Liaison #168

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La revue des arts Acadie | Ontario | Ouest

DOSSIER :

Le Nord

canadien

ARTS VISUELS | MARYSE ARSENEAULT ENTREVUE | MISHKA LAVIGNE MUSIQUE | MASTIK

NO 168 // ÉTÉ 2015 ISSN 0227-227X

10 $

i n t e r l i g n e . ca Numéro de convention de la Poste-publications 40016170 Adresse de retour : 310-261, chemin de Montréal, Ottawa (Ontario) K1L 8C7

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Adam/Near Upper Base, série Hot Young Inuk (détail) impression Lightjet sur plaque Alu Dibond 24 x 18 po, 2013 Photo : Pascale Arpin

Mot de la présidente Mireille Groleau

5 D  :   7 8 10 12 15 17 19

ossier Le Nord canadien

Introduction Suzanne Richard Muir Claire Ness Pénélope Cormier Michel Gignac Valérie Mandia Geneviève Doyon Charles Leblanc Yoan Barriault Gabrielle Lemieux Pascale Arpin Françoise Le Gris Guillaume Saladin Christine Klein-Lataud

Arts

visuels

22 25 28

Théâtre

32

Maryse Arseneault Catherine Bellemare Danielle Léonard José Claer Evin Collis Eric Lesage Tréteau(x) Gracia Couturier

Cinéma

34 36

Effractions Herménégilde Chiasson Le rêve de Champlain Jean Marc Larivière

Entrevue

38

Mishka Lavigne Louis-Philippe Roy

Portraits

40 41

FRIC Marie Cadieux André Rhéaume Daniel Marchildon

Musique

44 46 48 50

Wanabi Farmeur Jean Cloutier Pierre-Guy Blanchard Paul Savoie Mastik Sébastien Pierroz Serge Monette Katia Brien-Simard

Livres

52 53 54

Dérive novembre Adina Balint-Babos Le cinquième corridor David Bélanger Marjorie Chalifoux Marie-Josée Martin

55 56 57 58 60 61

Mon univers est un lapsus Benoit Doyon-Gosselin

Contes inactuels Jean Chicoine Comptine à rebours Stéphanie Guérin René Dionne et Gabrielle Poulin... Michel Muir Neuvaines Pierre-Luc Landry Mariana et Milcza Nicolas Nicaise

Livres

jeunesse

63 64 65 66 67Perspectives

Lili Tutti-Frutti Cécile Beaulieu Brousseau Sous ma roche Martine Batanian

Zazette, la chatte des Ouendats Aurélie Resch Bastille et dynamite Michèle Matteau

CES ICÔNES RENVOIENT À DES CONTENUS NUMÉRIQUES ENRICHIS : EXTRAITS VIDÉO, MUSICAUX, DE LIVRES, ETC. JOOMAG.COM


Été

2015  | |

Directrice générale et rédactrice en chef : Suzanne Richard Muir Administratrice : Rachel Carrière Ambassadeurs de Liaison : Herménégilde Chiasson, Pénélope Cormier, Vittorio Frigerio, Roger Léveillé, Josette Noreau, Paul Savoie et Danièle Vallée Conseil d’administration : Mireille Groleau, présidente ; Philippe Bernier Arcand, secrétaire ; François Girard et Véronique Grondin, conseillers Adresse : 261, chemin de Montréal, bureau 310 Ottawa (Ontario) K1L 8C7 Téléphone : 613 748-0850 ; télécopieur : 613 748-0852 Courriel général : commercialisation@interligne.ca Site Web : www.interligne.ca Graphisme : Estelle de la Chevrotière Bova (graphismeinterligne@gmail.com) Stagiaire : Mikael Gravelle Correction des épreuves : Jacques Côté Distribution : Diffusion Prologue inc. Facebook : revue LIAISON (www.facebook.com/revueliaison) Twitter : @revueliaison (www.twitter.com/revueliaison) Liaison est diffusée en version électronique sur le portail Érudit (www.erudit.org)

