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INTERVIEW Tom Ford, créateur de bonheur
Tom Ford, créateur d’optimisme
Depuis son studio de Los Angeles, celui dont les collections sont à jamais associées à une flamboyance toute américaine projette sa vision de la mode de demain, à la fois plus éthique et plus légère. Pragmatique, il nous parle de sa préoccupation pour l’environnement et de la frustration qu’engendre parfois le tout-digital. Mais le créateur texan prédit aussi que, lorsque l’espoir reviendra, de grands désirs de mode renaîtront à l’unisson.
Par Nathalie Dolivo
DANS LE PASSÉ, IL S’EST ILLUSTRÉ en défendant l’esthétique « porno chic » et en revendiquant une mode flamboyante, entre jet-set et paillettes. Ses silhouettes ont fait merveille lorsqu’il était directeur artistique de la maison Gucci – qu’il a remise au centre du jeu – puis chez Saint Laurent, et enfin à la tête de sa propre maison. Depuis Los Angeles, où il a ses bureaux, le créateur texan et président du Council of Fashion Designers of America (CFDA) poursuit sa vision créative : « Aujourd’hui, nous n’avons certainement pas besoin de vêtements ternes », con e-t-il. Pour sa collection printemps-été 2021, qu’il a présentée à New York en septembre dernier, il a donc imaginé un vestiaire festif et énergique, inspiré des grandes heures des années 70 et du Studio 54. Il a convoqué la figure inaltérable de la grande mannequin Pat Cleveland à ses débuts, dont le sourire était l’étendard et qui avait une manière unique de défiler en dansant. Il a songé aussi à Antonio Lopez, illustrateur de mode de génie. Avec ces souvenirs en tête, une certaine idée de la mode aussi, il a ouvert la porte à la légèreté et conçu ces robes uides, ces peignoirs virevoltants, ces tops pailletés, bref, ces silhouettes électrisantes qui donnent envie de se jeter sur la piste. Comme un antidote à la période, qu’il juge terriblement déprimante. Pour Tom Ford, l’heure est à la ré exion, en attendant le retour des jours heureux. Interview en lucidité.
Vous dirigez votre propre maison, mais vous êtes aussi président du CFDA (Council of Fashion Designers of America, ndlr). Comment envisagez-vous les répercussions de la crise sanitaire que nous traversons sur le secteur de la mode dans les mois à venir ?
La pandémie globale et les crises économique et politique que nous devons a ronter ne peuvent qu’in uencer la sensibilité des designers et des créateurs. Malheureusement, on est loin d’être au bout de cette pandémie. Je pense même que l’hiver pourrait être apocalyptique.
Comment le secteur peut-il faire face ?
J’ai le sentiment que la mode devrait presque hiberner pendant un petit moment. Si vous ne pouvez pas aller à une fête, pourquoi auriez-vous besoin d’une robe ? Si vous n’allez pas au bureau, pourquoi auriez-vous besoin d’un nouveau costume ? Si vous ne quittez jamais la maison, pourquoi un nouveau sac, etc. Je pense que beaucoup d’entreprises du secteur ne s’en relèveront pas. Avoir survécu à cette période sera un motif de erté.
Vous semblez assez pessimiste. Y a-t-il quand même des raisons d’espérer ?
Je pense que lorsque le monde va redémarrer, et je veux dire vraiment redémarrer, tout le désir de mode refoulé va rejaillir. Il y aura un soulagement, un retour de l’optimisme. La mode va survivre et même prospérer. Le fait de soigner son apparence, son style, cela fait partie de la nature humaine. C’est dans notre culture d’exprimer notre personnalité, nos valeurs à travers les vêtements.
Personnellement, comment avez-vous vécu ces derniers mois? Et comment avez-vous travaillé ?
