L'île

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L’île Édouard de’ Pazzi



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n îlot de rochers et de lande qu’un bras de mer retient à la grande île, le « continent » comme on l’appelle ici. Au-delà, la terre s’arrête. Le lieu serait désert sans les oiseaux de passage, les lapins insulaires et une ancienne bergerie transformée en une sorte de petit château d’Argol par la fantaisie d’un officier de marine en retraite. Le tout fut acquis par deux dames de la côte au début du siècle dernier. Parties en barque à voile un matin d’hiver à la conquête de ce bout de monde, celles-ci ne virent, parvenues sur les lieux agités, qu’un grand nuage menaçant. Pressées de rentrer au port avant le grain qui s’annonçait, elles signèrent, « à l’aveugle» et pour cause, l’acte qui les rendait propriétaires de ces nuées, derrière lesquelles apparurent quand elles se dissipèrent quelques arpents de bruyère et de pierre.


















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le. Le mot sonne comme un léger coup donné du plat d’une lame de couteau sur le flanc d’un verre en cristal pour appeler l’attention. On sent qu’on pourrait en prolonger le son, comme une note de musique finale. Il est délicat et en même temps qu’incisif car à l’instant où on le prononce, l’esprit se retranche du monde et le corps de l’espace. Celle ci-contre a un nom. Mais peu importe lequel. Du reste sa graphie change au gré des siècles et des cartes marines. Peu importe aussi sous quelle latitude et longitude elle se situe. Je l’ignore du reste. Elle est« l’île» un continent en réduction, une sorte de territoire plus rêvé que réel même si d’y vivre impose de se plier à de nombreuses nécessités et nous rappelle constamment au «principe de réalité».











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ans la petite géographie familiale les rochers ici ont un nom : le Grand-papa, les Messieurs de l’orchestre, l’Entente cordiale… comme le titre que l’on donne à une sculpture dont ils ont la « présence ». La sinuosité aléatoire d’un chemin, un muret qui court et disparaît derrière un renflement de végétation, le cercle parfait d’un vieil enclos à moitié enseveli qu’on appelle, d’un air entendu, « le rond de sorcière »… autant de « gestes » spontanés, dépouillés de toute intention esthétique mais qui rappellent cette idée nietzschéenne selon laquelle est Art toute création de forme.

































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arfois ici le ciel est bleu. C’est presque une faute de goût. Heureusement cet état dure rarement longtemps. Bientôt le « tableau » se décompose dans la lumière grise et l’atmosphère détrempée. Les tons deviennent alors si légers, si subtils, à la limite de la disparition, que l’on ne saurait à proprement parler de « couleur ».















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es nombreuses épaves qui gisent à leurs pieds vaut à ces récifs le surnom de Terreurs. Vu d’en face, une illusion d’optique ordonne ce chaos ruiniforme et invente un paysage d’estampe. Les jours ou les nuits de brouillard le mugissement de la corne de brume évoque autant une plainte qu’un avertissement. Le soir, j’attends, en face, le moment où la lanterne du phare commence sa ronde de nuit et embrasse de son faisceau protecteur le monde des hommes.

















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’impression d’être insitué, dans un monde clos bien qu’ouvert aux quatre vents, forteresse sur les murs de laquelle les vagues et le temps se brisent, arrachant parfois un pan de falaise et emportant un morceau de mémoire. Parfois, tout ou presque, les formes et les sons, est absorbé, dilué, effacé par la brume. Celle-ci peut demeurer ainsi entre deux airs pendant plusieurs jours. La sensation de vide, de suspension, d’insubstantialité, est alors parfaite.














2000-2020


Achevé d’imprimer le 19 janvier 2018

Exemplaire n°



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