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MODE Le surréalisme, c’est mode
LE SURRÉALISME, C’EST MODE!
Tenues fantasmagoriques, accessoires absurdes, déroutants: les défilés et les tapis rouges de 2022 multiplient les références au grand mouvement artistique du début du xxe siècle. Qui, s’il inspirait déjà l’Italienne Elsa Schiaparelli à l’époque, revient réactiver l’imaginaire, l’humour et la liberté des créateurs.
Par Charlotte Brunel
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Dire qu’en mars dernier les déflés de l’automne-hiver 20222023 avaient quelque chose de surréaliste est un euphémisme. Surréaliste d’abord par le contexte: le début de la guerre en Ukraine plongeait l’Europe dans un état de sidération, reléguant la mode, ses shows et ses parterres de célébrités à un non-évènement absurde, voire pour certain·es indécent. Surréaliste surtout parce que créateurs et créatrices avaient concocté des collections étonnantes où le rêve et le bizarre venaient distordre – comme l’actualité le faisait au même moment – la morne réalité du quotidien. Chez Bottega Veneta, des «working girls» marchaient avec des pantoufes en fausse fourrure rouge désir, qui évoquaient le célèbre déjeuner «velu» de Meret Oppenheim (Le déjeuner en fourrure, 1936). Chez Moschino, le mobilier d’un manoir de style Régence se retrouvait hybridé au vêtement: ainsi horloges, chandeliers ou harpes s’anthropomorphisaient en tenues du soir. Quant aux bustiers de Loewe, ils envoyaient des baisers depuis leurs lèvres géantes en résine 3D (comment là aussi ne pas penser au canapé Bocca de Salvador Dalí!). L’esprit du mouvement artistique, qu’André Breton défnissait dans son Manifeste du surréalisme (1924) comme «un “automatisme psychique pur” permettant d’exprimer la réalité de ses pensées, sans censure, que ce soit par l’écriture, le dessin, ou de toute autre manière», ne s’exprime pas seulement sur les podiums. Il foisonne aussi dans d’innombrables expositions à travers le monde. On le retrouve à la Tate Modern de Londres (1) (« Surrealism Beyond Borders»), au musée Peggy Guggenheim de Venise (2) (« Surrealism and Magic: Enchanted Modernity ») et bientôt à New York (3) (Meret Oppenheim sera à l’afche du MoMa fn octobre prochain) ou encore dans les environs de Lille (4) («Chercher l’or du temps: surréalisme, art naturel, art brut, art magique», à LaM). Les œuvres de ses artistes les plus célèbres s’arrachent également à prix d’or. Ainsi du tableau L’empire des lumières de Magritte (1961) parti en mars dernier pour 71,5 millions d’euros (un record pour le peintre), ou du Violon d’Ingres de Man Ray adjugé en mai pour 11,9millions d’euros, devenue la photographie la plus chère jamais vendue…
POURQUOI UN TEL ENGOUEMENT? Peut-être parce que le surréalisme a été pensé après la Première Guerre mondiale, dans le sillage du mouvement Dada, comme un refus du rationalisme et de la morale bourgeoise qui avait mené au confit. Et surtout comme un moyen de faire de la fantaisie une réalité pour exprimer de manière détournée les tensions du monde et reconnecter l’homme avec sa vie intérieure. «Après la pandémie de Covid et dans l’état actuel de guerre et de crispation des
chair. Car c’est grâce au mouvement, et dans les pas de Freud, que l’inconscient va trouver un mode d’expression artistique, aussi subversif que révolutionnaire de modernité. «Cette question du corps est centrale chez les surréalistes, analyse Olivier Gabet, directeur du musée des Arts décoratifs de Paris. Et c’est elle que l’on retrouve le plus naturellement chez les créateurs aujourd’hui, à travers l’expression d’une certaine liberté sexuelle ou des détournements anatomiques.» Ces corps chimériques qui hybrident l’homme et l’animal, le vivant et les objets, ces images à la fois merveilleuses et cauchemardesques qui peuplaient les tableaux de Max Ernst ont aussi trouvé un nouveau terrain de jeu.
