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SOCIÉTÉ Quand le sport se dégenre…
Quand le sport se dégenre...
Disciplines genderless, coaches privés, centres sportifs pointus, le secteur du sport est en pleine mutation, encore plus depuis la pandémie. Programmes sur-mesure, salles pensées comme de véritables lieux de vie, l’activité physique est devenue un outil d’épanouissement personnel, de socialisation et de mixité. Décryptage.
Par Aurélia Dejond
Bruxelles, 7 h : Alicia le à son cours de karaté. « C’est mon rituel immuable depuis un an », sourit cette entrepreneure gantoise de 34 ans, pour qui les con nements ont été le déclic « pour commencer à en n se faire du bien, se distraire et rencontrer de nouvelles têtes ». Idem pour Agathe, Capucine et Zoé, 37, 39 et 40 ans, inscrites à des cours de boxe anglaise depuis six mois, motivées par l’envie de repasser des moments privilégiés ensemble en osant une discipline dite masculine. Car depuis la pandémie, les raisons qui poussent à (re)faire du sport revêtent d’autres objectifs que les performances purement physiques. Un constat que faisait déjà Caroline Tricot, propriétaire du studio Home Fit Home*, voici quelques années. « Les stéréotypes bien ancrés de la femme qui veut devenir liforme et • • •
• • • de l’homme qui souhaite augmenter sa masse musculaire ne sont pas complètement révolus, mais en passe de devenir plus clichés. Aujourd’hui, et encore plus depuis l’arrivée de la covid, chacun est beaucoup plus à l’écoute de son corps, de ses propres besoins et de ses envies. L’évolution est réelle et les objectifs sont bien moins genrés qu’auparavant : on veut avant tout se faire du bien, éventuellement se dépasser, être bien dans son corps et dans sa tête et surtout, en phase avec ses propres besoins et envies, d’où le boom des programmes personnalisés et coachings sur-mesure. On fait davantage du sport pour soi et on se pose moins de questions. Résultat ? Les disciplines sont plus mixtes, même si les stéréotypes emprisonnent encore certains dans le choix de leur activité sportive. Dans l’imaginaire collectif, le sport n’est plus uniquement synonyme d’hyper virilité ! », constate Caroline.
UNE TENDANCE QUE CONFIRME SAMYA, COACH DEPUIS 2011. «QUE L’ON SOIT FEMME OU HOMME, LA DEMANDE N’EST PLUS DANS LA PERFORMANCE À TOUT PRIX. La santé physique et mentale sont au cœur de la démarche : on veut prendre soin de soi avant tout, se sentir bien, s’entretenir, passer un bon moment. Avant, les objectifs étaient souvent purement physiques, quel que soit le genre. Aujourd’hui, les envies sont toutes autres et le nombre de femmes qui s’adonnent à une activité physique est en augmentation constante, c’est encore plus frappant depuis le stress lié à la pandémie. Quand j’ai commencé, les stéréotypes avaient encore la dent dure, les femmes se cantonnaient à la danse, au tness ou au yoga, les hommes étaient férus de machines… ». Dans une de ses études, l’Insee indiquait d’ailleurs que la grâce, la souplesse et l’agilité restaient davantage l’apanage des lles, contre l’endurance, le rapport de force et l’esprit de compétition pour les garçons. Des poncifs qui creusent encore malheureusement les inégalités, mais dont les contours semblent nettement moins gés. « Le genderless se banalise davantage, on ne parle plus de ‘ sports de garçons ou de lles ’, on ose casser les codes et les générations émergentes y sont pour beaucoup. Les tendances actuelles non genrées et pour 2023 ? La boxe anglaise et thaï, le fitness sur-me-
Maxence, 26 ans
sure sans machine et les Pilates, indiscutablement », se réjouit Samya, qui constate que ce qui compte avant tout, c’est de suivre ses vraies envies, sans à priori, avec le désir de bien faire, d’où le boom des coaches privés.
