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Pour le financement du cinéma l’inconnu après la crise

u Si le cinéma français a profité des aides pour traverser la crise, la fréquentation n’est toujours pas revenue à la normale. Cela laisse les distributeurs - maillons essentiels du financement des films - dans un état de fragilité qui fait peser une grande incertitude sur l’avenir du secteur.

H Après deux ans de crise sanitaire, le cinéma français entre dans une nouvelle période d’incertitude. Le secteur a été massivement aidé financièrement, mais il sort fragilisé et, désormais, tout le monde scrute les chiffres de fréquentation des salles et espère le retour aux niveaux d’avantcrise. Car si celle-ci baisse durablement, c’est tout l’équilibre de financement du cinéma français qui pourrait se trouver menacé.

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L’année 2021 a vu le nombre de films produits atteindre des sommets, avec 340 films agréés par le CNC, conséquence d’un rattrapage après une année 2020 au ralenti. “La France a mieux traversé la crise que nos voisins”, note Henri de Roquemaurel, directeur du centre d’affaires Image & Médias de BNP Paribas. “Des marchés comme le Royaume-Uni ou l’Europe du Nord sont plus dépendants des blockbusters américains, or ces films étaient absents des salles. La France a cette spécificité en Europe d’avoir une production locale qui a pu servir d’amortisseur.”

Au-delà de cette raison structurelle, le cinéma français a aussi été massivement aidé par les pouvoirs publics. “Le fonds d’indemnisation Covid a permis une reprise des tournages dès juin 2020”, observe Anne Flamant, direc-

“Frère et sœur” d’Arnaud Desplechin, avec son budget de 4,46 M€, entre de la catégorie des films “du milieu”.

trice du pôle Médias et Digital de la banque Neuflize OBC. Là où la reprise a été plus lente dans les autres pays.

Les entreprises du secteur ont aussi pu contracter des prêts garantis par l’Etat auprès de leur banque. BNP Paribas a distribué pour 160 M€ de PGE dans le cinéma et Neuflize pour une centaine de millions d’euros, en intégrant le secteur audiovisuel.

Du côté des Sofica, les sommes investies sont toujours aussi importantes. Elles ont récolté 60 M€ en 2020 et 71 M€ en 2021. Une hausse de l’assiette qui s’explique car les Sofica ont désormais la possibilité de financer la distribution des films, en plus de la production. “La collecte de l’année 2020 a eu lieu alors que les salles étaient fermées, c’était plus difficile qu’en 2021”, remarque Serge Hayat, président de Cinémage et de l’Association de représentation des Sofica. “En 2021, nous avons fait un gros travail d’explication pour rappeler que l’exposition en salles n’est pas essentielle pour les Sofica, car elles perçoivent des droits sur toutes les exploitations.”

Des films de plus en plus difficiles à financer

Les acteurs du secteur font cependant tous le même constat : les films sont de plus en plus difficiles à financer. Mis à part en 2021, année exceptionnelle de par le nombre de films à gros budgets (neuf à plus de 15 M€), le devis moyen des films agréés par le CNC est en baisse depuis 2015. “C’était déjà le cas avant la crise, nous sommes face à un mouvement lent mais certain de contraction des volumes de financement”, explique Jean-Baptiste Souchier, président directeur général de Cofiloisirs, société de financement spécialisée, filiale de BNP Paribas. “Avant la crise, il y a eu un mouvement de baisse mathématique des investissements des chaînes, gratuites comme payantes, lié à la baisse de leurs chiffres d’affaires. Dans le même temps, la hausse du nombre de films a provoqué un saupoudrage des financements. Cela a été compensé il y a quelques années par la hausse des minimums garantis (MG) fournis par les distributeurs et les vendeurs internationaux, mais le phénomène avait atteint sa limite, déjà avant la crise.”

Une tension qui pèse principalement sur les films dit “du milieu”. “Les gros films qui intéressent les chaînes se financent vite. Les films avec un budget réduit trouvent des financements avec un faible MG et des subventions des régions”, explique Anne Flamant. “Les films entre 4 et 7 M€ de budget sont beaucoup plus difficiles à financer aujourd’hui. Depuis la crise, ces films n’ont pas forcément rencontré leur public et ce manque d’entrées pèse sur les distributeurs qui connaissent une certaine fragilité en ce moment et ont du mal à

« Cela fait des années que l’exploitation des films d’auteur indépendants est extrêmement chahutée, et cela a été accentué par la pandémie.»

