ? La bipolarité est devenue un signifiant chic, à la mode ; il y a un certain nombre de termes psychiatriques qui sont dans le gout de l’époque comme Asperger pour l’autisme de haut niveau . Bipolaire évoque la nostalgie d’un monde où s’affrontaient deux super puissances ; les choses étaient simples et claires ; aujourd’hui les forces politiques sont nombreuses à revendiquer leur droit à être les gendarmes du monde . Le danger vient également de partout , le sentiment d’insécurité est multipolaire . La suggestion peut aussi venir du motif plus inconscient de la bisexualité ; Freud en avait fait une étape du développement mais ce motif s’affiche désormais comme un libre choix de la sexualité . « Je suis bipolaire » est devenu l’affirmation d’une identité autant que le nom d’un trouble comme il est dit pour ne pas parler de maladie . Pour le psychiatre la bipolarité a remplacé la psychose maniaco-dépressive, la manie et la mélancolie ; comme pour l’autisme le spectre de la bipolarité s’est étendu bien au delà des catégories traditionnelles dans une sorte de continuum allant du caractère jusqu’aux épisodes très pathologiques, faisant naturellement le lit et la fortune d’une clinique de l’industrie pharmaceutique. Cette dérive est très bien décrite par nos collègues américains : inflation des diagnostics y compris chez les enfants et surmédicalisation en rapport. Bien entendu selon l’idéologie scientiste en vogue, la bipolarité a une cause génétique et des mécanismes biologiques excluant toute approche psycho-dynamique ; comme pour l’autisme encore il faut s’attendre à une sortie prochaine de la nosographie des maladies mentales. Bipolaire devient une façon différente d’être au monde, néanmoins régulée par les médicaments. Ce paradoxe apparent, recours

accru à la prescription d’un côté et refus des classifications de l’autre , est à mettre en rapport avec les changements en cours dans la relation médecin malade : le savoir est à parité et l’addiction devient une norme . Le patient bipolaire est au centre de la déconstruction en cours de la psychiatrie classique et du refoulement systématique de sa rencontre avec la découverte freudienne. Ce qu’ on appelle « trouble de l’humeur « n’a rien à voir avec les formidables descriptions des médecins de l’antiquité , grecs en premier lieu . Manie et mélancolie sont inscrits au patrimoine de la culture et nourrissent comme peu de mots la peinture et la poésie d’une traite jusqu’au moment de l’aliénisme en France et en Allemagne. La folie maniaco-dépressive fixera les coordonnées d’une psychose riche de complexité comme l’est la paranoïa. Peu s’alarment de la disparition du trésor de la clinique classique, bien des psychanalystes la jugent même inévitables préférant surfer sur les idées nouvelles. Il faut situer les difficultés dès les élaborations de Freud : dans son article d’une grande profondeur « Deuil et Mélancolie », Freud pose la question, qu’est ce qu’un deuil ? Pour chacun l’expérience du deuil est un savoir ; l’occasion forcée de donner sens à son existence et de s’interroger sur l’amour qui nous relie aux autres . Qu’est ce que le travail du deuil ? L’idéalisation de l’être disparu, ce qui fait trait d’identification dans l’inconscient ? Qu’est ce qu’un deuil pathologique et encore cet autre bord de la perte qui ne fait pas savoir et qui se nomme mélancolie … Freud interrogera sans relâche son ami Karl Abraham mais sera déçu par la réponse ubiquitaire que propose la notion de surmoi. Freud n’ira pas chercher son appui dans les connaissances psychiatriques de son époque si bien que la coupure entre le deuil et la mélancolie est restée en pointillé chez les psychanalystes les laissant fragiles face aux neurosciences.

Nous devons à Marcel Czermak les propositions lacaniennes de lecture de la manie et de la mélancolie ; sujet sans défense face à la grande gueule de l’Autre pour le maniaque, sujet ravalé au rang de l’objet monstrueux demandant son retranchement pour le mélancolique . Cette psychiatrie lacanienne nécessite d’en passer par une topologie combinant la dimension de l’Autre, du corps et du signifiant, et celle de l’objet cause du désir. C’est à l’occasion du séjour d’une patiente hospitalisée que Marcel Czermak a redonné valeur et signification au fameux syndrome de Cotard , non seulement forme délirante de la mélancolie mais véritable carrefour nosographique tel que le cas du Président Schreber le montre à ciel ouvert . Qu’une négation puisse venir du Réel pour structurer un délire des négations est d’un apport décisif pour notre compréhension d’une maladie qui ne peut se résumer à la forclusion de la métaphore paternelle. A cet endroit la psychanalyse se doit de poursuivre son travail de casuistique mais aussi de théorie si elle veut s’opposer à la régression en cours dans l’abord d’une clinique qui est à la fois celle de la temporalité , celle de l’affect , celle de la passion , celle de l’objet … L’abord transférentiel des patients a largement profité de l’expérience acquise depuis Freud et cela doit être rapporté pour que les autorités de santé ne méconnaissent pas systématiquement l’abord psychanalytique dans les recommandations aux praticiens et aux institutions. Enfin nous conseillons de ne pas céder sur les mots et de garder dans l’usage manie, mélancolie et psychose maniaco-dépressive pour parler des choses que veulent recouvrir la bipolarité ou les troubles de l’humeur . Jean-Jacques Tyszler


pour toute inscription aux enseignements contacter : Nicolas Dissez (tél. : + 33 1 45 87 00 07) - nicolasdissez@yahoo.fr ou Thierry Florentin (tél. : + 33 1 43 56 81 74) - thierry.florentin@orange.fr pour tout autres renseignements, contacter Mme. Perla Dupuis-Elbaz au + 33 1 43 35 23 48

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remerciements

au personnel de la Bibliothèque Henri Ey au service Communication du Centre Hospitalier Sainte Anne.

Le Journal de Bord de l’Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne Centre Hospitalier Sainte Anne 1, rue Cabanis - 75014 Paris

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