Liaison #171

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Contact ontarois : Pandaléon Photo : Julien Lavoie

CES ICÔNES RENVOIENT À DES CONTENUS NUMÉRIQUES ENRICHIS : EXTRAITS VIDÉO, MUSICAUX, DE LIVRES, ETC. JOOMAG.COM

5

Mot de la présidente Mireille Groleau

Dossier :  Le tarois

7 8

Idées

Introduction Ronald Boudreau Le tarois Hélène Koscielniak

22 24 ’

Le CRTC d’aujourd’hui Éric Dubeau

L archivage Michel-Rémi Lafond

Arts

26 30

visuels

Ron Loranger José Claer Krista Gunn Valérie Mandia

Théâtre

34 38

#PigeonsAffamés Josianne Lavoie La Sagouine Pénélope Cormier

Musique

42 44

Règlement 17 Daniel Groleau Landry Ferline Regis Josette Noreau

événement

46

Contact ontarois Danièle Vallée

Livres

50 51 53 54 55

Les corps extraterrestres Vittorio Frigerio Nord Alice Christine Klein-Lataud La Grande Illusion Ariane Brun del Re Nouvelles orphelines Benoit Doyon-Gosselin Acadie multipiste, t. 1 David Bélanger

56 ’ 57 58 59 60

L esprit du temps Mathieu Simard Déclinaisons masculines Pamela V. Sing Sans elle Véronique Arseneau Voix : Portraits de douze auteurs Adina Balint

Déserts bleus Daniel Aubin

Livres

61 62 66 P

jeunesse

Les voyages de Caroline Aurélie Resch

Ski, Blanche et avalanche Cécile Beaulieu Brousseau erspectives


Printemps

2016  | |

Directrice générale et rédactrice en chef : Suzanne Richard Muir Administratrice : Rachel Carrière Commercialisation : Lauriane André Communication : Stéphanie Guérin Ambassadeurs de Liaison : Ariane Brun del Re, Herménégilde Chiasson, Pénélope Cormier, Vittorio Frigerio, Roger Léveillé, Josette Noreau, Paul Savoie et Danièle Vallée Conseil d’administration : Mireille Groleau, présidente ; François Girard, secrétaire ; et Véronique Grondin, conseillère Les Éditions L'Interligne Adresse : 261, chemin de Montréal, bureau 310 Ottawa (Ontario) K1L 8C7 Téléphone : 613 748-0850 ; télécopieur : 613 748-0852 Courriel général : commercialisation@interligne.ca Site Web : www.interligne.ca Graphisme : Mikael Gravelle (graphismeinterligne@gmail.com) Correction des épreuves : Jacques Côté Distribution : Diffusion Prologue inc. Facebook : revue LIAISON (www.facebook.com/revueliaison) Twitter : @revueliaison (www.twitter.com/revueliaison) Liaison est diffusée en version électronique sur le portail Érudit (www.erudit.org) Liaison est une revue d’information, d’opinion et de création artistique où se définit et s’exprime la culture franco-canadienne en évolution. Liaison est produite par Les Éditions L’Interligne et paraît quatre fois l’an. La revue est membre de Copibec. Les textes publiés dans Liaison sont entièrement assumés par leurs auteur(e)s et n’engagent en rien la rédaction. Les créations littéraires et visuelles appartiennent à l’auteur(e) ou à l’artiste. Pour obtenir les droits de reproduction des textes, prière de vous adresser à Copibec, au 1-800-717-2022. Liaison bénéficie de l’appui du Conseil des arts du Canada, du Conseil des arts de l’Ontario, du ministère du Patrimoine canadien par l’entremise du PALO et du PICLO, de la Fondation Trillium de l’Ontario et de la Ville d’Ottawa. Nous reconnaissons l’appui financier du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du Canada pour les périodiques qui relève de Patrimoine canadien.

Dépôt légal : Bibliothèque et Archives Canada ISSN 0227-227X Vente à l’unité : 10 $ Abonnement individuel (hors taxes) : 1 an (30 $), 2 ans (52 $) / Institutionnel : 1 an (34 $), 2 ans (60 $) La revue numérique est disponible pour l’achat en ligne sur le site joomag.com au coût de 9,99 $. En vigueur depuis le 1er juillet 2010 — Taxe de vente harmonisée (TVH) de l’Ontario Taxes 13 % : ON, N.-B., C.-B., taxes 15 % : N.-É., autres : 5 % Cette revue, composée en caractères Calibri, corps 11, a été tirée, en mars 2016, sur du papier Flo Dull, sur les presses de Marquis Imprimeur (Québec), pour le compte des Éditions L’Interligne. L’équipe de Liaison et des Éditions L’Interligne remercie sincèrement ses bénévoles pour leur précieux dévouement.