Liaison est une revue d’information, d’opinion et de création artistique où se définit et s’exprime la culture franco-canadienne en évolution. Liaison est produite par Les Éditions L’Interligne et paraît quatre fois l’an. La revue est membre de Copibec. Les textes publiés dans Liaison sont entièrement assumés par leurs auteur(e)s et n’engagent en rien la rédaction. Les créations littéraires et visuelles appartiennent à l’auteur(e) ou à l’artiste. Pour obtenir les droits de reproduction des textes, prière de vous adresser à Copibec, au 1-800-717-2022. Liaison bénéficie de l’appui du Conseil des arts du Canada, du Conseil des arts de l’Ontario, du ministère du Patrimoine canadien par l’entremise du PALO et du PICLO, de la Fondation Trillium de l’Ontario et de la Ville d’Ottawa. Nous reconnaissons l’appui financier du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du Canada pour les périodiques qui relève de Patrimoine canadien.

Dépôt légal : Bibliothèque et Archives Canada ISSN 0227-227X Vente à l’unité : 10 $ Abonnement individuel (hors taxes) : 1 an (30 $), 2 ans (52 $) / Institutionnel : 1 an (34 $), 2 ans (60 $) La revue numérique est disponible pour l’achat en ligne sur le site joomag.com au coût de 9,99 $. En vigueur depuis le 1er juillet 2010 — Taxe de vente harmonisée (TVH) de l’Ontario Taxes 13 % : ON, N.-B., TNL, taxes 12 % : C.-B., taxes 15 % : N.-É., autres : 5 % Cette revue, composée en caractères Calibri, corps 11, a été tirée, en mai 2015, sur du papier Flo Dull, sur les presses de Marquis Imprimeur (Québec), pour le compte des Éditions L’Interligne. L’équipe de Liaison et des Éditions L’Interligne remercie sincèrement ses bénévoles pour leur précieux dévouement.


5 | | MOT DE LA PRÉSIDENTE

UNE BELLE CULTURE HÉTÉROGÈNE Par Mireille Groleau

Je navigue sur Internet souvent au hasard des pages, des sujets et des chroniques qui m’accrochent. Connaissez-vous le groupe Facebook Fier d’être Franco-Ontarien // Fière d’être Franco-Ontarienne1 ? C’est un groupe pour tous ceux et celles qui sont fiers de leur identité franco-ontarienne et pour tous les autres amis de la francophonie en Ontario. En janvier 2014, Najmi Shamalisham, un étudiant de l’Université de Waterloo, dans le sud de l’Ontario, s’est interrogé sur l’identité franco-ontarienne dans un article. Il se demandait s’il existe une identité franco-ontarienne homogène. Je lui ai livré mon opinion et je tiens à reprendre la question dans cette page éditoriale. Y a-t-il une culture franco-ontarienne homogène ? Non, bien sûr, et c’est bien comme ça. Les Canadiens français d’hier sont devenus acadiens ou franco-ontariens (ou colombiens, manitobains, ténois, etc.) et les Québécois ont acquis leur propre identité lors des États généraux du Canada français (1966-1969). Les luttes des communautés francophones au Canada remontent beaucoup plus loin. Le portrait en a déjà été fait. Elles ne sont pas terminées. Pour maintenir nos acquis et faire avancer nos dossiers prioritaires en éducation, en santé et en développement économique, la communauté a besoin de pousser à la roue. C’est un beau hasard que le Canada se soit donné l’occasion d’accueillir des immigrants issus de pays de l’Organisation internationale de la francophonie. Leur nombre ne fera qu’augmenter au cours des prochaines années et c’est une bonne affaire. Grâce aux nouveaux arrivants, le déclin de la population francoontarienne est stoppé. Il n’y a pas très longtemps, les écoles de langue française de l’Ontario ont franchi le cap des 100 000 étudiants. La dernière fois que vous avez entendu d’aussi bonnes nouvelles remonte à quand ? La présence de ces 1 - https://www.facebook.com/groups/2264956241/?fref=ts  – voir sur ma page Facebook.

