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“ AVOIR CARTE BLANCHE, C’EST LE RÊVE ULTIME ”
Y a-t-il quelque chose que Glenn Martens ne sache faire ? Depuis 2013, le créateur belge de trente-neuf ans œuvre pour la griffe conceptuelle française Y/Project. Il a aussi réveillé, en qualité de directeur artistique, la marque italienne Diesel et conçu une collection haute couture pour Jean Paul Gaultier. Entretien avec un prodige de la mode.
Par Kim De Craene
À la trinité Dries-Raf-Ann (pour Dries Van Noten, Raf Simons et Ann Demeulemeester), nous pouvons désormais ajouter Glenn à la liste des Belges célèbres dans le monde de la mode. Glenn Martens, Brugeois de naissance, a été formé à l’Académie de la Mode d’Anvers. Il est la force créatrice de Y/Project et le directeur artistique de Diesel, la maison de denim italienne. Un Belge jusqu’au bout des ongles : modeste, créatif et, tout comme ses compatriotes, maître dans l’art de mixer histoire et streetwear, avant-garde et glamour. Son travail chez Diesel, depuis 2020, l’a catapulté du statut de conceptualiste de niche au sommet de la mode. Ce n’est pas un hasard s’il a remporté le prix du Designer of the Year aux Belgian Fashion Awards 2022.
Glenn Martens
Vous êtes un homme fort occupé. Comment gérez-vous tous ces projets ?
« Je le fais, c’est tout. J’ai signé un contrat de cinq ans avec Diesel, donc je ne peux pas bouger pour le moment. (Rires) Quand j’ai commencé chez Diesel, les objectifs étaient ambitieux. Mais après un an à peine, nous avions déjà répondu aux attentes : le label s’est offert une cure de jouvence et le chiffre d’affaires a augmenté. Il me reste trois ans chez Diesel, après je verrai. En attendant, je continue à travailler pour Y/Project. Je fais la navette entre Paris et la Vénétie : du lundi au mercredi je suis en Italie, le reste de la semaine à Paris. Ce sont deux mondes complètement différents, tant en termes de créativité que de public. J’aime vendre des denims et des tee-shirts chez Diesel tout en développant une approche plus conceptuelle pour Y/Project. Comme il s’agit de deux jobs différents, je ne mélange pas les équipes pour ne pas m’embrouiller. Chez Diesel, j’endosse plus le rôle d’un chef d’orchestre. Du côté de Y/Project, je suis entouré de vingt-cinq personnes qui me connaissent bien. Nous sommes très proches. Le travail d’équipe est sans aucun doute le secret pour pouvoir mener à bien ces deux jobs. En fait, je ne reviens en Belgique que pour Noël. »
Quelles qualités un styliste doit-il avoir ?
« Nous sommes soumis à énormément de stress. Il faut avoir une vision d’ensemble de l’industrie et apposer sa griffe sur l’aspect créatif global. Il ne s’agit pas seulement de vêtements, mais aussi de licences, de marketing et d’aménagement des boutiques. De plus, il faut être son propre public relations. Un créateur doit trouver sa propre voie : les labels qui suivent et répondent aux tendances disparaissent au bout d’un moment. Ceux qui restent, en revanche, apportent des réponses à ce que les consommateurs recherchent. Mon conseil ultime aux créateurs débutants : “ Do your own thing ”. Ne regardez pas trop ce que font les autres, et soyez indépendant. Il ne s’agit pas de changer le monde, mais bien de l’interpréter à sa manière. »
Vous le dites vous-même: après un an à peine, Diesel a renoué avec le succès. Comment avez-vous fait ?
« Je me souviens de quelques publicités Diesel de ma jeunesse, notamment la campagne de 1994 où l’on voit deux hommes qui s’embrassent. Diesel a été l’une des premières marques à imaginer des campagnes retentissantes et socialement engagées. Elle prend ses valeurs de base au sérieux, ses messages ont un impact, mais elle sait les véhiculer de manière ludique. C’est la force de la marque. Quand j’ai commencé, j’avais envie de revenir aux fondamentaux et de donner un second souffle à son patrimoine. Diesel représente la jeunesse et reflète ce qui se passe dans le monde. Diesel est diversifié, fluide et innovant. Ce n’est pas pour rien que son slogan est For Successful Living. Rien ne marche mieux que le sexe. C’est pourquoi tout, dans la marque, tourne autour du sexe. Vous êtes libre d’être qui vous êtes. Le denim est très démocratique et va à tout le monde. Les jeans ne sont pas faits pour un groupe cible en particulier : la matière convient à tout âge, peu importe l’origine ou le budget. »
Est-ce la raison pour laquelle vous travaillez autant avec le denim ?