Serge Hayat, président de Cinémage et de l’Association de représentation des Sofica

se réengager sur de nouveaux projets. Or les distributeurs indépendants sont très importants pour la diversité des films d’auteurs, notamment les longs métrages ambitieux d’auteurs connus, ceux qu’on voit à Cannes.”

Selon Comscore, les chiffres sont encore 20% en dessous de la médiane des cinq dernières années sur les mois de mars et avril. Mais la reprise est irrégulière et portée surtout par les grosses locomotives. “Il y a la perte d’un vivier, important pour nous, de spectateurs CSP+ de plus de 50 ans, qui allaient régulièrement voir des films d’auteur indépendants au cinéma”, note Serge Hayat.

Les minimums garantis des distributeurs sont en baisse

Les distributeurs se sont engagés sur des montants correspondants aux recettes estimées avant la crise, mais ces objectifs ne sont pas atteints en ce moment. “Cela se traduit, pour eux, par des pertes conséquentes”, regrette Isabelle Terrel, directrice générale de Natixis Coficiné. “Le soutien en trésorerie par les PGE ne résout pas complètement le problème.”

“Les distributeurs et les autres mandats comme les vendeurs internationaux sont les premiers partenaires privés des producteurs”, ajoute Jean-Baptiste Souchier. “C’est le maillon de la chaîne qui investit à risque. Et quand le

Avec un million d’entrées seulement, Illusions perdues réalisé par Xavier Giannoli est pourtant le plus gros succès art et essai de l’année 2021 en salles.

marché se retourne, ce sont les premiers exposés.”

Résultat, les MG des distributeurs baissent. “Cela fait des années que l’exploitation des films d’auteur indépendants est extrêmement chahutée, et cela a été accentué par la pandémie”, rappelle Serge Hayat. “Comme les distributeurs indépendants sont mis en difficulté, ils diminuent leurs apports, voire reviennent sur des engagements pris par le passé. Les montants investis sont devenus très élevés par rapport aux retours potentiels.”

Si la reprise post-crise a été très dynamique, les banques ont pu constater une baisse du nombre de projets ces derniers mois. Reste à savoir s’il s’agit d’un rattrapage après une année 2021 très chargée, ou d’une nouvelle norme. Henri de Roquemaurel penche pour la première option : “Nous assistons à la sortie du stock accumulé pendant la pandémie. C’est pourquoi il me semble qu’il est trop tôt pour pouvoir tirer une conclusion.”

La capacité des distributeurs à s’engager sur de nouveaux projets dépendra de leur santé financière, qui dépend de la fréquentation des salles dans les prochains mois. “Est-ce qu’on va un jour de nouveau dépasser les 200 millions d’entrées comme en 2019 ? C’est une vraie question mais j’ai tendance à penser que cela va repartir”, estime Anne Flamant.

Les producteurs amenés à assumer plus de risques

Pour tous les banquiers du cinéma, il n’est toutefois pas question de cesser de financer certains types de films parce qu’ils ont moins de potentiel en salles. “Nous ne raisonnons pas comme ça. Si un client vient nous voir avec un projet plus compliqué, nous cherchons toujours une solution pour l’accompagner même dans un environnement plus complexe, du moment qu’il a réuni un socle de financements auprès d’une chaîne, un distributeur, ou d’autres partenaires”, affirme Jean-Baptiste Souchier. “En tant que banquier, notre logique est vraiment financière”, abonde Anne Flamant. “Nous menons une analyse sur toutes les parties prenantes et sur le track record du producteur. La règle en France c’est quand même que les films soient préfinancés car les recettes sont aléatoires.”

Compte tenu de la baisse des minimums garantis, les producteurs vont être amenés à assumer eux même tout ou partie du risque sur les recettes en salles et à l’étranger. “Cela va dépendre de la capacité du producteur et du potentiel du film”, admet Isabelle Terrel. “Dans la situation actuelle, nous sommes amenés à étudier, avec l’Ifcic [l’Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles, ndlr], davantage de crédits pouvant intégrer une part non couverte par les

« Il faut concentrer les aides sur un nombre de projets plus restreint, et de qualité.»

Henri de Roquemaurel,

directeur du centre d’affaires Image & Médias de BNP Paribas

financements confirmés. Ce que nous étudions en fonction des couloirs de recettes et des catalogues de la société.” Au-delà des incertitudes autour

Avec un budget de 18,35 M€, “OSS 117 - Alerte Rouge en Afrique noire” (Mandarin Production, Gaumont) est le film français le plus cher sorti sur les écrans en 2021.

de la fréquentation, une autre menace pèse sur le secteur - comme sur tous les autres secteurs de l’économie : l’inflation. “C’est une réalité”, assure Anne Flamant. “Elle va avoir des répercussions sur un tas de postes de dépenses. Je ne suis pas sûre que ce soit un sujet que la plupart des producteurs ont bien en tête.” Sans compter la pénurie de talents, la tension sur la disponibilité des matériels et des plateaux, qui font également augmenter les coûts. Et à cela s’ajoute la remontée des taux, déjà perceptible sur les emprunts à long terme. “Les producteurs se sont habitués à des dettes à des taux beaucoup plus bas depuis dix ans. Il n’est pas certain qu’ils réalisent qu’à un moment tout peut coûter plus cher”, prévient Anne Flamant.