enfants et de leurs familles ne fait que raffermir la place des francophones sur le territoire canadien. Peu importent les origines de l’un et de l’autre, les guerres sanglantes d’ailleurs et les chicanes de clocher d’ici. Il est de notre responsabilité de bâtir des ponts, de tisser des liens, de devenir une société inclusive où les Franco-Ontariens (et Ontariennes) trouvent leur place. Personne ne peut nier les problématiques divergentes de nos régions. Notre réseau d’institutions est incomplet. Il faut y voir. Il y aura toujours quelqu’un pour prédire la mort de l’Ontario français et pointer du doigt les vaines poursuites d’expressions identitaires et d’actualisation linguistique des communautés francophones du pays. Au pays des « French frogs », des « cadavres encore chauds », des « dead ducks » et de L’homme invisible (Patrice Desbiens), nous sommes bien vivants et nous avons toujours une culture et une langue bien vivantes en bouche. Je suis une Franco-Ontarienne de souche et de racines, du Nord et de l’Est. J’ai besoin des francophones de branches et de bourgeons des quatre coins de ma province pour façonner un collectif qui nous ressemble. Il faut qu’on nous entende avec nos accents divers, nos r roulés, nos locutions bilingues lorsque nos langues se tortillent, afin que les autres nous comprennent. Notre culture n’est pas homogène. Elle est métissée, hybride, flexible, fluide. Être francophone, c’est d’abord une affaire de cœur. Le reste, ça s’apprend. Journaliste, réalisatrice et chef des nouvelles pendant 18 ans à CBON-FM Sudbury, Mireille Groleau habite Orléans. Elle demeure engagée dans son milieu.


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58,76 $

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58,24 $ 59,80 $ 59,28 $ 54,60 $

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7 INTRODUCTION  | | DOSSIER

LES ARTS DANS LE NORD CANADIEN Par Suzanne Richard Muir

Photo : Shutterstock

Outre l’art inuit traditionnel, bien intégré dans le marché canadien et international, on connaît peu l’activité artistique contemporaine d’expression française du Nord canadien. Souvent perçu comme un territoire exotique inaccessible, voire détaché du reste du pays, où la vie semble une notion étrangère à notre réalité, le Nord canadien – en l’occurrence, le Yukon et le Nunavut – regorge de pratiques artistiques actuelles, toutes disciplines confondues, qui révèlent, par leur union, les traits d’une minorité (in)visible du Canada. Ce dossier représentatif, quoique limité par un cadre restreint à un simple échantillon de la multitude de pratiques courantes dans le Nord canadien, propose, par le truchement des collaborateurs – Pénélope Cormier, Valérie Mandia, Charles Leblanc, Gabrielle Lemieux, Françoise Le Gris et Christine KleinLataud –, des rencontres avec des artistes inspirés et hautement inspirants, dans des perspectives multigénérationnelle et multidisciplinaire. Découvrez, au fil des prochaines pages, Claire Ness (arts du cirque, musique), Michel Gignac (arts visuels), Geneviève Doyon (théâtre), Yoan Barriault (théâtre), Pascale Arpin (arts visuels) et Guillaume Saladin (arts du cirque), des créateurs animés par leur passion. Ils témoignent de divers aspects de leur communauté respective – teintée par leur situation géographique, leurs conditions politiques, climatiques et sociales, l’éloignement et l’isolement. Assurés de ne pas perdre le nord, ils s’acharnent à triompher des obstacles dans leur milieu, et surtout à partager la noblesse de la vie. Je remercie chaleureusement Roch Nadon et Virginie Hamel, de l’Association franco-yukonnaise, et Mylène Chartrand, de l’Association francophone du Nunavut, pour leur aide précieuse dans l’élaboration de ce dossier.


