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MOI LECTRICE « Le jour, je soigne à l’hôpital ; la nuit, je danse au crazy »
MOI LECTRICE
Daniela, 32 ans et infirmière spécialisée, a concrétisé son rêve d’intégrer la troupe de danseuses du mythique cabaret parisien. Mais est-ce vraiment si simple de passer tous les jours du bloc opératoire à la scène et son show dénudé ?
« AVRIL 2020, AUX URGENCES DE L’HÔPITAL Robert-Ballanger, à Aulnaysous-Bois. Cela fait dix ans que je suis in rmière et je n’ai jamais bossé dans de telles conditions. Nos masques – comptés – sont périmés, nos surblouses à usage unique nettoyées pour être réutilisées, faute de stock. Je me suis portée volontaire en réa et aux urgences Covid de nuit – douze heures d’affilée – car le bloc où je travaille habituellement a été fermé. Dire qu’il y a encore peu, à la même heure, j’étais dans les loges du Crazy Horse, avec les autres danseuses de la troupe, en train de poser mes immenses faux cils, pour danser, uniquement vêtue de jeux de lumière, et en talons aiguilles.
ADO, JE SUIS TOMBÉE SUR LA VIDÉO D’UN SHOW par hasard et, depuis, je suis hypnotisée par les déesses iconiques de ce club mythique, qui aimante amateurs de nu sophistiqué et touristes du monde entier. Avec leurs célèbres perruques à frange de toutes les couleurs, leurs grandes bouches carmin grâce à un rouge à lèvres exclusif, elles me fascinent. Mon rêve : fouler à mon tour la scène de ce temple d’une féminité sexy assumée. Depuis mon enfance, j’ai deux modèles inspirants : ma mère, prof de modern jazz, et Tim, ma grand-mère, cadre in rmière. Souvent, elle m’emmène avec elle à l’hôpital et je l’écoute parler du service avec les médecins et des professeurs, qui me font écouter leur cœur au stéthoscope. À la maison, on m’organise une enfance sportive et artistique. En demi-pointes et chignon impeccable, je force mon corps dans la douleur mais avec souplesse et élégance, pour réussir grand écart et toutes sortes de sauts et cabrioles. D’origine guadeloupéenne, Tim m’exhorte à me dépasser : “Travaille dur, car en tant que Noire, tu devras en faire dix fois plus que les Blanches pour convaincre et réussir.” Elle n’a pas tort. Je collectionne les médailles, dont celle de vice-championne de France en gymnastique rythmique. Mais je suis refusée dans l’établissement de sport études où j’ai postulé pour entrer dans l’équipe de France. Mon professeur, indigné, me glisse que pour lui, ce ne sont pas mes performances qui sont en cause, mais… ma couleur de peau.
JE DÉCROCHE MON DIPLÔME D’INFIRMIÈRE en 2010. Mais quelle spécialité choisir ? J’exerce dans plusieurs services pour découvrir toutes les facettes de la profession : réanimation, soins à domicile, en entreprise… Il y a des premières fois qui me marquent. Celle où j’ai ramené à la vie, avec le défibrillateur, un quadra dans le coma après un accident de la route. Et cette vieille dame qui crachait au visage des soignants. J’avais réussi à établir un dialogue avec elle et nous avions ni par bien nous entendre. Un jour, pendant que je l’aidais à manger, elle m’a demandé son gilet dans sa chambre, parce qu’elle avait froid. Quand je suis revenue, elle s’était éteinte. Mon premier décès. Depuis, j’ai appris à être empathique tout en veillant à me protéger. Finalement, je trouve ma voie en endoscopie chirurgicale diagnostique et interventionnelle. Travailler au bloc demande une précision rigoureuse. Comme la gym à haut niveau, où je suis devenue coach et même juge de compétition. Après 21 ans de “rythmique”, je prends ma retraite de gymnaste pour m’adonner à une autre passion : les danses latino-afro-caribéennes. J’abats mes 35 heures à l’hôpital en une fois les lundis, mardis, mercredis, et j’ai tout le reste de la semaine pour les concours, mes shows à l’étranger et l’enseignement de la salsa et de la bachata. Un bon compromis. Quand le Crazy Horse me convoque pour son prochain casting, je me pince pour y croire ! J’avais écrit deux fois au club et attendu en vain une réponse en me disant, dépitée, que bon, eh bien, je ne les intéressais pas. C’est vrai que les critères physiques sont stricts : longueur des jambes par rapport au buste = 2/3 – 1/3. Distance entre les pointes des seins = 21 cm. Distance entre le nombril et le pubis = 13 cm. Taille : entre 1,68 et 1,73 m. Et oups, je mesure seulement 1,68 m… Un peu juste ? Et puis le club exige une formation en danse classique, un talent d’actrice.
