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NADÈGE

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POISSONS

POISSONS

Directrice artistique du prêt-à-porter féminin de la maison Hermès depuis maintenant huit ans, la créatrice y déploie une mode subtile et sensible. Amoureuse du vêtement, curieuse insatiable, cette adepte du “temps long” revient avec nous sur le parcours qui l’a menée d’Anvers à Paris en passant par New York. Et évoque son travail, ses enthousiasmes et ses projets pour l’année.

Le matin même de notre rencontre, elle avait décidé de troquer sa chevelure préraphaélite pour un carré affûté. Nadège VanheeCybulski n’a pas la main qui tremble et semble savoir ce qu’elle veut. Peut-être est-ce là l’un des secrets de sa formidable réussite comme directrice artistique du prêt-à-porter féminin de la maison Hermès, où elle officie depuis plus de huit ans avec succès mais dans une relative discrétion. Sans tambour ni trompette, à l’image du chic de la maison faubourienne qui n’a nul besoin d’e ets de manche pour susciter le désir, elle a imposé son langage. A rmé une esthétique toute en nuances et en profondeur, faite de détails précieux, d’épure, d’une sensualité qui se révèle crescendo mais certes pas par à-coups. Son parcours de mode, impeccablement cohérent, l’a emmenée d’abord chez Martin Margiela du temps du maître invisible, puis auprès de Phoebe Philo chez Céline – deux icônes. Un passage par New York pour concevoir The Row avec les sœurs Olsen, et puis en n Paris et Hermès. Tout juste de retour de voyage, elle nous a reçu·es pour une conversation à bâtons rompus.

Votre collection printemps-été 2023 mettait en scène des mannequins convergeant vers une rave party au pied d’une dune, dans le désert. Quelles étaient vos intentions en plantant ainsi ce décor spectaculaire ? Lorsqu’on a conçu cette collection, on venait à peine de revivre après la période de Covid. L’idée, c’était de pouvoir raconter ce retour au rassemblement, au collectif et que tout était de nouveau possible…

Vous souhaitiez aussi évoquer la nature, sa fragilité ?

Il s’agissait plutôt de célébrer notre capacité d’adaptation. La dune bouge sans cesse, elle est tout sauf stérile. Et il y a dans cette collection un esprit d’aventurière, un désir de communion avec la nature, de plein air. Tout cela se traduisait dans les vêtements par des références au camping, au bivouac…

Cela met en lumière la question du sens du vêtement. Quel est-il pour vous ?

Pour moi, le vêtement est un portail. Bien sûr, il doit tenir chaud, protéger du soleil. Mais il permet aussi de façonner l’identité féminine. Et puis il recèle des souvenirs, quelque chose de très intime, presque de psychanalytique… Il permet la projection identitaire, la projection de genre. Il a toujours cette double valeur, fonctionnelle et symbolique.

Dans votre travail, êtes-vous poreuse aux grandes questions de société ? Quand on a la chance de pouvoir s’exprimer par la création, on devient une caisse de résonance de ce qui se passe autour de soi. Donc, bien sûr, je suis sensible aux questions écologiques, à la distorsion des rapports humains… Deux choses mises en lumière par l’épidémie. L’idée de s’échapper, à travers la mode par exemple, ce n’est pas lâche. C’est un moment de respiration pour se retrouver et prendre du recul. On vient y chercher du plaisir, une certaine légèreté.

Comment, abordez-vous les défis écologiques ?

C’est une question passionnante. Au XIXe siècle, il y a eu la révolution industrielle, l’électricité… Aujourd’hui, nous devons faire un inventaire de nos modes de production… Cela amène à de nouveaux processus de créativité, de « sourcing »… C’est constructif.

Et la maison Hermès est engagée dans cette voie depuis longtemps. Par essence, elle est durable… Oui, car c’est l’idée même du modèle de l’artisan, de la matière exceptionnelle, du temps long… À chaque étape, on est attentifs à notre empreinte carbone, à la façon de concevoir un vêtement. C’est compliqué de gérer de front la dimension logistique, réglementaire, législa- tive… Ce sont de nouveaux réflexes à avoir avec les équipes. La révolution doit être systémique : ce n’est pas juste la mode qui doit changer. C’est la façon dont on consomme, dont on produit. C’est la société dans son ensemble.

Comment se déroule votre processus créatif? Où puisez-vous vos idées et comment vous renouvelez-vous ? Comme la dune du dé lé, ce processus n’est jamais à l’arrêt. Il n’y a pas de page blanche, c’est un mouvement perpétuel. Certaines choses sont latentes et soudain se réveillent. Il y a sans cesse de nouvelles découvertes. Et puis il y a la maison elle-même : Hermès a un terroir profond, riche en histoire, en techniques, en savoir-faire… Il y a toujours quelque chose à révéler. La maison me nourrit, en somme. Les gens qui y habitent aussi, tout cela est fertile. Dans tous les cas, j’essaie d’être libre. J’ai toujours peur de la somnolence créative.