Comme tout le monde, j’ai lutté. J’ai dû licencier des gens incroyablement talentueux au sein de mon entreprise, et ça m’a fendu le cœur. Les tensions raciales aux États-Unis et le climat politique toxique ont été très durs à supporter. Je suis épuisé de tout cela. Je crois qu’une sorte de dépression généralisée, globale, s’est installée. C’est dur d’être créatif dans ces circonstances. Et encore, je sais que je compte parmi ceux qui ont de la chance.
Ces derniers temps, vous avez affirmé votre engagement écologique. Vous avez notamment conçu une montre entièrement à partir de plastiques venus des océans. Comment vous est venue cette idée ?
Je pense que le moment est idéal pour sortir une telle montre. Dans ce monde turbulent, il est nécessaire de sensibiliser les consciences aux dangers des plastiques dans notre environnement et nos océans. Un jour, j’ai vu un spot publicitaire pour une association qui nettoie les océans. Quand vous faites un don, elle vous envoie un petit bracelet en plastique recyclé. J’ai trouvé cette idée ingénieuse ! Je me suis dit que ce serait génial si on pouvait faire ça
dans une version de grande qualité, un accessoire que vous pourriez garder. J’ai donc décidé de faire une montre à partir du design de mon modèle 002. Tout le packaging est aussi en plastique des océans ou en papier recyclé. Je suis incroyablement er de cette montre.
Dans votre vie quotidienne, vous êtes très écolo ?
J’ai éliminé le plastique de ma vie personnelle il y a à peu près cinq ans. Mon déclic ? Un talk-show dans lequel on expliquait l’importance de ne pas utiliser de pailles en plastique. Au début j’ai trouvé ça un peu idiot : une paille, c’est une chose si petite ! Mais à mesure que j’écoutais, cela s’est mis à prendre sens. Et dès le lendemain je suis passé à la paille en métal (je suis un grand consommateur de café glacé !). Puis j’ai éliminé les objets en plastique à usage unique de notre maison. Ensuite, j’ai fait pareil au bureau. J’ai toujours pensé que le luxe éthique était le plus précieux des luxes.
Quid des productions Tom Ford ? Comment intégrez-vous la dimension éthique à vos processus de production ?
La plupart de nos productions sont réalisées en Italie, où les ouvriers ont de très bonnes conditions de travail. Nos produits sont faits pour être gardés longtemps, portés pendant des années et lorsqu’on s’en lasse, pour être revendus parfois même à un prix plus élevé que le prix d’achat.
Défilé printemps été 2020-2021.
Comment imaginez-vous l’après dans la mode ? Le digital va-t-il dominer ou les shows physiques vont-ils reprendre ?
Quand la mode se relancera, je crois que les dé lés reprendront. Avec le digital, on n’obtient pas la même énergie, la même excitation qu’avec un dé lé live. Les vêtements ont besoin d’être vus, de bouger, et l’énergie dégagée par la combinaison des mannequins, de la musique, des lumières, du public… aucune présentation virtuelle ne peut l’égaler ! Mais le plus important, ce sont les vêtements. De beaux vêtements. Pour cela, nous avons besoin d’ateliers, de mannequins, de modélistes, de couturières, bref, de tous les gens qui travaillent si dur pour aboutir à une bonne collection. Réunir de telles équipes, en temps de pandémie, est impossible. Mon bureau et mon atelier à Los Angeles sont actuellement fermés car nous sommes considérés comme « non-essentiels ». Mais il faut reconnaître que travailler via Zoom rend ce processus créatif extrêmement di cile.
Votre collection printemps-été, pourtant, dégage une énergie folle. Vous avez même dit que vous vouliez des vêtements qui « font sourire »…
Pour moi, créer des vêtements qui donnent le sourire, c’est la seule option désormais ! Tout le monde est déprimé. Pourquoi voudrais-je faire des vêtements qui rendraient les gens plus tristes qu’ils ne le sont ? Nous n’avons pas besoin de vêtements ternes, en ce moment. Nous avons besoin d’un peu de légèreté. Ou, au moins, d’entrevoir un peu de lumière au bout du tunnel.