ET MÊME UNE NOUVELLE RÉALITÉ: CELLE DES MONDES VIRTUELS ou métavers, dont la seule limite est celle de l’imagination. «Ce surréalisme numérique est rendu possible par les progrès technologiques, notamment dans le domaine de l’intelligence artifcielle», explique Vincent Grégoire, directeur prospective consumer trends & insights chez Nelly Rodi. Pensez Ines Alpha et ses maquillages virtuels en 3D ou les meubles impossibles d’Andrés Reisinger, tel ce fauteuil tapissé d’hortensias que Moooi a édité en version «réelle» en 2021. «Pour cette génération,
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1. Défilé Schiaparelli haute couture automnehiver 2021-2022. 2. Détail de la cape Phoebus d’Elsa Schiaparelli, hiver 1937-1938. dont les yeux ont été “déformés” par le digital, tout est possible, poursuit le tendanceur. Elle a besoin d’être stimulée en permanence, de développer son imaginaire car la vie ordinaire l’ennuie, la créativité est donc un moyen de s’évader.» Bien sûr, cette valorisation de l’imagination associée à la technologie infuence déjà la mode plus classique, et l’oblige à penser ce que sera le monde de demain. Un monde postmoderne, et peut-être posthumain, dont les artistes de la 59e Biennale de Venise esquissent aujourd’hui les contours. Celui d’un univers où, selon les mots de Cecilia Alemani, commissaire de l’évènement, se noueront «de nouvelles alliances entre les espèces et des mondes habités par des êtres poreux, hybrides et multiples qui ne sont pas sans rappeler les créatures extraordinaires de Leonora Carrington». La peintre et écrivaine surréaliste qui a inspiré à la Biennale son thème, «Le lait des rêves», extrait d’un de ses livres pour enfant(7). C’est certain, la mamelle du surréalisme n’a pas fni de nourrir son monde.
1. Jusqu’au 29août. tate.org.uk 2. Jusqu’au 26 septembre. guggenheim-venice.it 3. «Meret Oppenheim: My Exhibition», du 30octobre au 4 mars. moma.org 4. Du 14octobre au 29 janvier. musee-lam.fr 5. arturoobegero.com 6. stephenjonesmillinery.com 7. Éd. Ypsilon.
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LA FANTAISIE SCHIAPARELLI
Le musée des Arts décoratifs de Paris consacre une exposition à Elsa Schiaparelli*, l’excentrique couturière italienne qui électrisa la capitale entre 1927 et 1954. À travers 577 œuvres, dont des costumes et accessoires mis en regard avec des peintures, sculptures, bijoux signés Man Ray, Salvador Dalí, Meret Oppenheim ou Elsa Triolet, cet évènement retrace les collaborations avant-gardistes de «Schiap» avec les artistes de son temps, à savoir les surréalistes. «Sa mode fascine parce qu’elle possède une sophistication incomparable, explique Olivier Gabet, directeur du Mad. Née dans une famille romaine lettrée, Elsa Schiaparelli va projeter dans ses créations toute la sensibilité artistique et littéraire aiguisée par son éducation.» Dans la modernité assez radicale des années 30, elle va aussi offrir à ses clientes (dont Arletty ou la duchesse de Windsor) un contre-pied joyeux et vivant avec ses vêtements pleins d’humour et souvent provocants, qui s’inspirent de l’art mais aussi de la nature ou du cirque, ses détournements de matières (elle est la première à introduire le plastique ou les zips dans la haute couture!). Cette liberté de création totale ne cesse d’inspirer les créateurs, comme le montre la seconde partie de l’exposition consacrée à un dialogue avec ses pairs. «Alaïa avait une ferveur pour elle, Sonia Rykiel reprendra le principe de ses pulls trompe-l’œil, John Galliano, son imprimé papier journal», poursuit Olivier Gabet, qui s’enthousiasme de la coïncidence de l’évènement avec le revival de la maison Schiaparelli par Daniel Roseberry, aussi présent dans cette rétrospective. Un modèle de modernité, d’audace et de joie de vivre à (re) découvrir d’urgence dans une scénographie signée Nathalie Crinière.