Face aux problèmes auxquels fait face le cinéma français, faut-il lui administrer un traitement de choc ? Il y a quelques semaines, dans les colonnes du Figaro, Jérôme Seydoux, le président de Pathé, a notamment suggéré de réduire le nombre de films produits chaque année. “C’est un sempiternel débat”, répond Jean-Baptiste Souchier. “La question est de savoir

« Le fonds d’indemnisation Covid a permis une reprise des tournages dès juin 2020.»

Anne Flamant,

directrice du pôle Médias et Digital de la banque Neuflize OBC

Malgré un budget de 31,53 M€, “Notre Dame Brûle”, mis-en-scène par Jean-Jacques Annaud et produit par Pathé Films, n’aura attiré “que” 787 918 spectateurs en 7 semaines d’exploitation.

quels films sont en trop ? Et là, chacun peut avoir une réponse différente.”

Pour Jérôme Seydoux, une des solutions serait que le CNC aide moins de films chaque année, mais verse des sommes supérieures. Henri de Roquemaurel préfère indiquer qu’il “faut concentrer les aides sur un

« Nous sommes face à un mouvement lent mais certain de contraction des volumes de financement.»

Jean-Baptiste Souchier,

président directeur général de Cofiloisirs nombre de projets plus restreint, et de qualité.”

Des aides supplémentaires ?

Se pose aussi la question des aides supplémentaires à accorder aux distributeurs. “C’est une question légitime. Ce sujet est à l’ordre du jour depuis les dernières Rencontres de l’ARP. Si tous les acteurs sont conscients de la situation critique de la distribution et que de nombreuses pistes sont étudiées, les leviers d’action sont assez contraints”, déplore Jean-Baptiste Souchier. “Il y a certainement des choses à faire à la fois côté CNC et avec des solutions bancaires”, imagine Anne Flamant. “Mais de notre côté, il y a déjà eu des PGE importants qu’il va falloir commencer à rembourser. C’est pour cela que la dette n’est pas forcément la solution aujourd’hui.” Et Jean-Baptiste Souchier de poursuivre : “Malheureusement, nous ne pouvons pas compenser intégralement ces mouvements de marché s’ils sont pérennes. Le crédit est un outil pour aider les sociétés à faire face à des enjeux de trésorerie mais pas une solution pour répondre à un problème d’équilibre économique conjoncturel ou structurel.”

Malgré les incertitudes, les banques ont confiance en l’avenir de la filière. “Le nombre de projets destinés à la construction de nouvelles salles de cinéma est toujours significatif”, constate par exemple Henri de Roquemaurel. “Cela montre la confiance à long terme des exploitants et des banques dans ce marché sur le long terme.”

“Notre objectif aujourd’hui est de prioriser les investissements d’avenir, dans un cadre responsable et durable”, ajoute-til. “Nous utilisons, entre autres, un outil qui s’appelle le prêt participatif relance (PPR), destiné, par exemple, à la modernisation des salles, à la digitalisation du parcours clients ou encore au développement de technologies innovantes de remontées de recettes. En 2022, nous avons déjà organisé plus de 100 M€ de PPR à destination de nos clients exploitants et distributeurs. Les investissements digitaux et ESG [Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance, ndlr] sont la préoccupation première de nos équipes.”

Canal+ et les plateformes

De plus, si les financements en provenance des distributeurs diminuent, “les investissements en provenance des chaînes sont eux consolidés du fait des accords signés”, ajoute Isabelle Terrel. Canal+ va investir au moins 600 M€ dans le cinéma au cours des trois prochaines années, et l’arrivée des plateformes dans le système de financement devrait rapporter entre 60 et 80M€ par an. “Par ailleurs, le niveau des crédits d’impôts et des aides régionales reste conséquent, ainsi que les aides sélectives”, rappelle-telle. “En revanche, la baisse du marché a des conséquences négatives sur la génération du fonds de soutien pour les producteurs.”