5 | | MOT DE LA PRÉSIDENTE

JE RÊVE

Par Mireille Groleau Je rêve d’un samedi matin où, munie d’un bon café, je me rends à ma librairie locale pour bouquiner, feuilleter une revue et refaire le monde avec un groupe d’amis, qui fréquentent aussi la librairie de la place (soupir). À moins de vivre à Toronto, Ottawa, Sudbury ou Hearst, cette activité demeure dans le monde des songes. On trouve parfois une offre de livres en français dans les magasins à grande surface, parfois non. Ou on passe une commande électronique auprès d’un grand magasin, avec livraison à sa porte trois jours plus tard. À quoi bon une librairie indépendante puisque nous avons toutes les librairies, les maisons d’édition et les grands distributeurs, canadiens et européens, au bout des doigts ! Il suffit d’un clic et vous commandez les plus récents titres qui vous intéressent. Que vouloir de plus ? Pourquoi acheter chez un libraire ? Ou dans une librairie indépendante ? La coopérative des Librairies indépendantes du Québec (LIQ), qui regroupe aussi des librairies de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick, propose la réflexion suivante : « Une librairie indépendante s’articule autour de la proximité, de la diversité et du service. Elle ne fait ni partie d’une chaîne ni d’un groupe commercial. Elle ne compte généralement pas plus de cinq points de vente. Chaque librairie indépendante possède sa propre personnalité, à mille lieues de l’allure uniformisée d’une grande surface ou d’une chaîne. C’est un lieu de conseil où le livre de fonds est mis de l’avant. Le libraire indépendant se distingue par sa passion du métier, son professionnalisme, son service de qualité et son implication dans sa communauté 1. » Encore plus, une librairie en milieu minoritaire, ce n’est pas seulement un vendeur de livres. C’est un guide culturel. Elle a un lien particulier avec la communauté et joue un rôle important dans son développement culturel. 1 Serge-André Guay, « Prix unique du livre – Mémoire des Librairies indépendantes du Québec », 5 1.1, [Commission parlementaire sur la réglementation du prix de vente au public de livres neufs imprimés et numériques], 21 septembre 2013 (http://fr.slideshare.net/saguay/prix-unique-du-livre-mmoire-de-26411104).

Heureusement, il n’y a pas que des rêveurs quand vient le temps de parler du livre en Ontario français. Il y a la Table de concertation du livre franco-ontarien, qui est un lieu de réflexion sur le livre franco-ontarien. L’objectif ultime de la Table, qui regroupe des représentants de tous les secteurs de la chaîne du livre en Ontario français, est le développement d’une politique du livre en Ontario. Les militants du milieu littéraire aimeraient que l’Ontario imite le Québec avec une loi pour protéger la chaîne du livre. Au Québec, les institutions publiques ont l’obligation de se fournir chez une librairie agréée de la région au prix du public. Cette loi a occasionné le développement d’un réseau de librairies sur l’ensemble du territoire québécois. La réglementation de la librairie au Québec permet au lecteur d’avoir accès à une grande variété d’auteurs québécois. Certes cette loi n’arrange pas tout, mais elle contribue à la stabilité du marché qui nourrit la chaîne du livre. Chez nous en Ontario, en règle générale, les institutions publiques comme les bibliothèques et les conseils scolaires achètent directement leurs livres chez des grossistes au lieu de passer par une librairie de la région. En cette période d’austérité et de resserrement économique, qui peut les blâmer ? Sauf qu’être une institution phare dans une communauté minoritaire, c’est aussi avoir des responsabilités. Il n’est pas question de lancer des flèches mais d’être responsable : acheter des livres localement, faire la promotion des auteurs de chez nous, et encourager une librairie francophone même si c’est plus cher que par Internet ou dans un magasin à grande surface. Je sais que des efforts sont déployés en vue d’atteindre cet objectif chez nous. En attendant, je rêve de voir célébrer notre littérature et nos auteurs dans des librairies locales, de North Bay à Penetanguishene et à Saint-Albert en Ontario, où les libraires accueillent un public informé et passionné, qui vient feuilleter et acheter les produits littéraires de chez nous.


Abonnements individuels Imprimé OU numérique Combo imprimé / numérique 1 an 2 ans 1 an 2 ans Taxes incluses : Taxes 13 % : ON, N.-B.,TNL

33,90 $ / * 28,25 $

58,76 $ / * 49,72 $ 50,85 $ / * 40,68 $ 84,75 $ / * 72,32 $

Taxes 12 % : C.-B. Taxes 15 % : N.-É. Taxes 14 % : Î.-P.-É. Taxes 5 % : Autres

33,60 $ / * 28,00 $ 34,50 $ / * 28,75 $ 34,20 $ / * 28,50 $ 31,50 $ / * 26,25 $

58,24 $ / * 49,28 $ 59,80 $ / * 50,60 $ 59,28 $ / * 50,16 $ 54,60 $ / * 46,20 $

50,40 $ / * 40,32 $ 51,75 $ / * 41,40 $ 51,30 $ / * 41,04 $ 47,25 $ / * 37,80 $

84,00 $ / * 71,68 $ 82,25 $ / * 73,60 $ 85,50 $ / * 72,96 $ 78,75 $ / * 67,20 $

Abonnements institutionnels Imprimé OU numérique Combo imprimé / numérique 1 an 2 ans 1 an 2 ans Taxes incluses : Taxes 13 % : ON, N.-B.,TNL

