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REPORTAGE Se prendre délicieusement la tête

Se prendre délicieusement la têteLa perception des aliments est une construction cérébrale, orchestrée par nos cinq sens. Notre mémoire et notre environnement influencent également la dégustation d’un plat. C’est pourquoi à chacun·e son addiction et son évolution en matière de goût. La preuve par 4, avec deux chefs, un importateur de vins et un scientifique.

Par Virginie Dupont Illustration Donatienne Nieus

C’est au milieu d’un parterre de bonnes herbes que nous rencontrons Stéphane Diffels, patron-chef à L’Air de Rien dans la province de Liège. « J’ai aménagé un potager en juin dernier pour couvrir une partie des besoins du restaurant. Je cultive des tomates, haricots, aromatiques, mellifères, ainsi qu’une vingtaine de fruitiers dans la serre et autour de la mare, mais je laisse aussi les végétaux s’épanouir naturellement. En tout lieu, les forêts abritent de riches écosystèmes équilibrés. La permaculture (de l’anglais permanent culture) permet aux plantes de vivre en harmonie dans un environnement autosu sant», explique-t-il tout en cueillant des eurs comestibles pour le dîner qui nous attend.

À un jet de semences, l’aménagement de son restaurant s’inspire également de la nature : sol et tables en chêne blond, bardage intérieur et cage d’escalier en sapin, peinture à l’argile dont l’aspect texturé rend toute décoration murale super ue. « Manger est un plaisir éphémère, qu’une expérience multisensorielle permet de prolonger. Ce qui compte aussi, c’est l’interaction entre les convives », insiste Stéphane, qui a imaginé un lieu à son image, en parfaite rupture avec les brigades à couteaux tirés en cuisine. Ici le calme et le plaisir de son équipe sont palpables à travers la large vitre qui sépare les fourneaux de la salle du restaurant. À L’Air de Rien, rien n’est laissé au hasard pour sublimer les plats. Outre la sérénité communiquée par les couleurs et les matériaux naturels, des panneaux acoustiques absorbent le bruit des tables voisines. De quoi savourer également la playlist mitonnée par le chef qui escorte, au même titre que les vins castés par le sommelier, les mets soigneusement dressés dans les céramiques au design brut et élégant du label belge Atelier FRA.

À VUE DE NEZ

La langue est tapissée de papilles qui captent les cinq saveurs de base : sucré, salé, acide, amer et umami, qui signi e « délicieux » en japonais et fait saliver, à l’instar du glutamate naturellement présent dans les aliments riches en protéines. Il faut moins de 150 millisecondes pour que cette savoureuse information navigue de la bouche au cerveau. Or la langue ne participe qu’à hauteur de 20 % à la perception du goût ; les 80 % restants sont le résultat de l’olfaction dite rétronasale (l’odeur rentre dans le nez par l’arrière, c’est-à-dire par la bouche). Ces données, en provenance des papilles gustatives et des récepteurs olfactifs, fusionnent alors dans le cerveau pour créer une seule image. C’est cette observation qui a conduit le neuroscientifique américain Gordon M. Shepherd à proposer le terme « neurogastronomie » et à publier en 2012 l’essai Neurogastronomy – How the Brain Creates Flavor and Why it Matters. On comprend mieux pourquoi un rhume peut entraîner une perte de goût. Démonstration avec Elias Fraikin, de Slow Wine dans la province de Limbourg, à qui on a demandé de boire une gorgée de vin en se pinçant le nez. « Je sens la tension sur la langue, la texture et la fraîcheur du vin, mais je n’identifie aucun arôme », déplore cet ancien sommelier, aujourd’hui

• • • importateur de vins italiens aux côtés de sa maman Olga.

Fondée sur une approche scientifique alliant la neurogastronomie et l’analyse des pro ls aromatiques des aliments, la méthode Foodpairing permet de créer des associations d’ingrédients surprenantes. « Le premier algorithme que nous avons développé calculait le degré de correspondance d’aliments sur la base des odeurs qu’ils ont en commun. Foodpairing dispose aujourd’hui de la plus grande base de données d’ingrédients et d’arômes au monde, avec plus de 15 000 produits analysés et numérisés», précise le bio-ingénieur Bernard Lahousse, cofondateur et directeur R&D de Foodpairing. C’est grâce à cette technique que le chef Sang Hoon Degeimbre, après avoir découvert que le kiwi et l’huître partagent une note marine, a mis au point le kiwître : une huître crue servie sur des dés de kiwi, avec des croûtons et une infusion de crème de coco et citron vert.

