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Guillaume Desanges: horizons curatoriaux
COMMISSAIRE D’EXPOSITION INDÉPENDANT ET CRITIQUE D’ART, LE FONDATEUR DE L’AGENCE PARISIENNE WORK METHOD IMPRIME SA VISION À LA TÊTE DE LA VERRIÈRE : LA DISCRÈTE FONDATION D’ENTREPRISE HERMÈS À BRUXELLES. AVEC UNE PROGRAMMATION ARTISTIQUE AUSSI POINTUE QU’EXIGEANTE. RENCONTRE PAR CLÉMENT SAUVOY
Quelques mots sur «Work Method» ? Je suis arrivé à l’art contemporain en autodidacte, et j’ai vite compris que je devais m’autonomiser pour développer mes projets sans attendre qu’on me propose une place institutionnelle. Cette situation d’indépendance n’a donc pas été choisie, mais pas non plus subie. C’est pourquoi j’ai créé dès 2006 une structure, Work Method, qui est une agence de production, de réflexion et de mise en œuvre de projets.
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Elle me permet de travailler en équipe, d’être flexible, de pouvoir tout faire, et de répondre à des exigences pratiques auxquelles certaines institutions ne peuvent pas répondre. Mais plus profondément, avoir ma propre structure me permet d’assurer une continuité d’esprit, de garder une forme d’intégrité malgré la multiplicité des interlocuteurs. Les manières de faire, les éthiques de travail déterminent les formes finales et je crois que cela se ressent dans les expositions.
Comment a débuté votre collaboration avec La Verrière à Bruxelles ? La fondation d’entreprise Hermès, par l’intermédiaire de son président d’alors Pierre-Alexis Dumas et de sa directrice d’alors Catherine Tsekenis, m’a contacté en 2013 pour me proposer de reprendre la programmation de La Verrière, un lieu historique pour la maison Hermès car il a été le premier consacré exclusivement à l’art contemporain. Il avait été dirigé pendant plus de dix ans par Alice Morgaine, qui en avait fait un espace reconnu de la scène bruxelloise. J’ai reçu cette proposition comme un cadeau : une liberté totale de programmation dans un magnifique espace, avec du temps, des moyens de production et la possibilité de continuer mon activité en freelance, avec de nombreux projets en parallèle (comme la grande
exposition sur les contre-cultures françaises à la maison rouge en 2017). La Verrière étant un projet régulier, j’ai décidé d’y travailler par cycles thématique, dépliés sur plusieurs années. Le premier cycle, « Des gestes de la pensée », a associé des artistes aussi divers que Hubert Duprat, Isabelle Cornaro, Nil Yalter ou Ann-Veronica Janssens. Cette manière de creuser une question, exposition après exposition, de proposer aux artistes une relation sur le long terme, est un luxe dans un monde de l’art trop souvent soumis à une logique évènementielle, une recherche de la rentabilité immédiate, avec pour conséquence l’obsolescence programmée des artistes et des œuvres.
Qu’est ce qui constitue d’après vous l’ADN si spécifique de ce lieu ? La Verrière est d’abord un espace magnifique avec une lumière zénithale, très inspirante pour les artistes et pour moi en tant que commissaire. C’est aussi un lieu dont la topographie est déterminante, puisqu’il est situé au fond d’un magasin Hermès. De cette situation pas forcément évidente, j’ai tenté de créer une identité particulière, en l’imaginant comme un espace dérobé, protégé par le magasin. J’invite les artistes à y tenter des expériences qu’ils ne feraient peut-être pas ailleurs. De fait, la fondation d’entreprise Hermès ne collectionne pas, et si nous accueillons beaucoup de visiteurs, nous n’avons pas les exigences des institutions publiques en termes de remplissage.
Ni soumis au marché, ni à l’audimat, La Verrière un lieu dans lequel on peut prendre certains risques. Irene Kopelman y a imaginé un jardin avec de vrais arbres et des plantes, Ismail Bahri un puits de lumière qui aveuglait l’espace, Jean-Luc Moulène y a fait circuler des miroirs robotisés qui reflétaient les œuvres au mur, Dora Garcìa a proposé une exposition presque vide avec des performeurs en action. J’aime imaginer La Verrière comme un lieu où tout est possible, puisqu’il n’y a d’autres règles a priori que celles dictées par les désirs, les intuitions et l’intelligence des artistes.
Qu’est-ce que le cycle « Matters of concern » ? Ce troisième cycle, que j’ai lancé en 2019, est emblématique de la manière dont je travaille à La Verrière. A l’occasion de l’urgence écologique, il s’agit de montrer d’autres manières de faire, qui repensent les modes d’usage et de production de l’art dans un régime de l’attention (l’idée de « concern » en anglais) et du soin (« Matières à panser » est la traduction française volontairement erronée du titre).
Il s’agit de rendre compte d’un retour revendiqué à la matière, mais investi de préoccupations spirituelles, symboliques ou magiques comme une alternative aux modes dématérialisées de l’économie dominante. J’y associe des pratiques très diverses : art, artisanat, design, pratiques amateurs, militantes ou thérapeutiques, sans hiérarchie. En bref, un cycle d’exposition comme un écosystème ou un jardin, avec la cohabitation d’espèces différentes qui s’entrecroisent et se nourrissent, dans une indifférence au statut des objets.