« C’est une matière bon marché, et chaque marque, même les plus chères et les plus luxueuses, doit faire des économies. Le jean est donc un choix intéressant en termes de prix. C’est pourquoi nous confectionnons tant de pièces en denim chez Y/Project et les jeans sont devenus notre signature. La création de patrons et la confection me plaisent, et ce tissu s’y prête bien. Chez Diesel, je passe plus de temps sur les traitements et la recherche de matière. »
Depuis que vous avez rejoint la marque, les jeunes veulent à nouveau porter Diesel. Comment expliquez-vous cela ? « Les consommateurs perçoivent la liberté d’esprit et l’approche no-bullshit. On fait ce qu’on veut, on ne se soucie de rien ni de personne. L’humour est très présent dans la marque, ce qui est rafraîchissant en cette période problématique et sombre. La marque contribue à apporter du plaisir dans la vie de tous les jours. »
Diesel a connu son apogée dans les années 90. Cette période vous inspire vous aussi…
« Je ne suis certainement pas nostalgique, mais quand on commence à travailler pour une marque en tant que créateur, il est important d’étudier son ADN et les raisons de sa réussite. Mon travail, c’est de comprendre les ingrédients du succès. Chez Diesel, ces ingrédients sont la liberté et le plaisir. Malheureusement, au bout d’un moment, les gens qui travaillent pour une marque oublient la recette du succès. J’ai constaté que mon équipe n’é- tait pas consciente de la mine d’or sur laquelle elle était assise. Heureusement, Renzo Rosso, le propriétaire du label, possède une collection de toutes les pièces produites à ce jour. En fouinant dans les archives, j’ai découvert des centaines d’objets exceptionnels datant de l’âge d’or de la marque et dont personne ne se préoccupait. Je voulais les dépoussiérer. Nous avons le savoir-faire et les créations qui constituent l’essence même de la marque : pourquoi devrions-nous changer d’identité ? Le succès actuel de Diesel montre que renouer avec l’ADN d’origine était une bonne décision. La boucle est bouclée. »
En plus d’être créateur, vous êtes désormais aussi manager. Ce rôle vous convient-il ?
« Il n’existe pas de formation pour devenir directeur artistique d’une multinationale. On n’est jamais vraiment prêt pour ce job. J’ai été présenté au CMO lors de mon premier jour chez Diesel. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’était un CMO. J’ai pris des notes, acquiescé et feint de tout comprendre. Le soir, j’ai cherché sur Google ce qu’était un CMO : un Chief Marketing Officer. Mes débuts ont été pénibles mais heureusement apprendre et s’adapter font partie de notre nature. Le plus difficile est de faire passer clairement mon message à l’équipe. Parfois, je ne vois mes collaborateurs que tous les deux mois et je dois leur expliquer en dix minutes ce que j’attends précisément d’eux dans les mois à venir. Je dois répéter les choses constamment et communiquer intelligiblement pour obtenir l’adhésion de tous. J’ai découvert qu’une entreprise était une démocratie et que je devais apprendre à faire confiance aux gens et à lâcher du lest. »
Comment voyez-vous l’avenir de Y/Project ?
« Bizarrement, tout se déroule plus facilement depuis que je suis moins présent.
(Rires) Avant Diesel, Y/Project m’occupait cinq jours par semaine, maintenant seulement deux. En raison de cette distance, je gère moins et je ressens donc moins de stress. Grâce à mon travail chez Diesel, nous fabriquons désormais aussi des pièces un peu plus commerciales chez Y/Project. Ça surprend parfois mon équipe, mais ça marche. Et nous continuons à produire suffisamment de choses originales. »
Quel regard portez-vous sur la collection haute couture pour Jean Paul Gaultier?
« La haute couture signifie travailler sans se soucier du budget. Avoir carte blanche, c’est le rêve ultime, on peut réaliser une collection sans penser à l’argent. Je pouvais dépenser des milliers d’euros pour une seule robe, sans que personne ne s’en plaigne. La mode n’est pas un art, mais la haute couture l’est : les pièces sont uniques, elles ne sont pas produites en série. Une robe de haute couture est faite pour être portée une seule fois, lors d’un événement comme les Oscars. Souvent, on ne peut même pas marcher ou s’asseoir avec. La haute couture permet de créer des pièces superflues, belles et surprenantes. Ce n’est pas propre à l’homme, les oiseaux font ça aussi avec leur plumage coloré. Avec un seul objectif : le sexe. »
Vous avez imaginé neuf collections l’an dernier, pour trois marques différentes. Qu’est-ce qui rend une collection spéciale?
« Si vous demandez à mon CEO : l’argent. Si vous me posez la question : l’honnêteté et l’intégrité. En soi, l’esthétique n’a pas d’importance. Qu’elle soit minimaliste ou extravagante, une collection doit avant tout être unique et authentique. Et transmettre une émotion. »
Comment démarre-t-on une collection?
« La conception est assez stressante et oppressante, car ce que l’on dit est vrai : votre talent est jugé à l’aune de votre dernière collection. Je n’y pense pas trop et je laisse le processus se dérouler naturellement. Bien sûr, je ne peux pas dessiner toutes les silhouettes moimême, j’ai une équipe pour ça. Surtout, je ne pense pas à l’impact global que peut avoir une collection, sinon je commence à paniquer. »
Quel message souhaitez-vous faire passer?
« En fait, je n’ai pas grand-chose à ajouter : la jeune génération sait très bien quoi faire et planche sur les thèmes adéquats. Nous savons tous que le monde va mal et que la mode est l’une des industries les plus polluantes. Les priorités de chaque créateur doivent être la durabilité et l’environnement. Je prends mes responsabilités au sérieux. Chez Diesel, nous utilisons 40 % de coton recyclé ou organique, ce qui n’était pas le cas auparavant. Je mets également l’accent sur la durabilité sociale : tout doit être fait avec amour et respect mutuel. Nous diffusons ce message à travers nos campagnes et nos défilés notamment : nous montrons des couples en train de faire l’amour, sans se focaliser sur le genre, l’âge et la race. Diesel est une grande fête prônant l’amour sans entrave. Je suis conscient de mon rôle de créateur. Pour moi, ces sujets sont normaux, mais beaucoup de gens qui me suivent sur Instagram vivent dans des endroits où ces choses ne vont pas de soi. Peut-être que ces followers n’achètent pas mes créations, mais grâce à mon compte Instagram, ils restent informés de ce qui se passe dans le monde. Ce que j’aime avec la nouvelle génération de créateurs, c’est qu’ils mettent en avant des thèmes tels que la liberté d’expression et la durabilité. Ça me rend heureux, et ça m’émeut aussi. »
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