68
SUBSTANCE
MAGAZINE
LE SURRÉALISME,
C’EST MODE!
Tenues fantasmagoriques, accessoires absurdes, déroutants : les défilés et les tapis rouges de 2022 multiplient les références au grand mouvement artistique du début du xxe siècle. Qui, s’il inspirait déjà l’Italienne Elsa Schiaparelli à l’époque, revient réactiver l’imaginaire, l’humour et la liberté des créateurs.
Dire qu’en mars dernier les défilés de l’automne-hiver 20222023 avaient quelque chose de surréaliste est un euphémisme. Surréaliste d’abord par le contexte : le début de la guerre en Ukraine plongeait l’Europe dans un état de sidération, reléguant la mode, ses shows et ses parterres de célébrités à un non-évènement absurde, voire pour certain·es indécent. Surréaliste surtout parce que créateurs et créatrices avaient concocté des collections étonnantes où le rêve et le bizarre venaient distordre – comme l’actualité le faisait au même moment – la morne réalité du quotidien. Chez Bottega Veneta, des « working girls » marchaient avec des pantoufles en fausse fourrure rouge désir, qui évoquaient le célèbre déjeuner « velu » de Meret Oppenheim (Le déjeuner en fourrure, 1936). Chez Moschino, le mobilier d’un manoir de style Régence se retrouvait hybridé au vêtement : ainsi horloges, chandeliers ou harpes s’anthropomorphisaient en tenues du soir. Quant aux bustiers de Loewe, ils envoyaient des baisers depuis leurs lèvres géantes en résine 3D (comment là aussi ne pas penser au canapé Bocca de Salvador Dalí !). L’esprit du mouvement artistique, qu’André Breton définissait dans son Manifeste du surréalisme (1924) comme « un “automatisme psychique pur” permettant d’exprimer la réalité de ses pensées, sans censure, que ce soit par l’écriture, le dessin,
1
ou de toute autre manière », ne s’exprime pas seulement sur les podiums. Il foisonne aussi dans d’innombrables expositions à travers le monde. On le retrouve à la Tate Modern de Londres (1) (« Surrealism Beyond Borders »), au musée Peggy Guggenheim de Venise (2) (« Surrealism and Magic: Enchanted Modernity ») et bientôt à New York (3) (Meret Oppenheim sera à l’affiche du MoMa fin octobre prochain) ou encore dans les environs de Lille (4) (« Chercher l’or du temps : surréalisme, art naturel, art brut, art magique », à LaM). Les œuvres de ses artistes les plus célèbres s’arrachent également à prix d’or. Ainsi du tableau L’empire des lumières de Magritte (1961) parti en mars dernier pour 71,5 millions d’euros (un record pour le peintre), ou du Violon d’Ingres de Man Ray adjugé en mai pour 11,9 millions d’euros, devenue la photographie la plus chère jamais vendue… POURQUOI UN TEL ENGOUEMENT ? Peut-être parce que le surréalisme a été pensé après la Première Guerre mondiale, dans le sillage du mouvement Dada, comme un refus du rationalisme et de la morale bourgeoise qui avait mené au conflit. Et surtout comme un moyen de faire de la fantaisie une réalité pour exprimer de manière détournée les tensions du monde et reconnecter l’homme avec sa vie intérieure. « Après la pandémie de Covid et dans l’état actuel de guerre et de crispation des
SALVADOR DALÍ, GALA-SALVADOR DALÍ FOUNDATION/DACS, LONDON 2022.
Par Charlotte Brunel