Quelques mots sur le choix Gianni Pettena pour l’exposition qui se tient actuellement ? L’exposition actuelle de la Verrière présente les œuvres d’une figure originale, Gianni Pettena, sorte d’architecte-théoricien déviant, issu de la scène florentine des années post-1968, qui se définit lui-même comme un « anarchitecte ». Son œuvre à la fois hybride, provocatrice et drôle renverse complètement les fondements de sa discipline dans une logique libératrice, puisqu’elle refuse par principe le caractère autoritaire et dominant de la construction. C’est donc un architecte sans bâtiments, mais qui les remplace par des démarches conceptuelles et artistiques, qui sont autant de manières libres et alternatives d’habiter le monde.
Des maisons entièrement recouvertes de glace ou de terre à une structure de bois qui récupère des boules d’herbe sauvage, des photographies de paysages naturels ou d’habitations vernaculaires intitulées « Architectures inconscientes » au décollage d’une partie d’un mur intérieur pour le faire « respirer », il s’agit à chaque fois de proposer des expériences sensorielles et conceptuelles inédites, à l’image de cette grande installation immersive intitulée Paper/Midwestern Ocean, que nous présentons, et qui est à la fois critique et spectaculaire. Son invitation dans ce cycle d’expositions motivé par une réflexion écologique fait suite à sa relation aux paysages, à la nature qui représente pour lui la plus pertinente des architectures, mais aussi à sa pratique que je qualifierai « d’écologique » au sens où elle se contente souvent de projets éphémères et réversibles, voire uniquement documentaires ou simplement rêvés.
Pour autant, cette architecture mentale ne manque ni de formes ni de séduction, ni même d’expérience physique. Si sa pratique est qualifiée de « radicale », ce n’est pas dans l’acception d’une étape finale, mais, au contraire dans son sens étymologique d’un retour à la « racine », qui pourrait bien avoir d’autres boutures et susciter de nouvelles idées.
Comment choisissez-vous en tant que curator les artistes dont vous exposez le travail à Bruxelles ? C’est un trouble mélange de connaissance, de recherches spécifiques et d’intuition. Il n’y a que trois expositions par an à La Verrière, ce qui me permet d’être précis dans mes choix. Néanmoins, je tache de rester libre par rapport aux thématiques. Je ne veux pas des œuvres qui les illustrent, mais plutôt qui viennent les enrichir, voire les contestent. Entre les marqueteries virtuoses de Camille Blatrix et les collages punks de Babi Badalov, l’écart est grand. Pourtant ils se retrouvent dans une attention extrême portée aux objets et aux matières, et une pratique autonome, quasi-obsessionnelle, qui s’intéresse peu de savoir où elle se situe exactement dans le système de l’art. Le point commun entre tous les artistes que j’invite, plus que style, c’est l’intensité.
Ni soumis au marché, ni à l’audimat, la Verrière est un lieu dans lequel on peut prendre certains risques En 2016, vous avez également initié le cycle « Poésie balistique » à La Verrière. De quoi s’agit-il ? Dans le but de dépasser des contradictions, le cycle portait sur les liens entre l’art conceptuel et la poésie, deux pôles qu’on a trop souvent opposés.
EXPOSITIONS
A ne pas manquer
La Fondation d’entreprise Hermès
L’exposition « Forgiven by Nature » de Gianni Pettena à La Verrière. Du 15 janvier au 13 mars 2021.

Barbara Chase Riboud

Gianni Pettena : des maisons entièrement recouvertes de glace ou de terre, des photographies intitulées « Architectures inconscientes » il s’agit de proposer des expériences sensorielles et conceptuelles inédites.
GIANNI PETTENA

Gianni Pettena, Breathing Architeecture

Gianni Pettena, Rumble Sofa
Du photographe américain Christopher Williams au britannique Tris Vonna-Mitchell ou la belge Jacqueline Mesmarker, tous ces artistes ont des pratiques rigoureuses, analytiques ou rationnelles, mais dont la forme garde une part de mystère, voire d’opacité. Comme si le message initial avait déraillé et qu’une grande part en avait été effacée.
Mais cette part insaisissable, ce décalage entre le programme et son résultat, que j’appelle ici poésie, est précisément ce qu’il y a de plus beau dans l’art. C’est un abyme qui permet l’imagination, le désir, le rêve. Il s’agissait de partager quelque chose de très personnel avec le public : je viens de l’art conceptuel, et pourtant l’art que je continue à aimer est celui que je ne comprends pas. Ce cycle m’a aidé à comprendre que ce n’était pas un problème… mais une solution. C’était même la base de ma passion pour ce métier : ne pas choisir entre l’intelligence et la sensualité.
