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La mode objet : quand le vêtement devient sculpture

Texte Elisabeth Clauss

LA MODE OBJET

MARINA HOERMANSEDER JEAN PAUL GAULTIER

L’EXTRAVAGANCE COMME SUJET

Parallèlement à la tendance confort avec sa percée historique pendant deux années-canapés, et alors que toutes générations confondues revendiquent ne plus supporter de contraintes vestimentaires, la mode « sculpture », que l’on imagine plus facilement dans un musée d’art contemporain que sur un corps quotidien, explose et explore les nouvelles normes.

VIKTOR & ROLF VIKTOR & ROLF

STEFAN ARMBRUSTER, PRESSE

oncevoir des vêtements comme des décors à enfiler, messages d’excentricité et de pouvoir d’une personnalité assertive, ça ne date pas des défilés haute couture (toujours un peu plus culottés). L’Histoire est émaillée de puissants et d’originaux en costume du théâtre de leur vie, que l’on n’aurait jamais qualifié de « déguisés » : oser, c’est afficher son influence, ou au moins assumer sa présence. Parmi les créateurs et créatrices contemporain·e·s, Iris Van Herpen fabrique des pièces conceptuelles sculpturales par intervention technologique ultra-innovante. À la clef, des vêtements évanescents ciselés par ce qui semble être de la magie. Néerlandais comme elle, Viktor&Rolf racontent depuis trente ans des contes sublimes et terribles d’art-à-porter, présentant à chaque défilé une scénographie de poésie fantastique. Ce n’est pas un hasard si le « Camp » a été choisi comme thème du MET Gala de 2019. Tendance subculturelle subversive apparue dans les années 60 dans la communauté gay, cette manifestation jubilatoire d’une excentricité quasi politique au départ fait de plus en plus d’émules. Le langage de l’extravagance a évolué, son usage s’est démocratisé, mais le fond reste le même : dans l’épure ou dans les frasques, on veut s’exprimer.

C« LA MODE DEVRAIT REDEVENIR UN PEU PLUS ANARCHIQUE » BENOÎT BETHUME Le corps sujet sous le vêtement objet

La viralité de l’assertivité

Benoît Bethume est consultant en images de mode et éditeur. Pour lui, de tendance underground, l’extravagance est passée dans le langage courant de la mode au cours des deux-trois dernières années : « La Covid a été un accélérateur, mais le phénomène a commencé avec VETEMENTS et Balenciaga. Le parti pris incarné par Demna Gvasalia a marqué une nouvelle génération, comme l’avait fait avant cela Phoebe Philo chez Céline, ou l’esthétique Prada dans les années 90 où la mode jouait sur le snobisme, inaccessible pour être cool, destinée à une bourgeoisie cultivée et avisée, pour des amateurs de design et d’architecture. Demna et Lotta* ont marqué un changement d’époque, avec l’avènement de la génération MTV. Ils ont fait muter la coolitude vers quelque chose de plus pop. Le snobisme s’est délité parce que son public s’est raréfié. Balenciaga plus encore que VETEMENTS a replacé au centre des réflexions l’idée qu’on pouvait se faire un look avant même d’acheter des vêtements. Ça a libéré un geste, décomplexé l’impulsion de s’habiller. Une démarche très en rapport avec la musique, avec Instagram, avec le retour des nineties. Tout d’un coup, on a de nouveau plus recherché des idoles que des vêtements. Sur les podiums, les gens regardent à nouveau plus les mannequins que les pièces qui défilent. Depuis ses débuts, Demna a l’intelligence de sa génération. Régner sur une niche aujourd’hui, ça ne permet plus de percer et de survivre. Pour durer, il faut étendre la mode au lifestyle, avec des extensions de l’univers d’une marque. Le rapport à la séduction a aussi changé, avec un côté explosif de l’expression de soi, une forme de naïveté et d’innocence, qui ne fonctionnent plus s’il n’est question que d’attirer l’attention. La mode devrait redevenir un peu plus anarchique. Il faudrait arriver à la fin des dogmes et des tendances. Désormais, tous les corps deviennent potentiellement beaux, toutes les différences acceptables. Nous assistons à un énorme bond en avant dans la diversité. »