Et ce changement d’objectifs chez beaucoup n’étonne pas Philippe Godin, professeur de psychologie du sport à l’UCL et spécialiste dans l’encadrement, le suivi et le coaching des athlètes. « Une des conséquences de la pandémie a été de pouvoir s’autoriser à penser à soi. Qu’est-ce qui me fait réellement du bien, qu’est-ce je ne me permets pas de faire par manque de temps…revenir à l’essentiel et se recentrer sur soi de façon constructive est possible. On va à la salle de sport avec un objectif de bien-être, sans nécessairement vouloir aligner des prouesses, d’où la démocratisation des activités sans se demander si on ose y aller sous prétexte qu’on est une femme ou un homme ». C’est le cas de Natan et de sa bande de copains. « On fait de l’aquagym, dire que c’est un truc de fille est ridicule, on ne fait pas du sport pour (se) prouver quoi que ce soit, mais pour être dans une bulle qui permet de s’apaiser. Réduire la pratique des sports de combat chez les filles à une preuve de ‘ girl power ’ ou nous taxer de féministes parce qu’on fait un sport moins ‘ viril ’ est un discours totalement old fashioned. Chacun ose enfin aller à l’encontre des idées reçues ! »
Et le milieu des clubs sportifs de se diversi er, pour coller un maximum à ces di érents publics. « La division est nettement plus marquée : on distingue les salles plus low cost, très grand public et un peu fourre-tout, des grands clubs plus
Caroline Tricot, propriétaire du studio Home Fit Home
prestigieux et des studios comme le mien, plus intimistes et non dévolus au règne de la machine. Nous proposons du personal training pour optimiser la santé, la forme et le bien-être à une clientèle désireuse d’un mode de vie sain. On est bien loin des grandes structures avec des cours collectifs où l’on se fait parfois plus de mal que de bien. Mon studio est inspiré de ce qui se faisait déjà il y a dix ans à Soho, notamment. Aujourd’hui, l’activité physique n’est plus synonyme de sport à gogo, il s’agit d’une démarche pensée en profondeur, dans une vision plus holistique du bien-être. On va rarement à la salle pour comparer ses muscles avec ceux du voisin ou draguer tous azimuts, la démarche est aujourd’hui toute autre », se réjouit Caroline Tricot. Autre aspect en pleine évolution dans la pratique du sport : la socialisation, plus que jamais plébiscitée par la majorité ce ceux qui s’y sont (re)mis, frustrés notamment par les cours en ligne lors des confinements. « L’être humain est avant tout un être social. Comme les animaux, nous avons un instinct grégaire et donc, besoin des autres pour développer et construire notre personnalité, communiquer nous est essentiel. Grâce au sport, l’individu pratique, teste et éprouve une série de besoins innés, comme celui de se retrouver à plusieurs, d’échanger, de s’encourager, mais aussi, de réseauter, de faire de nouvelles rencontres. C’est encore plus vrai depuis l’arrivée de la crise sanitaire dans nos vies », précise Philippe Godin.
Des besoins et envies con rmés par la dernière étude (2021) menée par le club Aspria en partenariat avec iVox, qui montre notamment que 75 % des Belges font du sport pour lutter contre l’ennui. Chi res loin d’être étrangers à la privation de contacts lors des di érents con nements. « Ils ont considérablement impacté la santé mentale de beaucoup. Dépression, burn out, tentatives de suicide, tous les chiffres sont en hausse. Beaucoup - quelle que soit la génération - ont pris un abonnement en salle pour être à nouveau entourés, vivre en groupe, appartenir à une communauté, davantage que pour être en forme. Cela fait aussi partie de la démarche, mais ce n’est plus d’office la raison numéro 1. Le sport permet de développer ses capacités socio-relationnelles, de gérer des états émotionnels, de tester une série de composantes de sa personnalité, il s’agit d’une initiative volontaire qui participe aussi au développement de l’estime de soi et de la con ance en soi. C’est une discipline complète, pour la santé mentale et physique», ajoute le spécialiste. Si deux tiers des Belges vont à présent dans leur club pour y créer des contacts sociaux, 58 % souhaitent y béné cier d’espaces de coworking. « J’aime déjeuner au club avec mes copines, j’y loue une salle de réunion ou j’y travaille après une séance. Je m’inscris aussi aux activités, comme les after works ou des sorties culturelles, c’est la communauté dans sa globalité qui m’intéresse, pas uniquement mon programme sur-mesure : le sport seule, ça a moins de sens », explique Maxence, 26 ans. Selon une étude de Garmin réalisée par iVox, la moitié des Belges qui pratiquent un sport le font d’ailleurs avec d’autres. 11 % ont un compagnon de sport régulier, 27 % font du sport avec différentes personnes et 40 % avec le/la conjoint(e). « On ne vient plus à la salle pour transpirer et rentrer chez soi uniquement, sinon, on va courir dehors. Depuis la pandémie, on remarque une vraie demande pour un lieu pensé comme une seconde maison, loin des salles bondées de cours collectifs impersonnels : les membres souhaitent un suivi individuel et également déployer une forme de ‘ vivre ensemble ’, ils attendent davantage de leur club, l’exigence est réelle. Dans le sport comme ailleurs, c’est l’avenir : le mot-clé, c’est le partage. Nous avons tous plus que jamais besoin les uns des autres », conclut Julien, marketing manager d’un grand club de sport belge.