Comment se porte et fonctionne l’art contemporain en Belgique ? Je suis basé à Paris, mais je travaille depuis longtemps en Belgique, et avant La Verrière j’avais déjà organisé des expositions au SMAK à Gand, au STUK à Louvain, ou la biennale de Louvain-la Neuve avec l’artiste bruxellois Michel François. Idéalement placée en l’Europe, bénéficiant de plusieurs racines culturelles et de deux langues officielle, riche d’un réseau puissant de collectionneurs privés et d’institutions fortes, ce pays a des atouts considérables.
Je peux mesurer combien la scène belge est dynamique, surtout que depuis de nombreuses années, elle est une destination privilégiée pour des artistes et des professionnels de l’art venus d’Europe et au-delà, qui dynamisent les initiatives à toutes les échelles. Mais ce que j’aime, surtout, est invisible. C’est une facilité relationnelle de travail, un sens de l’humour et un sens de l’hospitalité dont on devrait ici s’inspirer.
Pourriez-vous également nous dire deux mots sur vos projets avec le Palais de Tokyo ? J’ai organisé deux projets au Palais de Tokyo. En 2004 avec Thomas Hirschhorn, « 24h Foucault », était un magnifique et épuisant marathon pendant la Nuit Blanche, qui transformait radicalement le lieu en un espace surchargé, suractif, où le public pouvait écouter, voir, lire, photocopier, travailler, créer, boire, dormir, etc… J’en garde un souvenir impérissable, d’autant plus que c’était l’année de ma première exposition (« Pick-Up » dans un artist-run space parisien), ma première conférence (« Une histoire de la performance en 20 minutes », qui a beaucoup tourné depuis) et donc mes premiers pas dans le monde de l’art.
Le deuxième, pas moins audacieux, fut l’exposition « L’ennemi de mon ennemi » avec Neil Beloufa en 2018, une énorme installation hybride et tentaculaire avec des centaines d’objets, de reproductions, images, films, œuvres, documents, inspirée des musées d’histoire et de propagande. C’était un chaos de formes et de faits, mu en permanence par des robots dans l’espace, qui proposait une ambigüité entre le bien et le mal, le vrai et le faux, les postures et les impostures.
Vous avez également sévi du côté de Chicago... Oui, depuis 2015, j’y organise notamment, en lien avec les services culturels français, une résidence qui s’appelle la « Méthode Room ». Chicago est une ville passionnante, plus collaborative et moins compétitive que New York, ou des enjeux sociaux, raciaux, politiques et écologiques sont très enrichissants pour la scène française.
C’est aussi une scène artistique très sharp avec des figures internationales comme Latoya Ruby Frasier, Kerry James Marshall, Dan Peterman, William Pope L ou Theaster Gates. C’est pourquoi j’ai pensé qu’il était intéressant d’y envoyer des artistes ou écrivains avec un projet spécifique, très préparé en amont, qui travaillent ce contexte local de manière active. Ce fut le cas à chaque fois, comme la chaîne de télévision animée par l’architecte Xavier Wrona ou l’exposition et le film produits sur place par le collectif curatorial « Le Peuple qui manque ».
En tant que critique d’art, comment abordez-vous votre approche critique sur le travail d’un artiste ? L’écriture fait partie intégrante de ma pratique, et je la considère comme une forme d’exposition dont l’espace serait le texte. Je pratique une critique « de la réception », c’est-à-dire fondée sur un regard subjectif, plus que sur le discours ou les intentions de l’artiste. Il ne s’agit pas
« J’invite les artistes à tenter des expériences qu’ils ne feraient pas ailleurs »
de chercher une vérité de l’œuvre, ni une explication, mais plutôt de considérer l’art comme un puissant levier pour l’imaginaire et les idées. Cela me permet d’être libre dans la manière d’écrire, et de convoquer des références parfois inattendues.
Dans les derniers textes que j’ai écrits, je peux faire des liens entre la peinture de Farah Atassi et la tradition des peepshows, ou entre Rocky Balboa et Marcel Duchamp. En ce moment je travaille sur une relecture critique de l’histoire de l’art pour un cycle de conférences pour le Musée d’Art Contemporain de Bordeaux. La première s’appelle : « Art : une histoire de la violence ».
L’épisode du Coronavirus sur le monde de l’art aujourd’hui vous inspire quelles réflexions ? Les conséquences sont totalement imprévisibles, mais il est certain que tout le système de l’art est déjà impacté, et notamment les plus fragiles, qui ne sont pas toujours ceux ou celles qu’on suppose. Comme beaucoup de personnes, j’espère que passée la période de sidération, cet épisode sera une occasion de repenser des modes de production et des manières de faire, fondés sur le qualitatif plus que le quantitatif.
Depuis mes débuts, je m’intéresse à l’art et au curating « en état d’urgence », c’est-à-dire comment travailler avec des moyens limités, à des échelles très petites, très dématérialisées ou très locales, dont les expositions comme « Jiri Kovanda vs le reste du monde » (une exposition en photocopies, qui tient dans une valise), la « Curated session » avec Dora Garcìa au Perez Art Musuem de Miami en 2015 (une exposition curatée en public et en une journée) ou les conférences-performances, sont des exemples.