Ses robes « vases » moulées en cuir vernis rigide sur une base de carcans orthopédiques, et ses jupes entièrement conçues en sangles comme des cocons de bandages habillent Lady Gaga, Kylie Jenner, Nicki Minaj, et une communauté grandissante de fans et de collectionneurs/euses, excentriques même pas fétichistes malgré ce qu’on pourrait penser de ces vêtements qui rappellent l’esthétique du film « Crash ». Marina Hoermanseder a fondé ses premières

MARINA HOERMANSEDER

« QUAND ON POSE UN VÊTEMENT SUR UN CORPS, DÉJÀ SCULPTURE LUI-MÊME, ON PEUT CHANGER SES ÉNERGIES »MARINA HOERMANSEDER

inspirations sur des images de moulages médicaux. « Pour moi le corset orthopédique, surtout dans les représentations qu’on peut en voir au XIXe siècle, est souvent une pièce obscure, qui dégage un sentiment de malaise. C’est cette dimension que je voulais paradoxalement intégrer à une notion de beauté, pour souligner que le corset apporte du soulagement : c’est un soutien, une aide à la stabilité pour se tenir droit, même si à l’intérieur, on s’effondre. Ce qu’on choisit de porter chaque matin, ça tient notre colonne vertébrale. L’orthopédie, avec son côté bizarre, remet debout. » Attachée – au sens propre et figuré – à démonter la normalité des critères de beauté, sa prochaine collection comprend une robe moulage plus size aux formes extrapolées et aux courbes exagérées, portée pour le défilé par un mannequin menu : un travail de sculpture d’art fondé sur le contraste, pour un message engagé envers l’acceptation de toutes les formes de soi. « Il est très important de générer des émotions, et c’est peut-être le principal propos de la mode objet, qui permet de créer des pièces extravagantes pour cultiver le mythe de la fascination et pour toucher les étoiles. Avec des vêtements sculptures, on peut passer des messages, c’est un support fort qui permet de bouger les lignes. Les artistes sont peut-être les dernier·e·s à pouvoir exprimer librement leurs messages à propos de politique et de société. Quand on pose un vêtement sur un corps, déjà sculpture lui-même, on peut changer ses énergies. Cela confère au créateur ou créatrice une forme de responsabilité. » Marina explique aussi le retour de l’extravagance par un effet de revanche des dernières années de confinement. « Tout le monde a besoin de renouer avec le plaisir. Je vois monter partout un besoin d’excentricité, expression généralisée de la fatigue d’avoir brimé nos élans. Cette énergie refoulée ressort dans un grand feu d’artifice de créativité. Chaque occasion de s’exprimer est vécue comme une opportunité. »

De la curiosité à la transversalité

« Pour moi, il y a la mode digérée, et la mode à montrer. » Benoît Bethume analyse l’évolution de l’extraversion : « Les vêtements sculptures sont encore souvent un effet d’image pour vendre un autre produit, des parfums

STEFAN ARMBRUSTER, PRESSE

ou des sacs. Le phénomène des collections-performances n’est pas nouveau, Hussein Chalayan faisait déjà des robes meubles. Mais la réaction anti-pyjama après la Covid a rendu le pointu plus aigu. On constate une montée en puissance des tenues “faire-valoir”. Thierry Mugler et Jean-Paul Gaultier avaient déjà brillé dans cette discipline en leur temps, puis ils ont été ringardisés, avant qu’une vague de kitsch hyper créatif ne les remette sur le devant la scène, sans doute parce que la culture drag est passée par là. Avec les stars et les influenceurs/euses au premier rang des défilés et de plus en plus d’acteurs et actrices sur les podiums, il faut capter le regard. Finalement, s’habiller devient compliqué, on ne perçoit plus de lignes directrices et le public se perd. » Autre facteur de popularité d’une mode spectaculaire proche du costume selon ce spécialiste : « Une perte d’appétence pour la

