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CES ENSEIGNANTES CLANDESTINES QUI DÉFIENT LES TALIBANS
En Afghanistan, les nouveaux maîtres du pouvoir interdisent aux filles d’être scolarisées après l’âge de 12 ans. Mais au mépris du danger, de nombreuses jeunes femmes, anciennes lycéennes, ont pourtant rejoint l’une des dix mille structures d’enseignement clandestin que compterait le pays. Dans les maisons, les sous-sols d’un lycée ou à l’arrière d’une mosquée modérée, elles diffusent leur savoir au péril de leur vie. Nos reporters sont allées à leur rencontre.
Par Solène Chalvon-Fioriti Photos Véronique de Viguerie
DIX-SEPT FILLES avancent à petits pas sur l’allée caillouteuse, un petit Coran sous le coude, puis bifurquent à travers le champ de pommes de terre où spirale un vent de diable. À leur vue, les rares paysans interrompent leurs coups de bêche, puis détournent le regard… Tout le monde se connaît dans ce village de quelques centaines d’âmes, quelque part au centre du pays*, alors la procession quotidienne et silencieuse n’est un secret pour personne. Sa destination : la vaste mosquée située derrière le talus en contrebas, entre un rideau de mûriers jaunes et une falaise de roche rouge.
C’est ici, avec l’accord tacite du mollah, que Salima*, 18 ans, tient une classe clandestine. Les talibans sont revenus au pouvoir le 15août 2021 après vingt ans d’insurrection armée. En mars, ils ont édité un décret interdisant aux jeunes Afghanes de poursuivre leur scolarité après l’équivalent de la 6e, privant de facto près d’un million d’entre elles de collège et de lycée. Une décision d’autant plus cruelle qu’elle sanctionne l’un des rares succès occidentaux dans le développement de l’Afghanistan. Selon la Banque mondiale, sous l’éphémère République afghane, la part des lles dans le secondaire était passée de 7 à 40 %. « Le mollah nous a autorisées à étudier ici parce que la maison de Dieu appartient à tous, a rme Salima en desserrant son voile safran. J’ai seulement eu à promettre qu’en cas de contrôle, on aurait chacune un vêtement assez large pour cacher nos cahiers, et qu’on plongerait le nez dans nos Corans, pour que les talibans croient à une école coranique. » En un an de cours, ceux-ci sont venus deux fois déjà.
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1. Dans cette école privée, certaines filles de plus de 12 ans et de 6e année, interdites d’étude par les talibans, sont cachées parmi les plus jeunes. Ici, Ralia*, une ancienne élève, a décidé de prendre le risque d’enseigner aux plus âgées dans la salle obscure du sous-sol.
2. Adiba*, 13 ans, se cache au sous-sol avec d’autres filles pour étudier.
3. Depuis que les talibans ont pris le pouvoir, les femmes doivent être totalement couvertes lorsqu’elles sont en public.
ILS ONT FAIT UN TOUR, PUIS SONT REPARTIS. Ils semblaient « dubitatifs », rapporte-t-elle. Une attitude que pourrait expliquer ce commentaire du porte-parole du ministère de l’Éducation taliban, Aziz Ahmad Rayan, contacté par Marie Claire : « Les écoles pour lles sont interdites après 12 ans et nous ne reconnaissons pas l’existence d’écoles secrètes, qui ne sont qu’une invention occidentale pour malmener la cohésion afghane. » Avant d’ajouter… : « Toutefois, il n’existe pas à ce jour de politique établie par le mouvement contre des structures existantes et nos hommes n’ont pas l’autorisation d’utiliser la force pour leur nuire. » Autrement dit, les talibans ferment les yeux… pour le moment, surtout face aux « classes communautaires », comme celles de Salima.
D’après l’Unicef, il y aurait près de dix mille structures de ce type dans le pays, surtout fréquentées par des lles, petites ou grandes. L’agence souhaite en équiper le double d’ici n 2023, en matériel scolaire notamment, a n de toucher in ne près de six cent mille enfants. Leurs atouts sont inestimables. Souvent situées en dehors des radars talibans, elles n’apparaissent pas comme inféodées au précédent gouvernement. Elles ne sont pas taxées d’avoir servi sa propagande. Organisées le plus souvent à l’intérieur même des maisons, sous la responsabilité du père de famille, la gure traditionnelle du patriarche, elles forment un environnement culturellement acceptable pour les familles, très conservatrices, particulièrement en zone rurale.