38,42 $

67,80 $

58,76 $

94,92 $

Taxes 12 % : C.-B. Taxes 15 % : N.-É. Taxes 14 % : Î.-P.-É. Taxes 5 % : Autres

38,08 $ 39,10 $ 38,76 $ 35,70 $

67,20 $ 69,00 $ 68,40 $ 63,00 $

58,24 $ 59,80 $ 59,28 $ 54,60 $

94,08 $ 96,60 $ 95,76 $ 88,20 $

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7 INTRODUCTION | | DOSSIER

HÉLÈNE KOSCIELNIAK ET LE TAROIS Par Ronald Boudreau Ma plus grande fierté quant à la francophonie, c’est justement d’en faire partie. En effet, grâce à mon engagement des premières heures, j’ai le privilège d’avoir des connaissances et des amitiés solides partout au Canada et dans le monde, toutes liées au fait que je suis francophone. D’une certaine façon, Hélène Koscielniak fait partie de ces amitiés nées de cet intérêtamour commun que nous avons pour notre langue maternelle. Est-ce sa carrière d’enseignante qui l’amène à se questionner sur la place du français de nos jours, et particulièrement chez les générations montantes ? Est-ce les expériences de son enfance dans le Nord de l’Ontario, où se côtoyaient des variétés du français souvent teintées d’un anglais qu’on soupçonnait à peine ? Serait-ce plutôt ses activités de romancière qui l’incitent à s’interroger sur la langue de ses personnages ? Hélène Koscielniak explore le français qui l’a vue grandir, cette langue qui la fascine et dont l’avenir l’inquiète tout à la fois. Elle nous fait part de ses observations tant sur son milieu que sur les réseaux sociaux, survolant du même coup quelques générations de locuteurs francophones. Mais surtout, elle prend la décision audacieuse de nommer cette langue dans l’espoir de lui offrir la place qui lui revient, et peut-être aussi son salut. C’est en donnant cette légitimité au français de l’Ontario – qu’elle nomme joliment le « tarois » – qu’Hélène m’a séduit. Car vous ai-je dit que je ne la connaissais pas avant d’avoir lu cet essai ? Et pourtant… J’ai lu ses réflexions comme on écoute une vieille amie qui vous raconte ses derniers voyages ou une parente éloignée qui vous parle de son coin de pays. Le récit des péripéties du français du Nord de l’Ontario est celui de toute la francophonie minoritaire du Canada. Je suis un Acadien des Maritimes et j’ai reconnu mon peuple tout au long de cette lecture, comme vous le ferez où que vous viviez, il n’en fait aucun doute. Récemment, j’ai utilisé une métaphore avec un journaliste que les ados ont particulièrement appréciée : « Si on se fait dire constamment qu’on n’est pas bon au golf et qu’on fait rire de soi à chaque trou, on va vite changer de sport, surtout si personne ne commente nos performances dans cet autre sport ! » La communauté franco-ontarienne, comme l’ensemble de la francophonie minoritaire, souffre d’un malaise qu’Hélène aborde avec finesse. Cet essai aurait été bien incomplet s’il n’avait pas touché à la question de l’inconfort de s’exprimer dans notre langue quand on la sait comparée au sacro-saint « bon français ». Là-dessus, notre inconscient collectif est sans merci : ce qui n’est pas bon est inévitablement mauvais, cela va de soi. Or, comment être fier de ce qui n’est pas à la hauteur d’une obscure norme ? Cet essai célèbre à sa façon les 400 ans de présence française en Ontario. Non seulement il dresse un portrait intéressant de l’état des lieux, mais il propose des pistes qui privilégient une prise en charge de notre destinée. Je fais le souhait que les propos d’Hélène Koscielniak vous inspirent et vous amènent à nommer, vous aussi, le français que vous avez eu la chance de recevoir en héritage. D’ici là, j’attends l’occasion d’un café avec cette amie de longue date… que je viens pourtant tout juste de découvrir et que je n’ai jamais rencontrée. La francophonie n’a pas de frontières : ce qui nous lie, Hélène et moi, en est la preuve.


8 DOSSIER | | LE TAROIS

LE TAROIS Par Hélène Koscielniak

Dans son livre Le rêve de Champlain, David Hackett Fischer écrit : « Pendant que se développait [un] système d’aménagement territorial en NouvelleFrance, un autre phénomène marquait ces mêmes années charnières : l’apparition d’une culture distincte. Ce fut l’œuvre des immigrants français et de Champlain lui-même […]. Cette nouvelle culture naquit de l’interaction entre un nouvel environnement et les mœurs populaires anciennes qui avaient traversé l’Atlantique avec les colons de France. « […] L’un des meilleurs outils qui soient dans l’étude de cette histoire est le langage. […] les linguistes ont étudié ce dialecte en détail et découvert une parenté étroite avec les manières de parler dans le nord-ouest de la France des débuts du XVIIe siècle. Les voyelles sont semblables, et différentes de celles du français hexagonal moderne. Par exemple […], ‘‘oi ”est devenu ‘‘e ”, comme dans fret pour froid. […] et les suffixes archaïques comme ‘‘eux ” dans obstineux, téteux ou niaiseux ont persisté dans le Nouveau Monde. « On appelle ce phénomène le décalage colonial (colonial lag), et il est présent dans de nombreuses colonies de peuplement […] C’est à ce moment qu’on a commencé à emprunter des mots aux langues indiennes : des toponymes comme Canada et Québec ; […] des mots comme achigan, atoca, ouananiche, ouaouaron, orignal et caribou 1. » 1 - David Hackett Fischer. Le rêve de Champlain, traduit par Daniel Poliquin, Montréal, Les éditions du Boréal, 2008/2011,

Le dilemme Une question me chicote toujours quand j’écris. Quel style choisir entre « Bonjour, Maxime. Ça va, ce matin ? Comment les choses se sont-elles passées lors de ta partie de hockey hier ? » et « Hé Maxime ! What’s up Comment c’t allé, ta game hier ? » Les dernières phrases ne sont assurément pas du « bon français », mais elles représentent sans conteste plus fidèlement le langage des jeunes. Ce dilemme me tourmente depuis plus d’une décennie. Plus j’écris, plus je saisis la complexité de l’affirmation « une langue est l’expression d’une culture ». Le problème se pose surtout dans les dialogues de mes romans en raison d’un objectif que je me suis fixé au début de ma carrière d’écrivaine et auquel je tiens mordicus, celui de faire connaître mon coin de pays et ses résidents. Quel coin ? Le Nord de l’Ontario, cette vaste, magnifique étendue de forêt boréale agrémentée ici et là de quelques grandes villes et de diverses petites municipalités. Mon questionnement a suscité une longue réflexion sur une situation complexe pour laquelle je ne prétends pas avoir de solutions. Par conséquent, je n’en suggère pas. Je me contente de brosser le tableau de mes constatations, de partager mes pensées et de poser mes multiples questions par rapport à notre langue, à nous les Franco-Ontariens. Il p. 544-563.