Mais il est difficile de rester toujours en éveil, non ? C’est une nature ! Je suis curieuse. Et nourrie par tout, tout le temps… Même pendant les con nements, je suis restée active. J’ai aussi la chance d’exercer un métier qui est pour moi une passion.

Êtes-vous aussi inspirée par les artistes, les œuvres d’art ? Ce qui m’inspire, avant tout, c’est le vêtement. La façon dont il est interprété dans une époque, ou alors une proportion, une matière, une technique… Je n’aime pas l’idée d’être dans le mimétisme d’un artiste. Par contre, avoir un dialogue avec une personnalité créative, une œuvre d’art, c’est différent. J’ai beaucoup d’admiration, par exemple, pour la peintre anglaise originaire du Ghana Lynette YiadomBoakye. J’adore ses tableaux et son sens de la couleur.

Nous sommes dans une époque d’affirmation des corps et de remise en question des codes traditionnels de la féminité. Que pensez-vous de tout cela ?

Il était temps ! Je pense que le corps féminin a souvent été fustigé, étouffé, jugé porteur de tous les maux de la terre. C’est pas mal de pouvoir le libérer, non ? Il est important que les femmes puissent se réapproprier leur corps, leur féminité et dire elles-mêmes ce qui est acceptable ou pas.

Comment définiriez-vous votre style ?

On dit souvent de votre mode qu’elle est sobre, épurée, subtile… La subtilité me définit le mieux. J’espère être subtile dans la sensibilité. La féminité que je projette dans mes vêtements peut ne pas nécessairement être immédiate. C’est quelque chose de plus di us, mais réel, qui se distille avec le temps, comme une personne qui se découvre par étapes.

Être une femme influe-t-il sur vos créations, votre vision de la féminité ?

Je suis toujours très mitigée par rapport à cette question. Il y a tout de même des femmes qui excellent à créer des vêtements pour homme et vice versa. Bien sûr, une femme pourra dire : « Je ne peux pas bouger, je ne peux pas m’asseoir… » Mais il n’y a pas que ça dans la mode. De nombreux vêtements créés par Yves Saint Laurent sont très fonctionnels, par exemple. Et puis un vêtement est toujours le fruit d’un collectif : le créateur, mais derrière lui la super modéliste, la che e d’atelier… Bref, il y a du monde derrière une chemise blanche épurée !

Justement, vous aimez travailler en équipe?

J’adore ça ! Je suis une grande partisane de la diversité des points de vue. Je trouve important de comprendre jusqu’où on peut aller seul, et de savoir demander son avis à un expert.

Comment la mode s’est-elle imposée à vous? Vous avez grandi dans le nord de la France, quel a été votre déclic? Vous allez croire que c’est une obsession mais mon rêve, ça a été très tôt de pouvoir être, tous les jours, avec des vêtements. Enfant, j’étais toujours dans l’armoire de ma mère, de ma grand-mère. Le vêtement, pour moi, relève du journal intime, il évoque des émotions.

Donc très tôt, vous avez su que c’était ça, votre voie?

Ça a été un accouchement difficile. D’ailleurs, la mode est plus accessible aujourd’hui que quand je me suis lancée. C’était un milieu un peu underground, assez fermé, très parisien. Pour moi qui venais de province, c’était comme une tour d’ivoire… C’est en allant en Belgique et en entrant, notamment, à l’Académie des BeauxArts d’Anvers, que j’ai eu mon épipha- nie ! Là-bas, la mode était expérimentale, identitaire. On mettait moins en avant l’idée de la technique ou de l’élégance que l’expression d’une individualité, une expression plastique. Ça m’a plu.

Dans une industrie obsédée par l’image, vous êtes une personnalité très discrète sur les réseaux sociaux… Pourquoi?

Il y a assez à voir sur les réseaux sociaux, vous ne pensez pas ? Pour autant, j’y trouve des choses intéressantes : c’est un porte-voix pour de nouveaux créateurs, de nouveaux messages, une visibilité nouvelle pour certaines communautés… Il y a une jeune génération de créateurs qui émergent, engagés dans l’upcycling notamment, qui m’impressionne. C’est ça la mode, on doit l’encourager !

Quels sont vos projets pour cette année 2023?

En octobre, nous sortirons pour la troisième fois une collection spéciale baptisée Hors-série, en production réduite. On utilise ce que nous appelons des « sleeping beauties » – ou tissus inutilisés – et on les travaille avec des savoirfaire exceptionnels. On réinvente ainsi des pièces essentielles. C’est un exercice de réconciliation entre tradition et modernité, quotidien et exceptionnel. Très Hermès, en fait !

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