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Psycho Rigolo : le goût du moche

Texte Elisabeth Clauss

L’ÉTÉ DE TOUS LES LÂCHER-PRISES MOCHE IS THE NEW POSH

C’est un jugement tranchant, définitif, vague, relatif et différenciant. Alice Pfeiffer, journaliste et sociologue, prêtresse du cool, philosophe du bof, analyste de l’avant-garde, historienne du branché, nous met « Le goût du moche »* en bouche, avec distanciation et indulgence. Parce que rejeter sans second degré le kitsch, le vulgaire ou le ringard, ce serait moche.

Comme il n’y a pas d’été sans maillot, il n’y a pas de moche sans beau. Évidemment, la notion est subjective, temporelle, culturelle. Le papier peint orange à motifs marron d’hier, c’est le moche contemporain, le galvaudé comptant pour rien. Dans son livre (qui est bien joli, en plus d’être utile), Alice Pfeiffer explique : « Le moche est un moment et non une qualité figée, un instant où se croisent les projections, les peurs, les tabous, et qui évoluera dans la perception, entre les générations, à travers un pays et même une ville. » Puisque l’été déconfiné s’apprête à déplacer des tribus de familles et d’amis, de leur télétravail en solitaire jusqu’à de méritées colocations balnéaires et grégaires, par pure diplomatie, Alice nous guide dans les méandres de nos dégoûts et couleurs.

1 – LA REVANCHE SUPER LOOKÉE SUR UN AN DE COQUETTERIE BRIMÉE : « MOCHE », PARCE QUE C’EST RATÉ

C’est le syndrome de la panoplie intégrale, la tentation « délivrée, trop pimpée ». Quand on a passé plusieurs saisons quasiment sans se changer, et qu’à ne plus être utilisés, nos rouges à lèvres ont tourné. Alors, on mise tout sur les terrasses, et pour renouer avec soi, on met le paquet. Et on l’emballe de rubans dorés, avec confettis.

LE CONSEIL D’ALICE POUR BIEN DOSER « À porter d’un coup tout ce qui nous définit, on risque de ne plus se ressembler. On colle à une image, on frôle le ridicule parce que le message est trop lisible. On est déguisé en soi, et on rate sa propre réintégration. C’est le complexe de la bonne élève qui s’efface derrière une référence et montre une fragilité à vouloir trop s’appliquer. L’effort se voit, et nous occulte. Inconsciemment, les autres perçoivent l’hésitation. S’il est trop tard pour rentrer se changer, on enfile une grosse veste, ou on retire un accessoire. Il suffit de peu pour se rééquilibrer. »

2 – POUR LES PROS : LE « NÉO-MOCHE », QUAND LE UGLY DEVIENT SEXY PARCE QU’ON ARRIVE À DÉPLACER LE REGARD

On en a tous déjà vus, on a tous un avis dessus. Chaussettes dans sandales de plage ou T-shirts à logo de brasseur. Robes de cuisine à motifs rideaux années 50 ou Crocs pleines de pins. Parfois, tout ça en même temps. On est tenté de s’y adonner, par voie de paradoxal snobisme élitiste. On a tellement bon goût qu’on peut se permettre, comme l’écrit l’auteure, « une conscience intellectualisée du “mauvais” goût dont l’on se dédouane en passant par l’ironie ». C’est bien beau, le moche pointu, mais comment on fait ?

LE CONSEIL D’ALICE POUR TRANSCENDER L’AVANT-GARDE « Il faut avoir de l’humour, accepter que pour un œil averti, ce sera ridicule. En rire, et l’accepter. » Alors, on pourra même accéder au métamoche, « un troisième degré réconciliant l’intellect et l’affect, le surmoi social et l’attirance viscérale, la réception située et le plaisir spontané. Voilà que la pression normative associée au goût est exorcisée ».

3 – PETITS CADEAUX DANS LA VALISE : LE KITSCH DES CENDRIERS DRAKKARS ET DES TOURS DE PISE DANS DES BOULES À NEIGE

Vous avez reçu de tout, par second degré et dérision affectueuse : des nains de jardin londoniens, des Vierges à l’eau bénite, des napperons perlés rose fluo. Pourtant, tout le monde le sait, que vous vivez dans un loft blanc quasi pas meublé.

LE CONSEIL D’ALICE POUR GARDER VOS POTES « Le kitsch, ce sont des codes déplacés. C’est la production en masse, l’antiélitisme. On l’extrait d’une individualité. Il est difficile d’en parler sans se moquer. » Mais alors, comment recevoir du kitsch avec grâce ? « Il faut le faire basculer en néo-moche. Le retourner, en rajouter, le repeindre en or, coller des perles. Tu ne peux pas rater du ratage. Si tu mets le kitsch au carré, tu gagnes. »

4 – LE DÉLICAT DÉNI DU « DÉGUEULASSE »

On évoque ici l’over-bouffe, la jubilation à s’hypnotiser devant des vidéos de cheeseburgers géants 18 fromages dévorés sans les mains. En terrasse cet été, les coupes de glace format baignoire, avec tsunami de chantilly. C’est l’happy-glycémie, le no-calories-limit. Pour le reste, chacun voit le crade à sa porte, du moment qu’il la balaye de temps à autre.

LE CONSEIL D’ALICE POUR RÉGRESSER SANS DIGRESSER « Dans une culture hygiéniste, c’est compliqué de trouver le dégueulasse beau ou drôle. » Le No Diet Club (agence de tourisme culinaire axée sur de savoureux excès), les phénomènes de « retox », l’engouement pour le quasiment immangeable comme les lasagnes à la pizza, se placent en contrepoids du diététiquement correct. « Il y a une dimension animale, on ne s’inscrit plus dans une acception culinaire, mais on revendique la pulsion primaire de manger à se rendre malade, sans aucun contrôle. C’est un mouvement qui se rebelle contre l’institutionnalisation du repas, contre le raisonnable, à l’envers d’une logique de socialisation constante. Notre société valorise les photos de toast à l’avocat, alors on cède au régressif, vécu comme fabuleux. Et ceux qui trouvent ça dégueu n’ont qu’à rajouter une couche de mayo pour ne rien voir. »

5 – SENSUALITÉ ET CODES DE BONNE SOCIÉTÉ : LE FANTASME REFOULÉ DU VULGAIRE

Il est parfois délicat de trouver ses repères quand on n’est pas habituée à mixer la dentelle et le vinyle avec le jean, à sortir en nuisette décolletée ou à accorder du très mini avec du vachement court. La nuance entre le sexy de l’une et la perception « vulgaire » de l’autre se niche dans les intentions, l’inconscient et la perception.

LE CONSEIL D’ALICE POUR DISTINGUER LE REJET DE L’ENVIE « Il y a deux façons de comprendre ce jugement de valeur : peutêtre qu’en réalité, on a envie d’y céder, mais on n’assume pas, ou alors, ça peut traduire un besoin de réassurance. Si l’autre est vulgaire, c’est que je ne le suis pas. » Alors, comment savoir jusqu’où assumer ? « Le problème du vulgaire, c’est qu’il inspire parfois des réactions viscérales. Si on choisit d’attirer le regard et d’inspirer le désir sans ambiguïté, on peut le relier à des luttes progressistes, et faire de son string un étendard. Ce vulgaire, il faut lui donner un sens positif, ne pas être victime du message qu’on envoie. Et se souvenir, la prochaine fois, de ne pas “shamer” autrui. » Quand on maîtrisera finalement les cinquante nuances du bon goût, on comprendra que le moche, ce n’est jamais too much.

*Éditions Flammarion

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