9 LE TAROIS | | DOSSIER

Photos : Shutterstock

est important de noter que ce terme désigne surtout les Franco-Ontariens et FrancoOntariennes du Nord, dits « de souche ». J’exclus les immigrants de pays francophones du seul fait qu’ils ne sont pas le produit de notre histoire. Je ne suis ni linguiste, ni historienne, ni sociologue. Je ne me réclame que du titre de Franco-Ontarienne qui observe son entourage depuis plusieurs années. La constatation En grande majorité, nous les Franco-Ontariens soutenons être bilingues. Une affirmation qui signifie que nous comprenons et parlons le français et l’anglais. (À différents degrés de compétence, bien entendu.) Eh bien, ce n’est pas le cas. En pratique, cette grande majorité est plutôt trilingue. Et le problème engendré par cette conjoncture est le fait que le français et l’anglais sont reconnus et admis, mais non la langue orale de la plupart des Franco-Ontariens. Une langue que j’ai choisi de nommer le « tarois », un raccourci de l’appellation « ontarois ». Et quel est ce « tarois » ? C’est un langage dérivé du français. Historiquement, la langue

française est vaillamment montée à bord de La Grande Hermine, La Petite Hermine et L’Émerillon et est débarquée au Canada en 1534. Elle s’est implantée au Québec où elle a grandi et acquis de la maturité. Plus tard, elle est venue s’établir en Ontario où on célébrait l’an passé ses 400 ans de présence. Au cours de sa longue existence, cette langue, comme tout organisme vivant, s’est adaptée à son milieu. Pour cela, le français a emprunté à son environnement nord-ontarien une variété de structures, d’expressions et de mots nouveaux. Aujourd’hui, il en résulte un cocktail de français, d’anglais, de joual et d’autochtone, aromatisé d’une diversité d’accents, selon les différents secteurs de notre immense région. Cette évolution, toutefois, n’a eu lieu qu’à l’oral. Les modalités écrites n’ont pas suivi. Par conséquent, en matière de francophonie, une grande majorité de Franco-Ontariens parle le tarois, mais est contrainte de lire et d’écrire en français. Et c’est là que le bât blesse. Comment orthographier correctement, par exemple, l’expression « quelque chose » en tarois ? Qu’que chose ? Quèque chose ? Queque chose ? Et qu’en


10 DOSSIER | | LE TAROIS

est-il du pronom « nous» qui a été remplacé par « on » ? Car j’entends encore les bonnes sœurs répéter : « Qui dit ‘‘on” s’exclut. » Comment faire accorder le participe passé avec l’auxiliaire être quand le sujet est on ? Même si le tarois est dérivé du français, il en est aujourd’hui si différent, à l’oral, qu’un Parisien y perdrait son latin… Aussi, il faut tenir compte des générations puisque le langage, comme tout le reste, évolue continuellement. Il importe également de se rappeler que les degrés de compétence langagière relèvent de plusieurs facteurs, entre autres : le niveau d’éducation, la profession et les diverses expériences de vie. Néanmoins, en général, on constate que les pré-bébé-boomers (71 à 95 ans) ont tendance à parler le tarois (et l’anglais dans certains cas), sauf pour certains qui ont été formés dans les instituts privés, les petits séminaires, les collèges et les universités. Ces derniers sont fort probablement trilingues. Pour les bébéboomers (51 à 70 ans), la chance d’aller à l’école plus longtemps, quoique souvent dans des établissements anglophones, surtout au secondaire, a donné lieu à une population qui s’exprime en tarois, mais qui est plus à l’aise en anglais pour lire et écrire. (En l’occurrence, voici le commentaire qu’on me répète communément : « Hélène, j’aimerais ça lire tes livres, mais j’ lis pas en français. Pourquoi t’écris pas en anglais ? ») Vient ensuite la génération X (35 à 50 ans), un groupe qui a eu l’opportunité de s’instruire en français tout au long des études, mais qui a grandement été exposé à la culture américaine. Pour sa part, la génération Y (20 à 34 ans) baigne dans la technologie, les médias sociaux et les fameux jeux vidéo. Ces jeunes adultes textent et utilisent couramment les OMG, les LOL, les sava et les kess tu fè? Puis, vient la génération Z (0 à 19 ans), les enfants d’aujourd’hui, ces jeunes adeptes du pitonnage qui n’auront jamais connu le téléphone à cadran. Quelle sera leur langue ? Mon parcours Outre mon écriture, plusieurs facteurs ont suscité ma réflexion. La langue est un sujet qui m’a toujours interpellée. Mes années de

