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MAN RAY EN MODE BELGE

Artiste d’avant-garde dont l’œuvre puisant dans le surréalisme a souvent flirté avec la mode – quand il ne photographiait pas la nudité – Man Ray investit le MoMu* pour une exposition entre ombres et lumières.

mmanuel Radnitsky de son vrai nom est né aux États-Unis en 1890, de parents originaires de Kiev et de Minsk. Un couple de tailleur·e·s, qui rapportaient du travail à la maison. Le futur photographe surréaliste qui sera plus tard naturalisé français a donc grandi au milieu des rouleaux de tissu et des bustes de couture. Romy Cockx, curatrice au Mode Muséum d’Anvers, a spécialement adapté l’univers de Man Ray au contexte de la mode anversoise et internationale. « Le MoMu s’est intéressé à la période dadaïste de l’artiste, parce qu’elle était aussi liée au tayloring. Son travail a influencé le surréalisme dans une forme d’esthétique, indissociable de la création en Belgique, de l’art à la mode. »

Les débuts de la photo de magazines

« Dans les premières périodes de son œuvre, Man Ray a créé une sculpture à partir de cintres, et emballé une machine à coudre avec une couverture et une corde. » Romy Cockx revient sur les origines d’une vocation : « Photographe majeur du XXe siècle, il se destinait a priori à la peinture, s’installant à Paris pour se rapprocher de la scène dadaïste. » Là, il a retrouvé Marcel Duchamp, rencontré peu avant à New York, a côtoyé un milieu artistique éduqué, fréquenté le milieu de la mode, et progressivement, a commencé à faire des portraits de it-duchesses du moment et riches voyageuses, à l’instar de

À gauche : Man Ray, Mode (surimpression), ca. 1930, collection privée, avec la permission de Fondazione Marconi, Milano, © Man Ray

2015 Trust Sabam Belgium 2023.

Au milieu : Olivier Theyskens, Printemps/Été 1999 © MoMu

À droite : Man Ray, La Chevelure, 1927, collection privée, avec la permission de Fondazione Marconi, Milan © Man Ray

2015 Trust / Sabam Belgium 2023.

EPeggy Guggenheim. Au début des années 20, quand les illustrations mode des magazines étaient encore des dessins et que la culture du mannequinat photo n’avait pas encore émergé, c’étaient les vedettes de l’époque qui prêtaient leur visage aux images de mode. « Progressivement, Man Ray a réalisé des séries de photos pour le couturier Paul Poiret, qui ont marqué le début de ses collaborations avec entre autres “Vogue”, “Vanity Fair” et “Harper’s Bazaar”. Kiki de Montparnasse faisait partie de ses muses et amantes, c’est elle qui prête son dos à l’une des photos les plus célèbres de Man Ray, le “Violon d’Ingres”. John Galliano ou Céline ont signé des collections hommages à son travail, avec ce qu’on n’appelait pas encore “une égérie”. Sur une autre photo très célèbre, nommée “Noire et Blanche”, Kiki porte un masque qui met en valeur une bouche Cupidon qui est devenue iconique. Sa représentation de la femme a inspiré la mode pendant des générations. »

Incarner l’image

Dans un espace atelier recréé à partir des meubles d’origine du studio du photographe, on pourra entendre sa voix via des enregistrements d’époque, pour réaliser à quel point il vivait dans et par son art. Man Ray n’a pas seulement innové dans le regard posé sur le corps photographié, il a aussi amélioré les techniques appliquées. Il a redécouvert la technique du photogramme (photographie sans objectif), l’a adaptée et renommée « Rayogramme ». Romy Cockx souligne qu’« il a par ailleurs amélioré la méthode

« MAN RAY A INDÉNIABLEMENT INFLUENCÉ LA MODE BELGE PAR LANGAGE SURRÉALISTE »

À gauche : Man Ray, Nancy Cunard, 1926 © Centre Pompidou, MNAM-CCI, dist. Rmn-Grand Palais / Man Ray 2015 Trust / Sabam Belgium 2023.

À droite : Dries Van Noten, Automne-Hiver 2008-09 © MoMu.

de la solarisation pour créer des effets de lumière. La petite histoire raconte qu’en réalité, on doit cette innovation à son assistante, Lee Miller, également modèle et future correspondante de guerre pour Condé-Nast, qui, un jour, surprise dans le labo par une petite souris, a exposé la pellicule par mégarde. Man Ray et sa muse ont entretenu une liaison pendant trois ans, mais elle était très indépendante, trop pour se laisser enfermer dans des photos. Dans plusieurs images qu’il a faites d’elle, on sent un jeu d’objectification, un rapport fétichiste. Dans ses dessins comme dans ses images de mode, il segmentait le corps de la femme, comme il fragmentait la lumière. » Mais dans ses images il insufflait aussi l’indispensable second degré terreau du surréalisme, et des pointes d’humour pour flouter les frontières entre l’imagination et la perception. Les qualités nécessaires, si on met l’art et l’usage en perspective, à la conception d’un vêtement éloquent.

Une familiarité avec le décalage « à la belge »

La curatrice de l’exposition met en exergue les affinités des créateurs·trices belges avec cet explorateur des effets visuels en noir & blanc : « On retrouve ses influences dans le travail de Martin Margiela, notamment. Quand il a fondé sa maison, il a produit un portfolio pour convaincre son investisseuse Jenny Meirens, dans lequel il a intégré “Les Larmes”, l’une des photos les plus célèbres de Man Ray, réalisée pour une marque de mascara. » Avis aux (innombrables et légitimes) fans de Margiela : ce portfolio sera exposé, pour la toute première fois, à l’occasion de l’installation à Anvers. On y découvrira par ailleurs un certain nombre d’inspirations issues du vocabulaire sur- réaliste de la première moitié du XXe siècle. « Margiela utilisait aussi des bustes Stockman qu’il transformait en vêtements pour donner virtuellement le même corps à toutes les femmes, mais leur offrait par là une individualité singulière. Dirk Van Saene, qui a souvent fait référence à la couture parisienne, a beaucoup joué lui aussi des illusions d’optique, comme un dialogue à un niveau subconscient. Le créateur anversois a mis en perspective des éléments du corps féminin, les yeux, la bouche, les mains, dans des pièces évoquant parfois des tableaux de Magritte, qui s’était luimême inspiré de Man Ray. Il ne s’agit pas dans ses collections d’inspirations hommage, mais plutôt d’un univers, d’un contexte. Man Ray a indéniablement influencé la mode belge par langage surréaliste. »

Le corps, la mode et la perception

Dans les vitrines de l’exposition, le musée juxtaposera des vêtements d’époque, pièces originales de Chanel et de Madeleine Vionnet, placées à côté de la photo qui les a immortalisées. On découvrira également des pièces de Dries Van Noten, de Loewe, Yves Saint Laurent, Margiela évidemment, Olivier Theyskens, et de jeunes designers fraîchement diplômé·e·s de l’Académie d’Anvers, parallèlement à des tirages de photographes de mode contemporain·e·s, elles et eux aussi influencés par son œuvre : Jean-Baptiste Mondino, Paolo Roversi ou Sarah Moon. Le MoMu lui-même jouera des ombres et des perspectives, en particulier dans la section surréaliste, développant une scénographie onirique. Les années folles ont permis l’émergence d’amours créatives entre le stylisme et la photographie, laissant à la mode depuis un siècle la liberté d’affûter ses objectifs. * Du 22 avril au 13 août.

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