Dans cet écosystème changeant, les NFT peuvent représenter une nouvelle source de financement interessante, mais ces acteurs traditionnels s’accordent pour dire qu’il est encore trop tôt pour évaluer pleinement leur potentiel. “Pour l’instant on observe”, indique Anne Flamant. “C’est encore un peu tôt pour vraiment voir de quelle façon on

« J’ai une vraie interrogation sur les cryptomonnaies car il n’y a pas trop de contrôles sur l’origine des fonds.»

Isabelle Terrel,

directrice générale de Natixis Coficiné

peut intervenir.” Même son de cloche du côté de BNP Paribas : “C’est au stade de la recherche et développement. Il faudra encore attendre avant de voir aboutir un modèle économique établi, qui soit stable et rentable”, fait remarquer Henri de Roquemaurel.

“Je suis un peu dubitative”, tempère toutefois Isabelle Terrel chez Coficiné. “Je viens de la banque, j’ai donc une vraie interrogation sur les cryptomonnaies car il n’y a pas trop de contrôles sur l’origine des fonds.”

Pour Serge Hayat, “il ne faut pas se tromper de combat.Il ne faut pas oublier que l’essence même du Web3, c’est la cocréation, le co-financement, ce n’est pas juste du crowdfunding amélioré. Il ne faut pas non plus aller vers les NFT juste parcequ’il y a des milliardaires en cryptos qui ne savent pas quoi faire de leur argent.”

Le président de Cinémage est par ailleurs au capital de Doors, une plateforme de lecture en ligne par abonnement qui vient de lancer Tales from the Wild, une licence co-créée avec une communauté qui pourra participer au financement des histoires à travers l’achat de NFT. L’objectif à long terme étant de diversifier la licence en allant vers les jeux vidéo, les films ou les séries TV.

De là à imaginer les NFT comme une part de coproduction ? “Cela pose aussi plein de problèmes car le cadre juridique des NFT donnant un droit à recette n’est pas du tout défini”, prévient Serge Hayat. Dans ce domaine comme sur plein d’autres points, tout reste à faire.

Calladita de Miguel Faus est l’un des premiers projets de films financés totalement par des NFT.

Ces projets qui font appel aux NFT

u Que ce soit pour apporter des revenus supplémentaires après la production d’un film ou pour financer partiellement ou totalement un projet, les NFT tentent de se faire une place dans le milieu du cinéma.

H Alors que les NFT ont déferlé sur le monde de l’art en 2021, avec des transactions records pour certaines œuvres d’art numérique, le monde du cinéma s’intéresse aussi de près à ces jetons non-fongibles, sorte de titres de propriété numérique uniques émis sur la blockchain. Si pour certains les NFT sont avant tout une opportunité marketing, pour d’autres, ils représentent une potentielle révolution dans la façon de financer les œuvres.

Plusieurs grands studios se sont associés à des plateformes de NFT pour éditer des collections à l’effigie de leurs franchises les plus populaires. En décembre, Warner Bros. a notamment émis 100.000 NFT sur la plateforme Nifty’s au moment de la sortie de Matrix Resurrections. VeVe, une autre place de marché, multiplie les partenariats pour éditer des NFT à l’effigie de Marvel, Jurassic Park ou encore Star Trek. En France, Cascade8, filiale du groupe Logical Pictures, lance une collection de NFT basés sur le film Blood Machines. Pour Yannick Bossenmeyer, directrice de Cascade8, ce moyen métrage est le candidat idéal. “C’est un film qui a une communauté de fans déjà établie, de par ses réalisateurs Seth Ickerman et sa bande originale composée par le musicien électronique Carpenter Brut. C’est un film qui a déjà fait l’objet d’une campagne de financement participatif”, expliquait-elle en février dans une interview à Ecran Total.

Au-delà de ces exemples, qui s’apparentent à une nouvelle forme de merchandising, plusieurs projets se montent avec comme objectif de financer tout ou partie d’une œuvre à l’aide de NFT. Avec, là aussi, l’idée de mobiliser une communauté existante qui, via son investissement, permettra à un projet de voir le jour. Une adaptation du livre The Infinite Machine est actuellement en développement. L’ouvrage retrace la genèse d’Ethereum, deuxième cryptomonnaie la plus populaire après le bitcoin, créée par Vitalik Buterin, un autodidacte de seulement 19 ans. Une partie du film est financée par des collections d’œuvres d’art vendues sous forme de NFT. L’objectif est ensuite de placer une partie des recettes issues de l’exploitation du film dans une organisation autonome décentralisée (DAO) qui détiendra un statut de coproducteur du film. Le projet intéresse les acteurs traditionnels d’Hollywood puisque la société de pro-

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