formation dans le petit village francophone de Fauquier y ont joué un rôle primordial. Le souvenir de ma première question relativement au langage remonte au temps où j’avais environ cinq ans. Mon père, un pur Franco-Ontarien, s’exclamait parfois en bombant le torse : whatsamader 2 ? (Probablement une phrase glanée dans les chantiers forestiers et les seuls mots anglais qu’il connaissait dans le temps.) Je savais qu’il s’agissait d’anglais. Comment ? Je ne sais pas, puisqu’à Fauquier, il n’y avait pas d’anglophones. J’étais au courant du fait que ces êtres existaient quelque part au loin, mais dans ma tête d’enfant, je les imaginais presque comme des extraterrestres. Ma curiosité éveillée par cet étrange whatsamader, j’ai demandé à mon père ce que cela signifiait, après quoi je lui ai posé la question : les Anglais pleurent-ils comme nous, ou en anglais ? Je me souviens de son p’tit sourire en coin, mais malheureusement pas de sa réponse. Lorsque j’ai eu huit ans, ma famille a déménagé à Kapuskasing, ville très anglophone à l’époque. Et moi qui n’avais jamais entendu rien d’autre que le fameux whatsamader, voilà que la langue de Shakespeare était à l’étude à l’école Jacques-Cartier. J’y ai presque perdu mon estime de soi ! De fait, à la première dictée de spelling, j’ai fait 14 fautes sur un total de 15 mots. Zoo est le seul mot que j’avais réussi à écrire correctement. J’ai dû bûcher pour me rattraper. J'avais même inventé une stratégie pour me souvenir de l’orthographe de ce vocabulaire qui, quant à moi, ne rimait à rien. Je prononçais les mots « à la française » dans ma tête. Saved by a spider devenait « Sa-vèd-bi-a-spid-er (é) ». En revanche, les heures passées à nous faire pratiquer le fameux « th » anglais, en plaçant bien la langue entre les dents, ont donné de bons résultats. Th ! Th ! Th ! Au secondaire, j’ai dû m’inscrire au Kapuskasing District High School, étant donné que l’alternative, l’Académie SainteMarie, n’était pas subventionnée par le gouvernement et que mes parents n’avaient pas l’argent nécessaire pour m’y envoyer. Le 2 - What’s the matter?


11 LE TAROIS | | DOSSIER

Quelle est la langue d’un peuple sinon l’expression de sa culture, l’expression de ce qu’il est ?

même triste scénario s’est répété. À l’élémentaire, tous les cours étaient en français, sauf pour le spelling et la grammar. À KDHS, tout était en anglais sauf les classes de French et de Special French. Ipso facto, là où en géographie j’aurais pu immédiatement localiser Varsovie sur une carte, il m’était impossible de trouver Warsaw. En mathématiques, je connaissais très bien les différents types de triangles, mais un isosceles triangle m’embêtait absolument. Dans un de mes cours d’anglais, je me souviens d’avoir lu Great Expectations, d’un bout à l’autre, sans jamais en comprendre un traître mot ! Je me permets ici une exclamation taroise : ça s’ peut-tu ? Néanmoins, c’est à KDHS que j’ai rencontré mon compagnon de vie. Un anglophone. De souche polonaise. Cependant, en définitive, un Canadien anglais. Cette proximité journalière de la langue anglaise a joué un rôle prépondérant dans l’analyse constante de la mienne. – Hélène, you have to be really good in math to count in French, hey ? – What do you mean ? – Well, how do you say ninety-seven in French ? – Quatre-vingt-dix-sept.

– See ? You have to add four twenties plus a ten and then a seven. Je n’y avais jamais pensé de cette façon… Un ami anglophone bilingue m’a fait un jour la remarque suivante : « D’une part, vous êtes excessivement fiers d’être francophones et vous défendez cette francophonie avec acharnement. D’autre part, vous massacrez votre langue et une grande partie de la population préfère lire et écrire en anglais. I don’t get it. » Comment expliquer un tel état de choses, pour ne pas dire ce non-sens, à un anglophone ? Pour conclure ce préambule, je reviens à mon écriture où, partout, on m’encourage à écrire en anglais, me disant que j’aurais accès à un plus grand public, que je vendrais beaucoup plus de livres, etc. Eh bien ! Ce n’est pas moi. Écrire vient de l’intérieur, de ce qu’on est. Et mon ADN est francophone. Cette francophonie toutefois donne lieu à une dichotomie déchirante chez moi. D’une part, je porte cette fierté du « bon français », un impératif que l’école et la société m’ont inculqué depuis ma naissance. Et je frissonne de déplaisir quand j’entends « faut que ch’ pars ». Le réflexe de corriger ce subjonctif mal employé me démange. D’autre part, ma francophonie doit


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comprendre le tarois. C’est la langue de ma famille, de mes amis. La langue que j’entends où que j’aille dans mon coin de pays. Souvent, ailleurs aussi, au Canada français… Parce que faut pas s’ faire d’accrères (?) ou d’accraires (?) ; on n’a qu’à prêter l’oreille… Cela étant dit, il m’importe d’exprimer mon admiration pour Michel Tremblay, qui a eu le courage d’écrire à l’époque des romans dont les dialogues reflétaient le langage des gens de son entourage. « Tu tricotes trop lousse. Si moman m’avait donné d’ la laine de c’te couleur-là, j’arais été ben désappointée 3 ! » J’ignore quelle a été la réaction initiale de ses lecteurs. Ont-ils éprouvé une bienfaisante vague de chaleur au cœur d’être ainsi reconnus dans leur parler ? Ou se sont-ils plutôt sentis ridiculisés, humiliés parce que leur « mauvais français » était exposé au regard du grand public ? Pour ma part, je me souviens de mon émerveillement à la découverte de ses romans La grosse femme d’à côté est enceinte et Thérèse et Pierrette à l’école des Saints-Anges. Je me retrouvais dans la façon de parler de ces personnages. Quelques considérations Il ne faut pas oublier que le français lui-même est dérivé d’autres langues, notamment du latin et du grec. Je ne peux m’empêcher d’imaginer un pauvre Romain s’astreignant à rédiger un essai sur l’abâtardissement de sa langue bien-aimée. Je le vois grimacer devant la déformation de vocabulaire raffiné comme amare, facere, liber et porta pour donner des abominations comme aimer, faire, livre et porte. Ou je m’amuse à visualiser un Grec exaspéré, en train de dénoncer l’ignoble transformation de termes classiques comme Akádêmos, gymnastirio et tragôdia en académie, gymnase et tragédie. Le français s’est également enrichi d’une foule de mots allemands dont la prononciation et l’orthographe ont peu à peu été francisées : bivouac, choucroute, leitmotiv, etc. 3 - Michel Tremblay. La grosse femme d’à côté est enceinte, Montréal, Éditions Leméac, premier tome des Chroniques du Plateau-Mont-Royal, 1978, p. 9.