culture des belles coupes et les finitions impeccables. C’est comme pour la pâtisserie : la tarte aux fraises triple couche de crème colorée sur Instagram fait qu’on n’est plus capable d’apprécier une simple et savoureuse crêpe au sucre. Du côté des marques, il faut une bonne dose de maturité pour arriver à équilibrer show of et portabilité : le succès visuel IRIS VAN HERPEN ne suffit pas à faire vivre un label. » Et la mode sculpture livre ses nouveaux sujets de réflexion, finalement son premier objet.

*Lotta Volkova, styliste star de l’avant-garde punk/ swag streetwear

Olimpia | 3 - 8½

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Texte et photo Ringo Gomez-Jorge

REBEL REBEL

Chaque génération a ses figures rebelles qui font bouger les lignes du paysage urbain. Qui sont-elles aujourd’hui ? Rencontre avec Lou Desmet (21 ans), make-up artist gantoise qui applique le maquillage avec la même expressivité qu’un·e artiste peintre.

epuis mon adolescence, je cherche des manières de sortir de ma tête. Je suis taraudée par tellement de pensées 24h/24 que j’ai parfois des difficultés à fonctionner. Le maquillage s’est avéré un excellent moyen d’y parvenir. Lorsque je l’applique, l’hyperfocalisation me transporte. Quand j’étais en secondaires, je respectais un rituel matinal qui m’apaisait. Je me levais, prenais un bain et me maquillais. Tout ça durait une heure et demie. » « Le maquillage m’a d’abord permis de masquer mes imperfections. Poussée par un sentiment d’insécurité, j’appliquais le fond de teint en plusieurs couches sur mon visage. Les choses ont changé à mesure que j’ai commencé à me sentir mieux dans ma peau. Lors d’une hospitalisation (en psychiatrie), le maquillage, cet outil que j’utilisais pour être belle aux yeux des autres, est devenu un moyen de dévoiler ma véritable identité. » « Aujourd’hui, le make-up est toujours une forme de méditation pour moi. Mon look du jour, par exemple, représente quatre heures de travail. Je considère le maquillage comme de la peinture, mais sur le visage. À l’instar d’un·e peintre, c’est ma façon d’exprimer mes sentiments et les choses qui se passent autour de moi. »

D« Je me maquille de manière totalement intuitive : je choisis une couleur à partir de laquelle je travaille. J’essaie de ne pas trop y réfléchir, car ça entraînerait des blocages. Mon style tend vers le mystérieux et le fabuleux. J’ai toujours eu beaucoup d’imagination. Enfant, j’avais parfois du mal à distinguer rêve et réalité. Les fées et les créatures mystiques m’ont toujours attirée. » « Je reproduis ce look élaboré presque tous les jours. Avec ce maquillage, j’ose plus facilement enfreindre les règles de conduite imposées par la société. Je suis très impulsive, je peux réagir de façon émotive et brusque. Ça me coûte trop d’énergie de me contrôler et de me conformer à la bienséance. Je veux juste être moi-même. » « Les avis sont mitigés : certain·e·s sont intimidé·e·s, d’autres charmé·e·s. Les enfants font preuve d’une spontanéité incroyable. “Oh, une elfe!”, s’écrient-ils. La plupart des adultes me fixent ou sont curieux. Je n’ai pas encore reçu de réactions vraiment négatives. » « Je suis consciente que mon maquillage (d)étonne. Dans notre société, se démarquer est connoté négativement et sous-entend qu’on veut attirer l’attention. Mais pourquoi devrions-nous faire profil bas ? Quand j’étais enfant, ma mère me disait parfois : “Tu demandes tellement d’attention.” Je n’en peux rien, je suis comme ça. »

« LE MAKE-UP EST UNE

FORME DE MÉDITATION

POUR MOI » LOU DESMET

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