8 DOSSIER | | LE NORD CANADIEN

À LA DÉCOUVERTE DE CLAIRE NESS Par Pénélope Cormier Liaison : Comment avez-vous développé un intérêt pour les arts ? Claire Ness : J’étais probablement déjà un clown en venant au monde ! Je suis née et j’ai grandi au Yukon. Toute-petite, j’écrivais déjà des chansons, je faisais de la danse et de la gymnastique. Ce n’est pas avant mon séjour à Toronto que j’ai commencé à faire du cirque. C’est le break dancing, en fait, qui m’y a menée, en me faisant découvrir un gymnase où on pratiquait les arts du cirque. Rapidement, j’ai commencé à enseigner le tissu aérien et le trapèze aux jeunes. J’étais déménagée à Toronto avant tout pour étudier au Collège Humber : à son école d’humour. Ça aussi, ça remonte à loin. J’ai toujours fait rire les gens pendant ma vie, d’où mon intérêt à poursuivre des études en humour. Mais le cours le plus mémorable pour moi a été celui de clown. J’ai donc recherché les possibilités de suivre des ateliers dans ce domaine. Après Toronto, je me suis rendue à Montréal, à l’École nationale de cirque, pour devenir formatrice en art clownesque et en cirque aérien. Liaison : Avez-vous toujours eu la volonté de retourner au Yukon pour y contribuer au développement du milieu artistique ? Claire Ness : Oui, toujours. Quand j’ai fini mon programme à l’École nationale de cirque de Montréal, j’aurais pu y rester et peut-être essayer de travailler pour le Cirque du Soleil, par exemple. Mais j’aurais été une petite roue dans l’engrenage d’une grande machine, alors qu’au Yukon j’ai l’impression de faire quelque chose de moi-même. J’ai aussi pensé devenir enseignante à l’école publique, mais ce n’est vraiment pas la bonne avenue pour moi. J’aime enseigner

aux enfants, mais tout ce que j’ai envie de leur enseigner, c’est la créativité au sens large : toutes les formes d’art, bien sûr, mais aussi l’autonomie et la confiance en soi grâce à la créativité. Pour moi, la créativité, ce n’est pas que l’art. Souvent les gens ont peur que les enfants veuillent devenir clowns pour gagner leur vie. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit ; on développe simplement sa créativité, ce qui nous donne un avantage dans la vie en général. En toute logique, il est essentiel pour moi de constituer mon propre programme d’enseignement ! Cela m’a éloignée de l’enseignement en milieu scolaire ; je ne voulais pas suivre un programme établi par d’autres. Il me fallait donc travailler pour générer d’autres espaces de créativité. Liaison : Est-ce en retournant au Yukon que vous avez fondé la Yukon Circus Society ? Claire Ness : J’ai commencé la compagnie alors que j’étais encore à Montréal. Un ami a dû apporter le formulaire d’incorporation de la société, qui a été fondée le 1er avril 2011, la journée du poisson d’avril ! L’objectif de l’organisme est de faciliter les projets qui ne sont pas seulement les miens, qui impliquent l’ensemble de la communauté. On peut à présent faire venir des spectacles et des formateurs de l’extérieur, ainsi que présenter des ateliers. Pour l’instant cependant, le plus important projet de la Yukon Circus Society est le camp de cirque d’été pour les enfants. Liaison : Quelle est la situation des arts francophones au Yukon ? L’art est-il une façon de rallier les communautés ? Claire Ness : L’art est certainement un point de rassemblement. J’ai fait l’immersion française à l’école et je me considère francophile.


9 LE NORD CANADIEN | | DOSSIER

Claire Ness Photo : Christian Kuntz

J’essaie d’être active dans toutes les communautés culturelles du Yukon : dans les Premières Nations, chez les francophones et les anglophones, ainsi que dans la communauté latino-américaine. Le cirque est une façon non pas d’annuler la différence, mais de rejoindre les autres tout en restant soi-même. On peut mettre l’accent sur nos racines, notre background culturel, mais il s’agit aussi d’être un individu dans une équipe. C’est à la fois l’individualité et l’esprit d’équipe qui sont mis sur scène, sous le feu des projecteurs. Liaison : Vous pratiquez plusieurs arts, notamment le cirque, qui ne sont pas nécessairement des arts du langage. Est-ce délibéré ? Claire Ness : J’enseigne dans les deux langues, en anglais et en français, mais il est vrai que le cirque se rapproche de l’art visuel. On n’a pas besoin de mots, c’est la chorégraphie qui compte. Le message passe quand même, j’espère. Mais je compose aussi des chansons, dont plusieurs en français. Je viens justement de donner des cours de musique à des enfants de trois à sept ans. Je joue aussi de la musique pour les enfants, en français et en anglais. Liaison : Le Yukon est-il un milieu favorable au développement des arts ? Claire Ness : Le Yukon est gâté pour ça. On a beaucoup d’artistes, d’attention portée aux arts et aux événements culturels. Il y a certainement toujours quelque chose, au niveau communautaire, qui se passe. Je pense que l’isolement explique en partie la richesse du milieu artistique. Liaison : Une partie de votre animation culturelle cherche à apporter l’art aux enfants. Le faites-vous