C’EST INTIMIDÉE, TOPLESS ET TALONS HAUTS que je me retrouve face à la directrice artistique, le jour de l’audition. Il me faut marcher, improviser une danse, me cambrer, bref, convaincre. Ce n’est pas gagné : le club reçoit 500 candidatures pour trente danseuses chaque année. Mais deux semaines après, c’est o ciel, je suis acceptée ! Je ne suis pas près d’oublier mon baptême du feu face au public après deux mois d’apprentissage et de répétitions intenses pour devenir une vraie « Crazy girl ». Car c’est quelques minutes avant le show seulement que je découvre mon nom de scène. Comme le veut la tradition du club. Et comme avant moi les anciennes stars du lieu, Lova Moor, Capsula Popo, Bertha von Paraboum… “Désormais, m’annonce la directrice artistique, tu t’appelles Tina Tobago.” Le nom évoque la papaye, la mangue, le punch à l’hibiscus. Un clin d’œil à mes origines antillaises. Une chance qu’il me plaise, car les filles n’apprécient pas toujours le pseudo imaginé pour elles et certaines négocient âprement pour en avoir un autre.
DU CÔTÉ DE MA FAMILLE, L’INQUIÉTUDE MONTE : que va faire leur sage Daniela, in rmière et ex-gymnaste médaillée, dans ce monde de la nuit forcément glauque ? Épouvantée, elle m’imagine m’exhibant à mi-temps devant des commerciaux voyeurs et des touristes en goguette qui, c’est sûr, m’attendront ensuite à la sortie. Je la rassure et l’invite à me voir sur scène : non, mon travail artistique au Crazy n’a rien à voir avec celui d’une stripteaseuse dans un minable club de Pigalle. Dita von Teese, Arielle Dombasle, Clotilde Courau – actrice et princesse de Venise ! – se sont produites au Crazy en guest star. Le chorégraphe Philippe Decou é, le cinéaste David Lynch, les créateurs Karl Lagerfeld, Christian Louboutin, Chantal Thomass, bref, la crème du luxe et de l’excellence à la française, ont participé à la création de shows. “Et pas d’inquiétude, aucun client n’a le droit d’entrer dans nos loges !” Tim est soulagée. Les collègues de l’hôpital, qui viennent me voir danser, ouvrent des yeux ronds en me découvrant, féline, sensuelle, sur mes solos, “Vaudou” ou “Vestal’s desire attitude”. Des médecins, des chirurgiens me félicitent : “Vous êtes superbe, continuez !” Déformation professionnelle oblige, des collègues s’inquiètent pour ma forme physique : “Ça doit être crevant de mener de front tes deux métiers ! Tu te reposes au moins ? Attention au burn-out !” Mon compagnon me comprend et me soutient. Musicien, il connaît les contraintes du monde du spectacle. Parfois Daniela et Tina Tobago mélangent un peu leurs univers : tout en me maquillant au Crazy, il m’arrive de me demander : j’ai bien donné tous ses traitements à la dame de la chambre 5 ? Et c’est vers moi que les lles du Crazy se tournent dès qu’elles ont une crampe, un bleu, mal au dos.
JUSQU’À QUAND MA DOUBLE VIE ? Je sais qu’un jour, quand je ne serai plus aussi souple ni apte à supporter la fatigue, je raccrocherai ma perruque. Mais cela ne m’empêchera pas de continuer à danser, peut-être donner des cours. Je me vois bien aussi ouvrir mon propre cabinet d’ostéopathe. Ce sera la n d’une parenthèse sublime, et l’ouverture d’une nouvelle page. »
Robe en soie Y/Project. Bagues en vermeil aux auriculaires et majeurs Gas Bijoux, Feuille, en vermeil aux annulaires Marc Deloche, plastron Drapée, en bronze plaqué or Annelise Michelson, collier en métal et perles Chanel.
L’ÉTOFFE DES RÊVES
Ci-dessus, Constance Jablonski, photographiée par Bruno & Nicoletta Van Mossevelde.