Ainsi qu’il a supplémenté son vocabulaire en puisant dans la langue arabe des vocables comme : alambic, élixir, kebab et mosquée. Enfin, de façon plus contemporaine, la France s’approprie graduellement, sans honte ni crainte de perte d’identité, des mots anglais comme : glamour, best-seller, design, parking. Selon Oummé Deedarun Guérin, journaliste au Journal du Net à Paris : « Certains sont tentés de croire que le français est figé. Cependant, le Petit Robert 2015 prouve que notre langue s’enrichit d’année en année. Aussi, nous n’avons plus peur d’adopter certains nouveaux mots fortement empreints d’anglicismes et d’américanismes. Si la préservation de notre patrimoine linguistique est un combat de tous les jours, il est également nécessaire d’ouvrir une fenêtre sur le reste de la planète 4. » Par conséquent, je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi il ne nous serait pas permis à nous, les Franco-Ontariens, de faire de même. D’autant plus que certains termes que l’on reproche au tarois, sous prétexte qu’il s’agit d’anglicismes, n’ont fait qu’un aller-retour puisqu’à l’origine, c’était des mots français. Quelques exemples : toast vient de « toster » (rôtir, griller), shop est un dérivé d’« eschoppe » et barguigner voulait dire marchander. Les sons du tarois Le verbe être (français – tarois) Je suis capable – Ch’ (Chu) capabe ; Tu es petit – T’é (Té) p’tit ; Il est parti – Y é (Yé) parti ; Elle est belle – È belle ; Nous sommes plusieurs – On é (Oné) plusieurs ; Vous êtes assis – Vous êtes assis ; Ils sont gentils – Y sont gentils ; Elles sont contentes – Y sont contentes.

4 - « Le Petit Robert 2015 vit avec son temps et ajoute 150 nouveaux mots à son vocabulaire ! » [En ligne, 23 mai 2012]  http:// www.nt1.tv/news/le-petit-robert-2015-vit-avec-son-temps-etajoute-150-nouveaux-8423459-846.html (page consultée le 9 février 2015).


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Le verbe avoir J’ai de l’argent – J’ai d’ l’argent ; Tu as gagné la partie – T’as gagné a game ; Il a bien mangé – Y a (Ya) ben mangé ; Elle a dû partir – A dû partir ; Nous avons eu de la pluie – On a (Ona) yeu d’ la puie ; Vous avez faim – Vous avez faim ; Ils ont tout cassé – Y ont (Yont) tout câssé ; Elles ont fini – Y ont (Yont) fini. Élimination de mots Les pronoms « il » et « nous » ont disparu pour céder la place à « y » et « on ». Le pronom « elle », remplacé par « è » ou « a » au singulier, est disparu au pluriel. Escamotage Le tarois est friand d’escamotage et l’apostrophe est fréquemment utilisée. Par exemple, le e du pronom « se » et celui de l’adjectif démonstratif « ce » sont remplacés par l’apostrophe : Faut s’ dépêcher. C’ bateau-là. Plus souvent : C’te bateau-là. Le « ne » de la négation n’est plus employé. Il est aussi remplacé par l’apostrophe : Ch’ comprends pas ; Ch’ peux pas ; J’ veux pas ; J’y va pas. (Notons que le pronom « je » prend une forme différente selon le verbe qui suit.) Petite anecdote au sujet de cet état de choses, qui suscite chez moi un sourire discret. On expliquait, il y a quelques années, cet escamotage par le « frette » canadien. On clamait que le français s’était ainsi transformé sous l’action du froid sibérien qui paralysait les muscles buccaux, empêchant la prononciation correcte de certains mots. Articles raccourcis ou simplement supprimés Pelleter la neige – Pelleter a neige ; Es-tu allé à la partie ? – Es-tu allé à game ? Lettres éliminées ou ajoutées Je n’en veux plus – J’en veux pus ; En veux-tu plus ? – En veux-tu plusse ? ; Mets-le sur la table – Mets-lé su a tabe ; Notre place – Note place.

Fait intéressant pour les mots août et debout Chez les Franco-Ontariens : Deboutte, c’est le mois d’août. Chez les Français : Debout, c’est le mois d’aoûtte. Modes de verbes transformés Le subjonctif : Il faut que je dorme – Faut que j’ dors ; Il faut que tu prennes l’autobus – Faut qu’ tu prends l’ bus (bosse). Le conditionnel Si tu voulais, tu m’achèterais un iPhone neuf – Si tu voudrais, tu m’ajèterais un iPhone neu ; Si tu pouvais, tu irais – Si tu pourrais, tu yirais. Changement de genre Un job – Une job ; Un gang – Une gang ; Un téléviseur – Une tivi. Modifications totales du français Là-dessus – Latsus ; Droit – Drette ; Ce qui fait que – Faque ou fèque ; Laid – Laitte ; Regarde ça – Gor ça ; Endurer – Toffer ; Entente – Deal ; Pari – Bet ; Hangar – Shed. Emprunts Le trait le plus marquant du tarois est son emprunt de vocabulaire anglais. Exemples de mots employés couramment comme tels avec la prononciation anglaise : Alors – So ; Peu importe – Whatever ; Quand même – Anyway ; Être en attente – Ête su’l’ stand-by ; Je crois que – I guess que. Adoption de mots nouveaux Exemples : selfie, hashtag et flashmob. Il est à noter que ces anglicismes ont été intégrés non seulement dans le tarois, mais partout dans le monde francophone, puisqu’ils se trouvent maintenant dans le Petit Robert ou le Larousse. Francisation de verbes anglais en ajoutant un « er », mais en gardant la prononciation anglaise Tu vas nous joindre – Tu vas nous joiner ; Se parler en face-à-face au téléphone – Se facetimer ; S’attendre à – Expecter que.