Photo : Ruth Borgfjord

en proposant des activités parascolaires, ou dans le cadre des programmes scolaires ? Claire Ness : Je travaille parfois dans les écoles, mais je fais de plus en plus mes propres choses. C’est difficile pour moi d’entrer dans cette institution, qui est trop rigide à mon goût. J’aime avoir mon propre espace, hors du milieu où on a souvent des idées préconçues sur la façon de faire les choses. À l’école, les enfants sont dans le cadre d’une classe ; j’aime offrir un autre environnement. Liaison : Quels sont vos projets artistiques actuels, au Yukon et ailleurs ? Claire Ness : Entre autres, je fais de l’animation d’événements, notamment pour les célébrations de la Fête du Canada à Whitehorse. Je suis aussi en train de travailler à mon troisième album. L’année dernière, j’ai adoré faire une vidéo pour une de mes chansons, Waffle Boarding (Hockey Puck). Une chanson sur le hockey ! Enfin, mon chum et moi venons d’acheter un vieil autobus scolaire, datant de 1957, que nous allons peinturer en autobus de tournée. On va voyager, faire des spectacles pour les adultes, mais surtout pour les enfants, qui vont adorer l’autobus. Nous prévoyons conduire notre autobus jusqu’au Nouveau-Brunswick cet été. Critique artistique et chercheuse s’intéressant aux petites littératures, Pénélope Cormier est stagiaire postdoctorale à la Chaire de recherche sur les cultures et les littératures francophones du Canada, à l’Université d’Ottawa.


10 DOSSIER | | LE NORD CANADIEN

PÉRIPÉTIES D’UNE CHASSE À COURRE : ENTRETIEN AVEC L’ARTISTE MICHEL GIGNAC Par Valérie Mandia

Un raccourci dans l’Arctique 867. Cette série de chiffres inaugurait mon incursion dans l’univers atypique, voire improbable, de l’artiste multidisciplinaire fransaskois Michel Gignac. Je ne savais trop où se situait son atelier, mais j’anticipais déjà avec curiosité une rencontre dans son lieu de création. En deux, trois clics, je me rendis vite compte de mon ignorance. Une distance de quelque 5 000 kilomètres nous séparait. L’indicatif régional qu’il me donnait était l’un des plus coûteux au Canada et il correspondait à la zone téléphonique des trois territoires canadiens de l’Arctique. L’atelier de l’artiste se situait quelque part en périphérie de Whitehorse. Nous étions donc convenus de communiquer via Skype, chacun dans notre environnement respectif ; lui dans son studio en direct du Grand Nord, moi dans mon petit cubicule de l’Université d’Ottawa. 15 h – Ottawa, 12 h – Whitehorse La rencontre débute. Problèmes de connexion inévitables. Ah ! Ça y est, je le vois bien maintenant. Michel Gignac « m’ouvre la porte » et m’accueille dans sa maison, un sourire spontané aux lèvres. Nous discutons un peu, histoire de faire connaissance. Michel n’a que 25 ans, mais son parcours et son œuvre manifestent une remarquable ouverture à la mobilité. En 2012, après son baccalauréat en beaux-arts dans le programme de sculpture de l’École

d’art et design de l’Alberta à Calgary, son inclination au changement, au déplacement et au vagabondage disciplinaire se confirme. De la sculpture à l’installation, de Calgary à Whitehorse en passant par New York, il entre sur la scène artistique yukonnaise par le biais d’événements artistiques divers. Dans le Grand Nord, son identité est multiple et mouvante : il est à la fois artiste, guide de chasse à cheval (mais pas chasseur !), musicien et joueur d’échecs. L’atelier de l’artiste J’ai ensuite droit à une visite guidée. « L’atelier est tout près, on peut aller y faire un tour. Il faut juste sortir dehors… » À l’extérieur, la vue est prenante. La forêt dense et enneigée montre un visage inquiétant. Je fais la connaissance des 17 chiens dont il fait l’élevage pour ses promenades en traîneau. Ce qui frappe l’imaginaire, c’est d’abord le silence qui règne, puis le bruit de la neige très froide qui crisse sous ses pas. À la frontière canadienne, le temps et l’espace sont tout autres et il faut être réceptif à l’imprévisibilité : « Le silence au centre du Yukon n’est pas le même qu’à Ottawa. Les sons qu’on entend ici sont plus intenses et alarmants. La nuit, si on entend des cloches, ça veut dire que les chevaux quittent le camp et qu’il faut vite se lever pour aller les chercher. Ce danger du Nord, cette peur, m’inspire à vivre ma vie », me confie l’artiste. Apparaît bientôt le petit atelier, semblable à une « shop à bois ».