Mais pourquoi combiner des aliments ? Parce que contrairement au panda qui passe jusqu’à 14 heures par jour à boulotter du bambou, nous sommes omnivores et curieux. « De plus, une alimentation monotone n’est pas saine, elle nous ferait courir le risque de manquer de certains nutriments. On peut également comparer la nourriture à la musique : quand nous sommes surexposés à une chanson, nous nous en lassons. La complexité – d’un plat ou d’un morceau de musique – est importante pour envoyer des signaux agréables au cerveau», souligne Bernard Lahousse avant d’ajouter que l’excès nuit en tout. « L’algorithme de Foodpairing parvient à un équilibre subtil entre complexité et reconnaissance des ingrédients qui composent un plat. »

L’équilibre, une notion également chère à Elias, expert en quilles nature. « J’aime les vins à la fois expressifs et élégants, dont les extrêmes se rencontrent dans une harmonie. Mais un vin doit aussi m’emmener ailleurs. Comme le Riesling de Kuenhof dans les Dolomites qui me transporte au sommet d’une montagne par son acidité pointue, ou les vins à la nale saline de Nino Barraco, installé près de la mer de Marsala, qui me rappellent des moments passés à la plage.»

“ On peut comparer la nourriture à la musique. Quand nous sommes surexposés à une chanson, nous nous en lassons”

Bernard Lahousse

Pour poursuivre notre expérience sensorielle, nous demandons à Elias de déguster un autre verre les yeux bandés. Un véritable challenge, surtout face à un vin orange qui présente le caractère du rouge et la fraîcheur du blanc. « L’étiquette est importante, car elle constitue la première rencontre avec le vin. Certains producteurs font appel à des artistes pour illustrer leurs bouteilles, avec à la clé des étiquettes très funky. Quand on bloque un sens, on bloque une perspective, et ça modifie l’expérience. J’élabore des légumes lactofermentés, des vinaigres de cidre, de la ginger beer, par pur loisir créatif. Quand j’ai eu le coronavirus, j’avais la sensation que mes préparations sentaient l’essence. Un trouble olfactif qui m’empêchait de savoir si elles étaient réussies ou pas.»

LÂCHER PRISE

Il est aussi question de créativité dans les cuisines des restaurants, où l’expérimentation et la découverte occupent une place aussi importante que dans les laboratoires de recherche. En la matière, Stéphane Di els et son associé Bertrand Stiennon ne restent pas sur leur faim, comme en témoigne la queue de homard dégustée ce soir-là à L’Air de Rien. « Steph voulait une cuisson du homard juteuse, translucide, à peine tiédie en somme. J’avais envie d’un e et Maillard qu’on obtient lorsqu’on grille du homard. Alors on a surcuit les pinces au beurre, jusqu’à les caraméliser, avec du fenouil, du pastis et du koji séché pour en faire un condiment en accompagnement», commente Bertrand, qui salue sa complémentarité avec Stéphane. Parmi les combinaisons très réussies du duo, citons aussi le dessert riche en textures (détectées par notre nerf trijumeau) : le collant du crumble, le croquant des morceaux de prunes et l’onctueux de la glace à la levure, dont l’acidité est contrebalancée par le sucre du chocolat blanc. « La glace à la levure s’inspire de la pâte crue qu’on mange à même le bol quand on est petit. On a essayé, en vain, de faire une glace à la pâte crue. On a même une fois congelé de la pâte crue qu’on râpait directement au-dessus de l’assiette du client. Mais c’est avec la glace à la levure qu’on a obtenu le résultat qu’on recherchait», raconte Bertrand.

Le souvenir de la pâte crue de Bertrand montre que le cortex gustatif ne façonne pas à lui seul notre représentation du goût. Celle-ci est également projetée dans d’autres zones cérébrales, comme le système limbique, centre des émotions, ou l’hippocampe, siège de la mémoire qui détermine bien souvent nos préférences ou nos aversions. À ce propos, pour éviter qu’un client s’abstienne de commander un plat en raison d’un ingrédient qu’il n’aime pas, les chefs de L’Air de Rien l’invitent à lâcher prise. Ici on se laisse porter par un menu composé de six amuse-bouches et sept plats, qu’on découvre lorsqu’ils arrivent à table. « Nous avons d’abord proposé une carte, puis imposé un menu, mais les clients confrontés à des produits méconnus ou mal aimés avaient tendance à demander des changements. Avec notre menu mystère, ils refusent rarement de goûter le plat qu’on pose devant eux, même si c’est du ris de veau. » Le secret du chef ? « La cuisson au feu de bois qui incarne pour moi la convivialité des barbecues entre amis. C’est un peu ma madeleine de Proust », sourit Stéphane. Ou quand manger, une activité au départ essentielle à la survie, se charge de signi cations émotionnelles qui ne manquent pas de goût.

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