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Transformation de la nature d’un mot Percevant l’avantage pratique de la langue anglaise à modifier quantité de mots en verbes, le tarois a suivi la tendance. Quelques exemples : Le nom texte devient un verbe : Je t’enverrai un message texte – J’ va t’ texter. Le nom marche devient un verbe : Amener le chien faire une marche – Aller marcher l’ chien. Structures de phrases Beaucoup de structures de phrases sont des calques des structures anglaises, le plus fréquent étant de terminer une phrase par une préposition. Deal with it. Arrange-toi avec. Deal avec. What are you talking about ? De quoi tu parles de ? Fait intéressant au sujet de la phrase précédente : Improtéine, un groupe d’humour formé d’artistes d’Ottawa, a présenté une capsule intitulée Un accent franco-ontarien standardisé… De quoi tu parles de ? Le sketch propose un accent uniformisé partout dans la province afin qu’ensemble, nous puissions crier « On existe ! On existe ! » Hilarant et intéressant. Autres imitations de la structure anglaise It sounds bad – Ça sonne mal ; Make sure – Fais sûr ; It makes sense – Ça fait du sens ; I screwed up – J’ai screwé up ; It looks good – Ça r’garde ben. Il ne faut pas se surprendre alors si l’enfant qui commence son apprentissage de l’écriture est mystifié. Surtout s’il a grandi dans un foyer « taroiphone », n’écoute pas souvent la télé en français et si on ne lui a jamais lu de livres dans cette langue. En l’occurrence, l’enseignante demande : combien y a-t-il d’élèves dans la classe ? L’enfant ne commencera pas sa réponse par « Il y a » puisqu’il n’a sans doute jamais entendu cette formulation. Et nécessairement, le déterminant sera exclu pour la même raison. Alors, il dira : « Y a vingt élèves dans classe. » Et c’est ce qu’il écrira. Il est donc désavantagé dès le début de ses études.

Voyons ce qu’en pense Éric Robitaille dans un passage tiré de son spectacle d’humour intitulé Honte-à-Rien LOL (On-ta-rien) : « Mon premier fils Raphaël est né au Québec, mais il a déménagé avec moi à Sudbury, à l’âge de deux ans. Après sa première journée à la garderie de Sudbury, il se comportait encore comme un Québécois. Mais après sa deuxième journée, il se comportait déjà en Franco-Ontarien ! « Fin de la première journée de garderie Raphaël : Papa, sais-tu ce qui n’est pas juste et qui s’est passé à l’école aujourd’hui ? Nicolas n’a pas voulu partager son biscuit au chocolat ! « Fin de la deuxième journée en garderie Raphaël : Dad, sais-tu c’ qui est vraiment pas fair pis qui s’est passé à school aujourd’hui ? Nico a pas voulu sharer son chocolate cookie ! «  Les enfants apprennent si vite une nouvelle langue 5 ! » Depuis quelques décennies, on tend à blâmer le monde de l’éducation pour les lacunes dans l’écriture du français. Toutefois, se pourrait-il qu’en partie, la faute soit attribuable au fait qu’à son entrée à l’école, un petit taroiphone se trouve plongé dans un milieu où il doit apprendre à lire et à écrire une langue qui lui est… étrangère ? Qu’est-ce qu’une langue ? Une langue est un système de signes linguistiques, vocaux, la plupart du temps graphiques, communs aux membres d’une communauté qui leur permet de communiquer entre eux. Certains ne verront pas le tarois comme tel et préféreront le désigner différemment : argot, dialecte, jargon ou sociolecte. Peu importe l’appellation qu’on lui donne, qu’on le veuille ou non, le tarois, comme les pissenlits au printemps, se pointe sans contredit dans les écrits des auteurs franco-ontariens, prouvant que la culture est une force difficilement répressible. Quelques exemples : « Le temps passe vite quand on a du fun 6. » 5 - Honte-à-Rien LOL, vidéo, 2014 https://www.youtube.com/ watch?v=jgPq5zVKyuc (page consultée le 7 décembre 2014). 6 - Patrice Desbiens. Sudbury (Poèmes 1979-1985), Sudbury,


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« […] des rires d’amis fuckés, des trips d’ados complètement bousillés […] 7 » « Je dois partir. Ma ride vient d’arriver 8. » L’insécurité linguistique Il est impératif d’aborder le thème de l’insécurité puisqu’il s’agit d’une pierre d’achoppement qui a causé un grand préjudice et beaucoup de méfaits dans la communauté franco-ontarienne. Commençons par définir l’insécurité. Le Web la décrit comme un sentiment d’anxiété ou de peur que peut ressentir un individu ou une collectivité devant ce qui peut advenir. Cette définition soulève la question des tragédies pouvant survenir par rapport à une langue… Pour sa part, Julie Boissonneault définit l’insécurité linguistique comme « le sentiment de ne pas être compétent, de ne pas faire le poids ou de ne pas être à la hauteur de l’Autre, ou encore [comme] la peur de commettre des ‘‘fautes”. Il s’agit donc de la prise de conscience d’un écart, perçu par un individu, entre la langue de l’Autre et la sienne, écart qui découle de l’image que la société en véhicule et de l’usage qui a la cote 9 ». De toute évidence, l’écart dont il s’agit est la divergence entre le tarois et le « bon français », qui lui a « la cote » étant donné que l’appellation même de bon français suppose que le tarois est médiocre. Nécessairement, les interrogations qui suivent me sont venues à l’esprit : qui décide de la légitimité de la langue ? L’Académie française ? Le Larousse ? Le Petit Robert ? Nos points de référence depuis toujours. En fait, comment un mot se retrouvet-il dans un dictionnaire ? Sur le site Web du Petit Robert, on explique : « En tant que lexicographes du Robert, nous nous réunissons régulièrement pour discuter des orientations à donner aux dictionnaires. On examine les Prise de parole, 2000, p. 159. 7 - Daniel Groleau Landry. Rêver au réel, Ottawa, Les Éditions L’Interligne, coll. Fugues/Paroles, 2011, p. 129. 8 - Jean-Claude Larocque et Denis Sauvé. John et le Règlement 17, Ottawa, Éditions David, 2014, p. 37. 9 - Julie Boissonneault. « La sécurité et l’insécurité linguistiques : miroir des langues en dynamique sociale », Liaison, no 162, hiver 2013, p. 6.