11 LE NORD CANADIEN | | DOSSIER

Tissue Tan Lines / Marques de bronzage, bois, colle, fil, mousse expansible, ballon latex, 140 x 50 x 18 cm, 2014 Photos : Michel Gignac

Two by Four / Deux par quatre, épinette, ventilateurs, détecteur de mouvements, 150 x 100 x 100 cm, 2014

« Nous l’avons construit nous-mêmes avec des palettes de bois recyclées. Ici, on chauffe au bois. » À l’intérieur, quelqu’un sculpte un étrange animal à tête d’ours et de hibou. Michel, un peu essoufflé, me présente Joshua Lesage avec qui il partage l’espace. Un monde avec des dents... Porté à l’introspection, l’artiste se livre. Rupture amoureuse et remise en question. Voilà ce qui l’a poussé à s’installer au Yukon en 2014 : « Je cherchais l’aventure, l’inspiration et la beauté des paysages du Nord canadien pour prendre le temps d’observer ce qui changeait en moi. Je cherchais à trouver ce que le paysage pouvait m’apprendre sur moi et les autres. » À Whitehorse, il apprend à se recentrer selon le rythme de la nature, dépassant les dualismes dedans/ dehors, fragilité humaine/résistance animale. Il envisage sa pratique artistique par son approche des matériaux industriels et organiques entre lesquels il instaure un dialogue. Il fait ainsi l’expérience des limites entre nature et culture, espaces urbain et naturel, explorant plusieurs types d’interrelations entre milieux naturels et sociétés humaines. « L’environnement et le Nord ressortent dans mon art. Les matériaux m’inspirent, me dirigent, me donnent la direction de mes projets. » Il glane les déchets, les objets usuels rejetés, les matériaux industriels de notre société de consommation. Il parcourt les dépotoirs (« les dumps »), les conteneurs de construction, les fossés, ramasse çà et là des sacs en plastique, des arbres morts, des feuilles, des ampoules, des moteurs et du matériel électronique qu’il assemble pour créer des installations interactives.

Chiaroscuro / Clair-obscur (détail), bois, corde, ampoules (vides), 2,1 x 1,2 x 2,4 m, 2014 Photo : Alistair Maitland

Actuellement, il travaille sur un projet d’exposition qui sera présenté en octobre 2015 à la Focus Gallery de Whitehorse et il réfléchit à un projet d’écriture susceptible de rejoindre ses préoccupations artistiques. Plutôt que de raconter l’histoire individuelle d’objets trouvés, il aimerait raconter les cicatrices laissées par le Nord sur son propre corps : « Juste cette année, j’ai failli mourir deux fois. La première, j’ai planté mon canif dans mon poignet en dépeçant un orignal ; la deuxième fois, je suis tombé de mon cheval. On allait à plein galop dans des conditions glacées. Mon cheval a glissé, et hop ! à terre, une côte cassée. Une heure de marche à rentrer au camp, une heure de vol pour arriver au village et cinq heures en voiture pour arriver à l’hôpital. » • À regret, je prends congé de mon hôte en me permettant une dernière question : que ferez-vous du reste de votre journée ? « Je vais jouer du violon, disputer une partie d’échecs avec Josh et sans doute faire une promenade en traîneau avec les chiens. » Artiste peintre et doctorante en lettres françaises à l’Université d’Ottawa, Valérie Mandia a pour champs d’intérêt la figure de l’écrivain-peintre et les limites entre littérature et arts visuels.




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