SAMINA*, ANCIENNE LYCÉENNE DE TERMINALE, s’assied comme ses élèves à même le sol, une grande mer de tapis soyeux, et reprend la leçon de maths inachevée la veille. Elle a conçu sa méthode d’enseignement au fur et à mesure, frappée au seul coin du bon sens. « J’essaie de faire un niveau par mois, pour ne pas que les lles s’ennuient, entre les lycéennes qui révisent et les collégiennes qui découvrent, raconte-t-elle. Quand je bute sur quelque chose, par exemple en géographie, je demande à celle qui avait les meilleures notes dans cette matière de donner le cours à ma place. » Entre les miroirs incrustés et les calligraphies murales, l’atmosphère est studieuse. Deux heures de leçon, pas plus, pour ne pas éveiller les soupçons. Tout paraît à l’inverse presque normal dans cette école privée d’un quartier cossu de Kaboul. Pendant la récréation, des rires aigus franchissent le mur épais hérissé de barbelés et emplissent la rue. Il y a bien une a che placardée sur la porte aux dessins naïfs, mais elle est très répandue depuis quelques mois : la photo d’un voile noir intégral et d’une burqa, assortie d’un décret juridique. Il oblige les Afghanes à recouvrir entièrement leur corps et leur visage, sous peine de sanctions contre un membre masculin de leur famille. Elles sont désormais interdites de voyager seules, de travailler – à d’in mes exceptions près – dans le secteur public, mais aussi de mendier, de faire du sport, de se déplacer sans chaperon masculin ou encore d’étudier certaines matières à l’université…
AMER PARADOXE : DEPUIS QUE LA GUERRE CIVILE s’est arrêtée, le pays n’a jamais été aussi sûr, et la demande d’école aussi importante dans les communautés rurales. Dans certaines provinces particulièrement déchirées par le con it, comme à Ghazni, au sud-ouest de Kaboul, nombre de lles fréquentent ainsi le primaire pour la première fois. Selon la Banque mon- diale, la moitié des ménages ruraux scolarisent désormais leurs petites filles, contre un tiers l’an passé. Si toutes les écoles secondaires rouvraient, il y aurait vraisemblablement plus d’Afghanes en étude sous les talibans que sous la République soutenue par les États-Unis…
À Kaboul, l’école privée visitée par Marie Claire n’a toutefois pas eu le choix. Si les llettes du primaire ont pu rester, près de soixante-dix collégiennes et lycéennes ont été renvoyées. La direction a également dû se plier à d’autres diktats. Le voile intégral est imposé aux enseignantes, les deux genres sont séparés plus nettement pour qu’ils ne se croisent jamais et les classes sont scindées. Toutes les deux semaines, l’école reçoit la visite des agents du ministère de la Promotion de la vertu et de la Répression du vice, qui veillent au bon respect des nouvelles normes et véri ent que les lles ne dépassent pas l’âge légal. Ils sont reconnaissables à leurs blouses blanches d’in rmiers. Un bon mot de la rue afghane les quali e déjà de « seuls médecins analphabètes au monde ».
Car l’écrasante majorité des talibans est illettrée. « Les toilettes de l’école les obsèdent, comme s’ils imaginaient que les enfants y faisaient des choses sexuelles », commente le directeur, la moue dégoûtée. Nous l’appellerons Samir*, un quadragénaire aux yeux clairs et à l’anglais délicat. Selon lui, les contrôles talibans convergent toujours vers un même but : acter la rupture avec la parenthèse démocratique des vingt dernières années, symbole de dépravation occidentale pour les nouveaux maîtres. Samir admet avoir pris quelques gifles pour
• non-subordination : il a mis plusieurs mois à chasser la cravate de l’uniforme o ciel, quand la police des mœurs considère qu’elle « représente la croix chrétienne ».
SAMIR N’A TOUTEFOIS PAS ABDIQUÉ. Dans son école, une vingtaine de ses anciennes élèves sont cachées au sous-sol. Courbées sur leur cahier, elles chuchotent au milieu d’une pièce ombreuse et moite, à l’entrée dissimulée sous une pile de cartons. « Voilà ce qu’ils veulent, s’insurge le directeur. Un nouvel ordre islamique où les jeunes lles passent leur journée avec les rats, alors que l’un des premiers enseignements du Coran est d’assurer l’éducation de nos sœurs et de nos lles. » Seul le sourire éclatant de Ralia* prend la lumière. Encore une lycéenne désœuvrée, transformée en enseignante. Pour ne pas attirer l’attention des élèves du dessus, les gamines sont plongées dans la pénombre. « Elles savent quoi faire si les talibans descendent jusqu’à nous », nous sou e-telle, une pointe de dé dans le regard. « S’ils arrivent et que la cloche sonne une fois, on se met sous les tables et on ne fait aucun bruit, traduit une autre adolescente. Si elle sonne deux fois, c’est qu’ils sont passés par la deuxième entrée, et alors on a le temps de courir se cacher dans la bibliothèque… »
Mettre à profit leurs connaissances peut conduire les anciennes lycéennes afghanes au-delà de l’enseignement clandestin. Dans un quartier aux ruelles étroites et ocres, en périphérie de Kaboul, un homme à l’imposante stature passe le râteau dans un cimetière qu’il nettoie pour moins de 1 500 afghanis par mois, environ 17euros. Le voisinage l’affuble d’un surnom digne d’un conte afghan : « Le croque-mort géant. » Armé de son arrosoir de plastique vert, il baigne aussi d’eau les tombes. Un rite tout en tendresse, qui vise à empêcher la gorge des morts de se dessécher. Mais depuis le 15août 2021, le Croque-mort géant traîne à sa suite une silhouette toute vêtue de noir aux formes féminines. Sa lle de 17 ans, Soraya*, tient un petit cahier aux feuilles soigneusement quadrillées. Elle y consigne le nom des morts, la date de leur décès, l’emplacement de leur sépulture et la mosquée qui les a avec son père, qui s’occupe du cimetière et qu’on surnomme le « le croque-mort géant ». Étant la seule de sa famille à savoir écrire et lire, c’est elle qui, sur son cahier, enregistre les morts, note l’emplacement de la sépulture… référés au cimetière. « C’est une activité que j’ai trouvée pour me rendre utile au quartier », dit-elle. Dans son clan, on est gardien de cimetière de père en ls. Aussi longtemps que Soraya s’en souvienne, personne n’a jamais su lire ni écrire. Jusqu’à sa génération, qui a pu briser ce que la jeune femme appelle « une malédiction ». Alors quand, à 9 ans, Soraya a su déchi rer les lettres sur les bancs de l’école du quartier, cela a signé une petite révolution dans la maison.