propositions de la documentation, on parle des auteurs à lire et à citer, des sources à consulter, des chantiers à entreprendre, des spécialistes à solliciter. Nous nous rencontrons pour débattre spécifiquement des sélections de mots nouveaux. Et c’est essentiel : c’est là que se décide l’avenir des mots qui ‘‘postulent” à l’entrée dans le Petit Robert. Les débats se concluent par un vote, qui entérine le choix du plus grand nombre. » Pour sa part, le site intern@ute.com (site d’actualités en France) clame ceci : « Le Petit Larousse illustré 2014 […] regorge de nouveaux mots. Nomophobe, prequel, googliser... voici comment la langue française évolue10. » Alors, si la langue française se permet d’évoluer ainsi, on peut se demander pourquoi ce genre d’évolution ne serait pas acceptable dans notre coin de pays… Revenons à l’insécurité et à la question des difficultés ou tragédies susceptibles d’advenir par rapport à une langue. Étant donné que le langage est un facteur primordial d’identité individuelle, sociale et culturelle et que le tarois est la langue orale, quotidienne de la majorité des Franco-Ontariens, le fait que cette langue ne soit ni reconnue ni admise a donné lieu à un désastreux manque de confiance chez nous. Plusieurs se sont crus minables et même parfois de moindre intelligence, parce qu'ils ne pouvaient pas s’exprimer en français standard. Cet état de choses en a empêché plusieurs d’avancer dans la vie. Souvent, les plus braves, à l’aise dans leur milieu langagier, n’ont pas osé s’affirmer de peur d’être ridiculisés, humiliés, méprisés. Ils craignaient de ne pas être à la hauteur en compagnie de gens parlant le « bon français » lors d’occasions officielles telles que la participation à un comité, à une entrevue, ou à une présentation en public. Même l’écrivain Elmer Smith, un FrancoOntarien, juge de la Cour supérieure de justice de l’Ontario et professeur de droit civil en français à l’Université d’Ottawa, admet 10 - On joue. « Nouveaux mots du dictionnaire ; et maintenant Le Larousse », dans intern@ute.com, 2013 ; http://www.linternaute.com/actualité/société-france/nouveaux-mots-du-dictionnaire-et-maintenant-le-larousse-0513.shtml (page consultée le 12 décembre 2014).


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dans son livre Un Franco-Ontarien parmi tant d’autres : « Ma participation à la culture francoontarienne a joué un grand rôle dans ma vie, même si j’ai fait l’impossible par moments pour la masquer. Compte tenu de mon nom et de ma maîtrise de l’anglais, j’ai rêvé tout jeune de parler anglais sans accent (le côté sombre de la culture canadienne-française), pour cacher mes origines ressenties comme honteuses 11. » Le plus triste est que cette situation perdure. Prenons « le cas d’Angèle », que résume Tina Desabrais dans son article « ‘‘C’est pas pour moi” L’influence de l’insécurité linguistique sur le choix de rédiger une thèse ou pas 12 ». Angèle est une jeune étudiante de Hamilton inscrite à l’Université d’Ottawa qui, ne se sentant pas à l’aise à cause de son accent et de son niveau de langue, a décidé de ne pas 11 - Elmer Smith. Un Franco-Ontarien parmi tant d’autres : Métissage culturel, souveraineté, Église et foi en Dieu, Ottawa, Éditions L’Interligne, coll. Amarres, 2014, p. 35. 12 - Tina Desabrais. « ‘‘C’est pas pour moi” L’influence de l’insécurité linguistique sur le choix de rédiger une thèse ou pas : Le cas d’Angèle », Liaison, no 162, hiver 2013, p. 8-9.

poursuivre ses études au niveau du doctorat comme elle l’avait souhaité. Mme Desabrais écrit : « Voilà donc une autre francophone de milieu minoritaire qui […] à la lumière de son bagage culturel et linguistique, associe son manque de confiance et son insécurité linguistique à de l’incompétence, modifiera ses aspirations initiales et renoncera aux études doctorales. Ceci sous-entend également qu’elle ne pourra pas agir à titre d’exemple auprès de la jeune clientèle originaire des communautés francophones minoritaires ni encourager cette dernière à poursuivre ses études universitaires, puis supérieures, en français 13. » Les anglophones n’ont pas nécessairement ce problème d’insécurité. La langue parlée avec les amis est la même que la langue officielle, à quelques mots près. Lorsque vient le temps d’une présentation en public, ils n’ont pas à se stresser pour trouver une traduction convenable, un synonyme approprié, une 13 - Idem, p. 9.




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