1. Salima*, 18 ans, dirige une école clandestine cachée dans une mosquée, avec l’accord du mollah qui en est le responsable. Tous les jours, dix-sept filles viennent étudier pendant une heure.
3. Cette jeune étudiante a décidé de devenir professeure de « pachto », la langue nationale du pays. Elle donnera ses cours sur Radio Begum, qui devient ainsi un relais pour les femmes interdites d’école.
À L’ABRI DE LEUR MASURE EN PISÉ, devant ses cinq enfants réunis, le patriarche exhibe les piles de devoirs aux commentaires dithyrambiques. Physique, chimie, géographie, anglais… les pages sont si soignées qu’elles ressemblent à « de petites œuvres d’art », commente la mère sans un sourire. Elle-même, vingt ans plus tôt, a appris à lire dans une école clandestine, quand les talibans interdisaient déjà l’éducation aux lles, de 1996 à 2001. La maîtresse de Soraya avait été catégorique, raconte-telle. Celle-ci « serait un jour médecin » et les « sortirait tous de la misère ». En attendant, le régime alimentaire est le même pour tous : du pain trempé dans du thé vert, du riz blanc un soir sur deux. Depuis le retour des turbans noirs, le pays a sombré dans le marasme économique. 70 % de la population ne mange pas à sa faim. Le pays, dont l’économie était sinistrée par quarante ans de guerre, vivait sous perfusion de l’aide internationale. Avec l’arrivée des fondamentalistes, cette assistance a cessé, faisant dégringoler le PIB afghan de 40 %.
“LE REFUS DES TALIBANS D’ENVOYER LES AFGHANES À L’ÉCOLE ne permettra pas de relancer la coopération », nous explique un cadre de l’Onu, qui requiert l’anonymat. D’après lui, la question de l’éducation des lles est devenue tellement politique qu’elle en est contre-productive : « Plus les Occidentaux l’exigent, plus les talibans se braquent.»
Les deux frères de Soraya, anciens travailleurs journaliers, ne trouvent plus d’employeurs. Le coût de la vie a explosé et le propriétaire refuse de baisser le loyer. L’une des solutions serait de marier Soraya, a n d’obtenir une dot conséquente, et soustraire une bouche à nourrir… En évoquant cette option, le père s’attire des regards de foudre. Human Rights Watch (HRW) observe cette année une augmentation des « ventes » de filles afghanes, destinées le plus souvent à combler des dettes, mais aussi des mariages précoces.
Pour aider les siens, Soraya souhaiterait ouvrir une école clandestine, elle aussi. Une cousine lui a expliqué le fonctionnement, elle peut espérer jusqu’à 500 afghanis – un peu plus de 5euros – par mois et par élève. Pour la méthode, Soraya pourrait s’inspirer des cours donnés sur Radio Begum, la radio des femmes, qui dispense le programme collège-lycée six heures par jour depuis un an. Mais, pour le moment, son père trouve l’idée de recevoir des lles sans chaperon chez lui très « inconvenante ».
À la tombée du jour, une foule de femmes se presse devant la boulangerie attenante, dans l’espoir d’obtenir un morceau de pain. Parmi elles, de très nombreuses jeunes lles, analphabètes. Comme près de 60 % des jeunes Afghanes aujourd’hui. Sans l’espoir d’écoles clandestines, combien seront-elles demain ?
(*) Par mesure de sécurité, la plupart des prénoms ont été modifiés et les lieux exacts ne sont pas mentionnés.